Il a refermé la porte avec son pied nu. Je m’attendais à ce qu’il allume et me sorte froidement du confinement moite dans lequel j’étais en bagarre avec mon aïeule, mais il s’est avancé brusquement et m’a attrapé le bras, attirée vers lui et enfermée dans sa peau. Nue. Oh seigneur, depuis quand n’avais-je pas été touchée, quelle avait été la dernière chair à s’être frottée contre la mienne sans que je sois assaillie par une envie de prendre mes jambes à mon cou ? Je retrouvais la sienne, parfaite, à ma mesure, et je ne cherchais pas à comprendre quelle mouche l’avait piqué. Tant pis si c’était une erreur, et c’en était sûrement une, qu’il me garde là sur sa poitrine chaude à écouter les battements de son cœur. Il souleva mon visage pour l’attirer vers le sien, ses lèvres étaient douces, je me laissai faire comme si notre dernière étreinte datait d’hier. Le plancher d’acajou était légèrement humide, un reste de condensation déposée par la climatisation que j’avais éteinte en revenant de mes pérégrinations nocturnes accueillit nos deux corps aussi doucement qu’un lit, et la musique entre nous, qui s’était interrompue pendant vingt ans, cette musique inimitable, nulle part retrouvée, reprit, je n’eus pas peur, pas une seconde je ne me dis que mes formes, à tâtons dans le noir, avaient changé sous sa main, alors que les siennes semblaient s’être raffermies. Je l’avais quitté pâle et maigrelet, je retrouvais un corps sculpté pour résister, frémissant comme celui d’un jeune homme. Tu m’as tellement manqué ! Je ne sais lequel de nous parlait, nous avions tous deux les mêmes maux à dire, l’absence, la désertion, le vide, le rien, et l’envie de se venger qui prend la place de l’être manquant, se venger de quoi exactement, puisqu’on ne sait pas, puisqu’il manque une pièce au puzzle. Remontés dans le lit, enfin apaisés, nous demeurâmes un moment silencieux à capter les particules d’amour qui tournoyaient dans le noir, lucioles poussiéreuses à la lumière faiblissante, et il se mit à parler sans que je lui pose de question.
« C’est pour échapper à toute probabilité de te retrouver que je suis parti en Israël. Pour me punir aussi d’avoir été l’homme que j’étais tant que nous étions ensemble, ignorant, prétentieux, mauvais fils, inapte à l’amour puisque je n’avais su te garder. C’est pour me venger de ce que la vie me prenait en t’arrachant à moi que j’ai voulu trouver un autre amour. Celui de la terre qui m’a vu naître et à laquelle je n’avais jamais prêté la moindre attention. Et puis c’était la volonté de mon père, son rêve secret, d’un retour au pays qu’il n’avait plus le courage de tenter. Tu as raison, je n’étais pas loin de penser que si nous, Juifs, devions infliger à d’autres la souffrance de ne plus avoir de pays, notre rêve sioniste était vain. Après ton départ, il m’a fallu plus d’un an pour laisser une autre puissance m’habiter, j’ai entamé les démarches pour faire mon Alyah et pour entrer dans l’armée. J’ai voulu m’effacer, Jo. Disparaître en Israël plutôt que vivre sans toi où que ce soit. Et sans que je m’y attende, je suis tombé amoureux de ce pays. Il m’a insufflé une volonté neuve, pas celle de continuer à vivre, non, celle de recommencer à vivre. Si seulement tu pouvais voir Israël, il n’est pas un kilomètre carré que mes pieds n’aient foulé, je connais ce pays sur le bout des doigts, chaque mont, chaque vallée, chaque ruisseau m’a raconté son histoire, j’ai rencontré tant d’hommes et de femmes différents, si différents d’ici, dont la diversité ne peut s’exprimer dans aucune formation politique et c’est pourquoi, quand je suis arrivé, ils se reconnaissaient encore dans leur armée, immuable résonance des premiers défenseurs d’une nation juive, Eretz Israël. Mais depuis une dizaine d’années, nous sommes devenus une force d’occupation et de répression, arrogante et brutale.
