L’Aston Martin file sur la route du bord de mer. Nora regarde défiler sur sa gauche les ondulations minérales des quatre monstres de pierre qui protègent la baie des Anges.
— Je ne sais pas ce que nous réserve l’avenir, mais j’ai l’impression qu’un cycle est en train de se boucler.
— Qu’est-ce qui te fait dire ça ?
— C’est la canicule et j’ai la chair de poule.
— Les vitres sont baissées, il y a de l’air et tu es en sueur. C’est normal…
— Et puis tout a basculé à Nirvana Bay.
— Et je ne suis pas sûr que ce soit une bonne idée d’y retourner.
— Nous n’avons pas le choix. En tout cas, moi je ne l’ai pas.
Nora regarde pour la centième fois sur l’écran de son portable la photo qu’Hal a trouvée sur le Net. Dickovski a fait le ménage. Quasiment pas de photos, très peu d’éléments biographiques, mais Hal a exploré le moindre recoin et trouvé un cliché pris lors de l’inauguration du premier labo de la Biosoft à Mountain View. On y voit Susan et Nick enlacés, apparemment encore amoureux, et Priscilla et Charles en train de trinquer, une coupe à la main. Le regard de Darnel en dit long sur ses sentiments à l’égard de Priscilla. En séduisant Drusilla Strange, Dickovski a fait deux victimes…
Mais ce qui fascine le plus Nora, c’est le motif imprimé sur le T-shirt Nevermore de Darnel. Un buste d’Edgar Poe avec une araignée plaquée sur un œil, et deux corbeaux qui paraissent monter la garde. Elle l’examine pendant plusieurs minutes.
— Le corbeau qui est venu sur le balcon de l’institut médico-légal n’était pas là par hasard.
— Qu’est-ce que tu racontes ?
— Darnel a un T-shirt à l’effigie d’Edgar Poe entouré de deux corbeaux.
— Et alors ? Ça ne prouve strictement rien. Il y a des tas de corbeaux dans la nature. Tu en as vu un hier, OK, c’est un pur hasard.
— Il n’y a pas de hasard, il n’y a que des rendez-vous.
— La phrase est belle, mais la réalité l’est moins.
À l’instant même, ils pénètrent à l’intérieur du tunnel végétal et la lumière se referme sur eux.
— Tu trouves ? L’instant a pourtant un certain charme !
Le soleil fait ses gammes dans les trouées du feuillage.
— C’est étrange. J’ai l’impression de connaître cet endroit depuis toujours. C’est la forêt de Brocéliande.
— Impossible, elle est en Bretagne.
— Non, elle est nulle part et partout. Elle est la forêt où on se perd et celle où on se retrouve. Elle est le Graal.
— Les lieux t’inspirent, dis-moi.
Régis gare l’Aston Martin sur le parking du funiculaire.
— Finalement, Jack s’en remet à Nirvana. Si elle te laisse passer, il fera ce que tu voudras.
— Et si elle refuse ?
— Eh bien on retourne à la maison.
— C’est stupide… Et bien silencieux tout d’un coup.
— La faune attend le verdict, plaisante Régis.
Nora s’immobilise devant la cabine du funiculaire. Un oiseau lance un dernier cri étouffé et la porte vitrée coulisse en chuintant.
Nora se tourne vers Régis et lui prend la main. Elle affiche un sourire moqueur.
— On ne sait jamais, Nirvana risquerait de te virer.
Les portes vitrées se referment. Nora ne lâche pas la main de Régis et son visage s’assombrit.
— Finalement, tu as peut-être raison. On devrait partir loin, encore plus loin que le Brésil, sur la Lune ou sur Mars. Mon obsession a déjà fait deux victimes…
— Tu ne peux pas dire ça, s’offusque Régis. Il n’y a qu’un responsable dans cette histoire, c’est Dickovski ! Ce que tu as fait était normal. Il n’y a rien d’extraordinaire à désirer la reconnaissance de son père.
— Exact, mais c’était dès le départ voué à l’échec. Susan avait raison. Mon père ne m’aimera jamais. J’ai remué toute cette merde pour obtenir quoi ? La mort de ma mère et celle de Darnel, qui cherchait probablement lui aussi à me protéger.
— Ça, on ne le sait pas encore avec certitude. Vu ce que nous a dit Jack, il y a des chances, mais attendons de voir…
Nora serre Régis dans ses bras.
