Nora franchit un rideau de brume, vif-argent, puis se retrouve… à la lisière de la forêt. Au loin, la mer scintille. Une lumière acide la fait grincer des dents. À quelques dizaines de mètres devant elle se dresse la clinique Borderhouse. Les lieux lui sont relativement familiers, plusieurs fois évoqués par Régis, mais elle a du mal à se dire qu’il s’agit là d’une reconstitution virtuelle. Elle se retourne et arrache une feuille de l’arbre le plus proche. Pour s’assurer qu’il ne s’agit pas d’un rêve. Que ses pieds ne vont pas s’enfoncer d’un coup dans le sol. Heureusement, il y a les odeurs, un mélange de senteurs marines et forestières, et le bruit apaisant des vagues.
Elle a peur. Ne sait pas si elle a fait le bon choix. En offrant à sa mère la vérité, elle va, d’une certaine manière, lui ôter la vie. Mais il s’agit d’une vie falsifiée, l’œuvre d’un manipulateur égomaniaque et obsessionnel. Son père a voulu les laisser dans l’ignorance l’une de l’autre. Inacceptable…
Elle a peur de le croiser. Elle n’ose même pas imaginer ce que cela impliquerait. L’absence d’hélicoptère en vue la rassure quelque peu.
Elle contourne le bâtiment à la recherche de l’entrée principale et croise un vieil homme qui fait mine de ne pas la voir puis revient sur ses pas.
— Excusez-moi…
Nora tressaille. Ne sait quoi dire.
Le vieil homme la dévisage un instant, puis hoche la tête.
— Vous êtes la fille de Drusilla Strange et vous avez emprunté le chemin du corbeau.
Nora regarde autour d’elle d’un air alarmé.
— Ne vous inquiétez pas. Je ne fais pas partie de la sécurité.
— Qui êtes-vous ?
— Régis a dû vous parler de moi.
— L’homme qu’il a rencontré à Borderhouse…
— Nous sommes à Borderhouse.
— Enfin, je veux dire…
— Dans la réalité ?
Nora acquiesce timidement.
— Ce que vous voyez en ce moment n’existe pas, selon vous ?
— Si, mais…
— Pas vraiment, c’est ça ? Et pourtant ici je peux vous serrer la main (ce qu’il s’empresse de faire), alors qu’à… Borderhouse j’aurais dû user de stratagèmes excessivement complexes pour y parvenir.
Il laisse échapper un rire graillonneux.
— Excusez-moi, mais je suis un peu taquin.
Nora, silencieuse, assimile un temps la situation, puis les questions affluent.
— Comment savez-vous que je suis la fille de… Drusilla Strange ?
— Parce que rien de ce qui se passe ici ne m’échappe.
Nouveau rire graillonneux.
— Mais n’importe qui aurait pu le deviner, s’empresse-t-il d’ajouter. Vous lui ressemblez tellement. Et… vous avez les petits doigts tordus.
Au tour de Nora de sourire.
— Vous essayez de me distraire, n’est-ce pas ?
Monk acquiesce.
— Qui êtes-vous ? Régis suppose que vous êtes l’IA qui…
— … tient l’établissement. Exact. Mais ne perdons pas de temps. Dickovski peut arriver d’un moment à l’autre. Alors, retournez à votre point d’émergence. Drusilla Strange va vous y rejoindre. Pénétrez ensuite dans la forêt, droit devant vous jusqu’à une clairière où vous serez à l’abri.
— Je vais paniquer.
— Ce sera plus dur pour elle que pour vous. Alors… assurez.
Il lui fait un clin d’œil et disparaît.
*
Elle porte un jogging blanc, des tennis rouges. Ses cheveux sont lâchés. Elle est splendide. Nora a presque honte d’éprouver une telle admiration. Elle a l’impression de trahir sa mère, celle qui l’a élevée, aimée, protégée. La panique revient.
Sa mère biologique est devant elle. Elle n’a pas d’âge et elle est magnifique. Et lorsqu’elle se met à parler, Nora redoute de s’évanouir.
— Mister Monk m’a dit que vous désiriez me voir, il a ajouté que vous n’étiez pas une hallucination, et je ne comprends pas très bien pourquoi il a voulu préciser ça…
— Parce que je suis votre fille.
Et voilà, elle a lâché le morceau. Brutalement. Mais elle n’a rien pu dire d’autre.
— Si c’est une plaisanterie, elle est de très mauvais goût.
— Ce n’est pas une plaisanterie.
