Le convoi s’égrène, chapelet hétéroclite de véhicules civils, jeeps, ambulances militaires, tanks et énormes bulldozers juchés sur des semi-remorques. D’humeur sombre et taciturne, la main posée sur le levier de vitesse de la Mercedes, sa nuque épaisse, raide comme un piquet, le chauffeur les ignore, elle et Ofer, depuis un bon moment.
À peine était-il monté en voiture que, avec un soupir exaspéré, son fils lui jeta un regard qui signifiait : Qu’est-ce qui t’a pris de commander ce taxi-là pour un trajet pareil, maman ? À cet instant, elle se rendit compte de son erreur. À sept heures du matin, elle avait appelé Sami pour le prier de l’emmener dans la région du Guilboa. À présent elle se souvient que, pour une raison ou une autre, elle ne lui avait donné aucun éclaircissement, ni indiqué la destination, contrairement à son habitude. « À quelle heure ? » avait demandé Sami. « Trois heures », avait-elle répondu après une légère hésitation. « Ora, il risque d’y avoir des embouteillages monstres, nous devrions nous mettre en route plus tôt. » L’allusion au chaos général était claire, mais elle n’avait pas compris, se bornant à répéter qu’elle ne pouvait pas partir avant. Elle désirait passer ce temps avec Ofer, lequel avait accepté un peu à contrecœur. Sept ou huit heures, voilà ce qui restait de l’excursion d’une semaine qu’elle avait programmée pour eux deux. Ofer l’accompagnait, elle avait omis de le signaler à Sami. L’aurait-elle mentionné que, pour une fois, il se serait probablement défilé, ou lui aurait envoyé l’un de ses employés juifs – « mon secteur juif », comme il disait. Quand elle l’avait appelé tout à l’heure, elle était en transe, et l’idée ne l’avait même pas effleurée que pour cette course, un jour comme celui-là, il aurait mieux valu ne pas s’adresser à un chauffeur arabe.
« Même si c’est l’un de chez nous », lui martèle Ilan dans la tête, quand elle tente de se justifier. Sami fait pratiquement partie des meubles. Voilà plus de vingt ans qu’il sert de chauffeur aux collaborateurs d’Ilan, son mari, dont elle est séparée, ainsi qu’au cercle de la famille. C’est son salaire régulier, sa principale source de revenus. En contrepartie, il est corvéable à merci, disponible vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Ilan et Ora se rendent chez lui à Abou Gosh à l’occasion des fêtes familiales, ils connaissent son épouse Inaam et, grâce à leurs relations et leur argent, ils ont aidé leurs deux fils qui désiraient émigrer en Argentine. Ils ont parcouru des centaines de kilomètres ensemble, et c’est la première fois qu’il observe le silence – lui qui, d’ordinaire, est un fameux boute-en-train, drôle, malin, bien que, politiquement parlant, un faux jeton faisant feu de tout bois et jouant un double jeu. En tout cas, elle n’aurait jamais eu l’idée d’appeler quelqu’un d’autre. Après trois accidents et six infractions au code de la route en douze mois, palmarès plutôt impressionnant, même selon ses propres critères, elle a interdiction de prendre le volant pendant un an. Elle pouvait le remercier, car il lui rendait un grand service, on pouvait même dire qu’il lui sauvait la vie, avait assené l’ignoble juge qui lui avait retiré son permis. Tout aurait été tellement plus simple si elle avait pu accompagner Ofer elle-même. Elle aurait gagné encore quatre-vingt-dix minutes de tête-à-tête, et l’aurait peut-être même convaincu de s’arrêter en route – ce ne sont pas les bons restaurants qui manquent à Wadi Ara. Au fond, une heure de plus ou de moins, cela ne fait pas une grande différence. Pourquoi es-tu si pressé ? Dis-moi, qu’est-ce qui t’attend là-bas ?
Quoi qu’il en soit, conduire avec lui, ou seule, est exclu pendant un bon bout de temps. Elle doit prendre son mal en patience et cesser de se lamenter sur la perte de sa sacro-sainte liberté. Elle peut s’estimer heureuse d’avoir encore Sami qui continue à la servir après la séparation. Elle-même était incapable de réfléchir à ce genre de détails, et il avait fallu l’insistance d’Ilan pour inclure une clause concernant le chauffeur dans l’accord de divorce. Sami se partageait entre eux, comme les meubles, les tapis et l’argenterie, aimait-il à plaisanter. « Remarquez, depuis le plan de partage, nous avons l’habitude de nous diviser, nous, les Arabes… », rigolait-il de toutes ses grandes dents. Le souvenir de sa plaisanterie lui donne envie de rentrer sous terre, tant elle a honte de sa bévue. Comment, dans l’affolement général, a-t-elle pu négliger cette facette de sa personnalité, son identité arabe ?
