Nick est là. Mister Monk nous l’a annoncé, mais c’était inutile. Je le sens. Comme un poids sur la poitrine, une pression contre les tympans. Nora tremble. Elle a peur. Je la serre dans mes bras. Elle paraît fragile mais la force qu’elle a déployée pour arriver jusqu’ici est immense. La scène évoque le conte du Petit Poucet avec Nick dans le rôle de l’Ogre, mais Nora n’a pas peur de lui. Les hurlements qu’il pousse à la lisière de la forêt, particulièrement orduriers envers Nora, sont à glacer le sang, mais c’est pour moi qu’elle a peur. Nick ne fera jamais machine arrière. Nick me voulait pour lui seul. Dans le monde qu’il avait créé pour moi, pour nous deux. Qu’il aurait certainement étendu jusqu’à San Francisco, puis par une pirouette technique jusqu’à l’ensemble de la planète. Un véritable cosmos privé. Ce n’est plus possible et l’issue est inévitable. Mister Monk le sait. Je le sais. Et Nora s’en doute certainement. Le pire, c’est que je l’aime toujours, et s’il n’avait pas été aussi monstrueux envers notre fille, je pourrais encore lui pardonner.
— Je n’ai pas eu le temps d’effacer les images de votre arrivée. J’ai été un peu pris de court, je suis désolé, s’excuse Mister Monk. Nick sait que vous êtes toutes les deux dans la forêt, Fergusson peut nous localiser, mais personne ne peut y pénétrer. Le problème, c’est que…
— Que va faire Nick ? le coupe Nora.
— Il va me débrancher, dit Priss d’une voix privée d’émotion.
Nora se libère de son étreinte.
— Non, il ne le fera pas. Et quand bien même il essaierait, Mister Monk l’en empêcherait.
Elle se tourne vers ce dernier.
— N’est-ce pas ?
Mister Monk secoue discrètement la tête.
— Je ne peux intervenir que très difficilement dans le monde que vous qualifiez de « réel ». Je suis désolé…
Nora regarde Priss, l’air désespéré.
— Mais tu es là, devant moi, je peux te serrer dans mes bras, tu ne peux pas…
— Non, je suis dans le coma, bardée de perfusions. C’est toi-même qui me l’as appris. Devant toi, il n’y a qu’un avatar dont la mémoire est reconstituée par… par…
Elle se tourne vers Mister Monk.
— Pourquoi faites-vous tout ça pour nous ? Je m’excuse d’être aussi directe mais vous n’êtes qu’une… Enfin je veux dire… vous êtes une IA.
Mister Monk sourit.
— Votre langue a fourché mais pas votre pensée. Je ne suis pour vous qu’une Intelligence Artificielle, une entité virtuelle qui ne peut pas avoir d’émotions et donc ne peut pas faire de choix dicté par ces dernières. C’est bien ça ?
— Plus ou moins.
— Je ne peux éprouver ni plaisir ni douleur, c’est vrai, mais j’organise la vie de Borderhouse et les rapports affectifs, émotionnels, ou tout simplement relationnels entre les patients, le personnel médical et… vous, Priss, depuis pas mal de temps. Je vous procure l’illusion d’un contact physique, l’illusion de la douleur physique et également l’illusion du plaisir physique. Et j’en suis arrivé à avoir une idée si forte, si prégnante de ce qu’elles représentent que je me les suis attribuées. Je ressens l’illusion de la douleur, de la tristesse, de la joie. Vous êtes lumineuse, Priss, alors que Dickovski, à qui je procure également l’illusion de la matérialité, des sens et des sensations, n’est que noirceur. J’ai aidé Régis et Nora parce que je n’approuve pas ce qu’il vous fait subir…
— On n’entend plus Dickovski, fait remarquer Nora. Que fait-il ?
— Il n’est plus en immersion, répond Mister Monk, et dans la série des mauvaises nouvelles, il vient de déconnecter la ligne de la Biosoft. Ce qui signifie que Nora ne peut plus l’utiliser.
