Ora se tenait immobile face au secrétaire du kibboutz. « Dans quel domaine veux-tu travailler ? » C’était la quatrième fois qu’il posait la question. Face au mutisme de la jeune femme, il décida de la présenter à son épouse, peut-être réussirait-elle à lui soutirer une réponse. « Suis-moi, je vais t’amener voir Heda. Elle est polonaise comme toi, peut-être ne parles-tu pas encore l’hébreu ? »
Ora suivit machinalement l’homme aux épaules étroites et aux jambes interminables. Il ressemblait à la caricature d’un épouvantail dans l’un de ses livres d’enfant. En le voyant se lever, elle s’était attendue à ce qu’un nuage de corbeaux surgisse et se mette à voler autour de lui.
La lumière mordante du soleil la tira de ses pensées et la cruauté de sa situation vint la prendre à la gorge. Elle ne pourrait pas éternellement se laisser couler dans une folie de façade, il restait trop de vie en elle malgré la tristesse qui ne la quittait pas. Elle emboîta le pas au mari d’Heda en lui répondant qu’elle parlait hébreu mais préférait s’entretenir avec une femme. L’homme plissa les yeux, intrigué par cette jeunesse qui ne savait pas ce qu’elle voulait et qu’il avait beaucoup de mal à sédentariser. Il maugréa quelques paroles de désaccord à l’adresse d’Ora, poussa la porte du réfectoire et s’effaça pour la laisser passer. « Heda, occupe-toi d’elle, c’est une Polonaise, je n’arrive pas à savoir depuis quand elle est en Israël et ce qu’elle sait faire de ses dix doigts. »
Heda avait en commun avec Ora la jeunesse vibrante et la taille élancée. Elle était aussi brune que l’autre était rousse, et son visage s’ouvrait sur une large bouche et de grands yeux rieurs qui donnèrent instantanément à Ora l’envie de se confier à elle. Qu’y avait-il à craindre ici ? Personne ne pouvait plus rien contre elle, son amour était banni, elle ignorait où, son cousin reparti au combat, les inconnus qui l’entouraient pouvaient aussi bien faire office de nouvelle famille, et Heda devenir son amie.
« Bisl Blum*1 ! Viens par ici que je te regarde ! » Elle avait parlé en yiddish, ce qui fissura un peu plus le cœur d’Ora.
« Tu ne m’as pas l’air bien robuste toi, depuis quand es-tu arrivée ? Tu étais sur les bateaux anglais ? Pauvre petite, comme tu as dû en baver ! »
Heda s’adressait à Ora comme à une petite sœur alors qu’elle ne devait pas être beaucoup plus âgée qu’elle. « J’ai vingt ans, dit-elle, comme si elle avait lu dans les pensées d’Ora. Oui je sais, mon mari est vieux. En tout cas bien plus vieux que moi, mais ne te méprends pas, j’ai de l’amour pour lui. C’est un Israélien, un vrai, un pionnier de la première heure. Il est au kibboutz depuis sa création, nous nous sommes mariés ici quand les combats ont cessé.
— Je… n’ai pas posé de question ! dit Ora, paralysée devant le flot d’explications dont s’affranchissait Heda. Je n’aurais pas osé. Et puis chacun fait ce qu’il veut… Enfin, sauf moi, à l’évidence.
— Oui, je sais déjà. Il paraît que tu as rejoué Roméo et Juliette… Eh bien tu as de la chance que cela ne se soit pas terminé dans un bain de sang, Bisl Blum ! Ce n’est pas le moment de jouer avec le feu, on a déjà assez de mal à s’implanter dans ce pays, un jour peut-être ce sera moins treyf*2 de sortir avec un Arabe.
— Ce jour-là, je l’aurai définitivement perdu… » Ora sentit monter les larmes qu’elle n’avait pas versées depuis qu’ils avaient quitté Jérusalem et elle ne fit rien pour les retenir.
« Pleure petite sœur, tu finiras par oublier. Quoique, entre toi et moi, j’en ai vu plus d’une vivre le même drame en débarquant à Haïfa. Je te comprends, va, et rassure-toi, je ne te juge pas. Prends le temps qu’il faudra, et quand tu seras prête, tu remarqueras le contingent de gars très intéressants qu’on trouve dans le kibboutz !