Depuis que, ce matin-là, elle avait vu Ofer, le téléphone à la main et le regard gêné, on aurait dit que quelqu’un lui avait gentiment, mais fermement, confisqué la direction des opérations pour la reléguer au rang d’observateur passif, de témoin impuissant. Ses pensées n’étaient plus qu’un flot d’émotions. Elle rôdait d’une pièce à l’autre avec des gestes anguleux, saccadés. Un peu plus tard, elle l’accompagna au centre commercial pour faire quelques emplettes – des vêtements, des sucreries et des CD ; un nouvel album de Johnny Cash venait de sortir. Elle ressemblait à un zombie, pouffant comme une gamine dès qu’il ouvrait la bouche. Elle le dévorait des yeux, accumulant goulûment des réserves en vue des interminables années de famine à venir – lesquelles ne manqueraient pas d’arriver. Elle en avait eu la conviction, dès l’instant où il lui avait annoncé son départ. À trois reprises au cours de la matinée, elle se précipita aux toilettes publiques – elle avait la diarrhée. « Qu’est-ce qui t’arrive ? s’esclaffa Ofer. Tu as mangé quelque chose ? » Avec une sorte de rictus, elle le regarda rire, la tête renversée en arrière, et grava son image dans son esprit.
Le rouge aux joues, la jeune vendeuse de la boutique de prêt-à-porter ne cessait de lorgner dans sa direction, tandis qu’il essayait une chemise. « Mon bien-aimé est pareil à un faon », se rengorgea Ora. L’employée du magasin de disques, une grande jeune fille aux formes pleines, fréquentait le même lycée, une classe au-dessous. En apprenant où il se trouverait trois heures plus tard, elle le prit dans ses bras et le serra contre elle, lui demandant même de l’appeler à son retour. Son fils était totalement insensible à ces débordements d’affection, constata Ora, signe qu’il était toujours entiché de Talia. Qui l’avait quitté depuis un an, mais n’avait jamais cessé de l’obséder. Ofer était fidèle, comme elle, songea-t-elle non sans tristesse, et bien plus monogame qu’elle ne l’avait jamais été. Dans combien d’années parviendrait-il à en guérir – en admettant qu’il ait encore quelques années devant lui ? Elle se frotta les tempes des deux mains pour chasser cette pensée de son esprit, mais la scène était vivace : Talia venant présenter ses condoléances, peut-être lui demander rétroactivement son pardon ? Ora sentit son visage se contracter de colère. « Tu te rends compte du mal que tu lui as fait ? » grommela-t-elle à haute voix. Ofer se pencha : « Tu as dit quelque chose, maman ? » questionna-t-il avec douceur. Une fraction de seconde, elle ne distingua plus rien – les traits d’Ofer s’étaient brouillés – et son regard se perdit dans un vide sidéral, terrifiant. « Non, rien. Je pensais à Talia. Tu lui as parlé dernièrement ? » « Laisse tomber, c’est fini », lâcha-t-il avec un geste de la main.
