Maggie jeta un coup d’œil derrière elle, au-delà de l’épais buisson. Derrière ce buisson fleuri s’étendait un champ récemment labouré. L’odeur du lilas mêlée à celle de la terre retournée lui emplissait les narines. Aucun risque d’être attaquée par surprise de ce côté-là. En revanche, les ombres de l’après-midi l’empêchaient de distinguer clairement, par les fenêtres, l’intérieur de la maison.
Elle vit Tully parler au shérif. Apparemment, il trouva les mots pour dissuader Uniss de se tourner vers l’habitation. En fait, même après que Tully eut disparu derrière l’écurie, le petit groupe de policiers locaux continua de s’activer comme si de rien n’était.
Elle consulta sa montre et attendit, afin de laisser le temps à Tully de se mettre en position. Pendant les cinq minutes qui suivirent — et lui semblèrent durer une heure —, elle ne lâcha pas des yeux les fenêtres. Mais elle ne surprit aucun mouvement. Pas même un léger frémissement des rideaux. Leur étoffe semblait assez diaphane pour qu’on puisse voir l’intérieur de la maison en collant le nez dessus. Mais, de l’endroit où elle se trouvait, Maggie ne distinguait rien d’autre qu’un voile grisâtre qui bouchait la fenêtre.
Elle jeta un ultime coup d’œil à sa montre.
Maintenant !
Maggie scruta le sol autour d’elle et trouva une pierre grosse comme le poing. Elle la ramassa de la main gauche, empoignant son Smith & Wesson de la droite. C’était le revolver avec lequel elle s’était formée au tir d’instinct. Quand le FBI s’était équipé de pistolets automatiques Glock dernier cri, elle était restée fidèle à son revolver. Le barillet ne pouvait contenir que six balles, mais jamais elle n’avait eu besoin d’en tirer davantage. Et les revolvers ne s’enrayent jamais, contrairement aux armes automatiques. A présent, elle serrait la crosse de son arme, le canon pointé vers le sol, mais le doigt sur la détente. Elle fit trois pas de loup vers l’une des fenêtres et jeta son projectile — songeant aussitôt que cela portait malheur de casser délibérément du verre.
Puis elle s’accroupit et se recroquevilla, plaquant le dos contre le mur de la maison. Non pas juste au-dessous de la vitre brisée, mais assez près pour sentir des éclats de verre se briser sous ses semelles boueuses. Elle reprit son souffle. Les oiseaux s’étaient tus. Même le vent était tombé. Le silence était total.
Le pouls de Maggie s’emballa, faisant vibrer ses tempes. Elle tendit l’oreille en direction de la vitre brisée.
Elle perçut un son à peine audible. Des pas sur le parquet ? Il y eut ensuite un petit bruit sec. Le percuteur d’un pistolet qu’on arme ? Ou un loquet qu’on ferme ? Ou qu’on ouvre ? Quelqu’un était-il entré dans la pièce ? Quelqu’un en était-il sorti ? Maggie mourait d’envie de se relever et de jeter un coup d’œil par la fenêtre.
Allez, Tully ! Qu’est-ce que tu fabriques ?
Elle entendit enfin un craquement brutal puis un autre, le bruit du bois qui éclate. Puis le fracas d’un objet lourd chutant au sol et ce cri :
— FBI ! Avancez vers moi que je puisse vous voir !
Maggie se releva d’un bond et jeta un coup d’œil au travers de la vitre brisée. C’était une chambre à coucher. Des éclats de verre parsemaient un édredon à motif cachemire. La fenêtre était trop haute pour que Maggie puisse s’y hisser lestement et passer par là. Elle courut vers l’avant de la maison, tandis que Tully lançait de nouvelles sommations à l’intérieur.
Courbant le dos sous les fenêtres, elle parvint de l’autre côté du bâtiment et trouva la porte que Tully avait enfoncée.
Elle marqua une pause et tendit l’oreille.
— Tully ?
Pas de réponse.
Elle resta un instant le dos au mur de la maison. Elle raffermit sa poigne sur la crosse du revolver. Puis elle se pencha et pivota sur elle-même face à la porte.
La première pièce baignait dans un rayon de soleil. Le mobilier protégé par des housses blanches lui rappela étrangement les housses mortuaires enveloppant les cadavres sur une scène de crime.
