Régis observe le bal des ferries entre Angel Island et Tiburon. De la terrasse où il déguste un melting cappuccino donuts, il peut voir entre la pointe de l’île et le débarcadère un fragment de San Francisco. Un décor flottant comme découpé dans du carton. La mer, la ville et le ciel sont bleus. Quelques touches de vert sur la peau clapoteuse de l’océan, de rose sur les façades des bâtiments, auréolés d’un dégradé jaune pâle qui se fond dans le bleu de l’air vertical posé sur la ligne de crête urbaine.
Un sentiment d’irréalité le gagne. Il sait qu’il ne doit pas succomber au charme du doute. Il se récite comme un mantra les dernières paroles de Jack : « Laisse-toi porter par le flux ».
Les vagues… Oui. Les vagues du temps, de la mémoire, de l’espace infini de la mémoire.
Le frère de Karen lui a appris que la clinique appartenait à Dickovski. Les événements se bousculent et il se sent emporté. Mais il aime Nora. Et cet amour est une bouée. Il est prêt à se laisser emporter. Il ne coulera jamais…
Il s’est habillé simplement en prenant dans sa garde-robe ce qui lui paraissait le plus passe-partout, jean, T-shirt, baskets, mais il vient de réaliser que son jean Balmain coûte plus de mille euros, ce qui pourrait paraître étrange pour un jeune étudiant qui accepte un boulot de technicien de surface, même quatre fois mieux payé qu’à l’ordinaire. Il se dit aussi qu’entre un jean à mille euros et un jean à cent euros, la différence ne saute pas toujours forcément aux yeux.
Régis se dirige vers l’embarcadère où l’attend le bateau de la clinique.
Ils sont six étudiants, trois garçons et trois filles, entre dix-huit et vingt-cinq ans, comme le stipulent les conditions d’embauche. Le turn-over sur quinze jours est calculé pour qu’il y ait toujours trois « anciens » et trois « novices » qui travaillent par binômes.
Le bateau prend la direction d’Angel Island puis, à mi-distance, vire à bâbord, droit sur Bluff Point, longe un instant la côte, traverse Keil Cove, contourne le cap et se retrouve enfin face à Borderhouse. Un nom qui prend toute sa signification. La clinique ressemble en effet à un étrange animal agrippé au rebord de la falaise, sa gigantesque trompe de cristal, dessinée par Eero Saarinen dans les années cinquante, plantée plus bas dans le sable.
Le chef d’équipe répète les règles de base. Les anciens écoutent distraitement. Les autres font mine d’être intéressés, mais il suffit de quelques secondes d’attention pour comprendre la philosophie générale de l’intervention : suivre les consignes à la lettre et ne pas chercher à fouiner ailleurs que dans les zones autorisées.
En accostant, Régis réalise qu’il vit un moment hors du commun. Il est amoureux de Nora et leur histoire prend une tournure dramatique digne d’une intrigue de fiction. Les références cinématographiques où le héros se retrouve plongé dans une institution médicale douteuse sont nombreuses : Traitement de choc, Vol au-dessus d’un nid de coucou, Shock Corridor, Shutter Island, Cure for Life… Le héros y pénètre assez facilement mais en général n’en ressort plus, ou alors très mal en point.
