La promenade du soir est celle que je préfère. Il ne fait pas trop chaud et les couchers de soleil sont toujours splendides. Et puis il y a Régis, qui m’aide lorsque je titube. Il me relâche aussitôt car il sait que je n’aime pas manifester de signe de faiblesse. Mais je peux me promener plus longtemps, aller plus loin sur le sentier du littoral. J’ai encore du mal à respirer mais je n’ai plus besoin de porter en bandoulière le concentrateur d’oxygène avec une canule plantée dans les narines. Mon corps est couvert de cicatrices. Jack et les autres chercheurs de Nirvana Bay n’ont jamais compris comment cela était possible. Ils n’ont jamais vu ça. Brûlures au second degré, troisième par endroits. Poumons détériorés. Décompensation respiratoire. Perte de connaissance… Comme si les événements vécus en immersion avaient eu une incidence réelle sur mon organisme.
Nous habitons maintenant avec Régis l’un des appartements d’Orlamonde. Ses parents le lui ont offert pour son anniversaire. Il est bien plus petit que celui de Mélisande, mais la vue sur la baie est superbe. Orlamonde, la demeure mythique de Maurice et Renée Maeterlinck. Paul et Rachel ne pouvaient faire de plus beau cadeau à Régis. Je ne pense pas, comme Paul, que je m’habituerai au luxe. L’argent est et sera toujours pour moi un problème. Mais Régis a raison, je suis devenue une riche héritière. On n’échappe pas à sa condition…
La piscine est superbe. Les portiques et les arcades à la blancheur électrique, les bandes bleues de l’océan qui s’y découpent, se peuplent dans les moments d’abandon des dieux et des déesses de la Grèce antique. De la baie vitrée du salon nous admirons le ballet des dauphins et le funiculaire privé nous conduit de l’Olympe aux rochers frangés d’écume de la Méditerranée. Je ne sais pas si nous nous marierons un jour. Ce n’est guère dans ma philosophie, mais nous ferons un bout de chemin ensemble. Peut-être même plus. Nous nous aimons. Je n’en reviens toujours pas mais c’est ainsi. Il ne nous reste plus qu’à explorer les facettes de cet enchantement, tester sa résistance, voir sur quelles rives de rationalité viennent se briser ses vagues. L’amour me fait peur. Il peut être démesuré, inaccessible ou refoulé. Il m’a laissée orpheline. L’expédition en territoire amoureux me séduit et m’effraie. Mais la drogue coule dans mes veines et je n’ai pas envie de me sevrer…
Régis s’arrête et observe le large, les îles lointaines, le périple d’Ulysse. Il poursuit son stage à Nirvana Bay et je suis un peu jalouse de Jack. Je sais que c’est ridicule, mais…
Un mouvement attire mon attention. Quelque chose vient de s’échouer sur la grève.
Je m’approche de Régis.
— Tu as vu ?
— Quoi ?
— Là-bas. Poussée par les vagues vers la petite plage de galets. On dirait une télé couverte d’écailles.
Régis éclate de rire.
— Un hybride biomécanique, tu veux dire ?
Puis il regarde avec un peu plus d’attention.
— Un peu rondouillard pour une télé, non ?
— Pas s’il s’agit d’un vieil appareil à tube.
Régis me serre dans ses bras, m’embrasse longuement, puis se moque gentiment de moi.
— Tu as une imagination débordante.
Lorsque je me tourne de nouveau vers la mer, la bête plonge dans les vagues et disparaît. Il fait si chaud que l’horizon ressemble à un mur de gélatine. Je me retourne vers Régis et un éclair zèbre le ciel violine du crépuscule. Dans le flash électrique, le Palais Maeterlinck juché sur la crête de la corniche ressemble l’espace d’un instant à la clinique Borderhouse.
— Allons nous baigner dans la piscine, propose Régis.
— Tu n’as plus peur de te faire électrocuter ?
— Avec toi je n’ai peur de rien… Je partage ta puissance. Ce sentiment d’invulnérabilité. Cet instant hors du temps où rien ne peut t’atteindre.
Il s’approche de moi et referme ses bras autour de mes épaules. Dans l’instantané noir et blanc craché par un éclair il ressemble à une araignée enserrant sa proie.
Nos langues s’entortillent telles des anguilles dans l’air électrique de nos fantasmes. La mer crépite sous la pluie. Le ciel mauve crache des salves d’éclairs et nous planons, enlacés, sur l’éternité abyssale de l’instant.