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La voyante

ENCORE UN CAUCHEMAR. J’ai extrêmement chaud et je passe de main en main : je suis une poupée que tout le monde désire, que tout le monde veut attraper, toucher… Une soignante me prend, m’emporte, me cache dans un recoin. Une autre arrive et lui chipe son trésor, elle part se cacher à son tour, avec moi sous le bras… Ce n’est pas sexuel, non, mais je suis un objet de convoitise très forte. Un jouet que se disputent des enfants dans la cour de récréation. Ou un os sur lequel s’acharne une meute de chiens. On me désire tellement qu’on m’écrase, qu’on m’abîme. Qu’on va finir sans doute par me casser. Me broyer.

Le problème, surtout, c’est qu’on me cache ainsi à ceux à qui j’appartiens vraiment : ma famille. Ray n’est pas loin : je l’entends, il m’appelle, il me cherche… Je m’affole : mais, mince, il va bien finir par me trouver ! Ils vont bien me lâcher, tous ces autres, ils vont bien me laisser tranquille. Si Ray ne me trouve pas, ils vont me briser, c’est sûr. S’il disparaît, je suis perdue.

– Tout va bien, ma chérie, tout va bien…

Ray est là, bien là. Je ne rêve plus, je me réveille dans cette nuit infinie, au cœur de ce long cauchemar qu’est devenue ma vie. Depuis combien de temps suis-je ainsi enfermée ? Combien de jours ? Il me tient la main, il me parle. Il est moins silencieux qu’au début. Il s’oblige à ce dialogue sans retour. C’est bien. Je m’apaise. J’entends aussi la voix claire de Cathy. Ils sont ensemble, mes amours. Ils m’ont retrouvée. Ils ont jeté un œil derrière le rideau. Ils ont compris que je n’étais pas partie, eux au moins. Ils me protègent. Ce sont mes gardiens. Tant qu’ils me gardent, on n’osera pas me jeter.

– Maman, maman, nous sommes là !

Moi aussi, ma petite fille, je suis là, tu le sais. Tu sais sans doute que je pleure intérieurement, mais maintenant, ces larmes invisibles sont plus douces que d’autres.

Ils sont repartis. Ils essayent de vivre une vie hors de l’hôpital, mais je me doute bien qu’ils ne vivront pas « normalement », eux non plus, tant que ma situation ne sera pas éclaircie. Je ne veux pas penser à leur détresse : cette idée est la plus dure à supporter. Je me concentre sur les bruits, ils colorent ma solitude. Le respirateur. Le rythme des pas. Cette musique infernale, trop souvent branchée. Les mots ordinaires de soignants au travail.

J’ai de la chance : deux femmes choisissent de nouveau ma chambre comme lieu de confidences.

– La dernière de Julie !

– Qu’est-ce qu’elle t’a fait ?

– Elle a passé deux jours chez son amie Clémence, à la campagne. Avec les parents, soi-disant… Hier soir, je récupère son sac, pour les affaires sales. Et qu’est-ce que je trouve dans une poche ? Des préservatifs !

– Aïe ! Et quel âge elle a déjà, ta Julie ?

– Seize ans ! C’est un peu jeune, non ? Je peux te dire, ça a chauffé ! Son père était hors de lui. Et moi, je n’étais pas bien non plus. Moi aussi, je suis un peu jeune… pour être mamie ! Franchement…

Elles rigolent. Le meuble que je suis sourit. Je repense à ma Cathy. Ma sage Cathy. Elle ne m’a pas fait de coups pendables, elle, quand elle était ado. Elle ne nous a pas fait de crise. Aucune grosse bêtise. Ou alors bien secrètes ! Il y a sans doute eu quelques cachotteries, mais c’est naturel. Souhaitable même. Tout le monde en fait. C’est dans l’ordre des choses.

J’en ai bien fait, moi ! Oh, rien de bien grave. À l’époque, nous étions désespérément sages…

Je repense à cette fois où j’ai été élue Miss Kochersberg. Je n’avais pas encore dix-huit ans, contrairement à ce qui avait été marqué le lendemain dans le journal local, dans cette légende de photo où j’apparais avec mon écharpe et mon bouquet, l’air ingénue, un peu surprise d’être là… J’avais les cheveux longs à l’époque. J’avais défilé avec une pancarte portant le numéro huit. J’étais encore mineure, mais j’avais triché sur mon âge. Ça devait être en 1968 ou 1969. Nous étions au bal, avec mes frères. Au haut-parleur, ils ont réclamé des candidates. Les autres m’ont poussée : « Vas-y, tu auras au moins un lot de consolation ! Une boisson gratuite… » En fait, j’ai reçu plein de cadeaux.