Elle consultait l’heure toutes les cinq minutes. Sur sa propre montre, sur la montre d’Ofer, sur les horloges de la galerie marchande, sur les pendules des écrans de télévision, dans les vitrines. Le temps se comportait étrangement, tantôt filant, tantôt s’éternisant ou se figeant. Elle aurait pu revenir en arrière sans difficulté, lui semblait-il, oh, pas de beaucoup, elle se serait contentée d’une demi-heure, voire d’une heure. Il suffisait parfois d’un petit marchandage de rien du tout pour venir à bout des grandes choses – le temps, le destin, Dieu… Ils déjeunèrent dans un restaurant du souk où ils commandèrent quantité de plats, alors que ni l’un ni l’autre n’avaient d’appétit. Histoire de détendre l’atmosphère, il lui raconta des anecdotes sur le barrage de Tapouah, où il avait servi sept mois durant. Il contrôlait les milliers de Palestiniens qui le traversaient à l’aide d’un vulgaire détecteur de métaux, semblable à ceux utilisés à l’entrée du centre commercial. « Tu n’avais vraiment que ça ? » murmura-t-elle. Il pouffa : « Qu’est-ce que tu croyais ? » « Je ne sais pas, je n’y ai jamais pensé. » « Tu n’as jamais pensé à ce qu’on y fabriquait ? » répéta-t-il, une pointe de déception enfantine dans la voix. « Tu ne m’en avais jamais parlé avant », protesta-t-elle. Il la regarda d’un air de dire « tu sais parfaitement pourquoi », mais, avant qu’elle ne puisse répondre, il posa sa grande main hâlée et calleuse sur la sienne. Ce simple contact, si rare, la prit au dépourvu, lui ôtant l’usage de la parole. Et comme s’il voulait rattraper in extremis le temps perdu, il lui parla ensuite de la casemate au nord de Jénine, où il avait séjourné quatre mois. Chaque matin, à cinq heures, il ouvrait le portail de la clôture entourant le bunker pour vérifier que les Palestiniens ne l’avaient pas minée au cours de la nuit. « Tu y allais seul ? » « En général, un gars me couvrait depuis l’abri, s’il était réveillé, évidemment. » Elle avait la gorge trop sèche pour le questionner plus avant. Ofer haussa les épaules. « Kullu min Allah ! », tout procède de Dieu, proféra-t-il, imitant un vieil Arabe sagace. « Je ne savais pas », répéta-t-elle d’une petite voix. Il éclata d’un rire sans amertume, comme s’il s’était fait à l’idée qu’elle ne pouvait effectivement pas deviner. Sans transition, il décrivit la casbah de Naplouse, l’une des plus intéressantes et des plus anciennes. Certaines maisons dataient de l’époque romaine et paraissaient enjamber les petites rues étroites, tels des ponts. Un aqueduc souterrain communiquant avec un entrelacs de canaux et de tunnels traversait la ville d’est en ouest. Les fuyards s’y planquaient, sachant que personne n’irait jamais les poursuivre là-bas. Ofer s’emballait, comme s’il s’agissait d’un nouveau jeu vidéo, et elle luttait contre l’envie de prendre sa tête entre ses mains pour contempler son âme au fond de ses yeux – une âme qui lui échappait depuis des années –, avec un sourire chaleureux et un clin d’œil, comme si, d’un commun accord, ils jouaient à chat pour s’amuser – mais elle n’en avait pas le courage. Et n’osait pas non plus lui parler franchement, d’une voix exempte de rancœur ou de reproches : « Dis, Ofer, pourquoi ne sommes-nous plus amis comme avant ? Bon, d’accord, je suis ta mère, et après ? »
Sami viendrait les chercher à quinze heures pour les conduire au point de rassemblement. Elle était incapable de penser au-delà, et n’avait pas non plus la force de se projeter dans l’avenir, preuve qu’elle n’avait aucune imagination. Elle n’en avait jamais douté, même si ce n’était plus vraiment d’actualité. Depuis quelque temps, en effet, elle en débordait jusqu’à l’overdose. Sami lui faciliterait les choses, surtout le trajet du retour, qu’elle prévoyait autrement difficile que l’aller. Ils avaient leurs habitudes, tous les deux. Elle aimait l’entendre parler de sa famille, des relations complexes entre les clans d’Abou Gosh, des intrigues au sein du conseil municipal, de celle dont il était secrètement amoureux depuis l’âge de quinze ans, même après son mariage avec sa cousine Inaam. Il la croisait de loin en loin, tout à fait par hasard, affirmait-il. Elle était enseignante – elle avait d’ailleurs été le professeur de ses filles – avant de devenir inspectrice régionale. À ses dires, c’était une femme forte, aux idées bien arrêtées. Il faisait traîner en longueur, de sorte qu’Ora ne résistait pas à l’envie d’en savoir plus. Sami ne rechignait jamais à satisfaire sa curiosité sur un ton révérencieux : un autre enfant, son premier petit-fils, une médaille décernée par le ministère de l’Éducation, la mort de son mari, victime d’un accident du travail. Il relatait par le menu à Ora les discussions qu’il avait avec elle chez l’épicier, à la boulangerie ou dans son taxi, les rares fois où elle y montait. Elle devait être la seule à qui il se confiait, subodorait Ora, probablement parce que, il en était sûr, elle ne lui poserait jamais la question dont la réponse allait de soi.
