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— Et dire qu’on pensait que cette enquête ne pouvait pas devenir plus étrange, avait dit Tully à Maggie en montant dans la voiture de location.

— Ça n’a peut-être rien à voir avec notre ami Jack.

— Ton ami Jack, rectifia Tully.

L’inspecteur Lopez en avait dit très peu au téléphone, même s’il avait bien accueilli la proposition d’aide que lui avait faite Maggie. Il avait même paru soulagé. Il lui avait appris qu’on était sans nouvelles depuis deux jours d’un étudiant de dix-neuf ans, du nom d’Ethan Ames. Une équipe de sauveteurs avait fouillé sans succès les bois entourant l’aire de repos où il avait disparu. Le témoignage de son ami Noah Waters, qui se trouvait avec lui, se résumait à un galimatias absurde et incompréhensible. Et, comme l’inspecteur Lopez n’avait pas caché qu’il soupçonnait Noah d’être impliqué dans la disparition de son ami, son père avait catégoriquement refusé qu’il réponde aux questions des enquêteurs en l’absence d’un avocat.

Lopez avait également précisé que le numéro de téléphone portable de Maggie avait été griffonné sur un bout de papier et glissé dans un sachet à glissière. Dans ce sac se trouvait ce que les enquêteurs estimaient être l’index gauche d’Ethan Ames. Ce sachet avait été découvert lors de la fouille du coffre de la voiture de l’étudiant. Le véhicule avait été enlevé de l’aire de repos et placé sous scellés.

Avant de mettre un terme à leur conversation, Lopez avait maugréé :

— Si je comprends bien, c’est encore une histoire de secte satanique…

Maggie et Tully avaient laissé la scène de crime de l’Iowa sous la responsabilité conjointe d’un très jeune agent de l’antenne d’Omaha et des experts de la police scientifique. Le trajet en voiture, entre Sioux City, dans l’Iowa, et Manhattan, dans le Kansas, avait duré près de six heures. Maggie avait pris le volant à mi-chemin, ayant constaté que Tully commençait à bâiller dangereusement. Ils ne s’accordèrent que deux haltes : l’une pour faire le plein d’essence et de café, une autre pour boire une deuxième tasse de café et aller aux toilettes. Et, chaque fois qu’ils s’arrêtaient ainsi dans une aire de repos, Maggie, d’instinct, dressait l’oreille, scrutait les parages, surveillait les allées et venues.

Il se faisait tard et, sur les deux cents derniers kilomètres — à partir de Lincoln, dans le Nebraska —, une route à quatre voies succédait à l’autoroute avant de se transformer en route de campagne à deux voies. Du coup, ils durent traverser une multitude de petites villes, ce qui contribua d’autant plus à les ralentir. La route n’était éclairée que par la lune et les phares des rares véhicules qui l’empruntaient à cette heure tardive.

Le temps qu’ils arrivent à Manhattan, ils étaient épuisés et avaient du mal à garder les yeux ouverts.

L’inspecteur Lopez leur avait réservé deux chambres au Holiday Inn local. Ils avaient rendez-vous avec lui le lendemain matin. Creed avait accepté de les rejoindre pour essayer de retrouver Ethan Ames, car Grace était également dressée pour le sauvetage. Toutefois, Creed avait insisté pour que Grace se repose, après sa rude journée de travail. D’autant qu’ils avaient roulé près de dix-huit heures pour arriver dans l’Iowa. Creed avait avoué à Maggie qu’il avait besoin de sommeil, lui aussi. Mais il avait promis de se mettre en route à la première heure le lendemain, et de retrouver Maggie et Tully à Manhattan.

Maggie songea qu’ils devaient vraiment être épuisés pour que Tully s’extasie sur leur hôtel. Certes, leurs chambres paraissaient luxueuses, comparées à celles où ils avaient dormi récemment. Mieux encore, situées au bout d’un couloir au deuxième étage, elles étaient attenantes et communiquaient entre elles.

Ils ouvrirent aussitôt la porte qui reliait leurs chambres. La configuration des lieux leur procurait une grande intimité, et ils pouvaient aller et venir comme bon leur semblait d’une chambre à l’autre.

— On peut commander des boissons et de la nourriture à la réception jusqu’à minuit, dans cet hôtel, annonça Tully en entrant dans la chambre de Maggie, un menu dans une main et son ordinateur portable dans l’autre.

— Tully, il est presque minuit…

Elle choisit de l’ignorer et entreprit de sortir sa chemise de nuit et ses articles de toilettes de son sac de voyage.

