Daniel, Aron et Ora

President Warfield

Le silence de ceux qui sont habitués à obéir est infranchissable. Ils sont des milliers à attendre leur tour mais c’est Ora qui s’engage la première sur la passerelle du President Warfield. Accoudé au bastingage, un homme blond, vêtu d’une chemise de prêtre, la regarde monter à bord. C’est le révérend Grauel, embarqué comme témoin chrétien en soutien de la cause juive. Il est cinq heures du matin, nous sommes le 10 juillet 1947.

Le vaisseau tient plus du steamer de rivière que du transatlantique de croisière, pourtant il se murmure qu’il a un important passé dans l’armée américaine.

Ora présente ses documents d’identité au responsable et se voit remettre un papier sur lequel est inscrit le numéro de sa couchette. Daniel suit de près. Ils descendent au premier entrepont. L’intérieur du vaisseau semble avoir été aménagé à la hâte en d’interminables couloirs étroits qui traversent des rayons de couchettes sur toute la longueur de la coque. Les couchettes, des cages plutôt, paraissent peu profondes et il faut s’y glisser car elles ne doivent pas mesurer plus d’une soixantaine de centimètres de haut. Il y a quatre ponts et cinq étages identiques. Daniel additionne mentalement le nombre de cages et se dit qu’ils seront près de cinq mille sur le bateau, comment tiendront-ils tous ? Personne ne semble connaître la durée du voyage. L’incertitude se lit sur chaque visage, mais c’est sans importance. Ils sont en route vers leur terre, ils sont vivants et réunis, rien ne viendra ternir l’espoir qui les habite. Pas même les toilettes sur le pont supérieur, cent vingt sièges de cabinets alignés sans la moindre possibilité d’intimité, qui arrachent à chacun un commentaire choqué. Le President Warfield a beau ressembler à une prison sur l’eau, il est l’asile hospitalier qu’ils ne quitteront que pour fouler la terre de leurs ancêtres. Aron David est toujours sur le quai, occupé à vérifier que l’embarquement se déroule le plus rapidement possible, ils devraient déjà avoir levé l’ancre depuis deux heures. Un tout jeune homme que l’on surnomme « Babyface », mais dont le nom est Ike Aronowicz, se présente comme le capitaine du Warfield, il a supervisé la métamorphose du vaisseau et c’est sa première affectation qu’il exécute sous les ordres de Yossi Harel, son aîné de quelques années seulement, ce qui enchante Aron David. La plupart des responsables de cette entreprise à haut risque n’ont pas quarante ans, cela le conforte dans la certitude qu’il a fait le bon choix en rejoignant la Haganah et que de hautes responsabilités l’attendent dans ce nouveau pays où tout est à construire.

Enfin, le navire peut lever l’ancre. Au bout d’une demi-heure de manœuvres, le bateau revient à son point de départ, il s’est trompé de direction, la sortie du port est à l’opposé de celle empruntée. Il se remet en route en marche arrière pour finalement s’échouer sur un banc de sable. Une heure et demie de manœuvres plus tard, à six heures et demie, le navire s’élance enfin vers le large.

À bord, chacun prend la mesure de l’inconfort du voyage qui ne fait que commencer, s’organise sous la direction des responsables désignés par la Haganah. Le commandant a prononcé un discours traduit en dix langues, on en parle plus de vingt à bord.

 

« Camarades, vous êtes le plus grand nombre d’immigrants jamais transportés sur un seul bateau vers la terre d’Israël grâce à la Haganah, à la communauté juive de Palestine et à celle des États-Unis d’Amérique. Suivez bien toutes les instructions, toutes les consignes qui vous ont été données par vos responsables et le seront par haut-parleur. Ne vous montrez pas quand un avion ou un navire apparaît à l’horizon et provoque un mouvement de curiosité. En cas d’alerte, un coup de sirène vous préviendra. Aux trois coups suivants, chacun devra regagner sa place en silence. La panique est notre ennemie la plus dangereuse. »

 