Sami était un débrouillard à l’esprit vif, qualités décuplées par un sens aigu des affaires grâce auquel il avait créé sa petite compagnie de taxis. Quand il avait douze ans, il possédait une chèvre qui mettait bas deux petits chaque année. Un chevreau en pleine santé valait mille shekels, lui avait-il expliqué un jour. Il le vendait et mettait l’argent de côté. « Au fur et à mesure, j’étais parvenu à économiser huit mille shekels. À dix-sept ans, j’avais passé mon permis et racheté à l’un de mes professeurs une Fiat 127, un ancien modèle qui marchait encore très bien. J’étais le seul garçon du village à venir à l’école en voiture. L’après-midi, après la classe, je faisais le taxi, je me chargeais de commissions diverses et variées, chercher ceci, rapporter cela, de sorte que, petit à petit… »
L’année précédente, alors que de graves bouleversements affectaient sa vie, l’un de ses amis avait proposé à Ora de travailler à mi-temps pour le compte d’un nouveau musée sur le point d’ouvrir ses portes dans le Nevada – lequel musée, pour on ne savait trop quelles raisons, s’intéressait notamment à la culture matérielle en Israël. Ora adorait cette activité originale, qui tombait à pic pour lui changer les idées. Concernant les mobiles secrets du musée, les raisons pour lesquelles ses fondateurs avaient résolu d’investir une fortune dans la reproduction de l’État d’Israël en plein désert du Nevada, elle préférait ne pas trop s’y attarder. Elle collaborait avec l’équipe des « chineurs » chargés des années cinquante. Il en existait des dizaines d’autres appartenant à différents groupes, qu’elle n’avait jamais rencontrés. Toutes les deux ou trois semaines, elle se lançait donc avec Sami dans de joyeuses équipées, sur lesquelles, se fiant à son intuition, elle préférait ne lui fournir aucune précision. Il ne lui posait aucune question, d’ailleurs, au point qu’elle se demandait ce qu’il en pensait et de quelle manière il en parlait ensuite à sa femme Inaam. Au cours de leurs pérégrinations, ils avaient déniché une collection de coupes en inox dans un kibboutz de la vallée du Jourdain, une vieille machine à traire dans un moshav, au nord du pays, une glacière rutilante, comme neuve, dans un quartier de Jérusalem, sans parler d’articles de consommation courante totalement oubliés et dont la découverte la transportait d’une joie quasi charnelle : une brique de savon Tasbin, un tube de crème pour les mains Velveta, un paquet de serviettes hygiéniques, des protège-pouces en caoutchouc utilisés autrefois par les chauffeurs de bus Egged, des fleurs séchées entre les pages d’un carnet, des piles de manuels scolaires et des romans – Ora avait pour mission, entre autres choses, de reconstituer la bibliothèque standard des kibboutz de l’époque. À chaque voyage, observait-elle, la séduction chaleureuse et terre à terre de Sami Jubran accomplissait des merveilles. Les vieux kibboutzniks étaient persuadés qu’il avait été autrefois l’un des leurs (ce qui, confirma Sami dans un éclat de rire, était l’exacte vérité, puisque la moitié des terrains de Kiryat Avanim appartenait à sa famille !). Dans un club local de backgammon, à Jérusalem, intimement convaincus qu’ils avaient grandi ensemble à Nahlaot, des joueurs lui avaient sauté au cou. Il grimpait aux pins pour regarder les matches du Hapoël dans le vieux stade, se rappelaient-ils. Il venait sans nul doute du Kerem, décréta une énergique veuve de Tel-Aviv aux bracelets tintinnabulant sur sa peau hâlée. Il était peut-être un peu enveloppé pour un Yéménite, mais on voyait tout de suite ses origines, commenta-t-elle en téléphonant à Ora le lendemain, sans raison apparente. « Il est charmant, ce garçon, et il a sûrement dû se battre dans les rangs du Etzel, ajouta-t-elle. Au fait, il serait libre pour un déménagement, vous croyez ? » Sami, constatait Ora, parvenait toujours à persuader les propriétaires de se séparer de leurs chers bibelots, dédaignés par leurs enfants, lesquels n’attendaient que la disparition de leurs vieux parents pour s’en débarrasser. C’était un peu comme s’ils restaient dans la famille, observaient-ils. Quelle que soit la durée du trajet, même dix minutes, ils parlaient politique et se lançaient dans des discussions animées sur les derniers développements. Il y avait des années, depuis le fiasco avec Avram, en fait, qu’elle se désintéressait de la « situation ». « J’ai déjà donné, merci ! » lançait-elle avec un sourire contraint. Cependant, elle ne résistait pas à la tentation de croiser le fer avec