Le corbeau a été emmené dans une petite pièce du sous-sol aux murs couverts de tuyaux et au plafond éclairé par une batterie de néons.
Il se débat. Les mailles du filet sont larges. Mais il finit par se coincer une aile, puis une patte.
Il cesse de s’agiter…
Dickovski se plante devant lui.
— Inutile de te faire passer pour un simple volatile. Je sais que c’est toi, Charles, alors ne perdons pas de temps et dis-moi ce que tu fous ici…
Le corbeau le fixe de ses yeux rouges mais n’ouvre pas son bec.
Dickovski soupire.
— Je ne sais pas quoi faire de Nora, Charles. Je ne l’aime pas, mais on ne peut tout de même pas tuer sa propre fille…
— En règle générale on ne peut tuer personne. Mais c’est vrai que tu n’as aucune morale…
— Ah, ça y est, le corbeau s’exprime. Je commençais à avoir des doutes. On est tous un peu cinglés et j’aurais pu me faire des idées. Mais non, c’est bien ce satané Charles. Il n’a pas pu s’empêcher de rendre hommage à son écrivain préféré…
Le corbeau émet un long croassement, normal pour ce genre de volatile, mais qui évoque là quelque chose de terrifiant.
— Je suis bloqué… Je ne comprends pas…
— Je viens de geler la connexion avec la Biosoft, celle par laquelle tu t’es introduit ces derniers temps comme une sale blatte. C’est d’ailleurs l’apparence que tu aurais dû prendre. Un gros cafard au ventre poilu et plein de pattes, comme ce loser de Gregor Samsa. Si tu avais été fan de Kafka, tu aurais pris plus de précautions.
— Mais comment…
— Personne d’autre que toi n’aurait pu arriver jusque-là. Mais rentrer au bercail c’est autre chose. Je suis sûr que tu n’as prévu aucun siège éjectable et que tu es seul à l’autre bout du fil. Pas de chaperon pour lancer une procédure de déconnexion…
Le volatile gémit.
— Tu ne t’en es jamais remis, n’est-ce pas ? J’ai quitté un trentenaire aigri et tu dois être maintenant un quinqua défoncé jusqu’aux yeux, délabré, maigre et décharné, peu soucieux de son hygiène, les dents nicotinées, des éponges poilues sous les aisselles et le trou du cul auréolé d’hémorroïdes gonflées par l’alcool. Je suis sûr que tu n’as plus baisé depuis des lustres. Tu avais pourtant l’esprit large à l’époque, hommes, femmes, trans…
— Tu sais très bien que c’est Priss que j’aimais, ordure, grommelle Darnel en faisant claquer son bec.
— Tu n’étais pas à la hauteur, Priss est une déesse…
Le corbeau ricane.
— Elle méritait donc un dieu !
— Exactement.
— Toujours aussi modeste.
— Regarde autour de toi, de tes petits yeux de piaf, Charles. Qu’est-ce que tu vois ?
Le corbeau reste un instant silencieux.
— Je dois le reconnaître : la reconstitution est bluffante.
— Ah ! Tu admets donc que mon Olympe est magnifique ?
— J’aurais un peu de mal à prétendre le contraire. C’est même… surprenant.
— Le verre lent, Charles. Tout ce que tu vois autour de toi est filmé dans la réalité et réinterprété par une intelligence artificielle en temps réel.
— Impressionnant, mais ça doit pomper une énergie colossale.
— Oui, c’est le problème. Je suis pour l’instant obligé de restreindre les temps de connexion qui multiplient les dépenses d’énergie. Et de favoriser les immersions nocturnes. On ne va d’ailleurs pas s’éterniser parce que ce ne sera bientôt plus tenable. Je commence déjà à avoir envie de vomir…
— Moi aussi, mais pour une autre raison… Toutes ces années, tous ces milliards, toute cette technologie, cette débauche d’énergie… pour satisfaire tes fantasmes de dégénéré. Tu lui fais croire qu’elle est réelle, et tu finis par le croire toi-même, c’est ça ?
Le Morse éclate de rire.
— Je suis un dieu, Charles, et un dieu ne fraie pas avec des androïdes ou des simulations virtuelles…
— Je ne comprends pas ce que tu veux dire…
— On a pourtant été les premiers à obtenir des résultats sur les algorithmes quantiques et la gestion d’une IA via dériveur synaptique…
— Avec Susan.
— Oui, avec Susan…
— Qui s’est suicidée.
— J’ai appris ça, c’est triste.
— Tu ne te sens pas un peu responsable ?
ck secoue la tête.
— Tu ne vas pas me dire que vingt ans après, elle n’avait toujours pas digéré notre séparation ?
— Tu as très bien compris ce que je voulais dire.
— Tu veux parler de la petite emmerdeuse ? Si elle était morte dans ce putain d’accident, Susan serait peut-être encore là, quant à Priss…
— Oui ?
— Tu lui as parlé. Tu lui as dit quoi ?
— Priss est morte, Nick. Je n’ai parlé qu’à un simulacre. Ce que je lui ai dit n’a aucune importance…
— Tu lui as dit quoi ? ! hurle Nick en saisissant le corbeau par le cou. Tu lui as parlé de Nora ?
— Lâche-moi, grommelle le volatile d’une voix étouffée, tu es encore plus dingue qu’avant…
ck le lâche brusquement.
— Tu cherchais quoi, Charles ? Un moyen de me nuire, c’est ça ? Tu n’as jamais accepté ce qui s’est passé il y a vingt ans, et tu veux toujours te venger, hein ?
Le corbeau se met soudain à rire en claquant du bec.
— Tu n’as aucun amour-propre… Et tu n’éprouves aucune émotion, tu n’aimes pas Priss, tu l’adores, tu l’idolâtres, c’est un sentiment mystique, tu es malade, Nick. Si à l’époque on t’avait fait une petite sismothérapie, on aurait peut-être évité ce gâchis… J’ai effectivement songé à me venger, parce que tu n’es qu’une merde et parce que je te hais !
La silhouette de Nick tremble un instant puis se transmute en pierre.
— Torturez-moi cette saloperie ! lance-t-il aux infirmiers. Arrachez-lui les plumes une à une, et jetez-le à la mer. Je veux qu’à l’autre bout du monde, le mammifère Darnel, le primate à la dérive, soit réduit à l’état de légume…
— Tu es un psychopathe ! croasse le corbeau.
— Sans psychopathes on se ferait sacrément chier, non ? Dans nos petites maisons, nos petites bagnoles, nos petites vies étriquées. Où irait le monde sans projets insensés, démesurés, absurdes, baroques…
— Nora ne te lâchera pas, Nick. Et tu sais pourquoi ?
ck hausse un sourcil.
— Parce que c’est ta fille.
Le sourcil s’abaisse.
— Achevez-le.