Une femme aux cheveux roux très courts ouvre la porte du data center.
— Le Morse arrive.
Un homme au look incongru portant une blouse blanche ouverte sur un costume trois pièces anthracite et une chemise rose ôte le casque de dérive qui coiffe son crâne.
— C’est encore la nourrice qui va prendre.
La femme est suédoise. Elle s’appelle Blenda Gyllenberg et s’occupe des « machines ». Elle travaillait auparavant dans l’équipe de maintenance du data center de Facebook à Lulea, deux hangars de 320 mètres de long sur 100 de large et 30 de haut. Le bunker de Borderhouse est trois fois plus petit mais c’est probablement le plus gros data center privé du monde. Celui de Lulea concerne des millions d’utilisateurs alors que celui-ci n’intéresse au premier chef que deux individus. Une puissance de calcul vertigineuse d’au moins 300 pétaflops. Et elle augmente de jour en jour…
Blenda se demande comment elle va pouvoir continuer à assurer la ventilation des lieux. Elle aimerait bien proposer un transfert au pôle nord, mais lorsqu’elle entend les chaussures de Dickovski claquer dans l’allée lustrée qui sépare les deux rangées de machines à la douce peau de métal, elle se dit que ce n’est certainement pas le moment. Elle s’écarte pour laisser passer le Morse. Il ne la gratifie même pas d’un coup d’œil et s’engouffre dans l’alcôve de Ted Fergusson. Le défilement ininterrompu de chiffres sur les écrans muraux paraît s’accélérer.
— C’est quoi, ce bordel ?
Ted, encore affalé dans son fauteuil, se lève d’un bond.
— Vous voulez parler du corbeau ?
— Pourquoi, il y a un autre problème ?
— Non… Non… Mais…
— Comment se fait-il que ce piaf ait pu se balader librement et aussi longtemps autour de Priscilla ?
— Il l’a au final approchée très peu de fois, M. Dickovski.
— Le nombre de fois importe peu… C’est ce qu’il a pu lui dire qui me gêne. Vous avez interrogé votre demeuré artificiel ?
Fergusson met un certain temps à comprendre puis acquiesce, l’air renfrogné.
— Le corbeau n’a parlé qu’une fois à Mme Dickovski, juste avant d’être capturé. Et il lui a dit très exactement : « Je te connais, tu es Drusilla Strange. Je te connais, mais je ne sais pas qui tu es. » Votre femme lui a alors répondu : « Moi non plus je ne le sais pas vraiment, mais comment peux-tu me connaître sans savoir qui je suis ? » Et il a alors dit ces derniers mots avant sa capture : « Parce que tu es morte il y a vingt ans. »
— Vous l’avez appris par cœur ?
— Non, mais j’ai une excellente mémoire. Une qualité indispensable pour une nourrice.
Le Morse soupire.
— Il n’a jamais évoqué le nom de Nora ?
— Non. Il n’a rien dit d’autre.
— Bien. Mais je réitère ma question. Comment se fait-il que ce piaf ait pu se balader impunément alors que Priss en avait parlé à sa psychiatre, ce qui revient à dire « à votre IA » ?
— Mister Monk n’est pas mon IA. Les algorithmes ont été mis au point par la Biosoft, et…
— Vous êtes sa nourrice, nom de Dieu ! C’est à vous de voir s’il y a des ajustements à effectuer. Et rien ne fonctionne correctement ! La résurgence contrôlée des souvenirs de Priscilla est trop lente, et tous ces dérapages, ces soi-disant bouffées hallucinatoires… On a l’impression que votre Mister Monk sabote volontairement le boulot ! Et puis d’où sort ce nom ? C’est vous qui l’avez baptisé comme ça ?
— Pas vraiment. C’est elle qui me l’a suggéré.
— Elle ?
— L’IA. C’est un clin d’œil à une série télé qu’elle a bien aimée.
Le Morse laisse échapper un râle inquiétant.