— Alors qu’est-ce que tu y fais encore, Sam ? Je ne te reconnais pas. Comment as-tu pu te laisser endormir ? Aucun pays au monde ne possède ce pouvoir hypnotique. »
Sam se redressa. Je vis ses yeux briller dans le reflet de la lune, ces yeux qui à cette heure sombre n’avaient pas de couleur mais je savais qu’ils étaient passés du vert au gris, la couleur de sa déception. « Tu ne peux pas comprendre, en effet. Mais moi non plus, il y a vingt ans, je n’avais pas toutes les clés. Si seulement tu voulais, on pourrait reprendre là où tu es partie. Je t’apprendrais la patience si tu me révélais ton secret. »
Je fondis en pleurs. Ce n’était pas un stratagème, j’aurais voulu m’ouvrir à lui, là, dans cette chambre d’une autre époque, au milieu de la nuit sur cette terre de l’autre côté du monde, mais je n’y arrivais pas. Dès que le jour se lèverait, le charme serait rompu. Nous nous quitterions gênés de nous être laissé emporter par les tourments de nos chairs dont la mémoire n’était pas morte. Si le ressentiment ne reparaissait pas, nous pourrions nous estimer heureux de ne pas avoir ajouté du désespoir au malheur. Je pleurai donc.
Le silence ensuite. Quelques heures de sommeil pour oublier les pensées qui polluent les restes de la nuit, afin que s’évaporent dans mon cerveau les derniers relents de rhum. Lorsque j’ouvris les yeux, le soleil était déjà haut, j’étouffais sous le feu de onze heures, enveloppée dans des draps trempés de sueur, seule. J’avais donc rêvé. Sam n’était pas venu frapper à ma porte. Quels mauvais tours les punchs planteurs m’avaient-ils joué ? Je me hissai hors du lit, groggy, d’humeur détestable, si mes nuits étaient plus belles que mes journées et qu’au réveil, elles s’avéraient frelatées, je n’avais plus rien à attendre de la vie. Mon regard tomba sur le téléphone. Appeler Nil, oui, mais que pouvait-il pour moi, cet enfant de qui j’avais tout attendu sans rien lui donner ? Stupide inconséquente qui oubliait à présent le décalage horaire après s’être abîmée dans des rêves érotiques. J’aurais pu me consumer de honte. À ce moment précis je réalisai qu’il manquait quelque chose dans la pièce. Le journal de Fleur avait disparu. S’il n’était plus à sa place, c’est que Sam avait bien passé un moment ici.
Je n’eus pas à m’interroger longtemps. Il était assis dans le hall de l’hôtel, plongé dans la lecture du petit cahier noir, et faisait jouer la corde assortie de la dent de fauve entre les doigts de sa main gauche, comme un chapelet coranique. Il leva les yeux à mon approche, un sourire aux lèvres, comme s’il me découvrait pour la première fois.
« Nous sommes une seule et même famille ! » Puis, comme pour s’excuser de la révélation abrupte : « Tu ne pouvais pas le savoir.
— Qu’est-ce que je ne pouvais pas savoir ?
— Tu ne pouvais pas connaître mon oncle et savoir qu’il portait le même nom que ton arrière-grand-père. »
Il n’a pas l’air étonné. Il m’annonce cette énormité comme si c’était une évidence, ça le fait même sourire.
« Tu te fous de moi ? »
Je m’assois face à lui, devant le comptoir de la réception, un couple d’Italiens peine à faire taire leurs trois enfants qui s’épuisent en jérémiades.
Comment aurais-je pu faire le lien ? Et penser que l’histoire s’était déjà chargé d’unir nos deux familles alors que j’espérais être l’artisan de cette union en épousant l’homme que j’aimais ? Les dés étaient pipés d’avance.
« Tu ne pouvais pas deviner que le nom de notre famille, avant celui de mon père, était Wotchek, comme le tien, avant de devenir Gaudrèche.
