Carla et Régis lessivent le couloir qui dessert les salles de sport et de kiné. Le mur qui fait face aux portes est percé de hublots qui donnent sur la piscine, en contrebas.
Régis s’approche de l’un d’eux en posant ses mains de part et d’autre de l’armature en cuivre. Il les retire aussitôt.
— Il y en a là aussi !
— De quoi tu parles ?
— Du verre lent. Il y en avait dans la cabine. Il y en a dans ce couloir. Ce qui veut certainement dire qu’il y en a partout.
— Tu racontes n’importe quoi. Ce truc-là n’existe pas…
— Bien sûr que si ! Sans entrer dans les détails, il s’agit de micro-capteurs reliés à un réseau de fibre optique. La qualité de la vidéo reconstituée est optimale, surtout en 3D.
— Et tu sors ça d’où ?
— C’est mon père qui a mis au point la dernière génération. Le terme de « verre lent » a été attribué à ce système de captation en référence au roman de Bob Shaw Les Yeux du temps, où l’auteur imagine un principe de vitre qui ralentit la lumière et peut ainsi restituer des images des mois ou des années plus tard.
Régis caresse de nouveau le mur, mais cette fois-ci, c’est la vision qui apparaît de l’autre côté du hublot qui lui arrache un cri de surprise.
— Viens voir ça !
— Je ne peux pas. On a déjà pris du retard. Remets-toi plutôt au boulot.
— Il y a une femme qui nage…
— Ah oui. Effectivement, c’est étonnant.
— En compagnie d’un poulpe.
— C’est ça… Un poulpe… Dans la piscine…
— Ouah, c’est fabuleux. Il s’entortille autour de ses jambes et… Il glisse ses tentacules entre…
Carla lâche son twist flat mop et s’avance vers le hublot.
— Si c’est une plaisanterie, je te…
Elle reste un instant le nez collé contre le verre sans dire un mot.
— Hallucinant ! finit-elle par lâcher. Ça me redonne envie de faire un tour dans une cabine, pas toi ?
— Mais tu es totalement accro !
— Ça dépend à quoi ? Je suis encore vierge.
— Tu veux dire que tu n’as jamais…
— Bien sûr que si. Chaque nuit un homme vient me voir. Nous faisons l’amour. Il me pénètre mais ne me déflore pas. Si je me fais dépuceler, il ne viendra plus…
— Alors tu t’interdis de baiser, pour rester fidèle à un rêve ?
— Qui te dit qu’il s’agit d’un rêve ?
— Si tu penses le contraire, tu es vraiment dingue.
— Et si je ne le pense pas ?
— Ça ne change rien… Ton histoire, c’est un medley entre Possession et L’Emprise.
— Rien à voir ! Dans Possession, Adjani baise avec un alien.
— Ça, c’est ton interprétation…
— L’Emprise, je ne vois pas du tout ce que c’est.
— Sidney Furie, 1982, avec Barbara Hershey dans le rôle de… Carla – coïncidence ? Qui se fait violer une nuit par une entité invisible qui disparaît, mais semble ensuite la posséder.
— Je ne suis ni dingue ni possédée…
— Bien sûr que non, ironise Régis tout en continuant d’explorer le mur du bout des doigts.
— Les murs sont truffés de verre lent, insiste-t-il.
— Et toi, tu n’es pas dingue, peut-être ?
Un homme en blouse blanche s’avance alors vers eux.
— Le chef de la sécurité désire vous voir. Suivez-moi.
Régis envoie un petit sourire à Carla.
— Non, je ne crois pas…
*
Le bureau du chef de la sécurité s’ouvre au fond d’un couloir, dans le sous-sol de la clinique.
— On est dans la merde, murmure Carla en s’approchant de la porte ouverte.
Mais Régis ne l’écoute pas. Il est attentif à la discrète musique de fond qui baigne les lieux. La douce musique des ordinateurs. Un mélange de cliquetis, de respiration feutrée, d’évaporation tiède. On sent qu’il règne ici une activité discrète mais intense, à l’abri du regard des résidents. C’est le cœur de la clinique, le cerveau domotique.
Le bureau du chef de la sécurité est sobre. Couleurs claires. Mobilier fonctionnel. Par une porte légèrement entrebâillée, Régis croit distinguer dans une très grande pièce ce qui s’apparente à un mur d’écrans. Le chef de la sécurité fait un signe, probablement à quelqu’un dans l’autre pièce que Régis ne peut voir, et la porte se ferme aussitôt. Puis il fait un autre signe à Carla et Régis en indiquant deux chaises placées devant son bureau. Ils s’y installent en essayant de masquer leur inquiétude. Le chef de la sécurité entre aussitôt dans le vif du sujet.
— Bon. Vous êtes des techniciens de surface et je suis le chef de la sécurité de cet établissement. Mon nom importe peu. Le vôtre a encore moins d’importance. Le règlement stipule toute une série d’interdits pour les employés… occasionnels. Vous en avez pris connaissance à votre arrivée. Mais cela ne signifie pas que tout ce qui n’est pas précisé est autorisé… Vous êtes ici pour accomplir un travail, de la façon la plus sérieuse possible. Et les loisirs, de quelque nature qu’ils soient, ne font pas partie du cahier des charges. Vous avez quarante minutes de coupure pour le déjeuner et le droit d’aller aux toilettes en vue de faire vos besoins, et uniquement vos besoins, et uniquement dans les toilettes qui vous sont réservées. En conséquence de quoi, tout ce qui sort du cadre fixé en termes d’occupation du temps est sanctionné par une mise à pied immédiate.
Carla déglutit péniblement.
— Mais…
— Oui, vous avez raison. Heureusement pour vous, il y a un « mais ». Une résidente, Elena Santiago, vous a surpris et a bien aimé votre exhibition. Elle nous a demandé de ne pas être trop sévère. Elle aimerait même renouveler l’expérience.
— Comment ça ?
— Pas d’inquiétude, M. Lynaster. Nous lui avons répondu qu’il nous était impossible d’officialiser des séances de voyeurisme, que la clinique ne pouvait pas se transformer, même de façon très épisodique, en sexodrome. Mais pour ne pas trop la froisser – nous nous devons de satisfaire au mieux nos clients – nous avons accepté de ne pas être trop sévère avec vous et de vous laisser terminer votre semaine. L’entrevue est terminée, vous pouvez retourner à vos activités.