— J’ai peur. Terriblement peur. Je suis morte de trouille.
— Ce ne sont que des notes.
— Je n’ai rien d’autre. Tout ce que je peux encore apprendre se trouve là…
Régis acquiesce. L’ascenseur s’immobilise.
— Que ce gâchis serve au moins à quelque chose.
*
Jack les a réceptionnés à la sortie du funiculaire et les a aussitôt conduits au laboratoire de Charles Darnel.
— Houuu ! Hallucinant ! s’exclame Régis.
Nora reste interdite. Elle s’attendait à trouver une pièce de couleur claire avec des empilements de disques durs, d’écrans et de moniteurs. Alors que là…
Les murs sont recouverts de posters et d’affiches d’ambiance gothique et le reste est un véritable foutoir. Un amoncellement d’appareils à la fonction indéterminée, enchevêtrés dans une forêt de câbles, voisinent avec des piles de cartons à pizza, de boîtes de conserve plus ou moins bien récurées, de bouteilles vides de Coca et de Jack Daniels et des tas de cendriers bricolés avec tout ce qui est ininflammable et vaguement creux, débordants de mégots de cigarettes et de joints… Dans un coin, un lit pliant, un sac de couchage roulé en boule, un oreiller avec pour motif un corbeau perché au sommet d’un crâne. Nora hoche la tête en le voyant. Dans le coin opposé, une porte entrebâillée laisse apercevoir une douche et un WC.
— Il ne quittait plus son labo depuis longtemps, précise Jack.
— Ah ouais… Drogues ? Alcool ?
— Whisky et cannabis. Relax.
— Il travaillait sur quoi ?
— Il faisait partie du projet Nirvana, et vu que vous êtes là pour lui, ce n’est peut-être pas terminé.
Nora secoue la tête.
— Je dois reconnaître que tout ça m’échappe un peu.
Jack sourit.
— Normal. Ça nous échappe parfois à nous aussi. Charles Darnel a été la première nourrice de Nirvana. Il était un peu à part. Disons qu’il faisait partie du mystère plus que du projet.
— On l’a retrouvé où ?, intervient Régis.
— Sur ce fauteuil, là. AVC foudroyant.
Jack s’approche d’un vieux siège en cuir noir aux accoudoirs métalliques. Une véritable antiquité. Probablement un ancien fauteuil de dentiste. Nora et Régis le suivent. Sur une petite table, une gerbe de fibres opalescentes sort d’un boîtier en fer à moitié rouillé, lui-même raccordé à un vieil ordinateur. Du côté opposé, un autre faisceau de fibres se déploie sur un casque à la texture organique.
— Il était en immersion. Il a eu un choc violent. Rien à voir avec l’appareillage. On a tout vérifié. Aucune surtension, aucune marque là où le casque était en contact avec la peau ou le cuir chevelu. Il a dû lui arriver quelque chose de grave de l’autre côté…
— Dickovski l’a tué.
— Tu ne peux pas affirmer ça, Nora, la reprend Régis.
— C’est une possibilité, dit Jack. La voie d’accès utilisée par Darnel était bloquée. Il ne pouvait pas se déconnecter lui-même, il n’avait pas prévu d’éjection automatique et personne n’était dans le labo pour le faire manuellement. On ne peut pas le prouver, mais il a probablement été piégé. L’hypothèse de Nora est donc crédible.
Nora respire un grand coup.
— Vous avez des notes qui me concernent directement.
— Oui, je vais les chercher. Il a également laissé de nombreuses notes techniques sur ses virées dans l’univers virtuel créé par Dickovski, mais c’est souvent laborieux et technique. Je vous en dirai l’essentiel.
Jack récupère un carnet noir posé sur la table à côté du foutoir.
Sur la couverture, écrit au feutre blanc : Carnet Debord, et sur la première page : In girum imus nocte ecce et consumimur igni.
— En enlevant ecce, nous obtenons le titre du dernier film de Guy Debord, fait remarquer Nora.
— Oui, Charles Darnel avait un petit côté situationniste, mais vu son âme torturée, je pense qu’il voyait dans cette expression la ronde éternelle des démons dans le feu et la nuit de l’enfer… Les deux pages vous concernant plus ou moins directement sont à la fin du carnet, précise Jack. Des notes pas toujours très claires ni compréhensibles. Ne vous en formalisez pas trop.
