Pipo

De Baltimore à Lorient

Pierre Marie Isidore Rigobert Gaudrèche arriva à Lorient avec une petite fille mutique et frappée d’amnésie. Le chemin de croix qu’il dut emprunter pour récupérer sa fille, après qu’elle fut passée par tous les services de police, les psychiatres et journalistes contre qui personne ne la protégeait, avait duré trois semaines. Et pendant ces trois semaines de procédure, d’attente et d’incohérence, il crut devenir fou. Sa rage contre Marge, qui même morte ne lui inspirait à présent que des sentiments excessifs, ne s’éteindrait que lorsqu’il tiendrait Jo dans ses bras. Ne pas savoir comment la petite réagissait à cette escalade de violence jusqu’à être le seul témoin d’un double meurtre à l’âge de cinq ans le rongeait. Personne n’était en mesure de lui dire quoi que ce soit, son enfant était aux mains des autorités, l’affaire était complexe, le FBI s’en étant saisi, il vécut dans une angoisse indicible les jours qui le séparèrent des retrouvailles. Puis, un matin à huit heures, il y eut cet appel : « Votre fille vous attend au bureau de New York, 225 Park Avenue. Nous la garderons jusqu’à ce que vous arriviez mais faites vite, nos agents ne sont pas des nounous. »

Pipo sauta dans sa voiture et avala les trois cents kilomètres qui séparent Baltimore de New York en un temps record, priant qu’on ne l’arrête pas pour excès de vitesse. Il abandonna sa voiture à la première place libre qu’il trouva et termina le trajet en courant comme un damné. Sa Jo, sa petite bouille de joie se tenait assise, toute raide, les chevilles croisées et les mains posées sur les genoux, paumes vers le ciel, à côté d’une policière en uniforme. Elle ne bougeait pas d’un millimètre, semblait dormir les yeux ouverts, aucune expression n’animait son regard.

« Jo ! s’exclama Pipo. Jo ma chérie, c’est Papa ! »

L’enfant leva la tête et regarda autour d’elle comme si elle cherchait à identifier celui ou celle que l’homme appelait. La femme policier lui chuchota quelque chose à l’oreille, la poussa du coude. Elle se leva devant Pipo qui s’était agenouillé pour la serrer contre lui, se laissa embrasser en se raidissant et se rassit à sa place. « Tu vas partir avec ton Papa maintenant, Jo, lui dit la policière. C’est ton Papa, tu sais ? », puis à Pipo : « Surtout ne vous étonnez pas, monsieur, elle ne vous reconnaît pas. C’est normal avec le traumatisme qu’elle vient de subir. Vous verrez, tout est expliqué dans ces dossiers, vous n’aurez qu’à les lire et prendre contact avec le Dr Lipschitz pour un suivi psychiatrique. »

Pipo tomba sur le banc à côté de sa fille, toujours assise, le dossier entre les mains, il pleurait. On la lui avait massacrée. Son bébé, le seul véritable cadeau que la vie lui ait jamais fait. Jo pencha la tête, observant les larmes sur les joues de l’homme, elle leva la main droite et toucha son visage. Elle avait cet air étonné des matins où il la déposait chez la voisine et partait au travail, ce même air du bébé qu’elle était alors. Il saisit son visage entre ses deux mains, il tenait tout entier dans ses paumes, tu es ma petite fille, dit-il, tu es mon bébé et je ne laisserai plus jamais personne te faire du mal.

Il n’avait pas voulu la ramener à Baltimore. Ce fut la première d’une longue série de décisions radicales qu’il prit en peu de temps. Le père et sa fille s’installèrent dans un petit hôtel à Brooklyn sur Utica Avenue. Il ne voulait en aucun cas se retrouver dans un quartier où les Black Panthers sévissaient, le quartier juif lui parut la meilleure façon de s’y soustraire. Il câbla à son patron pour lui expliquer la raison de son absence, Mark Fletcher lui promit de lui trouver une place dans l’un des laboratoires du pays et de tout mettre en œuvre pour qu’il n’ait jamais à revenir à Baltimore, mais il avait déjà pris la décision de quitter les États-Unis.

