Lorsque Nora pénètre dans le salon, elle a l’impression d’étouffer, comme si la température avait subitement grimpé et que l’air s’était asséché. Mais elle sait qu’il n’en est rien. C’est le silence qui l’étouffe. Ce silence que sa mère a préservé, bichonné, câliné. Ce silence qu’elle a injecté dans son cerveau à la naissance et qui s’est développé pendant des années tel un cancer…
Elle s’assoit dans le fauteuil tropicalia, aux motifs jungle, perdu dans un coin du salon, à côté d’un lampadaire tripode scoubidou dégoté à la brocante. Elle pensait jusque-là que le style bobo était plus acceptable que le mobilier hors de prix des villas de milliardaires comme celle de Pacific Heights. Maintenant, elle n’en est plus si sûre.
Elle est arrivée chez elle vers 15 heures. Quatre heures plus tard, elle n’a toujours pas bougé de son fauteuil. Le soleil, maintenant masqué par la colline de Cimiez, éclaire la pièce d’une faible lumière orangée. Les rideaux sont tirés et Nora paraît enlisée dans la seule zone d’ombre de la pièce.
Une clef crisse alors dans la serrure de la porte d’entrée.
Nora imagine la scène plus qu’elle ne la voit. Le cinéma, encore et toujours. Le personnage qui attend dans l’ombre pour intimider ou éliminer le héros ou l’héroïne, qui s’en sortira, ou un personnage secondaire, qui y passera… La clef bute deux fois contre le métal. Le verrou n’est pas fermé. Étonnement. La porte s’ouvre lentement.
— Nora ?
Susan hésite un instant puis grimpe directement les escaliers menant à l’étage, à la chambre de Nora. Elle redescend aussitôt. Se demande si un intrus ne se serait pas glissé dans l’appartement en forçant proprement la serrure.
— Je suis là, Maman.
— Nora !
Susan s’élance vers elle.
— Je t’ai appelée des centaines de fois. J’ai laissé des dizaines de messages. Tu ne m’as jamais répondu. J’étais morte d’inquiétude.
— Tu as l’air pourtant toujours bien vivante. Moi, par contre…
Susan espérait serrer sa fille dans ses bras. Mais Nora ne bouge pas. Dans son fauteuil tropicalia, la pénombre dorée la projette dans un tripot de fin du monde, à la lisière d’une jungle imaginaire.
— De toute manière je ne veux plus t’entendre, mais t’écouter. Tu comprends ce que je veux dire ?
Susan recule à petits pas. Actionne l’interrupteur. La lumière récupère le réel.
— Tu redoutes l’obscurité ? Tu l’as pourtant bien entretenue pendant des années…
— Nora…
— Non. Ne dis rien. Je sais que tu m’aimes. Mais tu m’as menti. Que ce soit ouvertement ou par omission, ou les deux, peu importe. Dickovski est mon père. Je pourrais exiger un test de paternité, mais ce serait interminable et inutile… Ce qui me travaille, c’est pourquoi.
Susan se décompose à vue d’œil. Ses traits s’affaissent, sa peau ternit, ses glandes lacrymales exsudent une humeur mélancolique… On la sent désemparée… Perdue…
— Pourquoi ?
— Oui, pourquoi me déteste-t-il ? Pourquoi me hait-il au point de ne même pas m’accorder un strapontin ? Les portes sont fermées. Toutes les places sont prises. Fous le camp, ce spectacle n’est pas pour toi…
Susan s’avance vers le canapé d’une démarche mécanique. S’y assoit lentement, comme si toutes ses articulations étaient soudain grippées.
— Tu l’as donc rencontré…
— Je n’ai pas envie d’en parler.
Le visage de Susan retrouve des couleurs. Elle grimace. Se relève d’un bond.
— Qu’est-ce qu’il t’a fait ? Qu’est-ce qu’il t’a dit ?
— Il m’a humiliée, manipulée, il s’est foutu de moi, puis il m’a virée.
Susan ferme les yeux en serrant les poings.
— C’est un monstre…
— Je crois que là-dessus nous sommes d’accord.
— Je ne veux pas que tu retournes le voir. Il ne peut que te faire du mal !
C’est au tour de Nora de se lever d’un bond.
— Je n’ai d’ordres à recevoir de personne ! Et surtout pas de toi ! Mais ne t’inquiète pas, je ne veux pas le revoir. Je veux juste comprendre…
Susan est de nouveau très pâle.
— Je ne me sens pas très bien, dit-elle en titubant.
Nora voit le blanc de ses yeux remplir l’espace entre les paupières. Elle plonge vers sa mère et amortit sa chute juste avant qu’elle ne touche le sol.
Susan est allongée au pied du canapé.
— Maman…
Nora lui tapote les joues, mais Susan ne réagit pas. Elle se souvient alors de sa grand-mère qui s’évanouissait souvent et que sa mère réveillait en…
Elle court dans la cuisine et revient avec un flacon de vinaigre. Elle enlève le bouchon et approche l’étroit goulot de ses narines. La peau se plisse autour des ailes. Les paupières papillotent. S’écartent…
Nora relâche la pression.
— Putain, tu m’as foutu la trouille.
Susan sourit timidement.
— Ça ne m’était jamais arrivé. « C’est du vague à l’âme », disait ma mère. Ce qui était bien vu, même s’il s’agit plutôt d’une compression du nerf vague provoquée par un ballonnement dû au stress ou à une mauvaise digestion…
— Je me suis souvenue que tu lui faisais renifler du vinaigre. Et je penche pour le stress.
Les lèvres de Nora tremblent. Les larmes ne sortent pas mais elle sait que ses yeux sont rouges et humides.
— Excuse-moi d’avoir été si agressive, j’ai un peu de mal à réprimer ma colère…
— Aide-moi à me relever.