— On n’a mangé qu’un sandwich aujourd’hui, et c’était il y a presque dix heures. Regarde-moi ce menu… En prenant les clés des chambres à la réception, j’ai remarqué qu’il y avait un restaurant de la chaîne Houlihan’s, juste à côté du hall. C’est là que l’hôtel se fournit. Tu es sûre que tu n’as pas faim ?

Il n’insista pas, et posa le menu sur le lit de Maggie et son ordinateur sur le bureau. Il se mit à pianoter sur son clavier. Maggie, qui tombait de fatigue, en vint à regretter que Tully ait réservé deux chambres communicantes. La journée du lendemain promettait d’être longue et laborieuse, et elle se sentait vraiment épuisée.

— Alonzo m’a envoyé une photo satellite de l’aire de repos, reprit Tully.

Maggie jeta un coup d’œil sur la vue aérienne qui s’affichait sur l’écran. Pendant les derniers kilomètres du trajet, elle avait remarqué que le GPS de bord de leur véhicule affichait des altitudes croissantes. Elle avait vu se dresser dans le paysage des promontoires de calcaire, émergeant çà et là des bois de conifères ou de feuillus en bourgeons.

Comme elle ne réagissait pas, Tully ramassa le menu sur le lit et revint à sa principale préoccupation :

— Penses-y ! De la vraie bouffe ! Pas des hamburgers caoutchouteux ou des sandwichs rassis comme dans les aires de repos. Ici, on peut manger des brochettes… et même, tiens-toi bien, des pâtés impériaux à l’avocat et au poulet !

— Toi, tu sais parler aux femmes, ironisa-t-elle tout en gardant les yeux rivés sur l’écran.

A l’évidence, Tully avait trouvé son deuxième souffle. Rien de plus normal, au fond : c’était Maggie qui avait conduit pendant les trois dernières heures. Et, maintenant qu’ils étaient arrivés, Tully se sentait frais et dispos, fin prêt à se mettre au travail.

— Lopez pense qu’il s’est passé quelque chose entre ces deux étudiants, dit Maggie. Il pense que ça pourrait être un jeu qui a mal tourné.

— Un jeu où l’un des joueurs coupe le doigt de l’autre ? demanda Tully, étonné.

— Manhattan, dans le Kansas, est une ville universitaire. Lopez m’a affirmé qu’il avait déjà vu des étudiants faire des trucs encore plus bizarres…

— Je suis bien placé pour le savoir. Ces mômes sont capables de s’infliger des sévices et de faire toutes sortes de conneries. C’est pour cette raison, entre autres, que j’aimerais bien enfermer Emma dans sa chambre jusqu’à ce qu’elle ait trente ans.

La fille de Tully venait d’entrer à la fac. Depuis qu’elle avait quatorze ans, Tully l’avait élevée tout seul, avec très peu d’aide de la mère d’Emma.

— Lopez pense que, si Noah refuse de parler, c’est parce qu’il se sent coupable, dit Maggie.

— Mais, toi, tu penses que son copain a été tué par Jack, hein ? demanda Tully.

Il activa l’agrandissement de la photo satellite, zoomant sur l’aire de repos. Des bosquets touffus et de hauts rochers encerclaient les deux parkings qui bordaient un petit bâtiment en brique.

— Ce jeune homme porté disparu, indiqua Tully, est sans doute mort. Mais son ami a survécu. Or, on a vu de quoi Jack était capable… Laisser la vie sauve à une de ses proies ne cadre pas bien avec son mode opératoire. Il y a quelque chose qui cloche…

— Comment expliques-tu la présence de mon numéro de portable dans le même sachet que le doigt tranché ?

— Oui, là, tu as raison… Ça, ça lui ressemble… Et toi, qu’est-ce que tu en penses ?

Maggie réfléchit un instant. Elle se frotta les yeux. Malheureusement, il n’était pas difficile de se procurer son numéro de téléphone portable. Sa présence dans le sachet pouvait être une mauvaise farce, sans rapport avec Jack, le tueur en série de l’autoroute. Mais, depuis que Tully avait comparé la fixation que cet assassin faisait sur elle à l’obsession d’Albert Stucky, son anxiété n’avait cessé de croître.

A bien y penser, cela faisait au moins un mois que ce type l’épiait. Il avait pénétré dans sa maison à moitié détruite par un incendie. A présent, Tully et elle se trouvaient à des milliers de kilomètres de Washington, et c’était lui qui les avait attirés dans l’Iowa. Il jouait avec eux, cherchait à les manipuler, et prenait plaisir à leur montrer les horreurs dont il était capable.

— Oui, c’est bien lui, finit par dire Maggie. Mais je crois qu’il a fait une erreur, cette fois.

— Ah bon ? Laquelle ?

— Noah Waters peut nous dire à quoi il ressemble.