Seize heures.
Régis fait son boulot consciencieusement car il n’aime pas le travail bâclé, mais son esprit est ailleurs.
Dans deux heures il va grimper dans l’un des day-cruisers amarrés à l’embarcadère pour quitter définitivement la clinique. Il tripote la clef magnétique dans la poche de son jean. Ridicule. Il a un sésame unique et ne peut l’utiliser.
En attendant, il doit nettoyer sept cabines de douche, équipées chacune de deux jets avec séparation amovible pour les couples.
Il se prépare à entrer dans la troisième lorsque la porte s’ouvre.
Un vieil homme vêtu d’un peignoir de bain blanc en sort en claudiquant. Régis reconnaît aussitôt Mister Monk.
— Tiens, le jeune Lynaster. Ça tombe bien, je vous cherchais.
— Dans une cabine de douche ?
— Il faut bien sortir de quelque part.
— Exact. Je peux vous poser une question ?
— Bien sûr.
— Vous êtes qui ?
— Mister Monk.
— Je n’ai pas oublié votre nom. Mais vous êtes du côté des soignants ou des soignés ?
— Ni l’un ni l’autre. Je suis une sorte de technicien…
— De surface ?
— Plutôt des profondeurs.
Régis réalise qu’il est de nouveau en train de converser presque normalement avec un individu au comportement indéfinissable, qui échappe à toute analyse. Les rafales temporelles de l’Overlook lui hérissent à nouveau le poil.
— Vous vouliez… me voir ?
— Oui. Pour vous prévenir que c’était le moment.
— Le moment de quoi ?
— D’utiliser la clef.
Régis laisse échapper un petit rire.
— Vous plaisantez, j’espère ?
— Absolument pas. Le Morse, comme l’appellent ses employés, est allé voir Drusilla Strange. Et Mark et Sarah sont sur le point de baiser.
— Je ne comprends rien à ce que vous racontez. Et puis pourquoi voulez-vous que j’utilise cette clef ?
— Parce que vous voulez savoir.
— Comment le savez-vous ?
— Ha ha ! Excellent.
— Ce n’était pas une plaisanterie.
— Excusez-moi.
— Mais encore…
— Parce que je sais tout.
— Vous savez tout ?
— Oui.
— Vous êtes Dieu peut-être, dit Régis, ne pouvant s’empêcher de pouffer.
— Possible, rétorque Mister Monk en laissant fuser son rire graillonneux.
— Vous vous rendez compte que cette discussion est un peu fantasque ?
Mister Monk hoche la tête.
— Quoi qu’il en soit, il va falloir l’interrompre. Si vous traînez trop, vous n’aurez plus le temps de satisfaire votre curiosité.
Régis reste un instant silencieux. Puis il décide, bien que ce soit totalement irrationnel, de faire confiance à Mister Monk. Il n’a de toute façon pas le choix.
— OK. Je vais utiliser la clef. Mais les lieux sont truffés de verre lent. On me verra prendre l’ascenseur.
— Ne vous inquiétez pas, je nettoierai tout ça.
*
Mister Monk a conseillé à Régis d’utiliser l’ascenseur intérieur. La clef actionne les deux, mais l’ascenseur extérieur débouche sur la salle de garde. Difficile de passer inaperçu. L’autre sortie est à quelques mètres en retrait et si l’infirmière et le technicien sont occupés, il est possible de se glisser dans la suite sans se faire remarquer. Régis a fini par demander à Mister Monk pourquoi il était toujours si allusif. Pourquoi il ne lui indiquait pas ce qui se passe réellement à l’étage, avec des mots simples et précis. Mister Monk lui a répondu que c’était impossible. Il n’a ni le droit ni la possibilité de le faire. Mais rien ne l’empêche de mettre des tierces personnes sur une piste pour qu’elles découvrent elles-mêmes ce qu’elles désiraient savoir. Une faille dans le système dont il profite pleinement. Régis n’est pas sûr d’avoir bien compris ce qu’a voulu dire Mister Monk, mais la petite idée qu’il en a l’effraie quelque peu.