Son binôme s’appelle Carla Rovensky. Elle suit un major en cinéma et média à l’université de Stanford. Il ne pouvait rêver mieux. Lorsqu’il lui dit que son domaine est l’informatique et plus spécialement l’intelligence artificielle, elle fait la grimace, mais quand il précise que Kubrick, bien que n’étant pas son réalisateur préféré, a atteint avec 2001, l’Odyssée de l’espace, une sorte de climax cinématographique, elle sourit. Elle n’est pas d’accord, mais elle a compris qu’elle avait affaire à un amateur plus qu’éclairé, et lorsqu’il précise que l’université de Stanford est supérieure à celle de Harvard parce qu’elle a diplômé Ellen Ripley, sans qui les aliens auraient déjà envahi la Terre, elle éclate de rire. Régis se rend alors brusquement compte qu’il s’égare. Il n’est pas là – surtout pas là – pour s’aventurer sur le terrain de la séduction. Carla Rovensky est sympathique et passionnée de cinéma. Et donc, malgré elle, une concurrente directe de Nora. Pour Régis, le problème ne se pose pas car il est follement amoureux, mais Nora ne verrait pas les choses de la même manière. Carla, en tant qu’« ancienne », peut lui être utile dans son travail d’investigation, il doit juste faire attention à ne pas tisser des liens d’amitié trop étroits…
Les trois équipes ont d’abord nettoyé le sable. Une pique, un sac poubelle et une casquette pour se protéger du soleil. Un boulot de précision : les patients sont peu nombreux, et encore moins nombreux à pouvoir aller sur la plage. Ils ne s’y rendent pas pour faire un pique-nique en famille, mais une petite balade ou un footing pour les plus athlétiques. Les rebuts rejetés par les vagues sont donc en nombre bien plus important que les déchets abandonnés par les malades. Un boulot mécanique qui ne demande pas une concentration extrême. Idéal pour poursuivre une conversation…
Régis a pris le temps de détailler les environs de la clinique : un jardin paysagé, lui-même entouré d’un bois aux essences étranges qui ne correspondent pas vraiment à la végétation habituelle de la région et qui a dû être entièrement créé au siècle dernier, une zone d’atterrissage pour hélicoptère que l’on aperçoit à peine de la grève, à droite des bâtiments – un moyen porteur portant un logo BH qui doit servir pour les évacuations d’urgence y est stationné –, le tube vitré de l’ascenseur qui relie le hall à la plage, un parcours de santé, l’embarcadère, trois day-cruisers pour le transport du personnel…
— Tu as donc déjà bossé ici pendant une semaine ? demande-t-il à Carla.
— Oui… et c’est pour ça qu’on se retrouve ensemble. Histoire que tu ne fasses pas trop de conneries.
— Quel genre de conneries ?
— Aller importuner les patients, fureter à droite à gauche, te baigner dans la piscine ou faire un petit tour en day-cruiser…
— Et pourquoi pas piquer un hélico, tant qu’on y est ?
— Tu saurais le piloter ?
— Bien sûr !
Carla sourit.
— Bon, toi, va falloir te surveiller sérieusement.
— Je croyais que les anciens étaient là pour conseiller les nouveaux, pas pour les fliquer.
— Tu parles… Leur histoire de binôme, c’est une ruse psychologique. Les anciens ont la responsabilité des nouveaux. Et si les anciens sont toujours là, c’est qu’ils ne se sont pas fait virer la première semaine. Donc ils sont fiables. On te responsabilise, alors tu prends ton rôle au sérieux… C’est le vieux principe de la hiérarchie. D’une certaine manière, et bien que ce ne soit pas officiel, tu es sous mes ordres…
— Bien, chef !
— J’aime mieux ça. Alors concentre-toi un peu sur ta pique parce que là, tu en laisses la moitié… S’ils ne sont pas satisfaits de ton boulot, c’est le binôme qui est viré !
Régis réalise que Carla prend son rôle très au sérieux. Normal. Les autres ne sont pas là pour enquêter mais pour gagner de l’argent. Pour poursuivre leurs études. Et la deuxième semaine est payée double. Ils sont dans une fiction plus classique que la sienne. Et bien que Twin Peaksait un peu dévoilé la mascarade d’une prétendue « normalité », l’analogie cinéphilique ne marche pas à tous les coups.
Il se met à rire.
— Qu’est-ce qui t’arrive ?
— Rien, rien. Je repensais à une scène d’Annie Hall.
— Ce n’est pas le Woody Allen que je préfère.
— Ça ne m’étonne pas. Et tu préfères lequel ?
— Intérieurs.
— Un mauvais Bergman.
— Tu es sérieux, là ?