Nora prend le carnet, le feuillette rapidement jusqu’aux dernières pages, déglutit et entame la lecture.
Prévenir Susan ? Pourquoi ? Attendre d’en savoir plus ? Dickovski a utilisé notre procédé pour un projet personnel. Nick est un enculé une véritable saloperie. Nick Dick Nick Dick Nick Dick une vraie bite un connard de chez connard. Susan a le droit de savoir qu’elle se le fait mettre mais pas comme elle le voudrait Dick est une bite à lui tout seul et quand il t’encule il te pulvérise…
Nora lève la tête, l’air sonné.
— Oui c’est un peu violent, approuve Jack, compatissant, une sorte d’exutoire, mais je n’allais tout de même pas censurer. Désolé…
Nora se tourne vers Régis, qui hausse les épaules, l’air dépité et impuissant. Elle reprend la lecture…
Univers virtuel hallucinant Nick a dû mettre des milliards pour créer ce truc Une autre réalité ! Putain l’enfoiré, la technique ? copie 4D ? La vraie clinique Borderhouse ? Impossible ! Et tout ça pour lui. Enculé ! Priss ? virtuelle ? humaine ? toubibs / employés / patients Nombreux TROP ! Quelle IA ? énergie colossale ? Nirvana m’a donné un coup de pouce pour passer, c’est sûr / Oh Nirvana ? ! j’écris sur du papier Je te baise hein ? Je te baise ! Ne me dis pas que t’as des yeux ici et que tu vois tout ?
PRISS à peine plus vieille qu’avant sa mort. Merde il faut que j’arrête de la voir de l’observer je me dis qu’elle n’est pas morte et c’est impossible j’ai vu le cercueil pénétrer dans l’incinérateur mais il était peut-être vide Nick l’enculé nous a peut-être enfumés une dernière fois mais bordel elle ne serait pas aussi jeune il faut que je lui parle un corbeau ça ne parle pas et Nick la baise putain il la baise et je les ai vus baiser et putain c’est pas possible elle ne peut pas être réelle ce serait trop dur je vais le tuer je vais trouver le moyen de le démolir ce qu’il fait là n’est pas dans les clous c’est sûr et je trouverai la faille pour le mettre sur la paille l’anéantir une fois pour toutes mais faut que je comprenne comment fonctionne son truc Susan veut garder Nora à l’écart de cette saloperie mais c’est plus possible la petite est partie aux States Compter sur elle pour trouver la faille ? Impossible ! Elle ne voudra pas démolir son père Elle ne me croira même pas sauf si je lui apprends que…
Trop bu trop fumé je vais dégueuler ou tomber dans les vapes Comment je pourrais lui dire ça ? Du genre Susan, ta mère, était extraordinaire Elle a fait tout ce qu’elle a pu pour que tu aies une vie normale Tu le prendras mal peut-être mais ton père est une ordure, un enculé psychopathe. Non, je ne peux pas massacrer son père comme ça un père c’est un père même si c’est le plus gros des enfoirés de la planète. Alors donc, Dickovski qui est pourtant un gros sac à foutre ne voulait pas d’enfants Priss en voulait tu vois mais l’autre ordure était ravie Priss ne pouvait pas en avoir. Problème d’utérus. Susan a accepté de faire la mère porteuse… Oh bordel, est-ce que c’est bien pour la petite que je lui raconte tout ça ? Oui, il faut qu’elle sache à quel point Nick nous a niqués putain il nous a tous niqués avec sa mégalo et son idolâtrie névropathe / Quand Priscilla est morte il aurait pu te tuer ah ouais c’est sûr il aurait pu te tuer en tout cas il a dit qu’il ne s’occuperait jamais de sa fille et il l’a donnée à Susan Ouais il a donné sa fille comme on donne une bagnole et heureusement que Susan était prête à t’aimer parce que sinon je ne sais pas ce que tu serais devenue. Et j’espère que tout ça ne va pas te perturber encore plus mais je veux la peau de Nick et je ne veux plus qu’il embobine ses proches qu’il les pousse au suicide ou leur fabrique de faux souvenirs. Je veux venger tous ceux qu’il a fait souffrir. Je ne devrais pas dire ça mais je veux sa mort…
Nora repose le carnet sur le bureau. Elle est en larmes. Elle ne sait pas vraiment pourquoi. Elle cherchait un père et elle a trouvé une seconde mère. Biologique. Ça la choque terriblement mais, comme Darnel, elle souhaite la mort de Nick. Drusilla Strange, la « momie », est sa mère. Elle a soudain envie de vomir. Une sueur acide perle sur son front. Une goutte tombe de l’arc de Cupidon. Le labo tourbillonne et elle se sent partir…
Jack et Régis la soutiennent de concert puis la font asseoir sur le siège de dentiste.