Mon oncle Charles, le frère de mon père, était heureux : il m’a félicitée. Pas mes parents… Aujourd’hui, je les soupçonne d’avoir été fiers, malgré tout, quand, le matin, les voisins leur ont dit qu’ils avaient vu leur fille dans le journal.

Il y a aussi eu l’épisode de la voyante. C’est drôle que ça me revienne maintenant : je l’avais complètement oubliée, cette histoire. Puisque je n’ai que ça à faire, je remets de l’ordre dans mes souvenirs : je fouille les tiroirs de ma mémoire, j’en ressors de vieux documents, je souffle sur la couche de poussière…

C’était plus vieux que l’élection de la reine de beauté : je devais avoir dans les seize ans. J’avais suivi trois ou quatre copines. Je ne sais plus laquelle d’entre nous avait eu cette idée farfelue, mais ce n’était pas moi ! Nous étions parties en Solex. La voyante recevait à Hoenheim, dans la banlieue nord de Strasbourg. J’avais sur moi une photo de Ray. Déjà ! Je le connaissais sans le connaître, c’était le copain de copines. On s’échangeait des mots, c’est vrai, mais sans plus…

La voyante a regardé la photo. Elle n’a pas dit explicitement que je me marierais avec lui, mais, avec le recul, je dois reconnaître qu’elle a visé juste : elle a prédit que j’épouserais « un homme en uniforme ». Et il l’a bien porté, cet uniforme, Ray, bien plus tard, au début de sa carrière de policier. À l’époque, lui-même ne s’en doutait pas. Je ne lui ai jamais raconté ça, à mon mari. Il sera surpris quand je le lui dirai. Si j’arrive à lui reparler un jour. Si je sors de cette prison…

Ensuite, la voyante a pris ma main dans la sienne. Elle m’a dit que j’avais un don ! Mais elle ne m’a pas dit lequel, et je n’ai pas osé le lui demander… Il serait temps que je le découvre ! Puis, elle a inspecté l’une de mes paumes. Elle a déclaré que j’avais une bonne ligne d’argent, mais elle a tiqué en voyant la ligne de vie…

Elle a lancé :

– Profitez bien de la vie avant la retraite !

Ça m’a glacée.

– Pourquoi ! ? Vous voulez dire que je vais mourir jeune ?

Elle n’a pas répondu. Elle s’est absorbée de nouveau dans la contemplation de ma paume, elle a suivi une ligne du doigt et, après un silence qui m’a paru extrêmement long, elle a eu l’air de se raviser :

– Je vois une crevasse… Ce n’est qu’un passage. La ligne continue.

Je l’ai regardée avec une petite moue. J’ai pensé qu’elle essayait de se rattraper. C’est un peu facile : elle annonce le pire, je m’affole, et après elle assure que tout ira bien !

Je ne savais que penser. Devais-je la croire ? M’inquiéter ? J’ai opté pour la solution de facilité : oublier tout ça dès que possible, ne pas m’y attarder, ranger d’ores et déjà cette bêtise de jeune fille au fond de ma mémoire. Cacher cette escapade non seulement à mes parents, mais aussi à moi-même.

Et voici que cette anecdote resurgit, un peu plus de quarante ans plus tard. Voici qu’elle prend un sens nouveau. Je ne considère plus cette voyante avec dédain, mais avec une âme avide, un regard suppliant, un cœur reconnaissant. Je la regarde avec gratitude, et je comprends : oui, je suis dans une crevasse, c’est exactement ça, je suis dans ce fameux passage. Et si c’est un passage, c’est qu’il y a un après, une autre rive. Ce n’est donc pas la fin. Je vais rejoindre le bord. Je vais m’en sortir. Ce n’est pas un hasard si les mots de la voyante me reviennent en mémoire aujourd’hui. C’est un signe. Dans ma situation, le moindre signe d’espoir est bon à prendre. Mais celui-ci est essentiel, je le sens. Il me remplit d’une certitude nouvelle, il me redonne de la vigueur, il m’injecte une forte dose d’optimisme, et celle-ci me rend un peu ivre : ma vie n’est pas finie, messieurs les médecins, je vous l’annonce ! Ma vie sera longue. Et elle ne dépendra pas uniquement des machines.