Seul le soir dans le silence de sa chambre d’hôtel, Pipo regardait Jo dormir. Elle était parcourue de soubresauts et poussait des cris à intervalles réguliers, mais ne se réveillait pas de toute la nuit. Et chaque soir, son père espérait qu’au réveil elle le reconnaîtrait. C’était peine perdue. La petite fonctionnait comme un automate, obéissait à chaque demande de son père, se nourrissait sans appétit, plusieurs fois il pensa devoir se résoudre à l’accompagner chez le psychiatre. Au terme de la première semaine, dans le noir approximatif de la chambre, il pensa à sa mère. Fleur, la mère de toutes les erreurs, se dit-il. Et lui qui n’avait eu à son encontre que du chagrin transformé au fil des années en pitié, décida qu’il était temps de rentrer en Martinique. À peine cette idée naquit-elle dans son esprit, que ressurgirent les sensations enfouies, les désirs refoulés et les regrets aussi. Il y pensa beaucoup et, chaque fois, le visage oublié de sa mère prenait une forme différente. Il était tour à tour celui de sa grand-mère Josefa, dont le portrait encadré n’avait jamais quitté sa mémoire, ou encore celui de Man Tine, vibrant de gratitude, il n’avait conservé de sa mère originelle que les bribes de ce qu’on lui en avait dit. Qu’elle était belle à damner un saint, que ses yeux verts l’avaient perdue, qu’elle était si mauvaise qu’elle vivrait longtemps. Pourtant c’est près d’elle et de personne d’autre qu’il eut envie d’être.

C’était la Mi-Carême quand le Boeing 747 atterrit sur la toute nouvelle piste de l’aéroport du Lamentin. Pipo, qui n’avait encore jamais pris l’avion, n’avait pas réfléchi. Il avait dépensé une petite fortune pour que Jo et lui-même puissent arriver en Martinique le plus vite possible. Un changement radical. C’est ce qu’il avait à l’esprit. Ce genre de choc ne peut que nous faire du bien. Il meublait les silences de sa fille avec toutes sortes d’histoires qu’il voulait drôles mais n’étaient que tragiques, sur sa petite enfance passée dans cette île si belle, son départ précipité pour la France, sa maman de remplacement morte depuis quelques années, il savait qu’il retrouverait tout ce qu’il avait laissé, intact, que la maison serait toujours en place, avec les tortues dans le bassin d’eau de mer, à l’arrière de la cour, dont on faisait des blaffs, avec la fille de Man Tine, comment s’appelait-elle déjà, qui aurait pris la place de sa mère dans une immuable continuité.

Depuis qu’ils avaient quitté New York, Jo ne se raidissait plus quand il l’embrassait, retrouvait des réflexes d’enfant quand il lui donnait des crayons de couleur ou un jouet quelconque. Elle s’était attachée à une poupée blonde qu’il lui avait achetée. Il avait voulu lui offrir l’autre, la brune avec les cheveux frisés qui lui ressemblait, mais Jo avait refusé en tapant violemment la poupée noire et en battant des pieds. C’était son premier caprice et ce qu’il révélait avait quelque chose de terriblement inquiétant. Il fallait plonger l’enfant dans un univers qui lui ressemblait mais sans commune mesure avec les rues délabrées des quartiers noirs d’Amérique ni de la guerre qu’elle y avait vécue. Le bord de mer, les cocotiers qui longeaient l’anse après la gendarmerie, le Sainte-Marie de son enfance leur feraient autant de bien à tous les deux.

L’angoisse pourtant ne le quittait pas. À l’étroit dans le taxi collectif, il serrait sa fille contre lui en se disant qu’il faudrait qu’il trouve quel sens donner désormais à sa vie.