Les deux grandes cuisines qui se trouvent sur le pont supérieur sont prises d’assaut par les plus rapides qui se débrouillent pour ramener du café et des biscottes à ceux restés dans leurs box. Daniel et Ora se sentent perdus sans Aron, cela fait plusieurs jours qu’ils le croisent à peine et, lorsqu’ils le croisent, il reste évasif, ne dit rien de ses nouvelles affectations ni de son engagement. Il ne répond pas non plus quand son père lui demande s’il sait pourquoi le Warfield est suivi par un destroyer et un croiseur de l’armée anglaise. Daniel ne sait rien de la prétendue destination du bateau qui est la Colombie, de l’interdiction formelle de pénétrer dans les eaux palestiniennes. Pourtant il est évident que leur vaisseau n’est pas équipé pour une traversée transatlantique, qui pourrait croire à ce voyage du bout du monde, à quatre mille cinq cent cinquante-quatre sur ce tas de ferraille construit pour à peine mille passagers ? Qui pourrait croire que les réserves de nourriture et d’eau suffiront à deux semaines de mer ? Pour l’heure, c’est avec un dénommé Hachomer Hatzaïr qu’il se sent revivre. L’homme a vingt-huit ans, il vient de Lublin où il a dirigé la Bricha, la langue les rapproche, c’est lui qui pousse Aron à prendre des cours d’hébreu et qui lui donne ses premières notions de politique sur le pays qui les attend. L’homme fort est David Ben Gourion, l’architecte de la renaissance d’Israël. Il est le héros de tous les sionistes et Hachomer ne jure que par lui. L’avenir d’Israël dépendra de deux choses : de sa force et de son éthique. Voilà bien un credo qu’Aron peut faire sien, son idéal ressemble à celui de ses nouveaux amis, la Pologne est loin, la Lituanie plus encore. Il apprend que l’immigration juive en Palestine a débuté au début du siècle et que Ben Gourion fut parmi les premiers à rejoindre la terre de ses rêves en 1906. Qu’il œuvre depuis quarante ans à sensibiliser le monde à la création d’un État juif et que depuis que l’Holocauste a démontré la nécessité de promouvoir un lieu où son peuple ne serait pas persécuté, il sait qu’il n’est pas loin de réussir. Aron n’aura pas mis longtemps à détester les Anglais qui, après avoir soutenu Ben Gourion, se sont rangés derrière les revendications du grand mufti de Jérusalem, un antisémite avéré, pour signer le livre blanc qui, à la veille de la Seconde Guerre mondiale, alors que l’Europe commence à entrevoir le funeste dessein des nazis, interdit toute nouvelle immigration juive et met un point final à la création d’un État. Comme il les hait ces hypocrites à double face qui, sous couvert d’équanimité, se drapent dans le contentement de soi pour refuser aux autres ce qu’ils possèdent depuis toujours. Et ce sont eux justement qui suivent le President Warfield alors que celui-ci entame sa première journée en mer. Il passe au large de Pantelleria au coucher du soleil, un peu de nostalgie vient se nicher derrière les prunelles d’Aron David, alors il descend chercher Ora et Daniel et les amène sur le pont pour contempler la beauté du monde. Le regard perdu dans le mauve du ciel, il murmure pour lui seul : « Ils ne nous pardonneront jamais ce qu’ils nous ont fait subir. »

L’odeur de surchauffe des moteurs, l’huile et le mazout, la mer houleuse et l’entassement ont eu raison de quelques estomacs et les calories ingurgitées dans la journée finissent souvent par-dessus bord. Daniel se plaint de leur isolement et se demande si le monde est averti de l’existence de ce petit peuple qui aspire à redevenir ce qu’il a été, un peuple normal. Aron le trouve pathétique. « Nous n’avons jamais été un peuple normal, Papa. Même si longtemps après nous, les hommes fuiront l’horreur, prendront la mer pour aller à la recherche d’un eldorado, aucun autre peuple jamais ne s’entassera sur un bateau pour aller construire un pays.

— Ta mère aurait aimé t’entendre mon fils, c’est d’elle que te vient cette pugnacité, d’elle et de ton oncle. » Et voilà Daniel qui se sent à nouveau dépossédé de ce qui ne lui a jamais appartenu, son unique enfant, son fils. Ora interroge à son tour. Qui est ce garçon à la blondeur scandinave qui la dévore des yeux lorsqu’ils se croisent ? Le capitaine ? Si jeune ? Il ressemble à un acteur avec sa clope au bec, sa fossette au menton et sa dégaine de cow-boy. Le cœur de la jeune fille s’empourpre pour la première fois et ce n’est pas son cousin adoré qui en est responsable.