— Je voudrais travailler surtout. Et si possible étudier. Est-ce qu’il est possible d’étudier la médecine quand on est enfermé dans un kibboutz ?
— Mais bien sûr ! Et personne n’est enfermé ! Pour qui nous prends-tu ? Il n’y a pas que des paysans ici ma chère ! On va d’abord te trouver quelque chose à faire et on verra pour la médecine. » Puis elle ajouta : « La médecine ? Dis-donc Bisl Blum, tu as de l’ambition ! En attendant, sache qu’ici tu ne seras jamais seule. »
Et comme l’école lui tendait les bras, une institutrice supplémentaire n’était pas un luxe pour la trentaine d’enfants qui se pressaient chaque matin dans le bâtiment. Ora maîtrisait suffisamment d’hébreu pour enseigner aux petits les rudiments de l’orthographe et les emmener sonder la nature environnante à la recherche de fleurs et de plantes. Une fois encore, le contact des enfants lui sauva la vie. Sa décision de devenir médecin, qui ne devait rien au hasard, se précisait chaque jour, elle savait d’ores et déjà qu’elle serait pédiatre. Elle en était tellement sûre, que l’impression de toucher du doigt son avenir se matérialisait comme le socle d’une volonté imperturbable. Elle pensait qu’elle retrouverait Khalid sur les bancs d’une faculté ou dans un hôpital, car de sa détermination à lui, elle était certaine. De tout temps, elle avait eu besoin d’un point de mire, d’une vision pour échapper à la mélancolie. Heda s’était trompée en la voyant, elle était courageuse et robuste, sa vie en était la preuve, et le cœur rempli de ce nouvel espoir, elle pouvait redresser la tête et prendre son mal en patience.
Les années passèrent ainsi, sans que jamais Aron David vienne lui rendre visite. Elle en souffrait évidemment, mais l’acharnement qu’elle mettait à suivre les enseignements que lui prodiguait par correspondance le tout nouvel Institut des études juives atténuait sa tristesse. L’adolescente qu’elle était à son arrivée au kibboutz était devenue une femme de vingt-cinq ans, sérieuse et imperméable à toute séduction. L’année se déroulait au rythme du procès d’Adolf Eichmann, retransmis à la radio à travers tout le pays, et l’écho qu’en donna Hannah Arendt accabla une partie des habitants du kibboutz. Ceux qui n’avaient connu, des drames vécus par leurs compatriotes, que des bribes incertaines, découvraient la réalité de la Shoah. Le silence consenti volait en éclats. La culpabilité de ceux qui se taisaient se défaisait par lambeaux à la lumière de ce qui était enfin révélé au monde. Quinze ans après la fin de l’horreur, plus rien ne justifiait l’omerta. Ora ne fut pas épargnée par la vague de chagrin posthume qui ébranla la communauté.
À quelques centaines de kilomètres de là, Aron David, qui venait de fêter ses trente ans, profitait d’une soirée de liberté à Tel-Aviv lorsqu’il fut pris en embuscade par un groupe de jeunes femmes hilares, qui semblaient tout droit sorties d’un magazine de mode. Elles étaient au moins dix à fondre sur lui, qui après avoir quitté ses camarades rentrait à la pension où il terminerait la nuit. Dans une joyeuse sarabande, les filles le kidnappèrent, ne lui laissant ni le choix du lieu où elles l’emmenaient, ni celui de l’histoire qu’elles s’apprêtaient à écrire. Elle le traînèrent vers la plage, prétextant manquer d’un homme pour les faire danser, tout était prêt, il suffisait de se laisser guider. Amusé, Aron David n’opposa aucune résistance. Elles étaient toutes si fraîches, comme débarquées la veille d’un paquebot de luxe, indemnes dans leurs robes chamarrées, et derrière leurs sourires parfaits ne perçait aucune guerre. Quel soulagement, se dit-il, comme c’est réconfortant cette impression qu’elles ne connaissent pas la souffrance. Et il se mit à envier leur insouciance, lui qui avait oublié que sa jeunesse ne supporterait pas de s’éteindre sans avoir vécu autre chose que le combat.
