Pierre Marie Isidore Rigobert Gaudrèche a débarqué dans le port du Havre par un froid matin d’avril 1946, en compagnie de quatorze orphelins de guerre, c’est ce que dit le papier collé sur leurs plastrons. Sept garçons et sept filles, certains avaient embarqué à la Martinique mais la plupart venaient de Guadeloupe. Quatorze enfants, dont l’aîné a douze ans, effrayés de ne pas comprendre, malades d’une traversée à laquelle personne ne les a préparés. La mine défaite, la peau grisâtre, ils se sont peu parlé sur le SS Colombie, l’assistante maternelle chargée de les accompagner ne leur en a pas laissé le loisir. À peine connaissent-ils leurs prénoms respectifs. Il y a bien celui qu’on appelle Philibert et qui ressemble à un fil de fer tordu. C’est le seul à ne jamais s’être départi d’un sens de l’humour teinté de cynisme. Il n’a que onze ans mais en paraît quinze. Un enfant des rues, murmure la femme. L’exception. Pierre Marie Isidore Rigobert a laissé tomber les trois quarts de ses prénoms pour ne conserver que Pierre. Un méchant vestige l’accompagne, celui du sobriquet dont l’a affublé sa mère : Pipo. Jamais personne ne le nommera plus ainsi. Il est Pierre Gaudrèche, car de ce patronyme, il ne peut se défaire, mais la filiation s’arrête là. Il n’a pas revu sa mère depuis cinq ans. L’a réclamée pendant les premiers mois, à cinq ans on pleure n’importe quelle maman, puis l’amour de Man Tine, de ses enfants et la vie joyeusement insouciante du bord de mer ont eu raison du manque, il a cessé de pleurer. Même s’il conserve, tapie dans son cœur, une tristesse aiguë, il en a oublié la cause. Il l’a oubliée pendant cinq ans. Puis elle a refait surface. Implacable. Ce jour-là, qui sonna le glas de son enfance, il s’en souviendra jusqu’à la fin, c’était un jeudi. Jour heureux par excellence, jour sans école, où il aimait courir les rasiers*1, chasser les serpents et attraper les zanolis*2. Il est rentré plus tôt que prévu, avec le projet d’organiser une course de lézards dans la courette derrière la maison, il n’a pas prêté attention aux deux adultes qui parlaient avec Man Tine devant la porte. Il a disparu, ses bestioles emprisonnées dans la poche de son short, et ce n’est que quelques minutes plus tard qu’il s’est rendu compte que Man Tine pleurait. « Pourquoi ? Se lamentait-elle, pourquoi ? L’enfant est très bien chez moi ! Je n’ai jamais rien demandé à personne, je peux engager les formalités pour l’adopter.
— C’est trop tard, madame, la mère a déjà finalisé le dossier, il partira dans un mois. Vous pouvez vous estimer heureuse, l’adoption s’est faite en un temps record ! »
Le cœur de Pierre se déchire à l’instant où il entend ces mots. Il sait, bien sûr, que c’est de lui qu’on parle. De lui et de sa mère. L’explosion de toute chose connue, d’aujourd’hui et de demain, la sécurité jamais questionnée qui vole en éclats, c’est debout, au milieu de la courette, seul sous le bleu implacable du Carême, qu’il les absorbe. Debout et immobile. La vie s’est arrêtée.
Man Tine l’appellera longtemps sans qu’il réponde. Elle le trouvera là, sa catapulte dans la main gauche, la main droite enfoncée dans la poche du short d’où coule un liquide visqueux. Elle lui demandera comment il s’est taché, il ne desserrera pas les lèvres. Elle lui enlèvera la main de la poche et, dans son poing, bandé par la colère, trouvera les trois lézards broyés.
À force de caresses et de mots qui apaisent, Man Tine déliera un à un les muscles du petit garçon, elle lui parlera de sa grand-mère, si courageuse, qui l’aura tant aimé, du sang qui coule dans ses veines et lui vient de loin, un sang de guerriers, de vainqueurs, de résistants, un sang qui aura raison de toutes ses frayeurs à partir de ce jour et jusqu’à la fin des temps, et au coucher du soleil, il fera son premier pas d’homme.