— Voilà au moins une chose que Fleur nous aura apprise. »
Je me sentis mal à l’aise, tout à coup. Il taisait quelque chose. S’il était arrivé ici pour voir ma grand-mère c’est qu’il connaissait son nom, qu’il savait déjà que nous étions liés, pourquoi ne le disait-il pas ? Il y a toujours eu chez Sam des terres que je n’ai pas foulées et que je ne foulerai pas plus aujourd’hui. Mais cette nouvelle éclairait nos retrouvailles d’une tout autre manière.
Comme je m’y étais attendue, il ne fit aucune allusion à la nuit passée, je pouvais continuer à divaguer, la nouvelle de notre évidente consanguinité s’était chargée d’effacer la probabilité de nos retrouvailles.
Je l’ai suivi quand il s’est levé pour quitter l’hôtel, il a traversé la savane, marché jusqu’au Fort Saint-Louis sans un regard pour moi qui trottinais à ses côtés. Il portait un short couleur de sable, sans doute une pièce de son uniforme recyclée en vêtement civil, ses jambes étaient dorées, jamais je n’aurais imaginé que sa peau pût bronzer au soleil. Il se laissa tomber dans le sable, sur la petite plage au pied du fort, je fis de même.
« Nous devrions retourner à Sainte-Marie une dernière fois. Je voudrais récupérer le violon de mon oncle, et toi tu devras sans doute prendre contact avec le notaire de Fleur. Sais-tu seulement si elle en avait un ? »
Je ne suis pas sûre d’avoir envie de lever un nouveau lièvre. J’ai deux tantes, d’après ce que dit le journal, peut-être une flopée de cousins et cousines dont je ne connais pas les noms et que je n’ai aucune envie de me mettre à chercher. Ce qui me préoccupe, c’est d’avoir à dire la vérité à Sam. Si le passé doit être réparé, je devrai me soumettre à la confession comme chacun, depuis peu, semble y prendre goût.
Nous voilà repartis pour Sainte-Marie, Papa avait raison, il n’y a rien pour moi ici, encore moins aujourd’hui que Fleur est morte. Sam est d’humeur joyeuse. Il m’énerve. Il sifflote un air. Je lui demande ce que c’est. A Yiddishe Mame. C’est une chanson que ma mère chantait quand j’étais petit, elle m’a longtemps fait pleurer après que j’en ai compris le sens, maintenant elle me rend heureux.
Il y a vingt ans, Sam chantait faux, aujourd’hui, il siffle faux. Mais je préfère ses fausses notes au silence que je n’oserai rompre. Nous filons à toute allure, il n’y a pas grand monde sur la route. Les champs de canne à sucre défilent sur la droite et l’odeur, cette odeur qui m’apaise, pénètre dans mes narines et m’ouvre l’appétit. Arrivés à la maison, c’est la voisine qui nous accueille avec un courrier à la main. Il m’est adressé. Je n’essayerai pas de savoir comment le notaire a appris qu’il me trouverait ici, Fleur a encore tout organisé.
La lettre me donne rendez-vous à son cabinet le lendemain matin à sept heures et demie, décidément je ne me ferai jamais à ces horaires. Sam fouille la maison, que cherche-t-il, le violon est sur la table, il finit par s’emparer d’une série de classeurs où sont rangées minutieusement les bribes de la vie de ma grand-mère. L’un d’entre eux renferme des reliques mortifères, une mèche de cheveux noirs sous laquelle est écrit SAMUEL 1910, une autre crépue et légèrement plus claire indique JOSEFA 1910 et une troisième, ondulée comme un hochet d’enfant, dit FLEUR 1912.
Je balaye les reliques d’un air distrait tandis que Sam s’écrie : « L’étoile ! » En me montrant un morceau de gabardine de laine vert sombre avec une étoile bleue cousue au milieu. Là aussi, une étiquette : SAMUEL 1941.