Sami. Ses analyses – les sempiternels poncifs éculés dont on lui rebattait les oreilles – n’étaient pourtant pas particulièrement passionnantes, et elle les avait déjà entendues mille fois dans sa bouche ou dans celle d’autres personnes. « Qui pourrait encore opposer un argument décisif sur la question ? » soupirait-elle lorsque le sujet revenait sur le tapis. Mais quand Sami et elle débattaient de la situation en se décochant force flèches et sourires circonspects, paradoxalement, elle radicalisait ses positions à droite, elle qui, aux dires d’Ilan et des garçons, était une gauchiste hystérique, alors qu’elle-même aurait été bien en peine de se situer sur l’échiquier politique. « Et puis, de toute façon, il faudra attendre la fin de cette histoire pour savoir qui avait tort ou raison, non ? » concluait-elle avec un petit haussement d’épaules absolument charmant. Bref, pendant que, dans son hébreu orné d’arabesques, Sami fustigeait l’hypocrisie grandiloquente, indignée et cupide des juifs et des Arabes itou, épinglait les dirigeants des uns et des autres avec un savoureux proverbe arabe, comparable à tel adage yiddish cher à son père, une étrange sensation se faisait jour en elle. Comme si, en lui parlant, elle s’avisait soudain que l’issue de ce conflit, la Grande Histoire, devrait être heureuse, et le serait, ne fût-ce que parce que l’homme un peu balourd à la face lunaire assis auprès d’elle était capable de préserver dans les replis de sa chair une seule étincelle d’ironie, et surtout parce qu’il parvenait à rester lui-même au milieu de tout cela. Parfois, se disait-elle, elle s’inspirait de lui pour apprendre ce qu’il lui faudrait savoir au cas où – le jour où la situation se retournerait en Israël, Dieu les préserve, et où les rôles s’inverseraient. Ce n’était pas impossible, après tout. La menace guettait constamment. Et peut-être même que lui aussi y pensait, peut-être qu’en restant égale à elle-même, au milieu de tout cela, elle lui enseignait quelque chose.
Il était donc essentiel de l’observer très attentivement, afin de comprendre comment il avait réussi à ne pas concevoir de l’amertume au cours des ans. Autant qu’elle puisse en juger, il n’avait pas l’air de dissimuler une haine féroce, contrairement à ce qu’affirmait Ilan. Et elle constatait avec stupeur – elle aurait bien voulu en prendre de la graine – qu’il ne s’estimait pas non plus responsable des humiliations quotidiennes, profondes ou légères, qu’il pouvait subir, comme elle n’aurait pas manqué de le faire si elle avait été, Dieu la préserve, à sa place – ce qui, à vrai dire, avait été le cas au cours de l’épouvantable année qu’elle venait de vivre. Au cœur de la tourmente, Sami demeurait libre, exploit dont elle-même était le plus souvent incapable.
À présent, elle enfle, prête à éclater, sa stupidité, son incapacité à prendre des gants ici et maintenant, en ces temps troublés. Il ne s’agit pas seulement de se piquer de délicatesse, de se comporter en vraie lady – elle croit encore entendre la voix de sa mère –, car c’est dans sa nature et qu’elle ne peut agir autrement, mais de faire preuve de tact avec une détermination farouche, au point de se précipiter la tête la première dans la cuve d’acide locale. Sami était doué d’un tact admirable, alors que sa taille, sa corpulence et ses traits empâtés laissaient augurer le contraire. Ilan lui-même était bien forcé de l’admettre, quoique du bout des lèvres et non sans méfiance : « Du tact, d’accord, si tu veux, mais à la manière d’Allah, par l’épée dès qu’il en aura l’occasion, tu verras. »
Depuis qu’elle connaissait Sami, elle le surveillait sans relâche avec une insatiable curiosité, telle une petite fille intriguée par ce qui lui paraissait être chez lui une anomalie congénitale due à sa condition, son existence coupée en deux, sa double vie, en un mot. Elle était sûre et certaine qu’il n’avait pas failli une seule fois. Concernant son sens de la délicatesse, s’entend.
Un jour, il les avait conduits à l’aéroport, les enfants et elle-même, chercher Ilan qui rentrait de voyage. Les services de sécurité l’avaient retenu pendant une demi-heure, tandis qu’Ora et les garçons – Adam avait six ans et Ofer presque trois – se morfondaient dans le taxi. Ils venaient de comprendre que leur Sami était arabe. À son retour, pâle et suant, il refusa de leur raconter ce qui s’était passé. « Ils m’ont traité d’Arabe merdeux, et moi, j’ai répondu qu’ils avaient beau me “chier” dessus, je n’étais pas merdeux pour autant », se borna-t-il à déclarer.
