Nora tire les rideaux. Le soleil explose dans la chambre. Régis ne bouge pas d’un cil. Il est étalé sur le ventre, nu au milieu des draps froissés, et sous la lumière crue, Nora dénombre plusieurs marques qui n’ont de bleu que le nom, tirant vers le vert, le jaune, le noir. Elle se penche et l’embrasse délicatement au creux des reins. Il bouge un bras puis relève une paupière, que l’intense lumière lui fait aussitôt refermer.
— Je crois bien que cette fois-ci c’est toi qui as passé une bonne nuit…
Régis s’étire et se tourne péniblement sur le dos.
— Quelle heure est-il ?
— Pas loin de midi.
Il écarquille brutalement les yeux.
— Merde, et ton rendez-vous ?
— Je suis déjà revenue. Et ça s’est très bien passé. Le procès-verbal est signé. Ils vont se charger de l’incinération. Par contre…
Régis se redresse en bâillant.
— … cette nuit, j’ai fait un cauchemar qui m’a dissuadée d’aller voir ta mère.
Régis fronce le nez, comme s’il se préparait à éternuer.
— Je ne comprends pas ce que tu racontes.
Nora s’assoit sur le lit à côté de lui.
— Il faut dire que l’idée que j’avais eue était stupide.
Régis prend Nora par la taille et l’embrasse. Sur la bouche, puis dans le cou. Nora le repousse.
— Arrête, ce que j’essaie de te dire est très important.
Régis soupire.
— Je t’écoute. Mais sois moins elliptique… C’était quoi cette idée ?
— Je voulais me faire remodeler le visage pour ressembler à… Drusilla Strange.
Régis se lève d’un bond.
— Quoi ? ! Mais t’es totalement dingue !
— Oh ça va, inutile de monter sur tes grands chevaux… Puisque j’ai dit que j’avais abandonné l’idée et que je la trouvais stupide !
— Mais ça t’aurait servi à quoi ?
— Essayer de séduire mon père par d’autres moyens…
Régis gonfle ses joues et se gratte le front. Il ne sait même plus quelles mimiques adopter pour signifier son effarement.
— C’est totalement insensé !
— Je sais, et même si je n’avais pas fait ce cauchemar, j’aurais laissé tomber. Je ne sais plus très bien où j’en suis, tu comprends ? Et puis, qui n’est pas insensé dans cette histoire ? Dickovski ? Et ma mère, tu crois que je peux la prendre en exemple ? Toi, peut-être ? Qui pensais être en possession d’une clef extraterrestre ? !
Régis se laisse retomber sur le lit.
— OK. C’est indispensable : on va prendre quelques jours de vacances, au Brésil, en Grèce, en Italie, en Islande ou ailleurs… Choisis.
Nora secoue la tête.
— Non.
Régis ferme les yeux.
— J’étais dans l’appartement de Dickovski, poursuit Nora, au dernier étage de la Biosoft.
— Quand ça ? s’agace Régis, l’air perdu.
— La nuit dernière. Je te parle de mon cauchemar, là… Mon regard s’est posé un court instant sur l’hologramme de Drusilla Strange et un détail que j’avais vu la première fois, mais que je n’avais pas dû engrammer, s’est imposé.
— Un détail… Quel détail ?
— Clinodactylie des auriculaires.
— Et en français ?
— Drusilla Strange a les petits doigts tordus.
Nora tend ses auriculaires devant Régis.
— Comme les miens.
*
Régis ouvre la porte du bureau et s’efface pour laisser passer Nora.
— Hal ?
— Bonjour, Régis.
— Récupère tout ce que tu peux trouver comme élément biographique sur Priscilla Rosetawer, puis effectue des recoupements avec Nick Dickovski et Susan Keller-Dickovski. Fais-nous une synthèse et si tu trouves des photos de groupe, récupère-les.
Puis, s’adressant à Nora :
— Tu espères trouver quoi ?
— Priscilla a la même déformation des auriculaires que moi.
— Ça, j’ai compris, mais ça prouve quoi ?
— Dans l’absolu, rien. Mais en règle générale, si un des deux parents souffre de clinodactylie, les enfants en héritent.
— Non ! Tu ne sous-entends tout de même pas que…
— Je ne laisse rien de côté. On ne maintient pas sa gamine dans l’ignorance pendant vingt ans pour des broutilles…
Nora fixe alors l’œil rouge de Hal étalé sur le bureau.
