Pipo

Une nouvelle vie

Comme elle fut belle la vie, cet hiver 1954 ! Alors qu’autour de lui s’étalait la misère, les files de la soupe populaire se rallongeaient, Paris n’avait jamais connu d’hiver aussi froid, le cœur de Pierre était léger et son entrain décuplé. Berthe vint à plusieurs reprises demander de ses nouvelles mais il eut chaque fois l’avantage, se cacha et fit dire qu’il ne travaillait plus là. Il ne manqua pas un cours, si bien que lorsque s’amorça le dégel, il se sentit prêt à passer son premier examen, quatre mois avant l’heure.

« Gardez votre savoir pour le mois de juin, lui dit-on quand il se présenta, fier comme un jeune marié, au professeur de mathématiques. Si vous apprenez aussi vite, vous n’aurez aucun mal à présenter la chimie en même temps que mon cours. »

Avril pointa son nez avec un reste de frimas, aucun bourgeon encore mais un fond d’air joyeux. Le matin du premier jour, alors qu’il venait d’installer la terrasse, une jeune femme prit place et lui commanda un café. Elle portait une drôle de coiffure, Pierre pensa que s’ils avaient été en Martinique, sa mère ne l’aurait jamais laissée sortir comme ça, les cheveux frisés libres, indomptés, ça ne se faisait pas. Il y songerait encore des années plus tard, à cette remarque conventionnelle qu’il s’était faite en découvrant sa coupe afro au lieu de se laisser ravir dans la seconde de la rencontre. Il lui apporta donc la consommation et, quand il posa la tasse devant elle, son regard croisa le sien, interrogateur. « Combien je vous dois ? » Elle avait un accent prononcé, anglais peut-être, alors il demanda : « Anglaise ? » Et elle répondit : « Américaine » en disant ameuwiken. « Et vous ? » Pierre perdit contenance, c’était la première fois qu’une cliente du café s’adressait à lui qui d’ailleurs n’était pas censé servir en terrasse à cette heure. « Jeeee… Je suis de la Martinique, finit-il par répondre.

— Alors nous sommes tous les deux des exilés. »

Mis à part son accent, elle parlait un français parfait. Elle se présenta en lui tendant une main fine aux ongles coupés très court. « Marge.

— Mardj ?

— Oui, mon nom est Marjorie mais on ne m’a jamais appelée ainsi. Tu sais que tu ressembles beaucoup à un chanteur américain ? Tu le connais peut-être, Nat King Cole ? Si tu chantes aussi bien que lui, je me demande pourquoi tu perds ton temps ici. »

Pierre partit d’un éclat de rire, bien sûr, il connaissait le chanteur qu’il trouvait parfaitement laid même si le velours de sa voix rattrapait un visage plutôt clownesque, alors si c’était ainsi qu’elle le voyait, il n’était pas sûr qu’elle devienne jamais son amie. Il tenta quand même, après s’être présenté : « Si vous pensez que nous sommes tous deux des exilés, nous devrions rester groupés ! Que faites-vous le samedi ? Voudriez-vous que nous allions au cinéma ensemble ? »

À peine eut-il prononcé ces mots qu’il réalisa qu’il ne pourrait rien lui offrir d’autre qu’une promenade dans le jardin du Luxembourg ou peut-être à Vincennes, ça le changerait et c’était gratuit. Il arrivait tout juste à payer son loyer et ses transports, prenait l’essentiel de ses repas au café de sorte qu’il lui restait à peine de quoi se fournir en pain, en chicorée et en lait.

« Vous m’invitez à passer le samedi avec vous parce que je suis noire ? » La question incongrue ne le heurta point. Oui, il n’aurait jamais osé inviter une femme qui n’était pas de sa couleur, d’ailleurs il n’aurait jamais osé inviter personne, nulle part. Avec elle, l’évidence s’était imposée. L’impression d’être de la même famille et de prendre moins de risque peut-être. Alors il répondit « Oui, mais pas seulement. Je voudrais en savoir plus sur vous, c’est la première fois que je rencontre une touriste américaine.

— Je ne suis pas une touriste américaine, j’étudie la philosophie à la Sorbonne. Je suis donc une étudiante américaine. Ça vous intéresse toujours ? »

Elle lui donna rendez-vous au métro Saint-Michel le samedi suivant à midi. « Tu ne me feras pas attendre, promis ? » Elle alternait le vouvoiement et le tutoiement comme si elle n’avait pas encore décidé ce qu’il en serait. Pierre, qui ne parlait pas un mot d’anglais, ignorait que dans cet idiome, la distinction était inexistante.

