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La voie des images

Imaginons des fleuves au cours soudain inversé. Au lieu de couler vers la mer, ils remontent vers la terre. Remontent-ils vers leur source ? Ou bien la mer est-elle devenue leur source ? Si j’observe en un point précis, dans une ville qu’ils traversent par exemple, le jeu de la lumière sur la surface de l’eau, je n’ai pas besoin de trancher la question de l’origine et du devenir pour jouir de cet éphémère éclat qui bouleverse ma vision du paysage. En revanche, je sais bien que ma vision est mouvante : un nuage passe, ou bien je cligne des yeux, ou bien un bruit me fait sursauter… L’image bouge et cette instabilité m’inspire ou me désespère ; je ne sais plus si la vérité est dans le mouvement ou l’arrêt du mouvement comme sur une photographie. Il en est de même avec les images du passé pour peu que l’on s’intéresse vraiment à elles et qu’on ne les considère pas, comme le fait Freud, page 186, comme « un paravent de la motivation érotique inconsciente ». Un paravent est un objet utilitaire, mais ô combien favorable à la rêverie érotique. Les deux autres traductions préfèrent « prétexte » à « paravent », ce qui désinvestit la phrase de Freud d’une résonance qui me touche. Je rêve devant le paravent, mais « prétexte » m’attriste par sa rigueur – Freud a bien écrit Vorwand, prétexte, et c’est Marie Bonaparte qui a préféré le paravent – et la sécheresse de son autorité.

Les images du passé peuvent tomber, s’émietter comme une mosaïque fatiguée, elles vivent dans la tension qui les cherche, qui cherche ce qui les traverse, à quoi elles tiennent. Elles sont des traces, des échos émancipés de ce qu’elles représentent. Comme traces, elles nous investissent et nous séparent à la fois de ce qu’elles représentent.

On peut se lancer indéfiniment à la poursuite de leur mobilité pour les attraper par où elles sont insaisissables. On peut aussi accepter qu’elles se figent. Et alors renoncer à la surprise de leur renouvellement afin de les restaurer : capturées, il faut les tremper dans le poison qui en protégera la couleur et puis les épingler comme le font les chasseurs de papillons de leurs plus belles prises. Les voyages imaginaires dans les vestiges, les traces, les ruines, à Pompéi ou ailleurs, commencent avec le désir des miroitements de l’insaisissable du temps passé mais conduisent immanquablement à s’arrêter sur, ou dans, des images figées comme les papillons épinglés, empoisonnées pour conserver leur couleur et leur beauté.

Je ne suis jamais allé à Pompéi qui n’est que ruines mortes empiégées dans les cendres figées du Vésuve, avant que les découvreurs, voleurs ou savants, ne les démantèlent. Seules les images sont des ruines vivantes. C’est pour cela qu’elles sont dangereuses. J’ai connu autrefois un homme qui a voulu déchirer les images intimes dont un autre homme vivait ; il en a observé la prolifération et la puissance. Il a voulu les trancher d’un coup de rasoir pour une radicale désintoxication, comme si la figuration obscène d’un refoulé revenant – par exemple la femme nue crucifiée du tableau de Félicien Rops – n’adhérait pas à l’être même de qui s’y abîme.

Mais le dessin de Rops représente-t-il une hallucination du moine ou une image délectable que son fantasme plaque soudain sur la Croix qu’il vénère sans qu’elle soit confondue avec la réalité d’un voir ? Comme il s’agit de La Tentation de saint Antoine, la tradition hagiographique et la littérature répondent que l’image diabolique est vraie comme image et que, donc, il ne s’agit ni d’hallucination ni de fantasme mais d’un acte magique. Et Freud, qui, peut-être, ne connaît pas la longue histoire textuelle et iconographique de la tentation de saint Antoine, trouve occasion de glisser dans son commentaire sa position argumentée sur le refoulement : « Le refoulé, dans ses retours, émerge de l’instance refoulante elle-même », à savoir le Christ en croix. Mais si l’on prend la représentation au sérieux, on voit un mouvement : la femme n’est pas simplement figurée à la place du Christ ; Jésus est en train de tomber de la Croix, expulsé du supplice. Le refoulé et l’instance refoulante sont donc coprésents dans une promiscuité étrange : le refoulé est de retour à la vue, à la conscience donc, mais l’instance refoulante est toujours là, supplantée et non remplacée. À cela il faut un maître : c’est le diable venu avec son cochon qui piétine les livres saints. La vraie puissance qui manipule les images obsédant le pauvre moine est elle-même image, dérisoire représentation de la puissance. Freud ne voit ni le diable ni le porc au second plan, deux présences liées des tentateurs qui contredisent dans l’image la théorie endopsychique du refoulement.