Le ciel était constellé d’étoiles, les derniers soubresauts de l’été précipitaient la foule au bord de la mer, comme si le monde savait déjà que l’hiver suivant serait glacial. Aron David dansa longtemps, changeant de partenaire toutes les cinq minutes, jusqu’au moment où il remarqua qu’une seule jeune fille restait assise sur le sable, à observer les danseurs d’un regard ennuyé sans jamais se lever. Il se mit en tête de l’inviter sous les quolibets des autres filles. « Macha ne danse pas ! Ne te fatigue pas, c’est une intello ! »
Intellectuelle ou pas, Aron David ne se démonta pas et attrapa la main de la jeune femme, la forçant à se mettre debout.
« Je ne danse pas. » Il insista. Elle était petite et ronde, sa bouche vermeille, accentuée par le rouge à lèvres, donnait envie de la lui croquer. Elle avait l’œil dessiné au crayon, qui coulait un peu aux angles, et le teint très pâle des poupées de porcelaine.
« Qu’est-ce que tu fais ici si tu ne danses pas ?
— J’observe la nature humaine. On dirait qu’elles sont toutes lancées dans une course effrénée au bonheur. Elles font semblant d’être nées avec la pluie d’hier soir. Je ne comprendrai jamais pourquoi elles sont venues ici si c’est pour faire semblant d’avoir oublié dans quel cloaque elles sont nées.
« Moi je suis venue contrainte et forcée. Je n’aurais jamais quitté Paris si j’avais eu le choix. Mais je suis arrivée trop jeune pour avoir mon mot à dire. J’avais douze ans. »
Aron la regardait se détendre devant lui, elle ne s’était même pas rendu compte qu’elle dansait depuis cinq minutes. Il la trouvait différente. Différente de toutes celles qu’il avait rencontrées jusque-là et aussi jolie que ses amies. Son individualisme lui plaisait.
Pour la première fois depuis son arrivée en Israël, il eut envie qu’existe un lendemain auprès d’une seule femme. Il se rendit compte qu’il désirait les bras d’une femme, la même tous les soirs, qu’il voulait avoir des enfants et les regarder grandir, bref, que la vie qu’il avait menée jusqu’à ce jour n’était qu’une transition, un passage vers l’âge d’homme. Macha, qui n’avait que quinze ans, ne semblait pas prête à quitter son indépendance, elle projetait d’étudier l’histoire de l’art par correspondance et comptait s’affranchir bien vite de l’autorité parentale afin de retourner en France où elle deviendrait antiquaire. L’amour n’occupait aucune place dans ses perspectives d’avenir, peut-être à cause de son jeune âge ou peut-être s’était-elle refusée à croire qu’elle tomberait amoureuse d’un homme en Israël. En attendant, elle voulait bien se laisser courtiser tant que cela ne dépassait pas le seuil de la bienséance.
Aron David la raccompagna par les rues baignées de l’aube montante puis se rendit directement à sa base, priant pour que le mois passe vite et le laisse vivant au bonheur de la retrouver.
Il pensa à elle chaque jour, et chaque jour qui passait finissait par la même question. Ora. Comment ai-je pu l’oublier ainsi. Maintenant qu’il aimait, lui aussi, car c’était bien d’amour qu’il s’agissait, il se sentait penaud quoique dans son droit, en repensant à la manière dont il avait mis un terme aux amours de sa pauvre cousine et les années de bannissement punitif qu’il lui avait infligées. Il lui rendrait visite dès qu’il le pourrait, la présenterait à Macha, en espérant que son intransigeance lui serait pardonnée.
Au kibboutz Dan, Ora partageait son temps entre les enfants et le dispensaire, où le médecin l’avait prise sous son aile, lui enseignant dans la pratique ce qu’elle apprenait dans les livres, les gestes de premiers secours, des rudiments d’anatomie et certaines procédures chirurgicales simples. Il l’avait trouvée plutôt rapide, tellement avide de savoir qu’il avait consenti à la préparer à ses futurs examens. Amos Harel était un homme de grande taille, aux tempes grisonnantes et doué d’un charisme évident mais qui abritait une tristesse si profonde que personne n’osait déranger le silence qui l’entourait en dehors des consultations. On le respectait, on l’admirait même, mais on ne le fréquentait guère, de peur d’être le témoin involontaire d’une confession indiscrète.