— Je suis dans la salle de bains, au bout du couloir ! lança Tully.
— Tu vas bien ?
— Oui. Va voir dans les pièces à l’avant de la maison. Je n’y suis pas allé.
Elle parcourut du regard la chambre. Puis elle souleva quelques housses, secoua beaucoup de poussière, fut soulagée de constater que personne ne se cachait dessous. Après avoir inspecté chaque recoin et chaque placard de la pièce, elle se dirigea vers le couloir et s’y engagea.
Elle rejoignit Tully sur le seuil de la salle de bains. Son Glock était pointé vers le sol mais il avait l’index sur la détente. Il s’écarta légèrement afin que Maggie puisse voir l’intruse. Elle paraissait avoir une quarantaine d’années. Ses cheveux filasse étaient en bataille, ses yeux abondamment fardés de mascara évoquaient ceux d’un raton laveur. Elle n’était vêtue que d’une petite culotte rose et d’un T-shirt court et ample laissant voir son nombril, moulant sa silhouette émaciée et accentuant le relief de ses côtes décharnées.
— Non mais, vous vous prenez pour qui ? demanda-t-elle d’une voix indignée, en écartant les mèches grasses qui lui barraient le front.
Ce geste permit à Maggie de mieux voir son visage pâle, couvert d’acné et de petites plaies purulentes. Certaines saignaient, comme si elle venait de les gratter.
— Elle était en train de jeter quelque chose dans les toilettes… Elle vient de tirer la chasse d’eau, dit Tully à Maggie sans quitter la femme des yeux.
— Depuis quand une fille peut pas aller aux toilettes sans être dérangée ? protesta la femme.
Elle éclata subitement de rire, un rire rauque de fumeuse, et Maggie eut l’occasion d’apercevoir des dents noircies et deux chicots putrides. Cela suffit pour qu’elle regarde aussitôt ses bras et ses jambes. Il y avait d’autres petites plaies sur ses avant-bras, mais Maggie ne repéra pas de marques d’aiguille. Elle s’efforça de se remémorer ce qu’elle savait des usagers de méthamphétamines. Etaient-ils dangereux ? Psychotiques ? En tout cas, ils ne se droguaient pas tous par injection. Sous forme de poudre, cette drogue pouvait être inhalée ou ingérée. Cristallisée, elle était fumée dans de petites pipes artisanales, confectionnées avec du papier d’aluminium.
Maggie jeta un coup d’œil dans la chambre à laquelle elle tournait le dos, celle où se trouvait un édredon à motif cachemire. Elle vit des baskets blanches sales, un jean et d’autres nippes entassées en boule sur le sol. A côté de ces vêtements était posé un énorme sac à bandoulière en cuir, entouré d’une multitude de déchets, principalement des emballages de confiseries et des canettes de soda vides.
Sur le buffet, où se trouvait un assortiment de bougies à demi fondues de différentes tailles, une traînée de poudre blanche se mêlait à la poussière, à un endroit où un coup de chiffon avait, à l’évidence, été appliqué trop hâtivement. Sur ce buffet, Maggie vit également des billets de un dollar roulés en boule et éparpillés comme autant de détritus. Ce n’était d’ailleurs peut-être pas tous des billets de un dollar : Maggie crut apercevoir le visage de Benjamin Franklin sur l’un d’eux1.
— Et si vous nous disiez qui vous êtes et ce que vous faites ici ? demanda Tully.
— J’habite ici.
— Bien sûr, répondit Tully d’un ton sarcastique. C’est gentil, chez vous. J’aime beaucoup la déco. Les housses blanches, ça fait toujours chic.
— Demandez aux proprios. Ils vous diront qu’ils m’ont donné l’autorisation de venir ici quand je veux.
Maggie remarqua que la femme ne semblait pas effrayée, et qu’elle n’accordait aucune attention à leurs armes.
— Ah bon ? demanda un homme qui venait de pénétrer dans le couloir, accompagné du shérif.
Il portait un blouson en daim, un jean et une casquette de base-ball. Il était aussi grand que le shérif mais paraissait en meilleure forme physique. Il était mince et devait avoir dans les trente-cinq ans. Des lunettes de soleil masquaient son regard, mais il avait l’air cordial.