Le lendemain 14 juillet, La Marseillaise éclate dans les haut-parleurs. Plusieurs avaries des machines sont à déplorer. Les passagers écrasés par la chaleur se déshabillent les uns après les autres et c’est un étrange rassemblement de sous-vêtements en tout genre qui s’amoncelle sur le pont en cette troisième journée dans les eaux territoriales européennes. Dans la rangée de couchettes occupées par Daniel et Aron David, une femme est en travail depuis douze heures déjà. Le bébé semble ne pas vouloir sortir. Elle ne résistera pas à la délivrance et décédera quelques minutes après la naissance de son enfant. Bouleversé, Aron David prend la parole publiquement pour la première fois et s’entend réclamer l’attention de chacun. Un profond sentiment d’injustice l’anime, pourtant les mots qui lui viennent sont pleins d’espoir. Cet enfant foulera la terre d’Israël. Il sera le symbole de ce voyage. Occupons-nous de lui comme de l’enfant de tout un peuple.

 

« Demain, nous entrerons dans les eaux territoriales palestiniennes ! »

Ce 16 juillet 1947, Aron a rampé entre les passagers pour venir réveiller son père et lui annoncer la grande nouvelle. Nous aurons bientôt atteint notre but. Il sait pourtant que la totalité de la flotte anglaise stationnée en Méditerranée navigue dans leur sillage et que l’opération est loin d’être gagnée, mais il préfère annoncer que le President Warfield sera rebaptisé Exodus 47 dès le lendemain et que chacun aura une tâche précise à remplir. La nouvelle se répand tout au long de la journée et l’exaltation s’empare des passagers. Certains cousent des banderoles, Ora s’est attelée à la fabrication d’un drapeau israélien avec un groupe de jeunes, d’autres préparent des sacs de sable. Rien n’a été annoncé mais ils savent. Ils savent qu’ils se préparent au combat.

Le lendemain matin, alors que la côte égyptienne est en vue, le premier vaisseau à s’approcher d’eux est l’Ajax. Ses haut-parleurs hurlent des messages à destination des immigrants :

« Au nom de l’humanité, je demande aux passagers de ce bateau d’empêcher vos leaders d’essayer de forcer notre blocus. Obligez-les à faire demi-tour pendant qu’il est encore temps. Nous savons qui vous êtes et où vous allez. Vous n’y arriverez jamais. Vous ne passerez pas car notre flotte est invincible. Ne faites pas courir un danger inutile à vos femmes et à vos enfants. Cessez d’obéir aux ordres d’organisations clandestines. Mettez vos meneurs hors d’état de nuire. »

Ils savent tous désormais qu’ils ont jusqu’à cinq heures du matin pour se rendre car ils seront arraisonnés à la minute où ils franchiront les eaux territoriales palestiniennes. Pourtant, ce n’est pas la peur qui domine à bord.

Une vague de rébellion, un sursaut de détermination fait se lever chacun comme un seul homme, si près du but, il est interdit de flancher. La résistance s’organise, on déploie des mètres de barbelés sur les bastingages pour empêcher les Anglais de l’arraisonner, l’hymne hébraïque monte des flancs du bateau, Daniel, Ora et Aron David se pressent aux premiers postes d’observation.

Enfin, l’un des responsables décide de leur communiquer le plan arrêté par le commandement, en accord avec la Haganah :

« On compte surtout sur la vitesse du bateau qui peut atteindre vingt-deux nœuds. Comme les Anglais ne peuvent nous aborder que dans les eaux territoriales à trois miles des côtes, il s’agit pour nous de repousser leurs assauts pendant dix minutes tout en fonçant vers le rivage. Leurs bâtiments ne peuvent nous suivre que jusqu’à un kilomètre de la plage à cause des récifs et des bancs de sable. Grâce à son faible tirant d’eau, notre navire peut s’échouer sur la berge à proximité de Tel-Aviv. Ceux qui savent nager pourront sauter et gagner la côte à la nage, ils seront recueillis par les nôtres qui sont postés sur la plage. »

 

Cette nuit-là, Daniel, Ora et Aron David préfèrent la passer dans les canots de sauvetage à la belle étoile. Sous le ciel constellé, leurs rêves intacts vivent leurs derniers instants dans la naïveté et l’ignorance de la puissance d’un refus. Aron David est dans le poste de commandement avec les responsables quand le communiqué arrive : SOYEZ FORTS – SERONS FORTS.

Les haut-parleurs continuent de diffuser des messages d’encouragement dans les cales, les immigrants sont attendus à terre et l’ensemble de la communauté juive est mobilisée pour les accueillir. Plus que soixante miles à parcourir. Cinq heures du matin, l’heure de l’ultimatum, l’heure à laquelle les Anglais attaqueront. Mettre à profit les dernières heures de répit pour se reposer et se tenir prêts.