J’éprouve d’abord de la colère. Je me demande un instant s’il s’agit d’une épreuve ou d’un test, puis une larme coule sur la joue de la jeune fille et elle se met à pleurer en hoquetant telle une gamine. Fragile et triste. Je comprends instantanément qu’elle ne se moque pas de moi. Elle ne peut pas être ma fille et pourtant je m’approche d’elle, tremblante, et l’enserre dans mes bras. Un temps infini, puis elle s’écarte de moi. Son visage humide et souriant ne peut pas mentir. Elle me prend par la main et m’entraîne dans la forêt.
— Mister Monk a précisé qu’il fallait atteindre une clairière. Là, nous ne risquerons plus rien.
Je ne comprends pas ce qu’elle raconte. Que risquons-nous et quelle protection peut nous offrir ce bois ?
— C’est la première fois que je pénètre dans cette forêt. Ça me fait une impression bizarre. Elle me rappelle…
— Celle de Brocéliande.
— Comment avez-vous deviné ?
— Parce qu’elle me fait la même impression.
— Vous connaissez la forêt de Brocéliande ?
— Susan m’y a emmenée plusieurs fois. Elle adorait cet endroit.
— Susan ?
— Oui, ma mère… Enfin, je veux dire…
— Bon… Tout cela est ridicule. Mister Monk est détraqué. Je ne sais pas pourquoi je l’ai écouté. Et vous… Vous…
— Regardez, on aperçoit la clairière…
*
L’herbe vert tendre de la clairière contraste avec le vert foncé du feuillage. Le soleil rasant de la fin d’après-midi cuivre délicatement la cime des arbres. Elles s’assoient sur deux pierres plates qui paraissent n’attendre qu’elles pour assumer leur fonction.
Nora n’ose pas annoncer tout de suite à sa mère que son corps réel est dans le coma. Elle préfère partir d’un détail. Et laisser battre les ailes du papillon.
— Peut-on se tutoyer ?
— Si tu veux.
L’instant est magique. Dans son sens premier, producteur d’effets extraordinaires qui échappent à toute analyse, synonyme d’émotion pure.
— Tu as eu un accident de voiture.
— Je sais.
— Tu te souviens de quoi ?
— Mon retour à la conscience après un long coma. Ma mémoire en lambeaux. En grande partie retrouvée depuis. Et…
Priscilla fond soudain en larmes.
— Tu es morte, Nora. Tu es morte. Dans le ventre de Susan. Tu n’as jamais vu la lumière du jour. Je vous ai tuées… Sans même te laisser l’espoir de devenir cette belle jeune fille qui me fait face et qui n’est qu’une hallucination… Il faut que je prenne mes cachets !
Je me lève. J’ai la tête qui tourne. Je ne sais plus ce que je fais là. Dans la forêt, avec cette fille… qui se lève à son tour et me prend dans ses bras, et je me laisse faire et je pleure encore. Et elle pleure aussi et elle me dit « regarde-moi » et je la regarde, je la regarde et ça me fait mal partout des flammes comme si je n’étais plus là plus nulle part juste dans ma tête. Prête à exploser…
— Maman…
Je gémis.
— Tu ne peux pas m’appeler comme ça. Tu ne peux pas. Tu es morte, tu n’as même jamais existé !
Elle me serre elle me serre et je sens la tiédeur de son sang les battements de son cœur et je veux la croire je veux la croire. Je ne les ai pas tuées… Si quelqu’un est mort, ça ne peut être que moi.
*
Nous nous sommes allongées sur l’herbe. Le soleil couchant rougit le mur végétal qui nous entoure. La clairière ressemble à un lac recouvert d’une épaisse couche d’algues. Brocéliande nous entoure. En baissant les yeux, j’aperçois Mister Monk qui émerge de la futaie. Double inversé de la fée Morgane, qui piège les femmes fidèles dans le Val sans Retour. J’ai fini par accepter tout ce que m’a raconté Nora et l’idée, pourtant hallucinante, que ce qui m’entoure n’est qu’illusion. Que je suis dans le coma depuis vingt ans, depuis cet accident qui a épargné Susan et l’enfant qu’elle portait mais qui m’a clouée à jamais dans un lit d’hôpital. J’ai tout de même du mal à imaginer ce corps qui pourrit lentement là-bas, dans cette réalité, qui n’est pour moi qu’un ailleurs, un au-delà, un paradis perdu aux couleurs de l’enfer. Inversion des perspectives difficile à assimiler. Mais le plus pénible à accepter n’a rien à voir avec l’ici ou l’ailleurs. Nick dissémine le mensonge, corrompt les sentiments. Et fait place nette autour de moi. Susan, puis Charles… Même si je ne sais plus de quel moi il s’agit. Il me témoigne un amour excessif, crémeux, écœurant, et ne garde même pas une miette pour Nora.