Un reste de jour le disputait aux derniers rayons du soleil quand ils descendirent de la voiture à Sainte-Marie. Pipo n’eut aucun mal à retrouver la case dans laquelle il avait grandi. Malgré le délabrement de la rue Paille qui longeait la mer, les maisons, à quelques exceptions près, tenaient encore debout. Des toits de tôle avaient été rajoutés, mais l’ensemble avait conservé l’aspect d’antan. Il remonta la rue, la main de Jo accrochée à la sienne. Les cases de Man Tine et de sa mère étaient voisines, aucune lumière n’éclairait la dernière. Il décida de s’arrêter d’abord là où ses souvenirs s’étaient tus, dans la case de Man Tine. Il frappa en appelant TOTOTO et dans sa bouche les mots d’usage lui revinrent par salves. Du créole qu’il n’avait plus jamais parlé, réservé jadis aux conversations entre gamins, n’avaient résisté que quelques expressions. Une femme d’une cinquantaine d’années vint ouvrir la porte. L’homme qui se présentait à elle ne lui disait rien. Et Pipo ne la reconnut pas non plus. Je suis Pipo, finit-il par dire, et voici ma fille, Jo. J’ai été élevé dans cette maison par Man Tine. Il n’avait pas terminé sa phrase que la femme poussa un cri si strident que la petite fille se cacha derrière son père. « Pipo ! Le fils de Man Flè ! Mon Dieu Seigneur la Vierge Marie ! Tu ne me reconnais pas ? Man Sido, la fille de Man Tine ! (Elle se mit à implorer le ciel de ses deux mains jointes puis retrouva enfin son calme.) Eh bien ! Eh bien ! Quelle surprise mes enfants ! Quelle bonne surprise ! Ta Maman sait que tu arrivais aujourd’hui ? Elle est à Fort-de-France, je ne crois pas qu’elle rentrera avant demain ! Mon Dieu mes enfants quelle émotion ! »

Elle les invita à entrer. Pipo regardait autour de lui comme s’il cherchait un repère, un vestige de son enfance, mais rien, rien n’avait résisté à l’avènement du plastique.

« Vous avez de la chance, les enfants sont partis, vous pourrez passer la nuit dans leur chambre ! Là où tu dormais Pipo.

— Je croyais que j’avais toujours dormi à côté chez ma grand-mère ? Et que toi ou ta sœur veniez passer la nuit avec moi quand elle est morte ? » Le travail du temps sur les souvenirs de l’un et l’autre montrait ses divergences, la fille de Man Tine sourit et dit : « Tu vas prendre un feu avec moi et me raconter ce que tu fais ici ! Et pourquoi elle est si timide ta petite fille. » Elle passa la main dans les cheveux de Jo qui ne broncha pas. « Elle ne parle pas français Man Sido, elle ne comprend que l’anglais ! »

Deux heures plus tard, père et fille dormaient à poings fermés, éreintés par le voyage et le repas pantagruélique qu’avait tenu à leur servir la femme et les explications répétées dix fois de leur venue en Martinique.

Pipo se réveilla à cinq heures du matin. Le soleil n’avait pas encore terminé son ascension et l’on entendait encore les loït*1 chanter. Il sortit de la maison par la courette. Dans le bassin aux tortues flottaient des jouets d’enfant en plastique jaune, le mur d’enceinte de la cour s’était écroulé et la mer avait mangé une bonne dizaine de mètres pour venir lécher la petite bande de sable qui avait résisté aux assauts du temps. Il posa ses pieds nus dans le sable noir, on entendait le tombolo gronder quelques mètres plus loin et la petite lueur au-dessus de l’îlet donnait l’impression qu’on pouvait s’y rendre à pied sec. Un relent de crainte s’empara de lui à l’évocation des dangers mille fois énoncés de cet océan Atlantique traître, de ses courants qui vous entraînaient par le fond comme le diable vous tire par la culotte. Combien de morts avaient été retrouvés dérivant vers le Pain de Sucre, combien d’enfants disparus et de pêcheurs noyés avaient alimenté l’inconscient collectif de toute la population du bourg !

Le jour se levait enfin quand il atteignit la pointe du tombolo. Sur la plage, des gommiers se préparaient à sortir, filets et cages à langoustes en vrac à l’arrière, les hommes, Bakwa*2 sur la tête, se pressaient en pestant sur le temps qui passe trop vite. Il fut un instant tenté de leur demander s’il pouvait embarquer avec eux pour quelques heures de pèche, puis se ravisa. Jo allait bientôt se réveiller, il devait retourner à la case de Man Sido et attendre le retour de sa mère. Que lui dirait-il ? Les années qui avaient fait de lui l’homme qu’il était aujourd’hui justifiaient qu’il ne lui reproche rien. Ni l’abandon, ni l’absence totale de lien, ni la moindre tentative de renouer le contact perdu, il ne voulait pas être celui qui revient avec un blâme pour seul bagage. Si seulement elle acceptait de l’aider à élever Jo, il resterait en Martinique, là où il avait un jour rêvé de revenir pour y construire des routes et des ponts. Si seulement Fleur acceptait. Tout serait pardonné et la vie rentrerait dans l’ordre.