Au pied du SS Colombie, Man Tine n’aura pas eu le cœur à le laisser partir. À la dernière seconde, avant que ne se séparent les familles, les amis, alors que du petit groupe d’enfants abandonnés, aucun pleur ne s’échappe, un cri déchire la foule, le cri d’une femme qui pleure son enfant arraché. Pourtant, ce n’est pas le sien. Man Tine retient Pierre mais des bras les séparent, son cœur en chiquetaille*3 jamais ne pardonnera.
Un monde pour un autre, neuf, inquiétant, fait de ruines et d’épaves, c’est la première image qu’offre la France, terre d’accueil, aux enfants déportés. Le paquebot Paris finit de mourir sur le quai Joannes Couvert, pourquoi les a-t-on fait venir si tôt après la guerre, alors qu’aucune ville n’a encore entamé sa reconstruction ? Le Havre se réveillera bientôt, un mois plus tard. Le projet de l’Atelier Serres d’une ville calibrée, idéale, sera adopté et le béton sortira du sol, enfouissant à jamais le souvenir des bombardements. Pour l’heure, la France a besoin de bras. Un autobus des pupilles de la Nation attend les enfants. Le cerbère explique à Pierre qu’il n’a pas le même statut que les autres mais il fera le voyage en leur compagnie vers Paris, où ses futurs parents l’attendront. Il a froid, son short de toile ne suffit pas à lui réchauffer les cuisses. La brûlure de l’hiver gerce sa peau. Un pull et un blazer gris, des chaussettes longues et une paire de godillots à lacets, trop grands pour lui, sont les seuls vêtements que Man Tine a réussi à trouver avant le départ. L’Office national des pupilles de la Nation ne fournit pas le trousseau aux chanceux qu’une famille attend. Dans l’autocar, nul ne dit mot. À peine peut-on entendre les plus petits sangloter, des murmures inutiles, qui n’amadouent personne. D’où viennent ces enfants ? Des orphelins de guerre ? Pierre en sait quelque chose de ce conflit qui a mis l’Europe à feu et à sang, on en a parlé en classe. Il croit même se rappeler que son grand-père a disparu dans la tourmente. Rien de plus. Man Tine n’a jamais su que dire et que taire, alors elle a peu parlé. Seulement des héros qui font de lui l’héritier d’une belle histoire. Mais cette guerre, comment a-t-elle pu arriver jusqu’à la Martinique sans qu’il s’en aperçoive ? Si elle entraîne bombardements et ruines, que n’a-t-elle détruit Fort-de-France et Sainte-Marie aussi ? L’esprit d’un enfant ne fait aucune place à la nuance. Pierre n’a pas eu faim et même s’il a dû s’accommoder d’holothuries plutôt que de poissons, que le chocolat s’est fait rare et la margarine plus encore, il a toujours eu à sucer son bâtonnet de canne à sucre ou à croquer son bol de manioc mélangé à du sucre. Il a mangé de la tortue en fricassée, de celles que Man Tine élevait dans ses bassins d’eau salée pour en vendre l’écaille et qu’il appelait par des noms inventés. Non, la guerre n’est pas passée par là, il s’en serait souvenu.
11, rue Bonaparte, dans le 7e arrondissement, à Paris. L’autobus se gare devant l’immeuble sur la façade duquel on peut lire : OFFICE NATIONAL DES PUPILLES DE LA NATION. Tout le monde descend. Pas toi, Pierre. Tu attends sagement à ta place qu’on vienne te chercher. Les minutes s’allongent et le chauffeur s’endort. Pierre ronge les ongles de ses pouces depuis qu’il est parti. L’inquiétude qu’il ne veut pas laisser paraître affleure sur ses doigts blessés. Soudain, la porte s’ouvre, une tête apparaît, celle d’un homme costaud, doté d’un nez cramoisi, une casquette vissée sur le crâne. Où il est mon petit nègre ? Pierre ne bronche pas. L’homme l’aperçoit. Pipo ? C’est toi ? Pierre comprend dans la seconde que sa vie n’est qu’une lamentable suite de malentendus, le surnom donné par sa mère figure dans son dossier.
« Pierre, monsieur, mon nom est Pierre.
— Dis donc mon petit, je t’appellerai comme je le veux et tu apprendras à ne pas répondre. » Et la première calotte*4 vient s’écraser sur sa tête.