— Je crois que tu devrais aller te reposer.
Susan acquiesce.
Nora l’aide à monter les escaliers.
Une fois dans sa chambre, Susan enlève ses chaussures et s’allonge sur le lit.
— Ça va aller, maintenant…
— Tu veux que je te prépare une infusion ?
— Oui, volontiers. J’ai la bouche toute sèche.
Lorsque Nora revient avec une verveine-menthe fumante, elle trouve Susan endormie. Elle referme doucement la porte et se rend dans sa chambre. Elle pensait boire tranquillement l’infusion mais une immense fatigue se répand soudain en elle, comme si des digues avaient craqué un peu partout à l’intérieur de son corps. Elle s’allonge toute habillée et s’endort aussitôt.
*
Elle est réveillée par le soleil qui filtre à travers la fenêtre depuis un bon moment déjà et commence à lui rôtir les jambes. Elle a très soif et avale la tisane froide restée sur la table de nuit, puis elle descend dans la cuisine pour se faire un café. Elle en remplit un bol. Il lui faut au moins ça pour remettre un peu d’ordre dans ses pensées. Les premières gorgées sont brûlantes. Trop. Elle transvase son café dans un autre bol pour le refroidir et se rend compte qu’elle a très faim. Elle trouve un morceau de pain un peu rassis qu’elle coupe en deux et glisse dans le toasteur. Elle ouvre le frigo. Il n’y a que du beurre salé et elle a horreur de ça. Elle trouve de la confiture de figue. C’est sa mère qui l’a faite avec les figues récupérées dans le jardin de la voisine qui les laissait tomber et pourrir. Elle grignote une tartine et elle pleure. Elle a perdu son innocence et ne la retrouvera plus. Elle regrette ses crises de mélancolie. Le monde était noir, mais c’était un noir existentiel et poétique qui rendait joyeuse la tristesse. Et puis il y avait Susan. Qui n’était qu’amour et affection. Qui n’était pas encore mensonge et trahison…
Elle jette un œil à l’horloge murale. Neuf heures trente. Elle s’inquiète soudain de ne pas voir sa mère. Elle aurait peut-être dû appeler un médecin. Et si ça n’avait pas été un simple vague à l’âme, mais une alerte cardiaque ?
Elle boit une dernière gorgée de café et grimpe rapidement à l’étage.
Elle frappe délicatement à la porte. Pas de réponse. Elle pénètre dans la pièce. Personne. Les chaussures sont toujours au pied du lit.
Elle jette un coup d’œil dans le couloir. De la lumière filtre sous la porte de la salle de bains.
Elle s’approche, n’entend aucun bruit.
— Maman ?
Pas de réponse.
Elle tourne la poignée de la porte. Aucun effet. Le verrou est enclenché.
— Maman ? !
Toujours pas de réponse. L’inquiétude arrive sans prémices, comme un monstre soudain entrevu dans le noir. Un violent coup de sang qui grimpe dans tout le corps et explose à l’intérieur du visage tel un geyser tiède et visqueux.
Nora tambourine sur la porte.
— Maman, ouvre !
Encore et toujours le silence. Nora recule de quelques pas et fonce, épaule tendue. Le choc est violent, douloureux, à la limite de la luxation, mais la porte résiste.
— Putain de réalité de merde !
Il ne lui reste plus qu’à appeler le SAMU ou les pompiers… Mais son portable n’a plus de batterie… Elle se précipite dans la chambre de sa mère. Rien sur la table de nuit, rien au milieu des vêtements. Elle descend à toute vitesse dans le salon, trébuche sur la dernière marche, se récupère de justesse, évite le pire, mais atterrit violemment sur les genoux. Elle se relève immédiatement et explore en boitant le moindre recoin, sans succès. Elle se rappelle alors que Susan a juste eu le temps d’arriver de son boulot. Elle récupère son sac, resté près de l’entrée, et trouve enfin le smartphone. Son regard accroche un instant la coque, illustrée par la Blanche Neige de Walt Disney qui fixe en souriant la pomme à moitié croquée qu’elle tient devant elle dans sa main, et tout lui paraît soudain dérisoire, sans plus d’épaisseur qu’un vieux dessin animé ou le relief falsifié d’un livre pop-up. Elle tape les quatre zéros du code pin, soulagée que sa mère n’ait pas eu la téméraire idée de le personnaliser… puis elle compose le 15. Une voix de femme. Lointaine. Ponctuée de parasites sonores, comme issue d’un autre plan de réalité.
— Oui, je vous écoute…
*
Une femme et un homme. Tenue blanche estivale avec petit gilet jaune fluo.
La femme colle une oreille contre la porte.
— On n’entend rien.
— C’est bien ce qui est inquiétant.
— Vous êtes bien sûre que votre mère est dans la salle de bains ? demande l’homme.
Nora, tremblante, n’en croit pas ses oreilles.
— Il n’y a que ma mère et moi dans cette maison. Vu que nous ne sommes pas dans un épisode de X-Files, qui d’autre aurait pu fermer cette pièce de l’intérieur ?
— Excusez-nous, intervient la femme, mais nous sommes obligés de poser ce genre de questions car il arrive que des gens portent plainte ensuite pour destruction de…
— Défoncez-moi cette putain de porte ! hurle Nora, ou je porterai plainte contre vous pour non-assistance à personne en danger !
La femme hoche la tête en direction de l’homme, qui sort de sa trousse un gros tournevis et un marteau. Il glisse la pointe du tournevis entre la porte et le chambranle, au niveau du verrou, et donne un grand coup de marteau sur le sommet du manche. On entend le bruit d’une pièce métallique qui tombe sur le sol, et la porte s’ouvre.