15

Ses jambes s’enfoncèrent un peu plus et Patience ferma les yeux. Tel du sable mouvant, le maïs l’aspirait inexorablement vers le fond.

Elle lutta contre la tentation de se servir de ses bras ou de son torse pour résister. Elle était presque debout dans le maïs, seule la partie supérieure de son corps encore libre.

Il ne faudrait pas longtemps pour qu’elle soit engloutie tout entière. Un léger mouvement suffirait à précipiter sa fin.

Alors pourquoi se débattait-elle mentalement contre l’inévitable ? Pourquoi ne pas laisser le maïs la prendre d’un seul mouvement plutôt que centimètre par centimètre ? Elle ne faisait que prolonger la torture.

Apparemment, l’instinct de survie était plus fort que la résignation. C’était idiot, mais elle attendait une sorte de miracle. Peut-être que si elle se concentrait suffisamment, elle pourrait s’allonger sur le côté et attraper un des barreaux de l’échelle. Ou qu’un homme fort et viril viendrait par magie la sauver.

Un homme comme Forest.

Elle aurait ri d’elle-même si elle n’avait pas su que le moindre geste la ferait s’enfoncer davantage. Elle espérait un miracle. Elle, la femme qui croyait à la science et aux faits ! Face à la mort, elle rêvait d’un miracle.

A l’intérieur du silo, la température était devenue étouffante. Sa chemise de nuit lui collait à la peau, et elle peinait à respirer dans l’air poussiéreux, suffocant. Elle mourait de soif. Si seulement elle pouvait boire une gorgée d’eau…

De toutes les manières de mourir, la suffocation dans un silo à grains ne lui était jamais venue à l’esprit.

En revanche, Devon avait certainement eu plus d’une fois envie de l’étrangler. Forest lui-même, au cours des six semaines écoulées, avait dû être tenté, sans parler de Dillon et de tous les cow-boys qu’elle avait agacés.

Elle était choquée de penser au nombre de gens qu’elle avait offensés par sa brusquerie et ses accès de colère au fil des années. Si seulement elle pouvait revenir en arrière ! Forest lui avait fait découvrir l’amour qu’elle portait dans son cœur… Elle avait appris tant de leçons sur la vie et jamais elle ne pourrait devenir la personne qu’elle voulait être.

Un sanglot lui échappa, et elle se fit violence pour en retenir un autre alors que ses jambes s’enfonçaient encore.

Qui l’avait amenée là ? Pourquoi ne s’en souvenait-elle pas ? Elle ne se rappelait que d’avoir eu le cœur gonflé d’amour pour Forest.

Les traits de ce dernier s’imposèrent à son esprit. Si elle devait mourir, ce serait en pensant à lui.

Il l’avait poussée à examiner toute sa vie, et le passé tel qu’on le lui avait raconté. Il lui avait fait comprendre qu’il était possible que sa mère ne soit pas partie dans l’intention de l’abandonner. Peut-être avait-elle tenté de la voir après son départ, peut-être avait-elle demandé sa garde. Patience ignorait ce que son père lui avait tu, par colère ou amertume. Elle était trop jeune pour savoir s’il lui disait la vérité.

Peu importait désormais.

Elle referma les yeux, le pardon déferlant en elle. Pour sa mère. Et même pour son père. Quoi qu’il soit arrivé, ses parents avaient été brisés tous les deux.

Elle aussi avait été brisée avant qu’un grand cow-boy aux yeux bleus entre dans sa vie.

Une fois de plus, le visage de Forest se dessina devant elle. Une paix étrange se répandit en elle alors qu’elle attendait la fin.

*  *  *

Forest fixait le silo le plus proche, songeant au baiser qu’il avait échangé avec Patience dans son ombre. C’était à cet instant qu’elle avait complètement capturé son cœur.

Sur le point de faire demi-tour, il se figea, le regard rivé sur un objet inhabituel.

Là… Accroché au quatrième barreau de l’échelle en acier qui grimpait sur le côté du silo, quelque chose de blanc flottait légèrement dans la brise. Intrigué, Forest s’avança.

C’était un morceau de tissu déchiré, accroché par une vis rouillée. Il ne se trouvait pas là lorsque Patience et lui étaient venus la dernière fois.

Forest le décrocha. C’était du coton blanc, épais. Il leva les yeux vers le sommet du silo.