— Je suis coincée ici ?
— Priss dirait plus ou moins, et moi, plus et moins. On va trouver une solution. Mais ce ne sera pas simple, car Dickovski est en train de mettre le feu à Borderhouse.
*
Dickovski arrache le casque en hurlant. Saute à bas du lit. Ses yeux sont injectés de sang. Le bleu métallique de l’iris est comme chauffé à blanc.
Mouvement panoramique du regard qui enregistre la silhouette de Priscilla de l’autre côté du paravent translucide, puis la terrasse inondée de soleil, et s’arrête enfin sur son garde du corps, posté devant le sas de la suite. Il ferme les yeux, récupère une respiration plus apaisée puis lui fait signe de venir.
— Oui, monsieur ?
— Donnez-moi votre arme.
— Pardon ?
— Donnez-moi votre arme. Je vous la rendrai rapidement.
Le garde du corps déglutit, puis indique d’un mouvement de tête la silhouette de l’autre côté de la vitre translucide.
— Je m’excuse d’émettre un avis, mais je ne pense pas que…
— Je ne vous paie pas pour penser, Ronald. Et encore moins pour me donner des conseils. Mais pour me protéger et obéir à mes ordres. Je vous paie suffisamment cher pour ça. Exact ?
Ronald acquiesce tout en tendant son arme à Dickovski.
Le Morse prend l’arme et la tend vers la salle de contrôle. L’infirmier et la technicienne dont il n’a pas encore retenu le nom sont restés bloqués sur son hurlement et attendent les consignes devant l’entrée.
— Vous allez quitter les lieux, tous les trois, et patienter tranquillement dans le hall, ou dans le jardin. Après tout, il fait beau, autant en profiter. Et faites savoir au passage à Jefferson, Crahon et consorts que l’on ne me dérange sous aucun prétexte.
La technicienne et l’infirmier gagnent l’ascenseur sans chercher à comprendre. Ronald arque un sourcil.
— Moi aussi, monsieur ?
— Oui, pourquoi, ça vous pose un problème ?
Il hoche lentement la tête.
— Eh bien, je suis chargé de votre sécurité. Et vous laisser seul avec une arme, alors que vous ne me paraissez pas…
Le Morse tend le bras et appuie sur la détente du Beretta. Il y a comme un bruit de verre brisé. Ronald part en arrière en ondulant sur lui-même tel un serpent à sonnette. Il tombe sur le dos, deux mètres plus loin. Un petit cratère rouge orné de viande sur sa chemise blanche.
— Le problème est réglé. Tu peux rester.
Dickovski pousse alors son lit roulant de l’autre côté de la vitre translucide et le bloque contre celui de Priscilla. Il se rend ensuite dans la salle de garde et en ressort avec deux bouteilles d’alcool à brûler, une bouteille d’alcool à 90° et un briquet, après avoir pris soin de régler la clim sur sa température la plus élevée et de débrancher le système anti-incendie.
Le Morse se penche sur Priscilla et presse ses lèvres contre les siennes en libérant un long gémissement animal. Puis il vide une des bouteilles d’alcool à brûler sur son corps parcheminé. Il ferme les yeux et vide l’autre bouteille au-dessus de sa tête. Il imbibe un drap d’alcool à 90°, s’allonge sur le lit, se serre contre Priscilla et recouvre leurs deux corps du drap.
Ronald redresse alors la tête, ouvre la bouche, laisse échapper quelques bulles rosées puis parvient à lâcher :
— Vous êtes complètement fou, patron…
Le Morse grimace.
— Tu as parfaitement raison. J’ai tiré le dernier pétale de la marguerite. Et Priss et moi allons nous consumer en un dernier baiser…
Dickovski enlace Priss et allume le briquet.
Les flammes se propagent un instant sur le drap, vertes et jaunes, tels des feux follets, puis une langue orangée repart sous le drap, en sens inverse, enflamme les corps.