Les projecteurs braqués tout à coup sur l’Exodus sortent le vaisseau des ténèbres. Il n’est que trois heures du matin et les eaux territoriales n’ont pas encore été franchies. Les Anglais les ont pris en traître. Un déluge de bombes lacrymogènes et de fusées traçantes éclaire le ciel. Une sirène a retenti à bord mais il est trop tard. Seule une partie des assiégés a le temps de gagner son poste de défense.

La surprise est telle que l’équipage ne contrôle plus la direction du navire, coincé entre deux destroyers. Les premiers coups de feu retentissent, un homme s’écroule. Mort. Un autre, qui la veille cousait le drapeau à côté d’Ora et a réussi à mettre un projecteur hors service, tombe à son tour. Il a 15 ans. Ora sort la tête du canot où elle est restée blottie contre Daniel. Elle hurle son nom. Zvi ! Zvi ! Son oncle la tire au-dehors et l’entraîne vers la cale. Aron est parti aux premiers coups de feu et balance, avec les deux cents hommes postés de part et d’autre des bastingages, des centaines de boîtes de Corned Beef et des pommes de terre, piètres munitions contre les armes létales des hommes casqués de blanc. Ils ont l’interdiction d’utiliser la moindre arme à feu.

Au petit jour, quatre Anglais se hissent à bord dans deux chaloupes de sauvetage pendues à leurs bossoirs. L’un d’eux perd son sang-froid et tire sur le premier homme qu’il voit. Daniel est remonté pour prêter main-forte aux combattants mais il se fige soudain, assailli par le souvenir des pires moments de la bataille du ghetto de Bialystok, quand la panique s’emparait des habitants et qu’ils lançaient les enfants par les fenêtres plutôt que de les laisser capturer. Revivre cette horreur est au-dessus de ses forces. Il redescend dans la cale où les enfants tombent des couchettes et les femmes crient à qui peut les entendre ARRÊTEZ ! ARRÊTEZ !!! Soudain une plainte rauque s’élève, c’est la charpente qui cède et l’eau qui s’infiltre dans la cale. L’Exodus est touché. En quelques minutes, ils sont plus de deux mille à patauger avec de l’eau jusqu’aux genoux.

Daniel appelle Ora. Elle est introuvable. Il se dirige vers la salle des cartes où il a cru voir sa silhouette filer en compagnie d’un groupe de jeunes gens. À l’instant où il s’apprête à pénétrer dans la cabine, un projectile l’atteint à la tête et il tombe évanoui. Pendant ce temps, Ora s’est enfermée à l’arrière de la chambre des cartes. La fureur l’a fait grandir d’un coup. Elle s’est saisie d’un marteau qu’elle tient caché dans le pli de sa jupe, prête à fracasser le crâne du premier Anglais à sa portée. Mais la tension monte d’un cran, la force n’a jamais été de leur côté et quand les militaires investissent la chambre des cartes pour arrêter les jeunes réfractaires, elle n’a pas le courage de frapper. Elle s’effondre en larmes.

Au même moment, dans la cabine radio, sous le regard de Aron David, le commandant Harel et le capitaine Aranowicz s’affrontent. Le plus jeune veut poursuivre le combat malgré l’évident déséquilibre des forces. Harel, exaspéré, lui répond : « Tu veux jouer avec la vie de gens qui ont déjà connu l’horreur des camps ? Tu veux en plus leur imposer ça ? Si tu veux te battre, prends un fusil et va affronter les Anglais sur un autre terrain, tu es jeune et en bonne santé, tu ne sais rien de la tragédie qui vient de se jouer. »

Sans que l’ordre ait été donné, à quatorze heures, après s’être défendus avec leurs dernières forces pendant quatre heures, les immigrants sont obligés de s’avouer vaincus. Ils sont épuisés et amers, quelques relents de résistance n’ont pas raison des Anglais qui, une fois leur victoire assurée, se sont soudain transformés en parfaits gentlemen, distribuant tablettes de chocolat et bonbons aux enfants qui les refusent, dans la cacophonie du pont jonché de sacs de pommes de terre éventrés.

La famille Kaufman est dispersée. Ora, prisonnière des Anglais, est gardée avec ses camarades là où elle a été arrêtée, Daniel, toujours inconscient, a été pris en charge par les infirmiers et gît sur une civière, prêt à être évacué, et Aron David a disparu.