— Impossible…, marmonna-t-il.

Pourtant, il ne pouvait s’empêcher de se remémorer la conversation qu’il avait eue avec Patience, le jour où elle lui avait avoué sa peur des grands silos.

Quelqu’un était-il dissimulé tout près de là et l’avait-il entendue ? Avait-il décidé de l’abandonner dans l’endroit qu’elle redoutait le plus ?

Il fourra le tissu dans sa poche, mit le pied sur le barreau et commença à monter. C’était ridicule, se dit-il, elle ne pouvait être à l’intérieur. Pourtant, son cœur cognait follement contre ses côtes.

Il grimpait de plus en plus vite. Si elle avait été jetée sur le maïs, il était probable qu’elle ait été engloutie aussitôt et qu’il ne sache jamais si elle avait été là ou non. Son premier instinct aurait probablement été de « nager » vers l’échelle, une décision qui avait été fatale à bien des ouvriers agricoles.

Il était à mi-hauteur de l’échelle quand Dusty apparut sur son cheval au-dessous de lui.

— Forest, qu’est-ce que tu fabriques là-haut, bon sang ?

— Juste une idée dingue ! lança-t-il en retour sans ralentir l’allure.

Aucun cri ne lui parvenait, aucun appel à l’aide. Mais si Patience gisait à l’intérieur depuis des heures… Le cœur de Forest se déchira encore un peu.

Parvenu en haut, il se pencha et une exclamation de stupeur lui échappa.

— Elle est là ! cria-t-il à Dusty.

Patience était étendue sur le dos, les bras en croix et les jambes déjà prisonnières d’une gangue de maïs. Elle fermait les yeux.

— Patience !

Sa voix affolée se répercuta contre les parois métalliques. Elle ouvrit brusquement les yeux et, de soulagement, Forest faillit tomber de l’échelle. Il l’avait crue morte. La panique hantait son regard.

— N’essaie pas de parler et ne bouge pas ! ordonna-t-il en enjambant le sommet pour passer sur l’échelle qui descendait à l’intérieur. J’arrive. Je vais te sortir de là.

— J’ai peur, Forest, j’ai vraiment peur, avoua-t-elle dans un souffle.

— Je sais, mon ange. Je vais te sortir de là tout de suite.

Il atteignit le niveau du maïs. Gardant une main sur l’échelle, il se pencha vers elle et essaya de l’attraper.

Il était tout près, et pourtant trop loin. Elle n’était qu’à quelques centimètres de lui, mais ces centimètres auraient aussi bien pu être un kilomètre.

Il sortit son revolver de son holster et retira rapidement son ceinturon, qu’il noua au dernier barreau. Puis, les pieds calés contre l’échelle, il se tint d’une main à la boucle du ceinturon, de façon à pouvoir se pencher plus loin sans risquer d’être englouti à son tour.

Patience l’observait sans mot dire, la terreur visible dans ses yeux. Quand il parvint à capturer sa main, ses doigts moites glissèrent hors des siens.

Un sanglot lui échappa. Forest ne tenta pas de la réconforter. Il devait se concentrer sur une seule chose : lui sauver la vie. Il s’essuya la main sur son pantalon et fit une nouvelle tentative. Cette fois, il parvint à la saisir par le poignet.

Il la tint étroitement, car il allait avoir besoin de toutes ses forces pour l’arracher au maïs et la tirer vers l’échelle.

— Ne bouge pas. Laisse-moi faire.

Si elle tentait de l’aider, elle risquait de s’enfoncer davantage, au contraire.

Une ombre apparut au-dessus de lui. Forest leva les yeux.

— On apporte des planches de contreplaqué ! cria Dusty.

Forest ne répondit pas. Cette technique était parfois utilisée dans des cas similaires, mais il n’avait nullement l’intention d’attendre que les hommes arrivent. Il voulait la sortir de là tout de suite.

Fermant les yeux, il tira sur le poignet de Patience, espérant réussir à la déloger sans fracturer ses os délicats.

Il banda ses muscles, et elle se rapprocha de quelques centimètres.

Il lâcha un soupir de soulagement. Tu peux réussir, s’encouragea-t-il. Tu dois réussir.

Elle s’approcha encore, ses jambes s’extirpant centimètre par centimètre de leur prison. Un nouveau sanglot lui échappa, signe qu’elle revenait à la vie, songea Forest avec émotion.