Il vérifie que personne ne se trouve dans les parages et glisse la clef dans la fente. Mister Monk lui a affirmé que le verre lent n’était pas un problème. Les deux battants dorés s’écartent. Régis se glisse à l’intérieur de l’habitacle aux parois rouge sang. Les portes se referment. Et l’angoisse l’étreint. Il réalise soudain que ce qu’il est en train de faire est totalement dément mais il a déjà appuyé sur le bouton doré et l’ascenseur démarre. Puis, quelques secondes plus tard, s’arrête.
Les portes s’ouvrent. Il peut encore attendre qu’elles se referment, presser le bouton noir et reprendre une vie normale. Mais sa vie n’est déjà plus normale et les glandes surrénales ont commencé à cracher leur venin. L’excitation le gagne. Il fait un pas en avant et les portes se referment derrière lui.
Il entend des voix.
— J’ai un peu la trouille. Et s’il revenait précipitamment ?
— Il y a peu de chances. Et puis, t’inquiète, s’il revient de son propre chef, cette diode, là, se met à clignoter, mais ça ne se produit qu’en cas d’urgence… Pour un retour sécurisé, je dois intervenir, alors il me prévient et cette autre diode, là, se met à clignoter. Mais il me semble t’avoir déjà expliqué tout ça la dernière fois, non ?
— Ouais, mais j’ai de gros problèmes de fric en ce moment et je n’ai pas envie de me faire virer…
— On en a rarement envie, non ? plaisante l’homme, mais il n’y a aucun risque, je te dis.
Bruits de succion… Gémissements…
— Je vais quand même fermer la porte…
— Hors de question. Il faut que je puisse entendre ce qui se passe de l’autre côté. On ne sait jamais. Tu peux la rabattre un peu si tu veux, mais franchement ça ne sert à rien.
— Je préfère.
Grincement de porte, puis les gémissements reprennent.
Régis est dans un sas qui donne sur un petit hall. La porte que la femme vient juste de rabattre est sur la gauche. Le mur de droite est nu ; en face, le hall s’ouvre sur une suite qui paraît encore plus hallucinante que tout ce qu’il a vu jusqu’à présent.
Il s’avance prudemment, rassuré par la progression des râles. La porte est juste entrebâillée et il ne peut pas distinguer l’intérieur de la pièce. Contrepartie positive, il doit être également invisible.
Il pénètre dans la suite et…
Son premier réflexe le pousse à fuir le plus vite possible. Dickovski est étendu sur un lit roulant. Il a l’air de faire une sieste. Régis redoute de le voir se réveiller. Un détail étrange le force cependant à rester. Le Morse porte une sorte de bonnet de bain couleur chair. Régis s’approche, vigilant, prêt à déguerpir au moindre signe d’éveil. Mais Dickovski est immobile. Régis peut maintenant voir qu’il est chaussé d’une paire de lunettes miroirs rectangulaires. Il avance encore. Les gémissements sont lointains et étouffés mais on sent qu’ils grimpent en intensité. Régis ne peut s’empêcher de sourire en espérant que Mark, c’est ainsi que Mister Monk l’a appelé, ne soit pas un éjaculateur précoce. Le bonnet a l’air constitué d’une substance souple, proche du latex, mais plus organique, genre peau de porc ou de chat nu. Il est constellé de petits cratères desquels partent des filaments translucides évoquant des tentacules de méduse. Ces derniers paraissent flotter jusqu’à une boîte rectangulaire d’un noir abyssal qui évoque aussitôt à Régis le monolithe de 2001, l’Odyssée de l’espace, encastré dans une cloison translucide. Une silhouette est visible de l’autre côté de la cloison mais il est difficile de l’identifier. Il se prépare à contourner ce paravent vitré lorsqu’un mouvement lumineux sur les verres des lunettes attire son attention. Il s’approche du visage de Dickovski, assourdi par les battements de son propre cœur. Des gouttes de sueur l’obligent à cligner des yeux et un souffle de panique lui fait croire que ses paupières sont aussi bruyantes qu’un battement d’ailes.
Des lignes de code défilent à toute vitesse sur les écrans des verres miroirs. Et, bien que ceux-ci ne soient pas verts sur fond noir, Régis ne peut s’empêcher de penser à Matrix. Il réalise simultanément qu’il a perdu la notion du temps. Mark et Sarah peuvent mettre un terme à leurs ébats d’un instant à l’autre, le Morse émerger… Il ferait bien de ne pas traîner.