— Tout à fait. Bergman était un poète. Puis, à partir de Cris et chuchotements, il est devenu démonstratif, la magie, la dimension fantastique de ses films a disparu. Il dansait avec la mort et soudain il en a eu peur. C’est devenu un piètre danseur. Cris et chuchotements et les suivants sont tout de même dix fois meilleurs qu’Intérieurs.
— J’ai du mal à suivre ton raisonnement, et j’aurais plutôt tendance à aimer les derniers films de Bergman. J’ai récemment vu Persona, et je trouve ce film totalement abscons.
— C’est pourtant un chef-d’œuvre. Probablement son meilleur film avec Le Silence.
— Bon, écoute, on n’est pas sur la même longueur d’onde, alors on va s’en tenir là et se concentrer sur le boulot. OK ?
— OK, chef.
— Et arrête de m’appeler chef.
— Je pourrais t’appeler cheftaine, mais je trouve que ça fait un peu catho.
— Tu as quelque chose contre les cathos ?
Régis ne prend même pas la peine de répondre et se concentre sur la pointe de sa pique tout en se remémorant la scène des langoustes, avec une Annie Hall (Nora ?) morte de rire devant la maladresse de Woody Allen et la fin du film où sa nouvelle compagne (Carla ?) est, au mieux indifférente, au pire agacée, par une scène identique.
Carla n’a pas capté l’allusion. Et c’est une chance.
S’il veut profiter des connaissances de son binôme, il va devoir reléguer ses goûts au vestiaire.
Il plante sa pique dans le sable humide et trace :
Nora je t’aime.
Lorsque Carla se penche pour voir ce qu’il fabrique, une vaguelette efface Nora d’un revers d’écume, et reste l’espace d’un instant uniquement je t’aime.
Carla lui lance un regard aussi noir que voluptueux.
Régis se concentre sur sa pique en oubliant tout le reste.
Pas terrible comme début. Il croyait avoir trouvé une alliée et il ne fait que tisser des liens ambigus, voire tendus, avec sa partenaire de boulot tout en semant les indices d’une possible méprise.
Après la plage, son binôme hérite de la piscine et Régis en reste médusé.
— Ça fait cet effet-là à tout le monde, la première fois, lui fait remarquer Carla.
Le décor est hallucinant. Du carrelage doré aux colonnes holographiques. Mais ce sont les mosaïques qui l’impressionnent le plus.
— C’est le baiser de la pieuvre qui te laisse sans voix ?
— Je connais ce tableau d’Hokusai, mais dans ce format-là et dans un tel contexte, c’est ahurissant.
— Intensément érotique, tu veux dire ?
— Bon, quelles sont les consignes ? coupe court Régis, mal à l’aise.
— Nettoyer les sols : piscine, douches et vestiaires. Le produit ne nécessite pas de rinçage. Que tout soit nickel, voilà la seule consigne !
Carla a pris les douches et lui a octroyé les vestiaires. Elle a bien précisé qu’elle vérifierait son boulot, mais Régis est soulagé. Il va se retrouver seul. Il en a besoin. Pour décompresser et réfléchir : comment obtenir des informations ? Voilà le nœud du problème. Il a une semaine pour y parvenir mais il ne peut ni poser de questions – « ne jamais importuner les patients que l’on viendrait à croiser et ne déranger le personnel hospitalier qu’en cas de force majeure » – ni pénétrer dans d’autres pièces que celles en cours de nettoyage.
Les vestiaires sont constitués d’une salle commune, sol et murs, jusqu’à mi-hauteur, en céramique rouge, haut des murs et plafond en laque dorée, avec sept portes à damier rouge et or permettant d’accéder aux cabines individuelles. En y entrant, Régis, peu habitué à des couleurs aussi lumineuses et saturées, éprouve un léger vertige. « Cette clinique est une véritable hallucination ! » grommelle-t-il en plaçant son seau juste à côté de la porte, histoire de lessiver à partir du fond sans avoir besoin de le déplacer…
Il se prépare à plonger son twist flat mop dans l’eau savonneuse lorsqu’un éclair de lumière crépite à l’angle de sa vision : la poignée dorée d’une des cabines tourne, sans bruit. Il lâche son balai. La porte s’ouvre.