Man Sido avait préparé le café et quelques pâtés coco finissaient de cuire dans le four à butane. La petite n’est pas encore réveillée, dit-elle quand il pénétra dans l’abri qui servait de cuisine. Tu lui donneras du chocolat quand elle se lèvera, elle n’a presque rien mangé hier soir. Et toi, timanmay, manjé jódi-a, ou pa sav ki moun kéy manjé’w dèmen !*3

Deux heures plus tard, Jo ouvrit enfin les yeux. Le soleil était déjà haut et la chaleur étouffante. Pipo eut envie de montrer à sa fille les paysages de son enfance. Il pensa que ces images se graveraient dans sa mémoire abîmée et qu’elles seraient les premières de sa vie à venir. Il la jucha sur ses épaules et marcha jusqu’au tombolo qu’il traversa d’une traite, jusqu’à ce que l’eau éclabousse les pieds de la petite. Il la sentait qui tremblait, les mains agrippées aux siennes, elle les lâcha soudain pour encercler sa tête au moment où une vague, qu’il ne put voir venir, le prit de plein fouet. L’enfant cria. Pipo courut rejoindre la terre ferme en la portant bien haut pour que la mer ne la touche plus, il l’assit contre lui sur le sable en essayant de la consoler. Elle criait sans pouvoir s’arrêter et il se disait que ces cris étaient les premiers sons qu’elle émettait depuis la tuerie. Il attendit qu’elle se calme et lui dit qu’on allait retourner à la maison où le meilleur chocolat au monde l’attendait. Elle ne répondit pas, enfermée à nouveau derrière son mur de silence.

Le clocher sonna midi, une Peugeot 404 blanche s’arrêta devant la porte de la maison voisine. Un homme entre deux âges à la peau claire et aux yeux d’un vert liquide, vêtu d’un complet blanc, en descendit et vint ouvrir la portière de la passagère. Surgit alors de la voiture une dame d’une soixantaine d’années, vêtue de dentelles blanches à la manière des poupées du dix-neuvième siècle. Ses cheveux ondulés volèrent dans la bourrasque qui s’empara aussi du chapeau de l’homme. Elle conservait la silhouette d’une femme jeune et le teint à peine hâlé des mulâtresses qui se protègent du soleil. Elle portait avec élégance un petit sac rectangulaire en crocodile. À sa façon de minauder, il était évident que l’homme était son amant. Pipo les vit pénétrer dans la case, il entendit des cris et les pleurs de la femme, puis l’homme sortit au bout de quelques minutes, un étui de violon à la main. Pipo tressaillit. Une impression de déjà-vu, cet homme, cet étui, lui disaient quelque chose mais rien ne venait. L’homme se ravisa avant d’entrer dans la voiture, posa le violon sur les marches de la case et démarra.

Était-ce le moment de surprendre sa mère ? Car c’était donc elle, cette beauté fanée qui pleurait d’amour, sa mère démissionnaire. Il se dit que rien ne servait de se cacher plus longtemps, la proximité des deux maisons dévoilerait sa présence d’une minute à l’autre, il valait mieux devancer le hasard. Man Sido était encore à la messe. Il prit son courage à deux mains, appela Jo et alla frapper à la porte de sa mère.

Plus tard, quand les années auraient passé, que la peine se serait transformée en haine et que la haine aurait laissé place à une profonde désillusion qui engloberait toute la gent féminine, il se souviendrait de l’impression qui l’avait assailli devant la réaction de Fleur. Rejeté de père en fille, par l’irrévocable répétition d’un schéma transgénérationnel qui ne voulait être rompu.

Il n’avait pu rester en Martinique, l’île redevenue le lieu qui concentrait ses souffrances, le choix se fit par hasard et sans passion, en tombant sur une affiche de recrutement de l’armée, ce serait l’aéronavale qui accueillerait son génie et Lorient où rien ne viendrait compromettre son désir d’effacer le passé.

Au terme de la première année, Jo recommença à parler, et le premier mot qu’elle prononça fut Papa.