L’homme s’appelle Peyrard, prénom Jean-Marie, il faut l’appeler monsieur. Ou patron. Il s’exprime avec un accent qui chante, pas comme chez lui, en Martinique, mais Pierre se dit qu’avec un tel accent, il ne peut pas être bien méchant. Est-ce lui qui servira de père à l’enfant déraciné ? Et sa femme, celle qu’il devra appeler maman, où est-elle ? « Tu rencontreras la patronne chez elle, à Saint-André-de-Cruzières ! Nous partons sur-le-champ, la route est longue et la besogne n’attend pas. »
Un camion gris sale est garé quelques mètres plus loin. Pierre n’en a jamais vu d’aussi grand. Il s’émerveille un instant. « Waouh ! Il est à vous, monsieur, ce camion ?
— Oui mon garçon, un Renault AHN 3 ! C’est du solide et il faut bien ça pour avaler les sept cents kilomètres jusqu’à la ferme. » Puis : « Tu parles bien français dis donc… On t’a appris sur le bateau ? »
Pierre n’en est pas à sa dernière déconvenue. Peyrard le prend pour un abruti, ou alors il ignore que la Martinique est un département depuis quinze jours et qu’on y parle le français depuis le XVIIe siècle. L’enfant se retranche derrière un mutisme qu’il voudrait éternel, mais bientôt, sa curiosité de gamin reprend le dessus et il demande : « On pourra passer devant la tour Eiffel ? Man Tine m’a dit que c’est la plus belle chose qui existe en Métropole ! »
L’homme éclate de rire. « Parce que tu crois que je n’ai que ça à faire ? Tu crois que tu es venu en touriste ? Et puis je te le dis moi, la plus belle chose dans ce pays, ce n’est pas la tour Eiffel, c’est la débâcle des Schleus !… Et mes vignes en Ardèche. »
Qu’importe, la tour Eiffel, il la verra bien un jour, car l’enfant a beau n’avoir que dix ans, il sait que sa captivité ne durera pas. Il ne se laissera pas enfermer Dieu sait où, dans des vignes et puis quoi encore ? Il s’imagine déjà fuyant à travers champs comme les marrons*5 dans les cannes, pour gagner sa liberté. Il est le Cimarron d’Hispaniola, aperçu sur une des gravures de l’habitation Saint-James, le nègre courageux qui court plus vite que les chiens, il est… « Passe devant et tiens-toi tranquille garçon ! »
Peyrard se met en route et les rues et les avenues défilent devant les yeux ébahis de Pierre qui se régale de tout ce qu’il peut attraper pour le convoquer plus tard et raconter à Man Tine quand il lui écrira. Et là-bas, droit devant lui, oui, c’est bien elle avec sa belle structure de fer, la tour Eiffel s’élance vers le ciel mais l’homme au volant ne dit mot.
Deux heures passent. « On arrive à Montargis. Va falloir trouver un casse-croûte. J’espère que tu n’es pas gourmand mon gars. Parce qu’on a besoin de bras pour le travail, pas de bouches à nourrir !
— Et l’école ? tente timidement Pierre. J’irai à l’école ? » Deuxième gifle à la volée. « Tais-toi quand je cause ! »
Nevers puis Moulins, le camion traverse des régions détruites, certains villages n’ont plus que leur clocher qui tient debout, alors que d’autres semblent avoir été épargnés, mais partout la même impression du labeur pénible des hommes qui réparent et luttent contre le dénuement. Les étapes se succèdent entre les rires francs de Peyrard et ses coups de gueule violents, il ne lui aura pas fallu longtemps pour comprendre que ce gamin qui ne veut pas qu’on l’appelle Pipo est une forte tête et lui donnera du fil à retordre. La perspective de cette nouvelle cohabitation ne l’enchante plus, il attendait un petit Noir, complaisant et servile, un boy, comme celui qu’il a eu pendant son service au Gabon et qui a pleuré le jour de son départ, le suppliant de l’emmener. Certainement pas un enfant instruit et difficile.
On dormira à Roanne, sur les bords de la Loire, et le petit saisira vite qu’il n’est pas en voyage d’agrément.
Quai de Loire, il est sept heures du soir. Deux barges sont amarrées côte à côte. Pierre n’a jamais été confronté à la pauvreté. Certes, on n’est pas bien riches à Sainte-Marie, on court pieds nus la moitié du temps, certains enfants ne portent qu’une chaussure à la fois pour ne pas user la paire trop vite, les vêtements ne sont pas toujours à la bonne taille mais ils sont propres, amidonnés, et l’on ne connaît ni la faim ni le froid.
