Accroupie, au ras du sol, la terrasse m’apparaît comme une piste d’atterrissage. Les dalles d’ardoise aux reflets huilés tremblent sous la chaleur vaporeuse d’un soleil masqué par la brume.
Et le bruit arrive. Ce bruit que je ne parvenais pas à identifier les premiers jours de ma… résurrection.
Je suis morte.
Ce mot est sorti de ma bouche malgré moi. Avant de le prononcer j’ai évalué en un souffle ce qu’il pouvait impliquer.
Ma mémoire est une banquise à la dérive et je ne peux pas retourner au pays des vivants.
Je me lève, traverse la terrasse pour voir se poser l’hélicoptère de Nick. Le logo de la Biosoft, un neurone tentaculaire qui enserre un circuit imprimé, se détache, rouge et or, sur la carlingue noire de l’appareil. Les pales fouettent l’air, pulvérisent le sable et paraissent cependant immobiles comme s’il y avait une mauvaise synchronisation entre deux niveaux de réalité.
ck sort de l’appareil et court vers l’ascenseur. Il disparaît de ma vue. Le bruit a cessé. Il n’y a plus devant moi qu’un gros scorpion noir posé sur le sable. Sa queue tremble dans l’air tiède, et son ventre de métal respire par à-coups.
*
– Je suis morte.
— Qu’est-ce que tu racontes ? C’est pour me dire ça que tu m’as fait venir en catastrophe ?
— Et alors ? Qu’est-ce que ça change que tu viennes à cette heure-là ?
— Pour toi, rien. Tu n’as aucune entreprise à gérer, aucun compte à rendre…
— Justement. C’est ça, le problème. Je n’ai de comptes à rendre à personne, mais tu me retiens prisonnière dans cette clinique de merde.
— Tu n’es pas prisonnière.
— Ah non ? Alors emmène-moi faire un tour dans ton hélicoptère. À San Francisco, par exemple. On va boire une coupe de champagne dans un bar et tu me ramènes.
— Tu vois ? La première chose qui te vient à l’esprit, c’est de boire une coupe…
— J’ai dit ça sans réfléchir.
— Pourquoi tu as dit « je suis morte » ?
— Ne change pas de sujet de conversation.
— C’est la première chose que tu m’as dite quand je suis arrivé, et j’aimerais bien savoir ce que tu entends par là.
— J’ai l’impression d’avoir perdu quelque chose. Quelque chose d’important…
Le regard de Nick est impénétrable. Ses iris sont deux anneaux de granit autour d’un puits sans fond.
— Parfois, tu me fais peur, Nick.
— Je t’aime.
— Je sais. La Belle aussi aime la Bête. Ce qui ne l’empêche pas d’avoir peur.
Il esquisse son sourire enchanteur, s’approche de moi, me prend dans ses bras. Sa tiédeur traverse ma peau, fait fondre les cubes de glace qui s’entrechoquaient dans mes veines. C’est insensé d’aimer quelqu’un qui vous manipule à ce point. Je suis sa prisonnière et je n’aime pas ça.
Ses lèvres glissent sur les miennes, puis ses bras s’écartent mais mon sang ne gèle pas. Le rayonnement de son corps est puissant. Si puissant qu’il m’étourdit. Tout en lui me sidère…
— Qu’est-ce que tu as perdu d’important ?
Ses mots. Son regard. Son souffle. Il me cerne. M’écrase. M’ensorcelle.
— Tu es un monstre.
Il éclate de rire.
— Et c’est pour ça que tu m’aimes.
Sa réponse me laisse sans voix.
Les images sont floues, mais les sensations affluent. Intenses. Renversantes. Je l’ai aimé parce qu’il n’était pas comme les autres. Il était au-dessus des autres, immense, insensible à l’agitation des larves dévoreuses de poudre et d’oseille, aux parties de cul foireuses et aux gerbes du petit matin. King Kong agrippé tout en haut de sa tour de verre, et moi au creux de sa main. J’étais sous la protection du monstre qui m’emportait tout en haut, vers le ciel et les nuages, loin de la marée de chair blette qui clapotait dans les rues de San Francisco. Il était sous mon charme et j’étais sa créature. Mais maintenant…
— J’ai perdu le goût de la vie.
— Tu es un peu déboussolée. Après un long coma et une mémoire en lambeaux, qui ne le serait pas ?
— Non, ça n’a rien à voir. Je parle de la sensation physique. Plus de frémissement des papilles gustatives, plus d’odeur. Ma vie ne sent plus rien. Je suis une morte vivante.
ck ne rit plus. Il est pâle. Des gouttes de sueur perlent sur son front. Ses lèvres ont une teinte terne, comme soudain vidées de leur sang.
— Tu ressembles à un zombie, Nick. Ça va ?
— Sers-moi à boire, s’il te plaît. Quelque chose de fort.
J’ai soudain l’impression que la lumière baisse d’intensité. Mais nous sommes en plein jour et il n’y a pas un seul nuage. Je ne me sens pas bien non plus.
— Je n’ai rien de fort à boire, Nick. Je n’ai droit à aucune drogue, alcool compris, tu le sais bien…
— Oui, excuse-moi. Je crois que je vais y aller. Je n’aurais pas dû t’écouter…
— Quel rapport ?
— Je suis débordé de boulot et…
ck ne va pas bien. C’est la première fois que je le vois en position de faiblesse. Je suis loin d’avoir retrouvé toute ma mémoire mais je suis certaine que cela ne s’est jamais produit auparavant. Il a toujours tout maîtrisé, toujours affiché l’allure de celui qui ne s’en laissera jamais conter. Mais là, quelque chose s’est brisé. Sa maîtrise s’est fissurée. Ce qui le rend plus humain.
Il vient de grimper dans l’hélicoptère en faisant un petit signe vers la terrasse. Il m’a à peine regardée. Il est pressé de partir. Comme s’il était en apnée et avait besoin de remonter à la surface pour respirer un grand coup.