Jack indique une bouteille de whisky à peine entamée. Régis acquiesce. Il la prend et la débouche sous le nez de Nora. Ses narines frémissent. Sa peau perd sa teinte terreuse, ses paupières papillotent puis s’ouvrent complètement.
— Désolée… J’ai eu un peu de mal à encaisser tout ça.
Elle esquisse un sourire crispé en voyant la bouteille de Jack.
— Ma grand-mère utilisait le vinaigre, mais finalement le whisky c’est pas mal non plus.
Elle prend la bouteille et en boit une gorgée.
— Et puis c’est meilleur, précise Régis. Tu m’as encore foutu la trouille. Ce coup-ci, c’est réglé. Demain on part au Pérou.
— Je me sens bizarre… Susan n’est pas ma mère biologique et cette dernière a possédé mon père.
— Tu prends des raccourcis dangereux, s’insurge Régis. Et puis Darnel a rédigé ces notes en étant totalement ivre et défoncé, il raconte peut-être n’importe quoi…
— Tu oublies les petits doigts tordus, Régis. Il ne doit même pas y avoir une chance sur mille pour que ce ne soit pas héréditaire ET que Darnel ait raconté n’importe quoi. Je fais confiance aux probabilités et j’en conclus que Priscilla Rosetawer est ma mère.
Régis soupire.
— Admettons. Mais tu ne peux pas la rendre responsable de quoi que ce soit alors qu’elle est depuis vingt ans dans le coma.
— Tu as raison, j’ai dit ça sans réfléchir… En fait je pense carrément le contraire.
— C’est-à-dire ?
— Mon père lui construit un passé virtuel dans lequel je n’ai jamais existé. Il lui a volé sa fille et il m’a volé ma mère. C’est inacceptable.
Régis caresse machinalement le pansement qui chapeaute son nez.
— Tu as bien vu ce qu’il est capable de…
Il arrête aussitôt son geste, mais c’est trop tard, les associations d’idées se sont enclenchées, la mécanique neuronale a fait le reste.
Nora s’avance vers lui. Prend sa main droite et fixe l’attelle d’un air songeur.
— Tu m’as raconté des conneries… Tu ne t’es pas fait attaquer par des voyous à l’aéroport !
— Nora…
— Arrête, je le vois bien sur ton visage. Tu ne sais pas mentir. C’est Dickovski qui t’a fait ça, hein ?
— Puisque je te dis que ce sont des voyous !
— Inutile d’insister. Je ne te crois pas.
Régis lève les yeux vers la lumière tremblotante du plafonnier qui stroboscope un instant son visage.
— Bon, OK, c’est Dickovski qui les a envoyés.
Nora gonfle les joues et laisse partir un long filet d’air.
— Tu cherches à me protéger. Je le sais. Mais ça va trop loin. On ne peut plus accepter ça.
— Et on fait quoi ?
— Je vais aller voir Priscilla et tout lui raconter.
Régis en reste muet. Jack laisse échapper un petit rire.
— Impossible. Darnel est mort alors qu’il était en dérive. Personne ne coiffera ce casque pour suivre le même chemin que lui.
— Vous êtes capable de faire marcher son système ?
— Probablement, mais ce n’est pas le problème.
— Pour moi, il n’y en a pas d’autre. Je veux y aller.
Elle hésite un instant, puis conclut :
— Je veux voir ma mère.
Jack secoue la tête.
— Je ne peux pas prendre cette décision. C’est trop dangereux.
— Et Nirvana ?
— Comment ça, Nirvana ?
— C’est bien elle qui dirige le complexe ?
— Disons plutôt Le Projet. Elle tient le rôle de l’observateur non humain et de…
— Je me fous des détails techniques. Elle a le dernier mot ou non ?
— Dans le cadre de l’expérience, oui.
— Et là, on est dans quel cadre ?
— Oh, et puis merde !
Jack récupère le casque qui pendouille un instant dans sa main tel un scalp peu ragoûtant. Puis il le coiffe et allume le périphérique à l’allure de boîte à gâteaux piquetée de rouille.