Enfin, il parvint à libérer ses jambes et à la faire glisser jusqu’au pied de l’échelle. Elle saisit le barreau à deux mains tandis qu’il se perchait derrière elle.

— Tu peux monter toute seule ?

Elle acquiesça et entama une lente ascension. Forest se hâta de détacher sa ceinture et la suivit de près.

Dusty, resté en haut, aida Patience à enjamber la paroi et à passer sur l’échelle extérieure. Forest ne la quittait pas des yeux. Elle était en sécurité désormais. Cependant, elle souffrait sans doute de déshydratation et d’épuisement.

Tous les cow-boys du ranch étaient rassemblés au pied du silo, ainsi que Devon et Dillon, flanqué de ses hommes. Cassie était là aussi. Lorsque Patience arriva en bas de l’échelle, elle l’étreignit. Puis Patience se laissa tomber à terre, le visage blême, clairement à bout de forces. Forest la rejoignit. Il mourait d’envie de la prendre dans ses bras et de sentir son cœur battre contre le sien mais il n’en avait pas le droit, et d’ailleurs ce n’était pas de cela qu’elle avait besoin.

— Il faut l’emmener à l’hôpital.

Dillon s’accroupit à côté d’elle.

— Que s’est-il passé ? Comment vous êtes-vous retrouvée dans ce silo ?

— Je ne sais pas… je me suis réveillée là.

Sa voix était fluette, son visage couvert de sueur.

— Emmène-la à l’hôpital, répéta Forest. Tu pourras l’interroger en route.

Quelques minutes plus tard, la voiture de patrouille s’éloignait.

Forest poussa un lourd soupir. Patience allait s’en sortir. A l’hôpital, on lui ferait une perfusion pour remplacer les fluides qu’elle avait perdus. On veillerait à ce qu’elle ne sorte qu’une fois rétablie. Dans son état de faiblesse et après le traumatisme qu’elle avait subi, elle ne s’opposerait pas aux médecins.

Les hommes s’étaient dispersés, Devon était retourné à son camping-car et Cassie à la maison. Forest se retrouva seul devant sa chambre avec Dusty.

— Tu vas bien ? s’enquit celui-ci avec sollicitude.

— Ça ira, une fois que l’adrénaline sera retombée.

S’il n’était pas allé jusqu’à l’étang, s’il n’avait pas levé les yeux vers le silo, Patience n’aurait peut-être pas été retrouvée vivante. Il se souvint brusquement de l’objet qui avait attiré son attention.

Il fouilla dans sa poche et sortit le morceau de tissu blanc.

— Qu’est-ce que c’est ?

— Ce bout de tissu était accroché à un clou rouillé sur un des barreaux de l’échelle. C’est à cause de ça que je suis allé jeter un coup d’œil à l’intérieur du silo.

Forest fronça les sourcils.

— C’est trop épais pour venir d’un T-shirt.

— Tu crois que ça appartient à celui qui l’a jetée dans le silo ? demanda Dusty en examinant le carré blanc de plus près. Ça ne ressemble pas à une chemise de cow-boy.

— Non.

Forest se tourna vers la tente bleue, songeur.

— A quoi penses-tu ?

— On a d’abord cru que Patience avait été attaquée par les cow-boys de Humes, et puis on a soupçonné l’assassin des victimes. Mais peut-être que celui qui voulait sa mort était plus proche que nous ne l’imaginions.

Ce fut au tour de Dusty de jeter un regard vers la tente.

— Un bout de blouse blanche ?

— J’en ai l’impression.

Forest remit le tissu dans sa poche et posa la main sur la crosse de son revolver.

— Tu devrais peut-être appeler Dillon, suggéra Dusty avec une note d’inquiétude dans la voix. C’est son travail, Forest.

— Tu as sans doute raison, mais il est occupé pour le moment.

Forest se dirigea vers le camping-car, tandis que Dusty appelait Dillon sur son téléphone portable. La fureur de Forest était trop intense pour qu’il attende le retour du policier.

Il revit Patience étendue dans le maïs, ses beaux yeux assombris par l’épouvante. Si le maïs ne l’avait pas enterrée vivante, elle serait morte déshydratée.

Il effleura une fois de plus la crosse de son revolver et pressa le pas, prêt à passer le reste de ses jours en prison pour venger la femme qu’il aimait.