Le samedi arriva vite, il n’avait pas réussi à fermer l’œil de la nuit. Il tremblait à l’idée de ne pas savoir que dire, où emmener cette femme, une étudiante en philo, sûrement brillante et que, en trois jours, il avait eu le temps d’idéaliser. Il ne savait plus si l’image qu’il conservait d’elle correspondait à la réalité ou si déjà, elle avait rejoint celle du fantasme. Il se l’imaginait plus âgée que lui, de trois ou quatre années au moins, et cela suffisait à le paralyser. De plus, elle arrivait trop tôt dans sa vie ! Il venait d’avoir dix-neuf ans, avait été dépucelé malgré lui, ce qui le rendait hostile au sexe opposé, et il comptait terminer ses études avant de penser à l’amour. Alors, la mort dans l’âme, il fit ce que lui dictait sa conscience et ne se rendit pas au rendez-vous. Il demeura prostré toute la journée, incapable d’ouvrir un livre ou d’avaler quoi que ce soit et, quand vint le soir, il avait remisé au fond de son inconscient, là où se terraient toutes ses douleurs, le sourire franc et les yeux noirs de Marge.

Il se fit porter pâle le lundi suivant, puis, ne voulant pas prendre le risque de la croiser à nouveau, décida de chercher un autre emploi qui le tiendrait éloigné de toutes les terrasses de café de Paris. Il chercha trois semaines, ne paya pas son loyer de mai et finit par se faire embaucher dans une société qui développait de l’électronique et qui se nommait Bull. Au début, son emploi chez Bull consista essentiellement à vider les poubelles et à balayer les bureaux. Le salaire était insignifiant et les pourboires qui avaient complété sa paie au café, inexistants. Se nourrir devint un problème. Heureusement pour lui, son ami cuistot qui vivait à la même adresse se fit un devoir de lui ramener chaque jour le surplus de la cuisine. Mais malgré toute cette sollicitude et l’indulgence de sa logeuse, Pierre était malheureux. Un sentiment de culpabilité ne le quittait plus. Même si quatre mois après sa rencontre avec Marge il ne pouvait admettre qu’il pensait encore physiquement à elle, le sentiment d’avoir été lâche l’obsédait. Le proverbe, qu’il avait entendu pendant toute son enfance sous la tutelle de Man Tine, lui tournait en boucle dans la tête : Sa ki pou’w, larivyè pa ka chayé’y*1. Il se disait pour se consoler qu’il avait eu raison de ne pas donner suite, sa conscience ne lui avait pas soufflé qu’il était face à sa destinée. Mais, inlassablement, le doute revenait et ne le laissait pas en paix. Ses résultats s’en ressentirent. Arrivé au mois de juin, il passa de justesse l’examen de chimie nucléaire et celui de mathématiques et s’apprêtait à travailler tout l’été pour en tenter un troisième à la rentrée de septembre. De toute façon, il n’avait nulle part où aller, pas de famille en France, Jules Berdoux devait lui en vouloir d’avoir délaissé sa sœur, quant à Berthe, elle était la dernière qu’il désirait croiser. Paris se vidait, on aurait dit qu’un appel secret avait retenti et que seuls les trois quarts de la population l’avaient entendu, chacun partait, en train, en voiture ou à vélo, rejoindre une banlieue, une campagne, ou la mer pour les plus chanceux. Ceux qui restaient étaient les plus pauvres ou les hommes et les femmes dont la ligne d’horizon finissait à la Villette. Comme il vivait à Saint-Germain-en-Laye, c’était un peu la campagne et rentrer dans la ville pour flâner sur les rives du canal de l’Ourcq était un dépaysement qui suffisait à l’apaiser.

 

À l’arrivée de l’hiver, Pierre se dit qu’en vingt-quatre mois il avait entrevu l’indépendance, le bonheur et la chute, c’était beaucoup pour un jeune homme.

Deux années passèrent ainsi, il emmagasinait un savoir qu’il n’aurait jamais imaginé à sa portée, la petite radio de Berthe était bien loin, il traitait désormais de mécanique quantique et de physique nucléaire, la Martinique ne lui manquait plus car, comme tout ce qui lui faisait mal, il l’avait, elle aussi, oubliée dans la chambre forte de son cerveau. Si quelqu’un lui avait posé la même question que Marge, presque quatre ans après, il aurait répondu qu’il n’avait pas de pays, qu’il n’était ni d’ici ni d’ailleurs, qu’il n’était qu’un esprit dans un grand corps noir livré aux turpitudes de la République et de ses colonisations. « Ah ! mon cher Gaudrèche, lui disait son professeur de mathématiques, un vieux communiste lorrain qui suivait ses progrès de près, on prête un bel avenir à la bêtise, alors gardez-vous d’espérer en ce monde qui n’a que faire du talent et qui ne vous donnera que les restes. Il vous faudra être meilleur que les autres pour espérer obtenir la part du gâteau qui reviendrait au plus médiocre d’entre nous. Et méfiez-vous toujours de ceux qui vous diront qu’ils ne sont pas racistes. Ce sont eux les pires. Pour commencer à être honnête, il nous faut d’abord admettre que notre passé esclavagiste et colonisateur a inscrit en nous, de manière définitive, le ferment du racisme. Par le simple fait que nous autres, puissances coloniales, avons inventé le principe de la race. C’est le racisme qui est à l’origine de la race et non le contraire. Gardez bien cela en tête et ne vous faites pas avoir. »