— Qu’est-ce que tu fais ? s’étonne Régis, passablement inquiet.
— Je contacte Nirvana.
— Tu peux la joindre de n’importe quel poste ?
Jack acquiesce.
— Empreinte neuronale. Immédiatement reconnue – ou pas – par le système… Excuse-moi, mais j’ai du mal à tenir deux conversations à la fois.
— Désolé.
Jack acquiesce en faisant la moue, puis il ôte son casque comme s’il s’agissait d’un bonnet de bain. Le faisceau de fibres tempête.
— Je ne suis pas sûr d’avoir bien compris sa requête… Nirvana veut que vous arrêtiez de coincer la bulle.
Nora reste un instant déconcertée, puis un sourire lui pince la commissure des lèvres. Elle récupère le petit sac à dos qu’elle a posé près de la porte en entrant dans la pièce, l’ouvre et en sort un cœur en bois percé d’un trou.
Elle le tend devant les deux garçons.
— Le cadeau du corbeau.
*
Nora a trouvé la planche Ouija derrière la forêt de fils, glissée dans la luxueuse édition du poème Le Corbeau d’Edgar Allan Poe, traduit en vers équivalents et décrypté avec des commentaires arithmétiques, géométriques & alchimiques par Pierre Pascal. Elle fait référence à l’écrivain bostonien par les mentions DOUBTLESS et NEVERMORE en lieu et place de YES et NO. Un câble constitué d’une gaine transparente remplie d’une sorte de gelée bleue part de la planche, serpente derrière l’ordi et vient se connecter sur la boîte à gâteaux rouillée.
— Et maintenant ? demande Régis, perplexe.
Nora tend la goutte devant son nez. Il se penche et voit la tête de corbeau stylisée entourée de la mention QUOTH THE RAVEN.
— Cette goutte correspond à ce plateau.
— Tu plaisantes !
— Nous allons voir…
Elle inspecte un instant la planche et remarque tout en haut le minuscule haut-relief d’un corbeau sur le buste de Pallas. En dessous, le bas-relief LENORE, nom de la muse défunte du poème, a été rayé et remplacé par PRISS.
Nora pose la goutte sur le plateau, faisant coïncider la découpe circulaire de la goutte avec le cercle qui entoure le corbeau.
La boîte à gâteaux émet un vrombissement sourd, cliquète deux fois, puis une lumière verte s’allume en façade. L’écran de l’ordi s’allume à son tour. L’ensemble, d’allure résolument steampunk, paraît soudain opérationnel. Nora indique l’écran.
— À vous de jouer, Jack.
*
Jack pianote sur le clavier, lui aussi une antiquité ressemblant à l’Apple I, entièrement en bois, conçu par Wozniak, Jobs et Wayne au milieu des années soixante-dix.
— Comment peut-on programmer quelque chose d’aussi complexe avec du matériel aussi pourri ?, s’étonne Régis.
— Darnel est un excentrique et son matériel est à son image, mais comme pour tout, il ne faut pas se fier aux apparences.
Jack tapote l’écran.
— J’ai juste fait des petits ajustements et supprimé l’avatar de Darnel. À moins que vous ne vouliez apparaître sous les traits d’un corbeau.
Nora secoue la tête.
— Sous quelle forme vais-je apparaître ?
— Plus ou moins la vôtre.
— Ce n’est pas très précis.
— Je ne connais pas exactement le système créé par la Biosoft, mais d’après Darnel il est étonnamment performant. Je ne crois pas qu’il y ait à s’inquiéter de ce côté-là.
— Et de quel côté faut-il s’inquiéter ? demande Régis, peu rassuré.
— Dickovski doit laisser le terminal de la Biosoft connecté en permanence pour ne pas perdre le contact avec Priscilla. Si ce n’est pas le cas, vous ne pourrez pas passer. Toujours d’après les notes de Darnel, vous émergerez à la lisière de la forêt. Nick, quant à lui, émerge à bord de son hélico. En espérant qu’il n’ait pas changé de procédure depuis, cela peut vous être utile pour savoir s’il est présent ou pas. Et, malgré l’avis de Nirvana, sachez que je ne suis pas favorable à cette expédition.
— Moi non plus, s’empresse de préciser Régis.
Nora tend le casque à Jack.
— Ajustez-moi ce truc et envoyez-moi là-bas.