Ora, qui s’était reconnue dans cette mélancolie, se mit à passer plus de temps avec lui et à délaisser l’école. Heda n’y trouva rien à redire. Ayant immédiatement perçu la ténacité de celle qu’elle considérait désormais comme sa petite sœur, elle fut obligée de lui trouver une remplaçante.
Elle avait retrouvé le sourire et s’était rendue indispensable. Tout son être pourtant ne guettait que l’heure où elle serait enfin prête à cet hypothétique rendez-vous de l’histoire, dont elle n’osait espérer qu’il advienne vite. Elle évitait soigneusement de penser à son cousin car alors s’éveillait en elle une rage vigoureuse, qu’elle aurait voulu ignorer, le genre de rage faite d’incompréhension et d’amertume qui, elle l’espérait de toutes ses forces, s’épuiserait le jour où elle retrouverait Khalid. Elle ne pensait pas un instant qu’Aron David reviendrait la voir et encore moins qu’il serait accompagné d’une femme.
Pourtant c’est bien lui qui se tenait face à elle, dix ans après l’avoir abandonnée. Et cette petite personne ronde à ses côtés, que faisait-elle ici ? Une adolescente à peine ! Elle venait de la ville, à n’en pas douter. D’emblée, Ora éprouva de l’antipathie pour elle. Aron David, qu’elle fit attendre une bonne heure avant de le rejoindre, prétextant une activité débordante à l’infirmerie et qu’elle finit par recevoir comme un intrus dont elle n’avait que faire et qu’elle avait hâte de voir repartir, tenta d’établir le contact, de leur trouver des points communs, mais rien n’y fit, les deux femmes restèrent sur leurs gardes, hostiles. Il ne le vit pas cependant, tout à sa joie de retrouver Ora et de lui présenter la personne qu’il voulait épouser. Il ne s’en ouvrit pas, la principale intéressée n’était pas encore au courant de ses intentions. Depuis quelques mois déjà, il la retrouvait à chaque permission. Elle le laissait venir, heureuse d’échapper à la cohorte de péronnelles qu’elle trouvait superficielles, Aron était bel homme, il portait l’uniforme, ses parents ne pouvaient rêver meilleur parti et Macha préparait secrètement son retour à Paris en attendant sa majorité.
Après une journée passée à faire semblant de s’intéresser au fonctionnement du kibboutz, elle donna un coup de coude à Aron David pour lui signifier l’heure du départ. Ora fut soulagée de les voir s’éloigner, la rancune tapissait encore son cœur, son cousin attendrait sa clémence le temps qu’il faudrait. Quant à cette Macha, le pauvre s’embarquait dans une affaire qui briserait son cœur à lui, elle en fut immédiatement persuadée. Cette femme n’aimait pas Aron David, ça crevait les yeux, et il n’y avait que lui pour ne pas le voir. Comment pouvait-on aimer sans être aimé en retour ?
Elle retourna à son docteur Harel et à ses résolutions, et se dit que son pauvre cousin recevrait bientôt la monnaie de sa pièce, l’intuition de sa souffrance à venir lui souffla un début de pardon.
Les parents de Macha avaient prêté leur véhicule aux jeunes tourtereaux sans savoir qu’ils comptaient traverser le pays. Il était tard quand ces derniers repartirent, l’hiver tombait sans préambule, curieusement glacé, il avait neigé à Tel-Aviv. Au lieu de gagner la côte, Aron David décida d’une halte romantique au lac de Tibériade. Il comptait dormir non loin des ruines de la synagogue d’Hammath au kibboutz d’Ein Gev et faire sa demande en mariage au petit matin, quand le soleil transforme l’eau en une nappe rose et turquoise. Mais la nuit était depuis longtemps tombée quand ils atteignirent les rives du lac. Le kibboutz était endormi et personne ne les avait attendus.