« Tu te rends compte que non seulement il s’agit de notre histoire, mais que nous portons les noms de ces gens ? » Il fulmine. « Nous portons les noms de ces morts qui nous ont forcés à trimbaler leur passé en nous nommant comme eux. »
Pour une fois, je suis entièrement d’accord avec lui. Cette manie de transmettre les prénoms de génération en génération, quel pathos ! Quoique je n’aie pas eu à attendre le classeur pour comprendre que mon histoire n’était pas simple. Il suffit de connaître la relation que mon père entretient avec le souvenir.
Quand j’ai rencontré Sam, la première confidence que je lui ai faite, car j’en étais fière, c’était que ma mère était américaine et qu’elle était une militante activiste proche du mouvement Black Power. C’était le seul héritage dont je me vantais, qui me tenait debout, car ce que ça sous-entendait d’origines liées à l’esclavage ne convenait pas à mon mauvais caractère. Lui se targuait d’être un Juif non croyant, qui n’appréciait dans sa culture que les poètes désespérés et n’admirait que ceux qui se suicidaient, nous nous étions trouvés entre son désespoir dormant et ma colère étouffée.
Je l’ai rejoint sur la terrasse de béton rouge, la maison sentait le pipi de chat, un matou des environs avait dû se venger toute la nuit d’avoir été chassé de son logis habituel.
Sam m’a pris la main. « Tout ça me laisse confus. Je croyais que ma vie était dessinée, précise et définitivement tracée, et là, je ne sais plus. Ce qui vaut la peine, ce qui m’attendra quand je rentrerai en Israël. Je n’ai plus que ma mère avec laquelle il est difficile de s’entendre, ce qui ne m’a posé aucun problème jusqu’à aujourd’hui. Et te revoir, ça me tue. Jo, tu es ma famille et je ne veux plus te perdre. »
La journée avait commencé sous le signe des révélations, il fallait que j’en finisse avec la mienne. Pour couronner le tout, en donnant naissance à l’enfant de Sam, j’avais perpétré un acte de consanguinité.
« Tu as un fils, Sam. »
Voilà. C’est dit. Maintenant, à moi de démêler les fils de mes mensonges.
« Pardon, je te demande pardon de te l’avoir caché et de m’être enfuie. Je n’invoquerai aucune excuse, aucun père ne devrait avoir à vivre ça… »
Sam s’est figé, il retient sa respiration, je n’ose rien ajouter. Qu’il dise quelque chose, n’importe quoi, mais qu’il ne me laisse pas dans ce silence. À nouveau passent dans ses yeux tant d’émotions contradictoires. Elles défilent si vite que je n’en attrape qu’une seule au vol. Le remords.
« Je ne l’aurais jamais accepté, Jo. Il n’était pas question pour moi d’avoir un enfant. Ça me crève le cœur aujourd’hui de savoir que si je l’avais appris à vingt ans, je t’aurais forcée à avorter. Me le dire maintenant c’est m’assassiner. Tu me mets le nez dans l’abjection de mon existence. »
Sam quitte la maison en claquant la porte. C’est la seconde fois que le son d’une porte qui claque me fait peur. La première fois, c’était déjà lui.
Le soir du dernier dîner avec Sam et sa famille, nous étions rentrés tard et fatigués et je n’avais pu m’empêcher de lui faire remarquer que son père était raciste, qu’il ne comprenait pas qu’avec des raisonnements comme les siens, il contribuait à l’opposition des mémoires et creusait le fossé entre des peuples issus d’une souffrance équivalente. Sam était légèrement éméché : « Qu’est-ce qui te permet de juger mon père, tu n’as pas idée de ce qu’il a vécu, de tout ce qu’il a perdu et sur quelles ruines il s’est reconstruit à plusieurs reprises. Laisse-le où il est et occupe-toi de ton petit cul noir ! »
Sur ces mots, il avait remis son manteau, attrapé un livre et claqué la porte. Il ne me restait plus qu’à partir.
Mais cette fois, je ne m’enfuirais pas. Il ne pouvait à la fois me demander de ne plus disparaître et tourner le dos avant que je lui aie tout dit.