L’homme qui en sort porte une chemise blanche à manches courtes, un pantalon gris à larges ourlets, aux plis impeccables, et des chaussures noires tressées. Il doit avoir une soixantaine d’années, visage aux traits arrondis, petites lunettes ovales devant des yeux bleus très clairs, cheveux grisonnants plutôt longs, mais coiffés plaqués, légèrement brillantinés. Il marche à petits pas et Régis imagine tout de suite qu’il s’agit d’un patient. L’homme l’aperçoit et sourit en lui faisant un petit signe de la main.
— Excusez-moi, je croyais qu’il n’y avait personne, bredouille Régis.
— Inutile de vous excuser. Cela aurait dû être le cas. Mais je suis très lent. Je vais vous laisser travailler.
Régis s’attend à ce que l’homme le contourne et quitte les lieux, mais il s’avance droit sur lui de sa démarche mécanique.
— Mister Monk. À qui ai-je l’honneur ?
Régis demeure un instant figé. Ne pas importuner les patients. OK. Mais ce cas de figure est un peu spécial. Il ne peut décemment pas ignorer cet homme…
— Régis… Régis Lynaster.
— Lynaster ? J’ai connu un Lynaster il y a quelques années… Paul, oui, c’est ça, Paul Lynaster.
Le rouge monte aux joues de Régis.
— Vous lui ressemblez un peu d’ailleurs, poursuit Mister Monk.
— Je suis son fils.
Régis regrette déjà d’avoir trop parlé. Mais cet homme a l’air si… avenant.
— Je me disais bien aussi qu’il y avait un petit air de famille, dit Mister Monk en souriant.
L’homme est immobile à un mètre de Régis. Il paraît planté dans le sol, légèrement incliné. Les sons extérieurs ont été aspirés. Régis éprouve un sentiment de… coupure, comme s’ils venaient de glisser dans une faille temporelle. La spirale rouge du générique de Vertigo lui vient aussitôt à l’esprit, suivie par la scène du Shining de Kubrick où Jack Torrance se retrouve face à l’ancien gardien de l’Overlook Hotel qui a massacré sa famille avant de se suicider. Un mort et un vivant qui ont vécu dans le même lieu mais pas dans le même temps… Le rouge des murs serait-il prémonitoire ?
— Cette rencontre est un peu bizarre, vous ne trouvez pas ?
Ce n’est pas du tout ce qu’il pensait dire, mais une mécanique fictionnelle contre laquelle il ne peut rien vient de se mettre en route.
— Toute rencontre est bizarre car elle crée une singularité.
Mister Monk détaille un instant Régis.
— Vous êtes peut-être un peu jeune, mais vous auriez pu faire un agréable Prince charmant.
— Ce n’est plus le cas ?
— Non. La Belle a été réveillée. Un autre prince s’en est chargé.
Régis sent le plancher vaciller. Soit cet homme est dingue. Soit…
— Comment s’appelle la Belle ?
— Drusilla Strange.
— Et le prince ?
— Il vient de loin. De très loin. Il s’appelle Nick…
— … Dickovski.
— Vous le connaissez ?
— De réputation.
— Moi, je ne l’aime pas.
— Pourquoi ?
— Il ne lui dit pas la vérité.
— Pourquoi présentez-vous cette histoire comme un conte ?
— Parce que c’en est un. Un conte à dormir debout.
Mister Monk ricane. Un graillonnement asthmatique de hyène qui ne correspond pas du tout à la bonhomie du personnage.
Puis, de sa démarche robotisée, il se dirige enfin vers la sortie des vestiaires.
Régis poursuit sa mission de nettoyage en se disant que cette rencontre n’a pas eu lieu. La pression, les événements passés, ses obsessions cinématographiques… Une bouffée délirante !
Il termine par les cabines.
Dans celle d’où est sorti Mister Monk, il trouve une clef en or.