En guise d’escapade romantique, il dut se contenter du réfectoire, seul bâtiment à rester ouvert toute la nuit, où la température ne dépassait pas treize degrés. Macha grelottait dans son manteau de laine en maudissant les hommes et leur vision saugrenue du romantisme, pourquoi mais pourquoi diable l’avait-elle suivi dans ce périple à la rencontre d’une cousine rousse qui ne ressemblait à rien et n’avait visiblement pas envie de le voir ? Il faudrait qu’elle mette un terme à leur relation, il était encore temps d’y remédier, il ne l’avait toujours pas embrassée. Aron David se démena pour lui apporter un peu de chaleur, la couvrit de sa vareuse et veilla le reste de la nuit. Le lendemain matin, plus question de demande, on n’avait pas dormi, la mauvaise humeur présidait et il fallait encore rendre la politesse aux habitants du kibboutz qui, à leur insu, leur avaient évité de geler dans une voiture. Ils reprirent la route après le petit déjeuner et, luttant contre la fatigue qui leur fermait régulièrement les yeux, avalèrent les deux cents kilomètres de pistes en quelques heures. Lorsqu’il déposa Macha et la voiture chez ses parents, il se sentit pitoyable. Elle n’avait pas desserré les dents du voyage, laissant place à cette petite musique de l’échec qui venait lui torturer l’esprit. Aron David avait confiance en lui. Rien, en dehors de son comportement avec Ora, n’était jamais venu lui prouver qu’il avait eu tort. Depuis le ghetto de Bialystok jusqu’à l’arrivée en Israël, il s’était trouvé chanceux, comme guidé par une voix suprême qui lui évitait la mort et les erreurs. Se pouvait-il que cette voix se fût tue ?
Il eut l’air de supplier Macha quand il lui dit à la semaine prochaine. « On verra, répondit-elle. Il se peut que je ne sois pas libre la semaine prochaine. »
Et elle le laissa partir les tripes en charpie, conscient de sa disgrâce, vers un lendemain triste d’où il n’était plus très sûr de pouvoir revenir.
Le vendredi suivant, elle ne le reçut pas, ni celui d’après. Et cela dura plus d’un mois. Mais contre toute attente, elle se mit à éprouver un manque. Cet homme de quinze ans son aîné, cet homme qui semblait si prompt à l’épouser, la respectait au point d’attendre, disait-il, qu’elle fête ses dix-huit ans, pour l’embrasser, cet homme n’insistait pas. Il n’avait jamais appelé ni écrit pour la supplier, il s’était simplement présenté au shabbat comme chaque semaine et, devant la porte close, était reparti sans demander son reste. Elle se mit à le respecter, ce qui pour elle était une preuve d’amour car, il faut bien l’avouer, la jeune fille qu’elle était n’avait que mépris pour la gent masculine. Elle se résigna à lui ouvrir la prochaine fois qu’il viendrait et à lui donner ce qu’il attendait d’elle.
Mais le vendredi arriva sans qu’il se montre.
Aron David, qui avait gravi les échelons dans l’armée israélienne, bénéficiait d’un prestige tel auprès de son commandant qu’il avait obtenu d’être démobilisé. Il avait été de toutes les batailles, avait contribué au prestige de Tsahal et méritait bien un peu de repos. Le camouflet qu’il venait de subir de la part de cette si jeune fille l’avait fragilisé. Pour la première fois de son existence, il se remettait en question. La seule personne auprès de qui il avait envie de se trouver, si Macha le refusait, était sa cousine Ora. Dès l’annonce de sa démobilisation, il se mit en route pour le kibboutz Dan.
À l’annonce de son arrivée, Ora comprit qu’elle avait vu juste, Aron David revenait vers elle, vulnérable et déchu. Elle ne lui ferait pas l’affront de le lui dire.
Depuis son arrivée au kibboutz, elle avait obtenu de vivre seule dans une pièce qu’elle avait transformée en foyer. L’intérieur était joliment décoré avec un lit d’une personne orné d’une courtepointe crochetée caché derrière un paravent, de deux fauteuils dépareillés qu’elle avait recouverts d’une toile orangée et d’une petite table réalisée dans un ancien tonneau. Au mur, les dessins des enfants auprès de qui elle avait recommencé à vivre témoignaient de l’affection qu’ils lui avaient portée. Elle les avait encadrés tantôt avec des tiges de bois sec, tantôt de la pâte à sel peinte, ou encore du carton ondulé. L’ensemble était si coloré qu’on ne pouvait s’empêcher de sourire en pénétrant chez elle. Sur le bord de la fenêtre grandissaient des anémones mauves et blanches emberlificotées dans de petites fougères. Il n’était pas question qu’Aron David vive avec elle. Même si au kibboutz la solitude n’était possible que dans l’intimité des foyers, ces dernières années l’avaient habituée au silence, elle n’aurait pas supporté qu’il fût rompu par les peines d’amour d’un homme.