— Agent Tully, agent O’Dell, dit le shérif, je vous présente Howard Elliott, l’exécuteur testamentaire de l’ancienne propriétaire de cette ferme. En d’autres termes, c’est lui, le dernier proprio en date. Reconnaissez-vous cette femme, monsieur Elliott ?
— Non.
— Madame, poursuivit Uniss d’un ton poli, cette maison est inhabitée depuis près de dix ans. Si vous connaissez la propriétaire, dites-nous donc son nom.
La femme lâcha un nouveau rire éraillé.
— Si elle est morte depuis dix ans, comment voulez-vous que je me souvienne de son nom ? demanda-t-elle.
Les hommes restèrent muets. Maggie se surprit à éprouver de la pitié pour cette malheureuse.
— Vous devriez peut-être commencer par nous donner votre propre nom, dit-elle.
Subitement, la femme parut plongée dans ses réflexions : ses yeux étaient plissés, les rides striaient son front, ajoutant quelques années à l’âge que Maggie lui avait donné d’emblée.
— Vous vous appelez Helen ? demanda Tully.
— Non, trouduc, mon nom, c’est Lily. Helen, c’est la femme qui vivait ici. J’ai vécu chez elle quand j’étais gamine… J’avais treize ans. On m’a placée chez elle. Elle était très gentille, Mme Helen.
Tous les regards se tournèrent vers M. Elliott, dans l’attente d’une confirmation.
— Helen Paxton et son mari ont accueilli beaucoup d’enfants, reconnut-il. En fait, j’ai moi-même été placé chez eux pendant quelque temps.
— Je ne savais pas qu’elle était morte l’année où je suis partie de chez elle, ajouta Lily.
Le silence consterné qui accueillit cette phrase intrigua Lily. Son regard parcourut l’assistance.
— Elle n’est morte que depuis dix ans, finit par préciser Tully.
— Ouais, exactement ! J’ai vingt-quatre ans, connard. Je sais que vous pensiez tous que j’étais une femme plus mûre, une mangeuse d’hommes…
Nouveau silence consterné.
— Hé ! Bas les pattes ! hurla-t-elle alors que personne n’avait bougé.
Elle devint si agitée que Maggie craignit qu’elle ne se mette à frapper Tully.
— Je n’aime pas trop la manière dont vous me reluquez, bande d’obsédés, ajouta Lily.
Elle avait prononcé cette phrase le plus sérieusement du monde, et sa colère paraissait sincère.
— Nous ? On vous reluque ? murmura le shérif, d’un ton plus effaré que sarcastique.
Maggie tapota l’épaule de Tully pour lui signifier de s’écarter de la porte de la salle de bains.
— Venez donc avec moi, Lily, dit-elle à la femme. Vous devriez vous habiller. Vous devez avoir froid, dans cette tenue.
— Froid ? Moi ?
Elle gloussa, et Maggie, même si elle connaissait désormais son âge, ne put s’empêcher de penser que sa voix avait le timbre d’un être humain qui a maltraité son corps pendant des décennies, pas seulement pendant quelques années.
— Mais il fait une chaleur insupportable, ici, reprit Lily.
Elle écarta une nouvelle fois les mèches rebelles qui étaient revenues lui balayer les joues et collaient à son front baigné de sueur.
Maggie se rendit compte que Lily était sans doute défoncée. Une seule dose de méthamphétamine peut avoir des effets pendant plus de vingt-quatre heures. Les usagers les plus accrochés en prennent pendant plusieurs jours de suite, voire plusieurs semaines. A en juger par ses plaies cutanées et ses dents pourries, Lily ne devait pas être une novice en matière de drogue.
Elle était toujours très nerveuse, mais elle parut contente d’avoir la possibilité de sortir de la salle de bains, loin du regard de Tully et des deux autres hommes. Elle passa devant lui en se faufilant, et Maggie lui fit signe de marcher jusqu’à la chambre à coucher. Maggie lui emboîta le pas, non sans avoir échangé un regard entendu avec Tully. Elle jeta un coup d’œil à Howard Elliott et remarqua sur ses lèvres un sourire contenu, à peine visible — comme s’il trouvait cette histoire plutôt amusante.
1. Le visage de Franklin orne les coupures de cent dollars, tandis que c’est celui de George Washington qui figure sur celles de un dollar (NdT).