Il contourne le paravent vitré, tout en observant le monolithe encastré dans la brane d’un univers ekpyrotique. Régis est un scientifique, féru de science-fiction, et le délire ne l’effraie pas. Son imagination est hyperactive, mais lorsque la forme qui se découpait sur l’écran polarisé de la vitre dévoile sa véritable apparence, il titube, écartelé entre le dégoût et la sidération.
*
Mark et Sarah m’ont ramenée dans ma suite. Ils m’ont couchée et je me suis aussitôt endormie. Je me réveille en éprouvant une étrange sensation… Je repense au corbeau. Il m’a parlé, c’était donc une hallucination, mais alors pourquoi l’ont-ils capturé ? On ne capture pas une hallucination, sauf si… on en est une soi-même. Deux gélules, une verte et jaune et l’autre, plus originale, transparente, remplie d’un liquide gluant évoquant le miel et granité de petits cristaux anthracite, sont posées dans une coupelle en plastique sur la table de nuit. Je me prépare à les avaler lorsque Nick pénètre dans la pièce. Je n’ai pas entendu arriver l’hélicoptère. Il a le souffle court et les joues rosées, comme s’il s’était dépêché de venir.
— Attends. Repose ça.
Je regarde la gélule transparente, qui paraît presque vivante entre mes doigts.
— Un problème ?
Il s’assoit sur le lit à côté de moi. Reprend son souffle.
— Tu te souviens de quoi ?
— De quoi tu parles ? De ce qui s’est passé tout à l’heure… avec le corbeau ?
— Entre autres.
— Tu veux savoir quoi ? C’était une hallucination, n’est-ce pas ?
— Ce n’était pas la première fois que tu le voyais et tu ne m’en as jamais parlé.
— J’en ai parlé à Romstiken. D’habitude, tu souhaites juste que mes hallucinations disparaissent, qu’est-ce que celle-ci a de spécial ?
ck reste silencieux.
— Ce corbeau existe vraiment, n’est-ce pas ? Et vous l’avez réellement capturé…
ck soupire. Je sens qu’il hésite. Ce n’est pas très bon signe quant à la fiabilité de ce qu’il va dire. On est toujours plus sincère lorsqu’on répond du tac au tac que lorsqu’on mûrit sa réponse…
— Oui. Nous l’avons capturé et… disséqué. Il s’agit d’un animal bionique.
— Un animal… bionique ?
— Une machine sophistiquée. Un animal modifié, truffé de composants électroniques.
— Et qui est capable de… fabriquer un engin pareil ?
— Technologie de pointe. À Palo Alto, ce ne sont pas les labos qui manquent.
— Mais que faisait-il là ? Il m’espionnait, pourquoi ?
— C’est ce que j’aimerais découvrir… Depuis quand traîne-t-il dans le coin ?
— Je ne sais plus… Je pensais qu’il s’agissait d’une hallucination, c’est ce que pensait Romstiken, et tous ces cachets… Je finis par ne plus très bien savoir où j’en suis…
— Fais un effort.
C’est venu d’un coup. Une lassitude. Un agacement. Trop de questions et pas assez de réponses. Je me suis levée en hurlant.
— Tu me fais chier avec ton corbeau ! Qu’est-ce que tu en as à foutre de savoir depuis quand il traîne dans le coin ? !
ck me saisit le bras.
— Calme-toi, Priss… Assieds-toi.
— Tu ne me dis jamais la vérité. Tu mens comme tous les autres. Je le sais, je le sens, et je ne le supporte plus.
Ses doigts me serrent de plus en plus fort.
— Lâche-moi, tu me fais mal !
ck paraît désemparé. Un sentiment qui se renouvelle et qui lui était pourtant étranger.
Il lâche brusquement mon bras.
— Excuse-moi… Je…
J’ai peur.
— Tu m’as empêché de prendre les médicaments ? Pourquoi ?
Il n’a pas besoin de répondre. Je connais la réponse. Ils m’aident à oublier certaines choses, comme par exemple un corbeau qui parle, et à en tenir d’autres dans l’ombre, comme…
— L’accident !
Je fixe Nick et je sens la panique monter dans mes veines, crépiter le long de mes nerfs.