Le premier soir, après avoir dîné au réfectoire, dans le brouhaha habituel, différents groupes se succédèrent chez elle pour observer de plus près cet homme d’une extrême beauté, qui arrivait de Tel-Aviv, auréolé de la gloire des héros. Le kibboutz avait été pris sous les feux de représailles à plusieurs reprises, il s’était vaillamment défendu, mais recevoir dans ses rangs un gradé de Tsahal n’avait pas de prix et donnait à certains l’illusion d’une protection invincible. Aron David ne se fit pas prier pour s’ouvrir de ses exploits jusqu’au moment où, n’y tenant plus, Ora mit tout le monde dehors.
Depuis le début de la soirée Aron n’attendait qu’un moment, celui où il serait seul avec sa cousine et pourrait lui parler. Mais qu’allait-il lui dire ? Qu’il s’en voulait de l’avoir abandonnée pendant dix ans et de lui avoir fait l’injure de se présenter devant elle sans une excuse, avec une fiancée ? Qu’il avait été le pire des égoïstes ? Qu’il avait besoin d’elle, de se savoir de cette famille tant de fois déchirée que personne ne savait plus comment la rapiécer ? Quand il se sentit prêt à parler, il lui parut soudain évident qu’Ora n’attendait rien de lui. Alors les mots ne vinrent pas.
« Tu peux dormir ici cette nuit mais demain, il faudra que tu te trouves autre chose. » Elle lui indiqua les lavabos, lui tendit une couverture et un coussin et disparut derrière le paravent.
Le lendemain matin, Ora se leva plus tôt qu’à l’accoutumée, pour être sûre de ne pas se trouver nez à nez avec Aron David. Elle aurait voulu qu’il comprenne sans qu’elle eût à lui dire, que les mots ne serviraient à rien, qu’entre eux deux, seul le silence réparerait les maux et que les années finiraient de cicatriser une plaie qui pourtant avait longtemps saigné.
Il était à peine cinq heures quand elle fit sa toilette et partit pour le dispensaire. Le docteur Harel ne tarderait pas, il était toujours le premier sur place car il aimait la compagnie des instruments et des fioles, l’odeur de l’éther et le silence glacé de la médecine. Aucun malade n’avait passé la nuit dans la salle, tout était calme et rangé. On entendait le sifflement du vent qui s’infiltrait par la fente de cette satanée fenêtre qui n’était toujours pas réparée. Combien de temps faudrait-il attendre pour que le menuisier vienne démonter son travail mal fait ? Elle se dirigea vers le bureau du médecin d’où venait le chuintement pour caler un morceau de carton entre le mur et le cadre de la fenêtre.
Amos Harel dormait, assis à sa table, la tête entre les bras. Ora toucha doucement son épaule. Amos ? Il ne répondit pas. Amos ? Elle répéta plus fort, mais le docteur restait immobile. Un pressentiment atroce s’empara d’elle lorsqu’elle prit la décision de poser la main à la base de son cou.
Son cœur s’était arrêté de battre, sa peau était froide déjà, Harel était mort. Ora se mit à hurler. Elle sortit du dispensaire en criant « Au secours ! Le docteur est mort ! Au secours ! » Déjà des lumières s’allumaient par dizaines, les gens sortaient de leurs habitations, certains endormis, d’autres prêts à partir au travail. Ils se précipitèrent à la porte de l’infirmerie où ils trouvèrent Ora hoquetant, incapable de prononcer le moindre mot. Heda apparut avec son mari, le secrétaire du kibboutz, qui la souleva et l’entraîna à l’intérieur en renvoyant chacun à ses occupations. « Nous vous tiendrons au courant. Cela ne sert à rien de rester agglutinés ici, si le docteur est mort, il n’y a rien que vous puissiez faire. »
Mordechaï releva la tête d’Amos Harel, son compagnon de toujours, pionnier du kibboutz, et lui ferma les yeux. Sur le bureau il y avait une lettre qu’il mit dans sa poche sans la lire, il savait déjà que son vieil ami ne supportait plus de vivre et s’était donné les moyens de glisser dans l’oubli. Ce suicide était le premier, il serait le dernier, personne n’en saurait jamais rien.
