Régis se laisse distancer par le petit groupe qui se dirige vers le débarcadère pour emprunter la navette en direction de Tiburon. Il reste un instant immobile sur la plage, le regard rivé sur Borderhouse. De lourds nuages gris boursouflés de cloques anthracite planent au-dessus de la clinique. Le reste du ciel est bleu. Un bleu métallique, astringent, qui l’oblige presque à grincer des dents. Il n’arrive toujours pas à décoder ce qui s’est produit dans la suite de… Drusilla Strange. Il n’arrive même pas à croire que cela s’est vraiment produit. Il pivote lentement vers la mer, verte, balafrée de traînées couleur rouille. Carla lui fait signe de se dépêcher. Le reste du groupe est en train d’embarquer et le moteur commence à vibrer.
— M. Lynaster ?
Costume gris, chemise blanche, chaussures noires, lunettes verres miroirs, coupe en brosse. Les choix sont simples : FBI ou garde du corps.
— M. Dickovski désire vous parler.
Régis déglutit, son rythme cardiaque s’accélère. Il aurait préféré l’option FBI. Il indique le bateau et l’embarcadère vide.
— La navette va partir et…
— Ne vous inquiétez pas pour ça.
L’homme laisse négligemment bâiller le pan de sa veste qui dévoile la crosse d’un Beretta bien lustré dépassant de son holster.
Que ce geste soit intentionnel ou pas, Régis n’insiste pas et suit l’homme en direction de l’ascenseur.
Dickovski l’attend près de l’hélicoptère. Un Bell 525 flambant neuf. Le pilote est aux commandes et les pales tournent déjà, ce qui ne présage rien de bon.
— Vous avez eu tort de ne pas profiter une dernière fois de la pétulante Carla Rovensky.
— Je n’en avais pas spécialement envie, rétorque Régis, déstabilisé par une telle entrée en matière et ne sachant trop où le Morse veut en venir.
— Dommage, vous auriez peut-être eu un alibi.
La température, déjà très élevée, paraît devenir bouillante. Une goutte de sueur perle sur son front.
— Que… voulez-vous… dire ? bredouille Régis.
Dickovski indique la porte ouverte de l’hélicoptère.
— Montez, on poursuivra cette discussion en vol.
Régis jette un coup d’œil vers la mer et aperçoit la navette, qui file en direction d’Angel Island.
Le garde du corps s’est positionné à côté de l’entrée. Les pales de l’hélicoptère tournent au ralenti, à quelques millimètres de ses cheveux coupés en brosse.
Aucune marge de manœuvre. Régis grimpe dans l’hélicoptère sous le regard acide du Morse.
*
Régis a l’impression que l’océan palpite sous le ventre de l’appareil telle une bedaine flasque.
— Il s’est passé quelque chose d’étrange cet après-midi, dit le Morse comme s’il engageait une conversation anodine, affalé dans un des spacieux fauteuils revêtus de cuir blanc frappés du logo rouge et or de la Biosoft. Un technicien a aperçu un individu se glissant dans un ascenseur privé, qui dessert une suite à l’accès rigoureusement contrôlé. Les enregistrements ne donnent rien mais de petits bugs, quasi insignifiants, d’une poignée de pixels, laissent supposer qu’ils ont pu être trafiqués.
— Et vous avez pensé à moi.
Le Morse acquiesce.
— Mon sixième sens.
— Mais comment aurais-je pu faire un truc pareil ?
— Je t’ai sous-estimé.
— Mais…
— Tu as raison, je ne peux rien prouver, sinon je t’étranglerais là, tout de suite, de mes propres mains. Mais ça ne servirait qu’à satisfaire ma rage. Si tu venais à disparaître, Nora ne me lâcherait plus. Je serais obligée de la tuer aussi. Et je n’aimerais pas en arriver là.
— Quelle bonté d’âme !
Régis n’a même pas le temps de voir Dickovski bouger. La main claque contre sa joue et un gong résonne sous son crâne. L’espace d’un instant, il croit perdre connaissance. Un voile noir ponctué d’étoiles au cœur d’un halo rouge vif. Puis les étoiles se diluent et la lumière revient.
— On ne s’amuse plus, là, OK ?
Régis grimace, en proie à une douleur réverbérante. Il acquiesce péniblement.
L’hélicoptère se pose sur le toit de la Biosoft. Dickovski descend en premier puis le garde du corps fait signe à Régis de le suivre et il ferme la marche. Le pilote coupe les moteurs et le silence se fait brutalement impressionnant. On entend bruire les insectes de métal au pied du building, quelques centaines de mètres plus bas.
Régis a vu beaucoup de films, trop peut-être, et la première idée qui lui vient à l’esprit est radicale : la chute malencontreuse et l’écrasement de son corps sur le bitume, mais si Dickovski avait envisagé une telle extrémité, il l’aurait déjà jeté par-dessus bord en pleine mer. Il ne veut probablement pas expliquer ce que faisait Régis Lynaster sur le toit de la Biosoft ou dans son hélicoptère. Reste une solution moins radicale mais finalement plus efficace : le passage à tabac.
Mais rien de tout cela ne se produit. Dickovski le prend par les épaules et l’entraîne vers l’ascenseur.
— Je ne sais pas ce que tu es susceptible de raconter à Nora, mais je te conseille de lui en dire le moins possible, car si je la vois de nouveau traîner dans les parages, je serai obligé de sévir. OK ?
Il acquiesce, presque étonné de s’en tirer à si bon compte. Dickovski l’abandonne dans le hall et remonte dans sa tanière.
*
Régis se dirige vers le métro en se demandant ce qu’il doit faire. Appeler Nora ? Pour prendre des nouvelles, bien sûr, mais pour lui dire quoi ? Que Drusilla Strange est une momie ? Que Dickovski l’a frappé ? Qu’elle a intérêt à oublier tout ça, si elle ne veut pas que son père devienne très méchant ?
Il distingue alors un mouvement à l’angle de sa vision, puis une main se referme sur son bras et l’entraîne violemment dans une ruelle. Un autre homme le pousse brutalement. Le premier est blond, le second brun. Ils ont tous deux la trentaine et sont élégamment vêtus. Régis constate que les lieux ressemblent plus à l’arrière-cour d’un restaurant qu’à une ruelle. Des poubelles, quelques détritus épars. Dans un coin un chat s’amuse avec une carcasse de poulet. Le blond claque des mains pour le faire fuir. Le brun se plante devant Régis.
— Bon, ne perdons pas de temps. On a d’autres chats à fouetter.
Le blond ricane.
— Toi, t’es ouf !
Une sonnerie. Le blond sort un portable de sa poche, l’approche de son oreille, puis le tend à Régis.
— Tiens, c’est pour toi.
— Pour… moi ?
Régis prend le téléphone et le porte, tremblant, à son oreille.
— Tu es plus dur que ce que je pensais…
La voix de Dickovski.
— Une raclée ne devrait pas trop te freiner. Mais imagine la même chose sur Nora, avec ta sex-tape en prime…
Le Morse raccroche. Et le premier coup arrive. En plein ventre. Régis se plie en deux mais un uppercut à la mâchoire le redresse. À partir de là, il ne sait plus très bien d’où viennent les coups. Le brun et le blond sont des machines de précision. Faire mal sans rien casser. Ou presque…