De l’édifice en forme d’aptéryx s’irradie une luminescence grise et vaporeuse.
Le bâtiment de la Biosoft évoque pour Nora un roman de Philip K. Dick qu’elle a lu adolescente. La première phrase l’avait déstabilisée. Un bâtiment en forme d’aptéryx ! Elle n’avait aucune idée de ce que cela signifiait, mais sa propre imagination avait pris le relais, et une tour de verre et de métal évoquant un ptéranodon aux ailes entièrement repliées s’était dressée, inquiétante, au cœur d’une mégapole sombre et humide, nimbée d’une luminescence grise et vaporeuse. Elle apprit plus tard que l’aptéryx n’était absolument pas un reptile volant mais un oiseau sans ailes, ou presque, plutôt dodu et muni d’un long bec. Elle ne chercha pas à voir ce que cela pourrait donner projeté sur un bâtiment, mais elle lut de nombreux autres romans de Dick, le seul auteur de science-fiction à avoir éveillé son intérêt. Pour ses personnages à la fois ancrés dans le réel et totalement névrosés, écartelés entre l’angoisse du quotidien et la métaphysique du doute. L’humain toujours central, essentiel, au cœur du récit, paranoïaque, obsessionnel, mystique, schizoïde, mais toujours et surtout mû par la puissance mystérieuse de l’amour…
Elle a commandé un Americano. Puis un deuxième. Elle a besoin de boire. De trouver la bonne fréquence. Pour affronter la bête sans faiblir. Elle s’est installée au Caffe Central, à une table qui offre une vue dégagée sur l’entrée de la Biosoft, tout en métal ouvragé, sombre, basaltique, rappelant la porte de l’Enfer sculptée par Rodin.
Nora laisse tomber dans le verre vide la tranche d’orange qu’elle vient de suçoter.
Un homme et une femme sortent de la tour et prennent la direction du Caffe Central. Elle, une trentaine d’années, cheveux châtains plaqués, tailleur noir imitation Chanel, très décolleté, sur une chemise blanche déboutonnée, manches qui dépassent, jupe grise au-dessus du genou, chaussures à talons noires, tenue décontractée, sobre mais haute responsabilité ; l’homme, quadra, cheveux ras, barbe et moustache, baskets Pataugas, pantalon chino, sweatshirt tendance Dockers, « je ne dévoile pas mon statut dans l’entreprise »…
Un duo qui éveille chez Nora une nausée que n’aurait pas reniée Sartre.
Le couple s’assoit à une table voisine.
Une proximité qui la gêne aussitôt. Mais lorsqu’ils se mettent à parler, elle change immédiatement d’avis. Elle sort son portable et fait mine de pianoter un texto pour bien faire voir qu’elle ne s’intéresse pas du tout à eux. Un mot, un seul, a suffi à monopoliser son attention : Dickovski.
— C’est qu’une rumeur, dit l’homme.
— Pas sûr. La fuite vient de sa garde rapprochée. La gamine l’aurait carrément abordé lors de sa virée hebdomadaire.
— Le jour sacré où il va bouffer ses petites bestioles ? Et il ne l’a pas tuée ?
— Non, il l’a même invitée au restaurant.
— Tu plaisantes. Qui t’a dit ça ?
— Toujours la même source. Et Devries dit qu’elle est fiable.
— Oui, mais Devries, lui, ne l’est pas. Et qui nous dit que c’est vraiment sa fille ?
— Tu crois que le Morse l’aurait emmenée croquer des poulpes avec lui si ce n’était pas le cas ?
— Ouais, enfin, en l’occurrence, c’est plus une punition qu’un cadeau.
— Tu l’as dit. Perso, ça me ferait plutôt gerber.
— Pourtant les grosses larves gluantes, tu aimes plutôt ça d’habitude, dit l’homme en ricanant.
— Mais quel con ! s’indigne la jeune femme.
Elle jette un coup d’œil à Nora, toujours affairée sur son portable.
— Bref, pour conclure, reprend-elle, rassurée que la remarque salace de son collègue soit passée inaperçue, il paraît que Dickovski a embauché un tueur à gages pour s’en débarrasser.
— Tu veux dire la faire flinguer ?
— Yes, en maquillant ça en accident, bien sûr…
— Si c’est Devries qui a relayé cette info, je ne le croirai même plus lorsqu’il me donnera l’heure…
— En attendant, je n’aimerais pas être à la place de la petite.
Nora se lève et passe à côté d’eux en souriant.
— Le problème c’est que je n’ai pas le choix, mais ne vous inquiétez pas, je vais m’en tirer.
Et elle sort du Caffe Central sous le regard médusé du couple.
En une mise en scène parfaite, un éclair zèbre le ciel couleur laiton oxydé au moment même où Dickovski franchit la porte de l’enfer, entouré de ses deux gardes du corps.
En quittant la salle climatisée, Nora a l’impression de plonger dans un air visqueux et tiède. Ces derniers jours, la température n’a cessé de monter et elle se demande jusqu’où cela pourra aller.
Plusieurs éclairs se répondent et le tonnerre gronde. Quelques gouttes grasses explosent sur le sol fumant. Nora passe devant la Cadillac qui se gare le long du trottoir.
Un des gardes du corps lève son visage vers le ciel. L’autre aperçoit Nora qui s’avance vers eux d’un air décidé. Ils relèvent tous deux un pan de leur veste. Le premier détache un mini-parapluie de sa ceinture, l’ouvre d’un clic et couvre de l’ombrelle la tête du Morse. L’autre pose la main sur son arme.
Nora continue d’avancer. La pluie s’intensifie. L’ambiance bleu-gris, légèrement verdâtre, évoque le Los Angeles de Blade Runner. Nora s’identifie un court instant à Rick Deckard, torturé par son passé et une enfance qu’il n’est même pas sûr d’avoir vécue…
Le garde du corps empoigne la crosse de son arme ; quelques secondes plus tard, elle pend au bout de son bras. Dickovski, minéral sous l’ombrelle tenue par son gorille, regarde avancer Nora sans bouger le moindre cil. Une vignette à la Kurosawa que l’autre estafier mâtine de John Woo.
— Vous n’aimez pas la pluie, père ? lance Nora d’une voix assurée.
Elle sent le souffle de la fiction caresser la peau de son visage ruisselant de pluie. Régis a peut-être raison. La vie est un roman qu’il faut sans cesse réinventer…
— Je sais bien qu’aux États-Unis la législation sur les armes est très souple, mais vous n’oseriez tout de même pas abattre quelqu’un en pleine rue ?
— Il est très facile d’invoquer la légitime défense, même face à une personne non armée. Il y a peu de monde, il pleut, personne ne s’intéresse à nous et ma parole a dix fois plus de poids que celle d’une jeune étudiante étrangère. Alors, oui, c’est envisageable.
Nora est maintenant immobile, à un mètre de Dickovski. La pluie rend l’entreprise difficile mais elle le fixe du regard sans battre des paupières.
— La légitime défense est peut-être facile à plaider en Floride, mais pas en Californie, et puis, imaginons un seul instant que je sois réellement votre fille et que l’enquête finisse par le dévoiler. Ça se compliquerait tout de même un peu, non ?
Le temps passe, la pluie cesse. Un rayon de soleil perce les nuages et éclaire le Morse, qui esquisse un sourire suivi d’un signe discret de la main.
Le premier gorille ferme le parapluie, le second range son arme.
Dickovski fait demi-tour et, suivi par Nora, remonte les marches vers la porte de l’enfer.