Heda tenait dans ses bras la pauvre Ora. On aurait dit que son cœur saignait pour des années de chagrin jamais partagé, que toute la douleur du monde ruisselait sur ses joues. Avec le médecin, son plus farouche défenseur, elle avait trouvé un allié qui la comprenait et elle avait accueilli sa sollicitude avec gratitude.
Qu’allait-elle devenir sans lui pour la guider au seuil de l’université qu’elle s’apprêtait à intégrer ? Heda décida qu’il fallait lui trouver un remplaçant, et vite. Quelqu’un qui serait capable de reprendre le flambeau auprès de la jeune femme.
Aron David avait fini par se réveiller lui aussi, alarmé par le mouvement de foule qui avait succédé à l’annonce de la mort du docteur Harel. Il arriva devant le dispensaire alors que Mordechaï en fermait les portes, il n’y aurait pas de malades aujourd’hui. « Ta cousine est chez nous, Aron David. Elle a bien besoin de toi aujourd’hui. Sois gentil avec elle, ne la tourmente pas. »
Qu’avait-il à penser qu’il la tourmenterait ? Était-il transparent à ce point ? Aron David se renfrogna et suivit les indications du secrétaire pour se rendre à sa maison. La vision de sa cousine, recroquevillée sur elle-même, si seule malgré la présence de son amie, lui fit monter un sentiment détestable de culpabilité. Il la revoyait dans la salle d’attente du bureau de la Haganah. Dix années avaient passé et sa solitude semblait toujours aussi profonde.
Sentant sa présence, elle leva les yeux vers lui et comme si le temps n’avait pas passé, comme si c’était son dernier souhait, elle lui souffla : « Ramène-moi à Jérusalem… »
L’enterrement du médecin eut lieu, chacun pleura à la mesure de sa peine, tous se retrouvèrent autour de la tombe, un petit groupe de conscrits traînant comme un boulet le suicide de leur ami. Car la lettre du défunt était tombée de la poche du secrétaire dans un moment d’inattention et le bruit avait couru à travers le kibboutz que le décès du bon docteur Harel ne devait rien au hasard.
Une semaine après l’enterrement, Mordechaï vint trouver Ora en lui annonçant qu’en attendant la venue d’un nouveau médecin, on avait trouvé dans la région un Arabe qui parlait hébreu et qui venait de terminer son internat de médecine à l’université de Naplouse. Il était disposé à subvenir aux besoins de la communauté pendant la journée à condition d’être remplacé la nuit en cas d’urgence.
Ora ne prêta pas attention à ce que ses amis lui dirent. Tout juste pensa-t-elle qu’il était étrange qu’une communauté si soudée accepte d’introduire en son sein l’ennemi historique. Aron David n’était pas reparti, il avait même refusé de rejoindre un dortoir masculin prétextant qu’elle avait besoin de lui, qu’elle était fragile et qu’il ne l’abandonnerait plus. Elle s’était laissé faire. Après tout sa présence remplissait le vide et elle ne passait que peu de temps chez elle. L’activité du dispensaire ne s’était pas calmée, chacun la croyant tout à fait apte à assumer les fonctions du docteur Harel sans aide extérieure. « Qui est cet Arabe qu’ils nous envoient ? », demandaient les uns. « Il va falloir être vigilant ! disaient les autres. Nous sommes une communauté de gens sains, on n’a jamais rien vu de pire en temps de paix qu’une appendicite chronique ou une rage de dent. On peut très bien attendre qu’un médecin israélien vienne. »
Puis le jour arriva. Heda et Mordechaï se présentèrent au dispensaire un matin à neuf heures, accompagnés d’un jeune homme de taille moyenne, à la peau brune et aux cheveux bouclés qui lui chatouillaient la nuque et dont les yeux semblaient avoir été dessinés au khôl.