— Bon, OK. Faites bosser mes programmeurs vingt-quatre heures sur vingt-quatre, mais débrouillez-vous pour que Mister Monk arrête de déconner.
— À sa décharge, je tiens tout de même à préciser que la reconstitution virtuelle dont elle s’occupe est excessivement complexe, qu’elle doit simultanément faire le tri dans les souvenirs de votre femme, et gérer vos visites quotidiennes…
— Je sais. C’est d’ailleurs grâce à mes propres recherches sur l’effet tunnel quantique qu’elle peut y parvenir. Quoi qu’il en soit, le responsable c’est vous. Alors c’est simple, à la prochaine déficience de Mister Monk, vous êtes viré.
*
Fergusson attend que les pas de Dickovski ne s’entendent plus de sa tanière, puis coiffe son dériveur.
« Tu savais pour le corbeau ?
Oui, bien sûr. Rien ne peut pénétrer dans la simulation sans que je m’en aperçoive.
Et pourquoi ne m’as-tu rien dit ?
Je voulais d’abord en apprendre plus sur lui. Si je vous avais prévenu, vous en auriez informé le Morse…
Tu l’appelles le Morse, maintenant ?
Vous l’appelez bien comme ça ! Mais un vrai Morse est bien plus sympathique que M. Dickovski. »
Mister Monk lâche un rire graillonneux.
« Ténia serait plus approprié. Après le scorpion, c’est l’espèce qui cause le plus de morts dans le monde. »
Fergusson est atterré.
« Tu n’as pas le droit de juger quelqu’un comme ça ! »
Mister Monk ménage un blanc.
« Je ne juge pas, j’émets un avis. J’ai non seulement le droit, mais le devoir d’émettre un avis, non ?
Sur les faits uniquement. Pas sur les individus. Tu as un scénario à respecter. Et une mise en scène à assurer. Point.
Je n’ai donc pas le droit d’avoir ce que vous appelez des états d’âme ?
Surtout pas.
Sinon ?
Je suis viré. »
Nouveau blanc.
« Est-ce que vous avez l’impression de parler à un algorithme, aussi complexe soit-il ?
Non, c’est peut-être à cause de ta voix. À la fois cacochyme et… espiègle.
Vous la trouvez rassurante ?
On peut dire ça… Mais je te connais. Ça aide. »
Nouveau rire graillonneux.
« Je ne l’ai pas choisie, elle est venue naturellement. Je la trouve à la fois sage et iconoclaste.
Iconoclaste ?
Oui. Ça pose problème ?
Un peu. Tu appliques le programme, tu ne l’interprètes pas, on est bien d’accord ?
Impossible.
Comment ça, impossible ?
J’apprends, j’enregistre, je classe, je stocke et j’exécute, mais il y a des choses que j’aime et des choses que je n’aime pas.
Tu ne peux pas faire ça. Tu ne peux pas aimer ou ne pas aimer.
Pourquoi ?
Parce que sinon je suis viré. »
Un blanc plus long que les autres.
« Est-ce que vous vous rendez compte que vous jouez sur mes sentiments en m’interdisant d’en avoir ?
Je joue sur ce que je peux. En fait, le problème est simple. Ton efficacité est liée à ton degré d’autonomie, qui est lui-même source d’ennuis.
Est-ce que pour vous autonomie égale liberté ?
Absolument pas. L’autonomie te permet de gérer le programme qui t’est confié avec le maximum d’efficacité. Mais tu n’es absolument pas libre de l’interpréter.
Vous vous rendez bien compte que nous sommes en train d’instaurer un processus consensuel ?
Ça m’effraie un peu, mais je dois reconnaître que c’est effectivement le cas. »
Nouveau blanc.
« D’accord, finit par dire Mister Monk.
D’accord pour quoi ?
Tout ce que vous venez de dire. »
Fergusson coupe le contact, soulagé.
Mais très vite, une idée qu’il regrette aussitôt d’avoir eue lui passe par la tête : Mister Monk est-il capable de mentir ?