Avant même qu’elle naisse, il l’avait déjà condamnée…
Nora n’a pas quitté sa mère du regard un seul instant. Elle veut noyer ses neurones, les imbiber de cette vision comme s’ils étaient des éponges et les garder sous son crâne lourds et humides, gorgés de cette image jusqu’à la fin de ses jours… Car elle sait que sa mère, l’avatar qui vit dans le même plan de réalité qu’elle, ne pourra jamais la serrer dans ses bras, qu’elle ne la verra peut-être même jamais. Elle ne peut pas non plus passer le reste de sa vie, de l’éternité, au cœur de la forêt de Brocéliande, dans une clairière qui n’existe que dans les rêves d’une intelligence artificielle.
Ma fille a le même âge que moi et je suis pourtant mille fois plus âgée qu’elle. Elle représente à mes yeux l’enfance éternelle et je suis une momie, un zombie, un cadavre vivant… L’instant, oui, voilà, savourons l’instant présent, la bulle qui nous unit dans cette clairière hors du temps et de l’espace, et qui peut exploser d’un instant à l’autre…
— Ton petit ami, il ne serait pas blond, cheveux bouclés, yeux bleus ?
— Tu l’as donc vraiment vu lorsque tu as ouvert les yeux…
— Dans le monde réel. Oui. Je me suis redressée. Probablement un mouvement réflexe et… Il s’est mis à hurler. Un cri si effrayant que je n’ai pas pu m’empêcher de hurler à mon tour. Il faut dire qu’après vingt ans de coma, je ne dois pas être très belle à voir. Un comble pour un ancien mannequin… Ce mot est bizarre, tu ne trouves pas ? Il évoque une créature artificielle. Plutôt cocasse vu la situation, non ?
— Il y a des gens qui sont sortis du coma au bout de vingt ans et qui ont à peine vieilli.
— Mais il peut y avoir aussi une déshydratation naturelle de la peau, avec une variante pathologique dont j’ai oublié le nom, qui la transforme en parchemin. Et il faut la graisser souvent pour éviter qu’elle n’éclate. Je le sais parce qu’un des résidents en souffre…
Priss se met soudain à rire.
— Drôles de retrouvailles, tu ne trouves pas ? Je croyais que tu étais morte, tu ne savais pas que j’étais ta mère biologique et nous nous retrouvons vingt ans après ta naissance dans un univers virtuel où je suis à peine plus vieille que toi.
Puis, aussi soudainement, elle se met à pleurer.
— Je suis à la fois si heureuse et si triste.
Nora lui touche timidement l’épaule puis l’enlace de nouveau.
— Si mon père n’avait pas dépensé son énergie et son fric pendant des années pour t’inventer un monde, nous ne nous serions jamais vues. Il ne m’aime pas, et je ne l’aime pas non plus, mais sans lui je ne pourrais pas te tenir dans mes bras et être enfin soulagée d’un poids mortifère, des ondes radioactives du mensonge. On vient de m’enlever une tumeur maligne qui me rongeait les tripes.
Elle s’écarte de Priscilla et la fixe un instant.
— Tu es revenue quelques secondes à la conscience. Tu vas peut-être sortir du coma.
Priss reste silencieuse. Puis se met à parler d’une voix atone.
— Non, je ne crois pas. Et je ne suis pas sûre d’en avoir envie. Je pense que je n’oserais même pas me regarder dans une glace. J’aurais quarante-cinq ans et en ferais le double, et surtout Nick me demanderait de t’oublier et ce ne serait pas possible, alors il me faudrait choisir entre toi et lui, et…
— Et…
— Je perdrais Nick.
Nora enlace à nouveau Priss.
Je suis contente de lui faire plaisir. Elle entend ce qu’elle veut entendre et j’aime la voir heureuse. Même si je sais qu’elle sait et qu’elle sait que je sais que nous vivons dans une fiction privée de happy end.
– Je m’excuse, mais j’ai une mauvaise nouvelle à vous annoncer, dit alors Mister Monk en s’immobilisant à côté d’elles.
Et pouf !
La bulle explose.