— Elles sont mortes, hein ? Elles sont mortes dans ce putain d’accident !
ck me secoue. Et je ne peux m’empêcher de laisser fuser un rire nerveux. Un rire qui m’effraie moi-même.
— Je les ai tuées !
ck me gifle. Il transpire à grosses gouttes. Il ne dit rien. Il est sidéré.
Le bruit de la tôle, du verre brisé. L’obscurité… C’est un vrai souvenir. Mon Dieu…
Gagnée par la panique, j’essaie de saisir les gélules. Pour oublier de nouveau… Mais… Les murs saignent. Ils ne sont plus faits de béton et de plâtre mais de chair et d’os, de tendons et de muscles.
— La clinique… Elle est blessée… Elle va mourir !
— Qu’est-ce que tu racontes ?
ck ruisselle. Son visage est rouge et gonflé comme s’il allait exploser.
En face de moi, le mur se fissure, incisé par un scalpel géant. Le sang perle sur les bords de la plaie. Une lumière bleue métallique jaillit à travers la fente, ou plutôt coule, tel du mercure, jusqu’à constituer une sorte de miroir liquide. J’avance, fascinée. Nick essaie de me retenir, mais il est faible, tremblant, ridiculement fragile. Il insiste, ma chemise se déchire, libère ma poitrine, mon souffle…
J’entends sa voix loin derrière moi… Très loin… Comme si je m’éloignais de lui à très grande vitesse. Et le miroir m’avale.
*
Régis pense d’abord à une momie, puis, réalisant que la poitrine se soulève et s’abaisse lentement, à un zombie, sans trop savoir quelle est réellement la physiologie de ces derniers. Le corps est nu et il s’agit incontestablement d’une femme. Elle paraît reposer sur une couche d’air pulsé. Des bras mécaniques terminés par des sortes de palpeurs s’activent sur sa peau qui, malgré les soins apportés, est maculée d’escarres. Il s’approche et découvre le visage de la femme, totalement parcheminé, d’une teinte jaunâtre, par endroits à la limite de la décomposition. Ses paupières sont fermées et légèrement purulentes. Elle ne porte pas de lunettes mais son crâne est entouré d’un bonnet moulant identique à celui de Dickovski, et une masse de fins tentacules s’en échappe pour aller se ventouser autour du monolithe noir. La belle endormie dont parlait Mister Monk. Drusilla Strange.
Un réflexe nauséeux secoue ses tripes. Il met une main devant sa bouche en se disant qu’il est temps de quitter les lieux, lorsque les paupières de la momie s’ouvrent. D’un coup. Clac ! Ses yeux écarquillés fixent Régis. Puis elle se redresse en un mouvement mécanique. Il voit son visage foncer vers le sien et ne peut s’empêcher de hurler. La momie hurle à son tour. Puis ses paupières se referment tout aussi brusquement qu’elles s’étaient ouvertes et le haut de son corps retombe en arrière. L’air pulsé amortit sa chute.
Régis part en courant, le regard fixé sur les portes rouge et or de l’ascenseur. La clef zippe, les portes s’ouvrent. Il pénètre dans la cabine au moment même où Mark jaillit de la salle de garde, torse nu, en essayant de boucler sa ceinture, aussitôt suivi par Sarah, qui enfile sa blouse sans avoir eu le temps de remettre son soutien-gorge. Mark a dû entendre le bruit des portes de l’ascenseur car il se retourne alors qu’elles finissent juste de se refermer.
*
De l’autre côté du miroir le décor est identique. Un garçon aux cheveux blonds et bouclés me regarde. Je ne le connais pas. Je suis allongée, alors que j’étais debout une seconde plus tôt. La peur me gagne. Je veux me redresser, mais je ne maîtrise pas mes mouvements. Je pars brusquement en avant. Mon visage s’approche à toute vitesse de celui du jeune homme. Il se met à hurler. L’angoisse monte d’un cran et je hurle à mon tour. Des mains me saisissent et me tirent en arrière. Je résiste un moment mais je suis trop faible… Une pensée étrange traverse mon esprit : De quel côté du miroir suis-je vraiment ?
Je suis de nouveau sur mes jambes mais je perds l’équilibre et me retrouve dans les bras de Nick. La tête me tourne. J’ai juste le temps d’apercevoir son visage. Il est rouge et en sueur. Il a du mal à respirer. Et je m’évanouis.