Et Dickovski hurle :
— Voyez-vous ? Voyez-vous ? Sur sa proie enflammée il déroule en courant ses replis de fumée ; il semble caresser ces murs qui vont périr ; dans ses embrasements les palais s’évaporent… Oh ! que n’ai-je aussi, moi, des baisers qui dévorent, des caresses qui font mourir !
*
– Nous allons tous mourir, dit Nora.
— Seuls les êtres vivants peuvent mourir, lui répond Mister Monk.
— Vous allez donc mourir, rétorque Nora.
Mister Monk reste un instant sans voix.
— Cette réponse me fait chaud au cœur, même si je n’en ai point. Vous le pensez vraiment ?
— Oui, mais je préférerais que personne ne meure.
Mister Monk sourit.
— J’ai obtenu le droit d’asile.
— Pardon ?
— Traversons la forêt et nous serons sauvés.
— En disant « nous », vous pensez à qui ?
Un long blanc.
— Vous et moi.
— Je n’abandonnerai ma mère sous aucun prétexte.
— Avant d’apprendre la vérité, j’étais déjà morte, murmure Priss.
Elle retient une larme.
— Et puis tu es venue. Je sais que tu es vivante et Mister Monk va te ramener là où t’attend Régis. C’est certainement un garçon étonnant, et toi tu es magnifique, exceptionnelle. Je suis fière de toi, de ce que tu as fait et de ce que tu feras…
— Maman !
Nora pleure. Ma fille pleure. Mais je suis heureuse. Je n’ai tué personne. Tout ce gâchis est l’œuvre de Nick. Il a succombé à la folie. Pour moi, certes. Mais pas à cause de moi. Il m’a maintenue en vie pendant vingt ans, pour lui, uniquement pour lui, et maintenant il me sacrifie pour me dérober à Nora. Mais cela ne me fait pas peur ni ne m’attriste.
Je m’avance vers Mister Monk et l’enlace. Il tremble un peu, ne comprend pas vraiment ce qui se passe.
— Vous agissez comme… si j’étais un humain.
— Pour moi, vous en êtes un. Grâce à vous, nous avons été au moins une fois réunies…
Je regarde mes mains. Elles deviennent translucides. Je distingue les veines, les nerfs, les os.
— Excusez-moi, mais je ne parviens plus à maintenir votre cohésion mentale. Votre corps physique est en train de brûler. Je pourrais stabiliser votre enveloppe virtuelle, mais elle n’abriterait rapidement plus rien car votre pensée va…
— Nooon !
Nora essaie de prendre mes mains dans les siennes mais elle ne fait que disperser quelques volutes de fumée. Je me sens légère. Des doigts chatouillent l’intérieur de mon crâne qui se pulvérise à son tour. Je…
Priscilla s’est évaporée.
Nora est en larmes et Mister Monk la pousse délicatement devant lui.
— Il nous faut quitter cette forêt le plus rapidement possible. Priscilla est partie sereine en étant persuadée que j’allais vous sauver. Alors ne la décevez pas…
Sans se retourner, Nora accélère le pas, puis se met à courir. Mister Monk la dépasse.
— Suivez-moi de près. Ne vous laissez surtout pas distancer.
Les arbres commencent à s’embraser autour d’eux.
— Ne vous occupez pas des flammes. Contentez-vous de me suivre.
La chaleur s’intensifie, l’herbe crépite sous leurs pas.
— Nous allons brûler vifs, murmure Nora.
Le rideau d’arbres s’éclaircit alors devant elle.
— Nous y sommes ! lance Mister Monk de sa voix graillonneuse.
Les terrasses en verre de Nirvana Bay se dessinent entre les derniers troncs. Et Nora comprend soudain ce que Mister Monk a voulu dire en parlant de droit d’asile. Ils sont peut-être les premiers réfugiés virtuels.
La chaleur est devenue insoutenable, les flammes lèchent sa peau qui se recouvre de cloques. Elle franchit la lisière de la forêt, les poumons en feu, totalement vidés d’air…
… et se redresse en hurlant dans le vieux fauteuil de dentiste.