Pierre doutait, malgré l’atmosphère délétère qui régnait dans Paris. Il persistait à vouloir croire en la bonté des hommes car s’il cédait au découragement, il savait qu’un flot de désespoir ancien l’ensevelirait tout entier. La guerre d’Algérie s’enlisait, devenait un combat de salauds, pourquoi était-ce si difficile pour la France d’accéder à l’exigence d’un peuple à devenir souverain ? Les Antilles étaient l’exception qui avait trouvé dans la départementalisation un pis-aller à leur autonomie car les rares colonies voisines à s’être débarrassées de leur tutelle européenne vivotaient tant bien que mal, entre pauvreté et tyrannie, ne disposant pas des ressources suffisantes à leur essor économique. La Martinique, la Guadeloupe et la Guyane s’étaient gardées d’une telle destinée. Il continuait d’être confondu, pris pour un membre du FLNC, son teint avait viré au gris après toutes ces années sans respirer le grand air et sans vraiment voir le soleil, il faisait partie d’un tout étranger et menaçant et ne se sentait accepté que dans l’enceinte du Conservatoire où il excellait à nouveau et chez Bull où il avait fini par se faire respecter. D’homme à tout faire, il était passé technicien, avec un salaire qui lui permit un peu plus d’aisance, sans toutefois quitter la pauvreté. Il passait les journées à souder des composants électroniques sur des plaquettes d’époxy pour fabriquer des circuits imprimés, et s’amusait des couleurs, pareilles à celles des jouets, que la science adoptait. Personne chez Bull ne savait véritablement où il en était de son cursus d’ingénieur.

 

Les années passaient et il se détendait, s’autorisant désormais quelques sorties dans les boîtes de jazz, flirtant joyeusement avec des filles libérées qui se faisaient un point d’honneur à mettre un Noir dans leur lit. Il avait oublié ses premiers émois et se comportait avec une légèreté qui semblait vouloir durer toute la vie.

Arriva le jour tant espéré du diplôme. Il avait mis six ans à réaliser son rêve, mais il sortait vainqueur, le sésame à la main, certain de son avenir, avide du lendemain. Pour fêter dignement l’événement, il fut décidé que les lauréats iraient le soir même arroser la victoire dans la cave la plus chic de Saint-Germain-des-Prés où se produisait un batteur que Pierre révérait, un Américain du nom de Kenny Clarke, qui avait élu domicile dans la capitale. Ce soir-là justement, il était entouré de grands noms du genre, Martial Solal au piano, Luis Fuentes au trombone, Pierre Michelot à la contrebasse et le violoniste Stéphane Grappelli, l’invité vedette du jour. Il ne pouvait mieux tomber. La bande de joyeux lurons était accompagnée de trois jeunes étudiantes d’une école commerciale en gestion administrative dont les parents de l’une possédaient un appartement non loin de la rue du Pont-Neuf. On terminerait la soirée chez elle. Il refusa de danser, à peine assis, tout à sa joie d’écouter la technique inimitable du batteur, ne sentit pas la présence chaude dernière lui. Mais quand le liquide coula sur son visage, dégoulinant de ses cheveux à sa bouche, il réalisa que quelqu’un était en train de lui verser du champagne sur la tête. Il se retourna brusquement, pris soudain d’un pressentiment qui lui enserra le ventre. C’était Marge. Du haut de sa splendeur, plus solaire que jamais, elle tenait bien haut la bouteille qu’elle continuait de déverser, comme si de rien n’était, sur le visage de Pierre. Un sourire figé traversait son visage, il n’aurait su dire s’il fallait rire ou se lever et s’enfuir. Il prit le parti de rester. « J’ai attendu ce moment, dit-elle simplement quand la bouteille fut vidée. Quel gâchis, vous ne trouvez pas ? » Elle n’avait plus aucun accent. Elle s’assit d’autorité sur le petit tabouret vacant à côté de lui. Pierre retrouvait petit à petit de la contenance et commença par s’excuser tout en se demandant si, cinq ans après, cela servait à quelque chose. L’émotion qu’il ressentait était mille fois plus vive que celle éprouvée la première fois, Marge était belle, hiératique, autoritaire, pourtant il n’avait plus peur d’elle. Il héla le serveur. « On ne va peut-être pas gâcher une autre bouteille ? Que dirais-tu d’un whiskey ? »

Alors que Grappelli électrisait la cave sur les séquences de Clarke, Pierre et Marge reprirent la conversation muette entamée des années plus tôt, qu’ils avaient inconsciemment poursuivie, en attendant que le destin les remette l’un face à l’autre.