Je ne saurais définir ce qui m’est arrivé cet après-midi. Il ne s’agit que d’un épisode libertin et pourtant toute la scène m’a semblé excessivement étrange, au point qu’il m’est apparu nécessaire d’en parler à Margareeta. Elle fume une cigarette et quelque part cela ne me choque pas. Je ne vois pas pourquoi ce devrait être le cas. Après tout, elle n’est pas pneumologue… Et pourtant l’idée qu’un médecin qui fume, quelle que soit sa spécialisation, soit quelque peu incongrue, m’a un instant effleuré l’esprit.
Elle m’observe.
— C’est ma cigarette qui vous pose problème ? Ça vous tente ?
— Non, pas du tout.
— Bien… Très bien. Alors comme ça, vous avez entrouvert la porte et vous avez vu…
— Aperçu seulement… J’ai aussitôt refermé la porte. Le plus délicatement possible.
— Oui, vous avez donc aperçu Elena Santiago en train de…
— Masturber un jeune homme que je n’avais jamais vu jusque-là. Oui. Probablement un ouvrier de l’équipe de nettoyage.
— Un ouvrier ?
— Oui, enfin, je ne sais pas quel terme employer pour le qualifier.
— Technicien de surface.
— Cette expression est ridicule… mais, reconnaissons-le, bien adaptée à la situation. Ce jeune homme faisait état de ses compétences sur le sexe d’Elena Santiago.
— Et cette vision vous a choquée ?
— Absolument pas, mais il est toujours gênant, me semble-t-il, d’être surpris en train de…
— C’est donc pour respecter leur intimité que vous avez aussitôt refermé la porte.
— Exact. Mais…
— Oui ?
— Juste avant, le jeune homme a parlé.
— Il s’est adressé à vous ?
— Non, je ne crois pas. Il ne m’a jamais regardée. Je pense même qu’ils ne se sont rendu compte de rien.
— À Elena, alors ?
— Peut-être, mais il m’a semblé entendre « Carla, les murs sont truffés de verlan ! »
— De verlan ?
— Étrange, n’est-ce pas ?
— Vous avez probablement mal entendu. Mais dans le cas contraire, il y aurait quelque chose à creuser…
— Dans les murs, vous voulez dire ?
Romstiken sourit.
— Bien vu… Non, je voulais parler du verlan, couramment utilisé dans le milieu carcéral au dix-neuvième siècle pour échanger des messages cryptés… Nous revenons ainsi à votre sentiment d’emprisonnement.
— Cela m’étonnerait, je ne connaissais pas cette anecdote sur le milieu carcéral, par contre, si on suit votre logique, il pourrait également s’agir d’un désir d’accéder à l’envers du décor.
Regard admiratif de Romstiken.
— Excellent. Si vous êtes capable de débusquer une telle analogie, c’est que nous sommes sur la bonne voie.
— Si vous le dites. Mais cette Carla, qui est-elle ?
— Où est-elle, surtout ?
— J’ai peut-être effectivement mal entendu.
— La structure fondamentale de la communication est le malentendu.
— OK. J’ai l’impression qu’au lieu de se clarifier, mes idées s’opacifient. Si vous n’y voyez aucun inconvénient, j’aimerais changer de sujet.
— Mes seuls inconvénients sont les vôtres.
J’analyse rapidement cette phrase pour être sûre qu’elle ne recèle aucun piège, puis je décide de tenter le coup.
— Est-ce que je peux avoir un portable ?
— Pas de problème.
— Sérieusement ?
Elle sort un portable d’un tiroir et me le tend.
— Sérieusement. Mais pour l’instant, vous ne pourrez appeler que votre mari.
— Je me disais aussi…
— C’est pour votre bien.
— Oui, je connais la chanson… En fait, j’ai de plus en plus l’impression d’être… en prison. Ça me rappelle un film que j’ai vu avec… Susan. Oui, c’est ça, avec Susan.
— Qui est Susan ?
— Je ne m’en souviens pas. Mais je sens que les informations descendent.
— Les informations descendent ? Curieuse expression, vous ne trouvez pas ?
— Eh bien…
— En règle générale, les souvenirs refont surface. C’est en tout cas l’expression consacrée. Donc, ils remontent. Sous-entendu, de l’inconscient. Ils ne descendent pas.
— Eh bien, si vous n’y voyez aucun inconvénient, les miens descendent.
— Admettons. Et là, il s’agit d’un film.
— D’une scène essentiellement. Une prison. Sans limite. Les prisonniers sont libres. Mais ils peuvent marcher des jours et des jours sans arriver nulle part. Il n’y a qu’une immense étendue blanche de toutes parts.
— Ici, ce n’est pas le cas.
— Non. Il y a la mer d’un côté et une forêt magique de l’autre.
— Magique ?
— C’est la forêt de Brocéliande.
— Vous pouvez préciser votre pensée ?
— C’est un souvenir qui m’est… revenu il y a quelques jours. Je me promenais dans la forêt de Brocéliande avec Susan. Encore elle. Ce doit être quelqu’un de proche. Très proche même. Ma meilleure amie, peut-être. Ce pourrait être ma sœur, mais Nick m’a dit que je n’en avais pas.
— Il vous a dit ça ?
— Oui, pourquoi ? C’est inexact ?
— Non, c’est exact, mais…
Je m’approche machinalement de la fenêtre et…
— Le corbeau est de nouveau là.
— Il ne vient que lorsque vous êtes ici ?
— Non, je l’ai vu plusieurs fois. Dans le parc, sur la plage, et même sur l’appui de ma fenêtre. Il m’observe.
— Vous pensez qu’il s’agit d’une machine ? D’un robot espion maquillé en corbeau ?
— Non. Je ne pense rien. Mais le traitement que vous m’avez prescrit ne l’a pas fait disparaître. Il ne s’agit pas d’une hallucination.
— Conclusion hâtive. Nous allons ajuster la posologie.
— Vous suivez les ordres de Nick, n’est-ce pas ? Après tout, c’est votre patron.
— Exact. La clinique lui appartient, mais moi, je n’appartiens à personne.
— Alors dites-moi la vérité. Pourquoi ne puis-je appeler que Nick ? Pourquoi suis-je obligée de rester ici alors que j’ai récupéré l’usage de mes jambes et que je n’ai aucune séquelle physique ?
— Vous ne vous en rendez pas vraiment compte car l’amnésie a opéré une rupture cognitive, mais vous êtes en cure de désintoxication. Et elle doit durer le plus longtemps possible. Pour être efficace lorsque vous aurez récupéré tous vos souvenirs.
— Je suis coupée du monde. Il me semble qu’une cure de désintoxication, aussi sévère soit-elle, n’a pas besoin d’être aussi restrictive.
— Vous n’êtes pas coupée du monde. Vous avez accès à la télévision.
— Trop dangereux.
— Vous croyez encore que…
— Non, je plaisante, mais qui me dit que les programmes ne sont pas falsifiés ?
— Uniquement pour vous ? Si vous le pensez vraiment, votre paranoïa vient de franchir un palier. C’est ce qu’il faut absolument éviter. Vous devriez discuter avec les autres patients, histoire d’avoir leur avis sur le fonctionnement de la clinique.
— Je vais plutôt appeler Nick et lui demander de venir.
Margareeta paraît soudain déstabilisée.
— Mais il est à peine 14 heures.
— Justement. J’en ai marre de le voir débarquer tous les soirs comme s’il rendait visite à une maîtresse ou à une pute. Je veux qu’il vienne et me ramène avec lui…
— Priss…
Je n’écoute plus ce garde-chiourme déguisé en psychiatre. J’allume le portable et appelle Nick.