À seize heures trente, l’Exodus accoste un quai délimité par des rangées de barbelés où seuls les militaires ont eu accès. La population civile, venue par milliers, a été contenue derrière les barrières et ceux restés chez eux agitent foulards et mouchoirs à l’intention des réfugiés. C’est Haïfa que l’on a atteint, alors même qu’ils sont vaincus, les hommes et les femmes de l’Exodus, épuisés par la nuit de résistance, dépenaillés et sales, entament d’une seule voix chargée d’émotion l’hymne sioniste qui martèle leur appartenance à cette terre qu’ils auront quand même touchée, suivis dans le même élan par la foule massée devant les grilles.

Ora est amenée sur le pont au moment où l’on avance la passerelle, mais cette fois ce sont les morts que l’on descend d’abord. Ils sont au nombre de trois. Puis les blessés. Elle reconnaît Daniel et lui crie de ne pas s’inquiéter, qu’elle est bien vivante et qu’elle retrouvera Aron David. Daniel est sorti de son coma, il perçoit la petite voix de sa nièce dans le bourdonnement de sa tête, où l’amène-t-on ? Qu’adviendra-t-il des enfants ? Les blessés sont pourtant évacués avec leurs familles, mais Ora n’a pas le droit de le rejoindre. Elle est une combattante, et cette prise de conscience lui ôte le peu d’enfance qui lui restait. Sait-on seulement qu’elle n’a pourtant pas treize ans ? Elle est poussée avec d’autres résistants et les réfugiés indemnes vers bâbord et reçoit un tract qui l’invite à débarquer sans résistance et à se soumettre aux formalités de l’embarquement pour Chypre, qui se fera aux pontons de transbordement. Certains passagers, emmenés de force, se laissent tomber à terre et embrassent le sol avant de se relever et de tourner le dos aux grilles derrière lesquelles des bras se tendent et expriment l’ardeur de leur accueil.

« Vos bagages vous seront enlevés et examinés par les soldats mais on vous les rendra à votre arrivée à Chypre. » Daniel entend distinctement l’annonce et c’est comme un nouveau coup de poignard dans une blessure à vif. Qu’est-ce qui a changé depuis l’arrivée au camp de concentration de Majdanek ? Écrasé par le découragement et le martèlement de la douleur dans son crâne, il se laisse emporter, insensible à ce qu’il adviendra de lui, vers l’hôpital de Haïfa.

Au même moment, Aron David, qui s’est laissé enfermer dans une cache hermétiquement close avec une quinzaine de combattants dont le capitaine, Ike Aronowicz, s’apprête à passer les trente-six heures les plus pénibles de sa courte existence. Sans aucune possibilité de se tenir debout ou assis, sans vivres ni eau et avec une réserve d’oxygène à peine suffisante pour le groupe, ils attendent que les équipes de nettoyage de la compagnie Ogen, infiltrée par les agents de la Haganah, viennent les délivrer. Mais ils savent qu’ils devront user de patience, l’agitation extérieure doit faiblir, l’armée anglaise doit être sûre d’avoir le contrôle de l’ensemble du contingent d’immigrés et de l’évacuation totale de l’Exodus avant d’autoriser quiconque à monter à bord.

Trente-six heures. Ils ne devront qu’à leur jeunesse et à leur excellente condition physique de survivre au péril de cet infernal cachot. Lorsque, finalement, ils entendent les ouvriers, ils se mettent à tambouriner sur les cloisons qu’ils ne pouvaient forcer de l’intérieur. C’est déguisés de salopettes, casquettes sur le crâne qu’ils débarquent un à un, munis de laissez-passer au nom de l’entreprise de nettoyage, charriant des sacs de détritus et qu’ils quittent le port à bord de bennes à ordures sans jamais éveiller la méfiance des gardes.

En cette fin de journée, arrivé avec ses camarades dans l’immeuble de l’état-major de la Haganah où on lui donne un rasoir et du savon, Aron David Kaufman est le premier de la famille à pouvoir se déclarer libre sur la terre qui a tenu sa promesse. Son cœur se gonfle d’émotion car, en cet instant qui touche au miracle, il sait qu’il retrouvera son père, qu’Ora et lui seront réunis et que leur rêve se réalisera. Et s’il faut pour cela se faire tirer le portrait une fois encore par l’expert en faux papiers et endosser une autre identité, qu’importe, il sait qui il est et le nom de tous ses défunts est inscrit dans son cœur pour l’éternité.