Deux femmes cousent à la lueur d’une chandelle dans la brume qui gagne, humide et glacée. Sur les barges, deux abris en forme d’arceaux recouverts d’un patchwork de bâches en toiles bigarrées. « C’est leur maison ? interroge Pierre.
— Oui et nous allons dormir ici, avec elles ! »
Moyennant quelques sous, Jean-Marie Peyrard, en habitué, obtient le gîte et le couvert – maigre – chez les deux femmes de chalands qui n’ont que la pension pour survivre au décès de leurs maris.
Après une mauvaise nuit passée à grelotter auprès de l’homme qui ronfle à pierre fendre, il a, pour tout repas, sifflé en grimaçant un litre de mauvais rouge, pendant que les femmes lui servaient un peu de carpe. Pierre est résigné. La France ne ressemble pas à ce qu’on lui a vanté à l’école, dès qu’on a su qu’il y serait envoyé. On y mange mal, jusqu’ici rien n’a de goût, on y dort mal, il n’y a que l’architecture qui l’attire. Ses cours d’histoire semblent prendre vie devant chaque édifice qu’il croise, de ces petits instants d’extase naissent des lueurs d’espoir.
Un bol de chicorée, et le départ est sonné. Les deux femmes ne les regardent même pas, occupées à compter les pièces, elles ont veillé dehors et, au lever du jour, ont chauffé l’eau de la Loire, un seau pour les ablutions et un pour le café.
La route change, le temps aussi, le pays se déploie sous les yeux de l’enfant, un peu plus séduisant au détour de chaque virage. Comme si la couleur, avec le soleil, venait réjouir la nature toujours endormie au nord. C’est l’ancienne ligne de démarcation. Passé le Rhône, on a le cœur du Midi qui chauffe les entrailles, l’accent se libère des contraintes de la langue, Jean-Marie Peyrard prend ses aises dans l’habitacle du Renault AHN. « Sens comme ça fleure bon la lavande ! » Pas un champ mauve en vue, mais dans ses narines qui palpitent, la promesse de l’Ardèche.
Une ultime halte à Montélimar pour acheter le Cinévie de madame Peyrard, et le camion avale les derniers kilomètres d’une seule traite. L’homme roule à tombeau ouvert sur les routes incertaines, Pierre a la nausée, on se croirait entre Sainte-Marie et Fort-de-France, les lacets et les ravins qui l’ont tant effrayé la seule fois où il est monté dans une voiture pour rejoindre la capitale, sont ici mille fois plus menaçants. Il y a le col de Saint-Thome puis celui de Saint-Maurice-d’Ibié et mille raisons de craindre pour sa vie. Il s’accroche à la portière, Peyrard s’en amuse. Celui-là au moins, je saurai comment le mater !
La plaine, enfin, plutôt une vallée. Saint-André-de-Cruzières s’annonce par un joli clocher, des champs de toutes sortes à perte de vue et de grands oliviers. Le domaine des Peyrard est à la sortie du village, des hectares de vignes et une ferme en travaux. Des enfants surgissent de partout à l’approche du camion. Ils sont venus le voir, ce « négrillon » annoncé il y a quatre mois, est-ce qu’il parle français, est-ce qu’il grimpe aux arbres, sa peau est-elle si noire qu’il disparaît la nuit ? Ils crient et lancent des cailloux, tout petits les cailloux, car Peyrard est craint, personne n’oserait ici abîmer son camion et encore moins son nègre. Arrivé devant la ferme, il ordonne à Pierre de sortir. « Eh bien, décide-toi garçon, personne ne va te manger ! Tu feras connaissance plus tard avec ces garnements. Viens, madame Peyrard nous attend pour la soupe. » Les enfants se sont arrêtés à dix mètres du camion, ils se sont tus. Ils forment un demi-cercle au bord du chemin, puis le plus téméraire lance : « Hé ! le singe ! C’est quand que t’as appris à marcher sur tes deux jambes ? »
Pierre enfonce la tête dans ses épaules et pénètre avec Peyrard dans la maison de ses nouveaux parents. Son bras droit pend le long de son corps et, au bout, sa main laisse échapper un doigt, le majeur, vers le bas. Rien ne l’atteint, l’insulte a glissé sur lui.