— Ajoute Charles Darnel à la liste. Il était lui aussi aux États-Unis à l’époque. On ne sait jamais…
— C’est fait, répond Hal dans la foulée.
— Tu réponds à Nora, maintenant ? lance Régis, sidéré.
— Paul l’a incluse dans la liste familiale.
Sourire de Nora.
— Je crois que ton père aimerait bien qu’on reste ensemble.
— Régis, Nora, veuillez m’excuser mais j’ai terminé ma recherche. Priscilla Rosetawer a travaillé à la fin du siècle dernier et au début du siècle suivant pour les plus grands couturiers. Nick Dickovski a été son époux pendant trois ans, avant qu’elle ne meure des suites d’un traumatisme crânien provoqué par un accident de la route. Aucune connexion directe avec Charles Darnel, qui avait à l’époque repris son poste à Nirvana Bay depuis plus d’un an. Rien d’intéressant sur Susan jusqu’à la naissance de Nora à l’hôpital de Grasse. Mais de nombreuses connexions avec Priscilla Rosetawer. Elles ont, toutes deux, été mariées à Nick Dickovski et ont le même père, Michel Keller.
— Stop ! Arrête ! s’exclame Nora, abasourdie. Vérifie cette dernière information.
— J’ai consulté les actes de naissance. Priscilla Rosetawer a gardé le nom de sa mère, mais Michel Keller l’a reconnue.
— Il peut s’agir d’un homonyme…
— J’ai effectué une centaine de recoupements. Impossible d’avoir le moindre doute. C’est la même personne.
— Bordel de merde !
— C’est-à-dire ? demande Hal.
— Ta gueule !
— Régis, aurais-je…
Régis fait glisser son doigt sur l’écran mouchoir et déconnecte Hal.
— Je vais chercher deux bières.
*
Ils se sont installés sur la terrasse. Le bleu outremer du ciel glisse sur une mer d’huile. Sous l’ombrière, la température est caniculaire.
Régis a pris un café puis a retrouvé Nora sur le sentier de la bière.
— C’est toi qui disais que j’étais dingue ? insiste Nora. Il y a de quoi le devenir, non ? !
Régis approuve sans retenue.
— Ta mère et Drusilla Strange…
— Elle s’appelle Priscilla Rosetawer.
— OK. Simplifions : Susan et Priscilla sont demi-sœurs.
— En tout cas, elles l’étaient.
— Tu as l’intention de reprendre toutes mes formulations ! ?
Nora ferme les yeux.
— Excuse-moi, je sature.
— Tu peux aller te reposer un moment, si tu veux ?
— Surtout pas.
— Alors, je continue… Priscilla vivait aux États-Unis. C’était un mannequin réputé, elle avait donc probablement un grand appart ou un loft, voire plusieurs, et a dû réceptionner le trio à San Francisco.
— C’est sa sœur que ma mère a vu mourir à côté d’elle.
— Oui, ça a dû être très dur, mais Priscilla Rosetawer n’est pas morte. Je l’ai vue, j’ose à peine dire en chair et en os, à Borderhouse. Faire croire à son incinération n’a pas dû être trop compliqué pour Dickovski.
— C’est tout de même frustrant d’avoir à imaginer ce qui s’est passé. De n’avoir aucune certitude… Dickovski ne dira jamais rien, Susan est morte et Priscilla est dans le coma.
— Il reste Darnel.
Le visage de Nora s’illumine soudain.
— Appelle Jack, pour voir comment le contacter.
— Il est peut-être à la retraite, voire parti finir sa vie dans un trou perdu.
— Arrête, tu vas nous porter la poisse. Appelle Jack et on sera fixés.
— Qu’est-ce qui te fait dire que j’ai son numéro ?
— Hé ho, c’est bon, n’en rajoute pas.
Régis sort son portable et pianote sur l’écran.
Quelques secondes plus tard, la communication est établie.
— Allô, Jack ? C’est Régis (…) Oui, oui, tout va bien. Enfin, plus ou moins, je t’expliquerai lorsqu’on se verra. En attendant, je voulais savoir si Charles Darnel travaille toujours à Nirvana Bay et si tu pouvais lui transmettre un message de la part de Nora (…) Non ? ! Oh merde… (…) Oui. D’accord, je transmets… On se rappelle.
Régis glisse le portable dans sa poche d’une main tremblante.
— Eh bien, que se passe-t-il ?, s’inquiète Nora.
— Pour Darnel, ça ne va pas être possible.
— Pourquoi ? Il est injoignable ?
— Plutôt. Il est mort.