Autre voix. Moi je suis allé à Pompéi et à Herculanum où les ruines ensoleillées m’ont apaisé et parlé du temps. Elles sont devenues des tableaux « que ma mémoire avait acquis » comme dit Proust. Des tableaux et pas des films, je vous l’accorde. Et puis je veux aussi vous dire que le « paravent de la motivation érotique inconsciente » me paraît à moi aussi, pour une fois nous sommes d’accord, une excellente image : le paravent est un meuble qui cache et qui excite donc le regard. Et il s’en passe des choses derrière un paravent. Toutefois peut-être pas autant que derrière la porte de la chambre romaine d’Auguste et de Grete, les jeunes mariés qui importunent Hanold. Mais vous aurez noté que c’est une lourde armoire et non un frêle paravent qui barre l’accès à la porte de communication entre les deux chambres d’hôtel. Il faut bien admettre en effet que la représentation représente quelque chose, quelque chose qui n’est pas là puisqu’il est représenté. Le rêve dans le récit de Jensen est artiste : il convertit le bruit disgracieux du sommier grinçant en char mythologique et représente ainsi une image absente. La représentation permet que ça s’absente tout en s’incrustant. Il est, en outre, très courant que dans le souvenir on n’ait affaire qu’à une représentation de représentation ; de l’une à l’autre, il y a de la perte, c’est évident, mais aussi parfois quelque chose en plus, qui se loge là, et c’est un peu moins évident.

Les images, ces tableaux « que ma mémoire avait acquis », pardonnez-moi de me répéter, n’ont de cesse de s’interposer et de nous séparer de ce que nous cherchons, et de ce qu’elles montrent, alors même qu’elles nous poussent constamment et violemment à cette recherche. Nous serions donc condamnés au leurre, à l’ersatz, mais un leurre vivant, un ersatz vivant, susceptibles de troubler, de blesser, d’exalter, d’apaiser : ce qui est la présence vraie du passé dans le présent. Beaucoup passent leur vie dans la quête inassouvie de la chose dans le leurre. Ils s’y assèchent et s’y perdent. Mais si le leurre imagé est regardé pour ce qu’il est, alors il met face à face la présence et l’absence de ce qu’il prétend représenter ; il les lie l’une à l’autre et le combat intime de l’une contre l’autre développe une énergie indispensable à l’action.

*

Revenons aux jeux de la fente et du lézard. J’imagine ; j’imagine… Quoi ? Des images d’images. Images au carré ou images de second rang (frelatées ?). Je ne sais pas. Qu’en pense Freud ? Refoulement, oubli, rêve, délire, guérison. Mais qu’en est-il du lieu, de la figuration de cette localité, en moi, hors de moi ? Cinéma intrapsychique ? Intime album de photos dans lequel il n’y a jamais plus d’une photo par page ? Picorage sémiotique et sémiophage dans les images d’autrui ? Y compris celles qui traînent partout : dans les journaux, sur papier glacé ou sur les écrans toxiques d’internet ? En tout cas, les images instaurent du lieu (une lumière, des décors qui font signe, ou non, des accessoires). Le lieu où se livre le combat de la présence et de l’absence est un lieu d’où se regarde la rencontre du plaisir et de la honte qui y macèrent, marinent et fermentent. En refoulant la mémoire du plaisir, Norbert a aussi refoulé la honte, à moins que ce ne soit l’inverse. Zoé n’a pas eu honte et n’a donc pas eu à refouler la mémoire du plaisir, ou du désir ; elle se rappelle parfaitement, et non sans trouble bien sûr, les après-midi passées aux côtés de Norbert. Mais que lui reste-t-il après les retrouvailles de Pompéi ? Un avenir d’épouse d’universitaire allemand. La maison à tenir, le Kaffee und Kuchen avec ces dames, et s’occuper de papa gâteux. Et aussi le lézard du soir qui aura perdu son bon goût d’interdit et de découverte. Alors elle finira peut-être par quitter son Norbert que le caduc refoulement aura transformé en savant hautain, et elle deviendra psychanalyste, brillante, une Zoé-Gradiva-Lou-Andreas, avec la séduction de Dominique Sanda dans le film de Liliana Cavani Au-delà du bien et du mal.

On ne se libère pas des images en les fuyant ou en les confondant avec ce qu’elles représentent, mais en les regardant pour ce qu’elles sont. Merci du conseil. À ce niveau de généralité, c’est un des enseignements de la psychanalyse. Mais, si les images n’ont pas d’odeur, elles transportent des voix oubliées dont un bref écho assourdi ou criard traverse le temps : en fixant le regard sur le point où le voir trouve vraiment son lieu, on les entend. C’est comme quand on faisait miauler le petit chat sur les vieilles cartes d’anniversaire, à condition d’appuyer juste au bon endroit. Était-ce vraiment un miaulement ? D’autres voix se parlent dans l’obscurité. On les entend dire ce qui excite le voir : « regarde si pointe le lézard dans la fente », « non il n’y est pas », « tu es sûr(e) ? », « je vais bien le trouver, moi », « laisse-toi faire », « tu vois, je le tiens », « non, il va t’échapper, serre plus fort ». Les paroles viennent quand les images les appellent, seulement quand elles les appellent. Telle est leur alliance d’airain, leur anneau nuptial : les voix animent les images, les images appellent les voix. Il y faut aussi un décor, un décor pour que la scène vive. Décor dans l’image – beaucoup meurent de n’en pas trouver, comme une flamme s’éteint – et décor pour faire venir l’image.

