La baignoire blanche. Le corps laiteux de Susan. L’eau rouge. Ou plutôt rosée, des filaments coagulés, toile d’araignée autour des jambes, du ventre, les bras plongeant à la verticale comme deux branches mortes. La lame de rasoir sur la céramique. Au centre d’une constellation de gouttes grenat. Une esthétique forte qui pare la scène d’une touche quasi abstraite.
Un film qui tourne en boucle.
Deux jours sans sortir, sans manger. Robinet qui goutte. Impact sur le marbre. N’appeler personne. Surtout pas Régis. Éviter de le faire sombrer avec elle. Se laisser mourir. Seule…
Puis Mado est venue. Qui l’a prévenue ? Aucune importance. Nora s’est aussitôt effondrée dans ses bras.
Mado lui parle. Sa voix vient de loin. Elle lui dit qu’elle va la soutenir, qu’elles vont se soutenir. Que c’est dur aussi pour elle, qu’elles étaient amies depuis plus de vingt ans.
Nora acquiesce puis donne soudain un violent coup de poing sur la table.
— Elle ne m’a même pas laissé un mot ! Merde !
Elle pleure. Se demande où elle peut trouver toutes ces larmes.
— Pourquoi ? Je voulais juste savoir…
Nora prend la main de Mado.
— C’est normal, hein ? Je voulais savoir…
Mado est désemparée.
— Tu voulais savoir quoi ?
— Pourquoi mon père me déteste.
— Ton père ? Mais je pensais que…
— Oui, je le pensais aussi. Susan a menti. Elle savait très bien de qui il s’agissait. Elle l’a toujours su.
Mado la prend par les épaules et la serre contre elle.
— Je vais te préparer un grog et tu vas me raconter ce que tu as sur le cœur. Tu verras, ça ira mieux après.
*
Nora lui a tout raconté d’une traite, sans reprendre son souffle, comme si elle redoutait que les mots se décomposent s’ils restaient trop longtemps dans sa bouche. San Francisco, la Biosoft, le restaurant d’ikizukuri.
Dickovski.
Mado reste plusieurs minutes silencieuse, totalement effarée, puis dit :
— C’est monstrueux !
— Nous sommes d’accord.
— S’il te méprise à ce point, on peut comprendre que Susan ait tenté de le tenir loin de toi, non ?
— Non. Elle ne pouvait pas me le cacher indéfiniment.
— Tu as découvert son existence par hasard.
— À un moment ou à un autre ça devait arriver. Maintenant, c’est encore pire, je connais son existence, mais pas la vérité. Et je ne la connaîtrai probablement jamais.
Mado penche un instant la tête en arrière, plongée dans ses réflexions. Puis elle fixe Nora d’un regard étrange.
— Pas sûr…
*
– Au lycée, on était de bonnes copines. Plutôt bosseuses. On a eu le bac avec mention et on s’est toutes les deux inscrites en fac. J’ai abandonné au bout de trois mois et ta mère y est restée dix ans. Ce qui explique peut-être pourquoi on s’est rapidement perdues de vue. Passer des heures à apprendre par cœur des formules ou des citations, c’était pas mon truc, plus mon truc en tout cas. J’avais envie de vivre, de m’amuser, de rencontrer des gens. Et le Bar des Oiseaux, puis le théâtre m’ont comblée, mais je ne vais pas m’étendre sur le sujet car il me faudrait un mois pour tout te raconter.
Mado sourit, songeuse. Nora lui prend la main.
— Tu m’as presque élevée et je réalise que je te connais à peine. Un peu égoïste, non ? Tout ramener à soi, ne même pas chercher à savoir d’où viennent ceux qui vous aiment, ce qu’ils ont vécu de gai ou de triste. Tout d’un coup, je me dégoûte un peu.
Mado lui frotte gentiment la tête.
— Arrête… Tu n’as rien à te reprocher. La plupart des post-ados n’assurent pas autant que toi. Là, tu dois affronter la douleur. Tu peux t’effondrer ou te battre. Mais si tu te bats, tu finiras par vaincre également le mépris…
Nora éclate de nouveau en larmes. Puis elle respire un grand coup et vide son bol d’une traite.
— Super, ton grog ! Alors, vous vous êtes perdues de vue… Mais ça n’a pas duré ?
— Une douzaine d’années tout de même. Nous nous sommes retrouvées à la maternité de Grasse.
— Pour ma naissance ?
— Juste après. Ma sœur habitait, et habite toujours, à Peymeinade. Son premier enfant, une fille, est né un jour après toi. Ce sont elles que j’allais voir. C’est le hasard qui nous a de nouveau réunies.
— Le hasard n’existe pas. Plus. Les choses se font ou ne se font pas, et lorsqu’elles se font, il faut se demander pourquoi…
— Tu es bien la fille de Susan, sourit Mado. Ce jour-là, elle était totalement désemparée et elle n’a fait que pleurer. Toi, tu étais en couveuse, en observation, mais tu n’avais rien de grave, tu étais juste arrivée trois semaines trop tôt. C’était autre chose qui la tourmentait. Et elle s’est épanchée. Elle avait besoin de parler. Il faut dire que quasiment personne ne venait la voir, juste un ami à elle. Je l’ai croisé une fois. Un homme étrange, très marqué lui aussi. Maigre, inquiétant…
— Charles Darnel ?
— Possible. Tout ça est un peu ancien, mais ce nom ne m’est pas étranger…
— Tu saurais le reconnaître d’après une photo ?
— Peut-être.
Nora se lève et revient avec une enveloppe. Elle en sort deux photos et tend à Mado celle qu’elle a prise à l’exposition de Nirvana Bay.
Mado l’observe un instant.
— Oui, il est en bien meilleure forme, mais c’est celui qui se tient debout derrière Susan. À côté d’elle, c’est Dickovski ? Vu le regard qu’ils échangent, ils ont l’air très amoureux.
— Malheureusement, ça n’a pas duré.
Nora tend une autre photo.
— Celle-là, c’est Darnel qui l’a prise. La seule photo que Susan a gardée de ma naissance. Comme si c’était un souvenir sur lequel elle ne voulait pas s’appesantir…
— Vu ce que lui a fait subir Dickovski, ce n’est pas très étonnant.
— Oui, mais ça n’explique pas tout.
— Tu as raison. Il y a autre chose.
— Décidément, tout le monde a pris un malin plaisir à me masquer la vérité…
— Nora… Avec ce qui t’est arrivé, tu as le droit d’être un peu paranoïaque, mais crois-moi, je ne t’ai rien caché du tout. Ce que je vais te révéler ne me paraissait pas avoir la moindre importance pour toi, cela risquait juste de t’attrister inutilement.
— Et alors ?
— Maintenant, je n’en suis plus si sûre.