Le décor doit savoir rester à sa place de décor, sinon un détail dissonant envahit la scène et on ne la tient plus, elle file ailleurs. C’est peut-être elle qui ne tient plus à moi. Elle fuit parce que je fuis comme une trop vieille citerne à images. Alors la scène à laquelle je tiens ne me tient plus. Ce qui est bien troublant : la mise en mouvement de l’image, la fabrication d’une scène qui bouge, lui laisserait la liberté de filer ; l’image pourrait s’échapper de ce qui en moi l’engendre ; elle deviendrait autonome et traître à sa vocation ? Ou bien est-ce l’inverse : nulle autonomie, la scène, d’avance là, se fige en image dans un zoom trop brutal, et alors elle sèche, s’effrite, tombe en poussière ? Et soudain il ne reste plus rien, qu’un décor sans voix, sans musique, sans aura. Dans les deux cas, le point G de l’image s’enfonce dans le détail exorbité qui devient le seul signe de l’excitation tout à coup séparée de ce qu’elle cherchait. L’œil s’enfonçant dans ce qu’il fixe perd l’imagination en chemin. En réalisant l’image, il est aspiré vers un pôle où s’ouvre le gouffre du vide. Du plus rien voir. Pour s’échapper, il tente de briser l’attraction magnétique, il recule et il dédouble l’image en image de l’image. Distanciation où déjà s’inscrit la défaite programmée de l’ersatz. Cette dialectique de la présence et de l’absence enferme l’œil de l’imagination dans l’attente toujours renouvelée d’un retour, plus tard, demain, tout de suite, jusqu’à l’épuisement : c’est ainsi que l’image gagne toujours en s’effondrant ; on croyait la tenir et elle n’a laissé que sa peau de mue, comme un lézard.

Je lis, je rumine Gradiva et Gradiva se glisse dans mes rêves diurnes. Les rêves de Norbert Hanold m’atteignent ainsi, ils trouvent un écho dans mon imagination flottante. Contagion des images. Et comme je ne confonds pas la réalité et la fiction, ce que j’ai vu apparaître dans le texte de Jensen se met en images comme un petit film. La dimension obscène de l’histoire de Norbert et Zoé s’est infiltrée dans « les tableaux que ma mémoire avait acquis », pour en troubler la présence dans ma vie consciente, et partir à la recherche de complicités dans ma vie inconsciente. Pardonnez-moi, j’aime tant ces mots de Proust que je viens de les citer une fois encore, mais ma mémoire – justement – me dit que je les ai mal cités ; vérification faite, Proust a écrit : « Et je pus regarder quelques-uns des tableaux de brume que ma mémoire avait acquis. » Que la brume des tableaux acquis par la mémoire conduise, à la fin du paragraphe, à la vision du « vague mystérieux des pénombres, qui émergent d’une fresque effacée » dit parfaitement le statut trouble de l’infiltration obscène que j’évoque, l’instabilité de ses contours, pourtant si nets par instants en de brusques gros plans très crus malgré la fragilité astigmate du regard qui cherche à les saisir tout pénétré de leur puissance d’apparition revenante.

Brusquement, une autre voix intérieure me demande s’il est pensable de voir ainsi, comme en une image vraie, mais dont la mise au point serait inlassablement à refaire. De voir vraiment, toutefois. De voir, par exemple, de quoi est fait, en vérité, le désir d’une femme qui se donne à un homme, ou d’un homme qui se donne à un homme, ou une femme à une femme. De voir en vérité la vérité, sur leur visage peut-être, d’être témoin perce-muraille, non vu, de voir enfin, comme si on n’était pas là. Mais quoi ? La vérité de l’instant ? Un instant figé comme ouverture sur une vision d’éternité ? La voix rit et fait remarquer, perfidement, ou pour parler d’autre chose, que dans la liste des dons a été omis le cas d’un homme qui se donne à une femme, comme si cela ne pouvait faire image.

À ce moment-là, un instant détournée d’elle-même par son sourire, la voix pense qu’une femme ou un homme cela ne veut rien dire, que la question n’a de sens que pour telle femme ou tel homme. Et qu’elle ne saura jamais dire ce qu’il en est de ce voir. Comme Norbert, mais sans rien refouler, en renonçant, elle devra, désormais historienne, détourner le regard fixé sur tel homme ou telle femme pour le porter sur le passé coupé d’ici et de maintenant, vraiment ailleurs, et n’éclairant rien du présent. Elle s’exclamera « Pompéi ! », « les ruines ! », « Gradiva ! », « Freud ! », sans dire aussitôt « les lézards ! » (lézards d’autrefois, de longtemps disparus, ombres au corps d’ombre apparaissant maintenant dans des ruines indifférentes). Elle sera à jamais séparée des images captivantes d’une Zoé Bertgang en action, ruines elles-mêmes, ruines menteuses, ruines ruinées en attente d’un souffle de Vérité.