Ora n’avait jamais oublié ces paroles, qu’elle se répétait ces derniers temps pour se donner du cœur au ventre, chaque fois qu’on lui « chiait » dessus, tout le monde, par exemple les deux directeurs obséquieux – onctueux, comme disait Avram – de la clinique où elle avait travaillé encore récemment, ainsi que les quelques amis qui lui avaient plus ou moins tourné le dos pour lui préférer Ilan après leur séparation (elle aussi aurait préféré Ilan, si elle avait pu), sans oublier ce salaud de juge qui l’avait privée de sa liberté de mouvement, et ses enfants aussi, Adam surtout, pas Ofer, pas vraiment, pas sûr, elle ne savait plus, de même qu’Ilan, bien entendu, le roi des chieurs. Le but de sa vie, avait-il affirmé trente ans auparavant, était de veiller à ce que les commissures des lèvres d’Ora se relèvent toujours vers le haut. Ah ! Elle effleura machinalement sa lèvre supérieure, un peu affaissée, vide – même sa bouche se liguait avec ceux qui lui chiaient dessus. Après ses multiples voyages en compagnie de Sami, les minuscules défis imprévisibles, les regards méfiants qu’il essuyait parfois, les remarques affreusement grossières de la part d’interlocuteurs si sympathiques et éclairés, au hasard des rencontres, les épreuves identiques auxquelles le quotidien les soumettait tous les deux, un climat de confiance réciproque, tacite, s’était instauré entre eux, pareil à celui qui se crée entre un couple de danseurs esquissant une figure complexe, ou lors d’un exercice de haute voltige périlleux – vous savez qu’il ne vous décevra pas, que sa main ne tremblera pas, quant à lui, il n’imagine pas que vous transgresserez jamais certains tabous.
Aujourd’hui, elle avait commis un faux pas en l’entraînant dans sa chute, et, le temps de le comprendre, il était trop tard. Sami s’empressait de lui ouvrir la porte comme à l’accoutumée, quand il avisa Ofer descendant les marches du perron, en uniforme, son fusil en bandoulière – ce garçon qu’il connaissait depuis sa naissance. Sami était venu la chercher à la maternité pour la ramener à la maison avec le bébé et Ilan, qui avait refusé de conduire ce jour-là sous prétexte que ses mains tremblaient trop fort. Sa vie avait réellement commencé à la naissance de Yousra, son aînée, leur avait-il confié pendant le trajet. À l’époque, il n’avait qu’un enfant, puis étaient arrivés deux garçons et deux autres filles – « j’ai cinq problèmes démographiques », plaisantait-il quand on lui posait la question. Sami, ce jour-là, avait conduit avec une extrême prudence pour éviter les nids-de-poule afin de ne pas réveiller Ofer endormi dans les bras de sa mère. Par la suite, c’était encore lui qui transportait les garçons à l’école, au centre-ville, dans le système de covoiturage qu’Ora avait organisé pour cinq enfants au départ de Tsour Hadassah et d’Ein Karem. Quant à elle, Sami lui servait de chauffeur chaque fois qu’Ilan partait en voyage au point que, au fil des ans, il avait fini par faire partie intégrante de la famille. Puis, quand Adam eut grandi mais n’avait pas encore son permis, c’était encore Sami qui le ramenait de ses virées en ville, le vendredi soir. Plus tard, lorsque Ofer se joignit à son frère, tous deux lui téléphonaient d’une discothèque pour qu’il vienne les chercher. Sami arrivait d’Abou Gosh n’importe quand, à trois heures du matin, même s’il dormait, ce qu’il démentait catégoriquement, et attendait devant le club qu’Adam, Ofer et leurs amis daignent enfin en sortir. Sami avait probablement écouté leurs conversations, des anecdotes sur leur service militaire, songea Ora, horrifiée à l’idée de ce qu’il avait dû entendre, alors que les garçons faisaient les idiots, lançaient des plaisanteries imbibées d’alcool à propos des contrôles aux barrages, pendant qu’il les raccompagnait à la maison. Dire qu’aujourd’hui le chauffeur transportait Ofer qui devait participer à une opération à Jénine, ou bien à Naplouse, détail sans importance qu’elle avait oublié de mentionner lorsqu’elle lui avait téléphoné ce matin-là. Mais Sami avait l’esprit vif. Le cœur serré, elle remarqua qu’il se rembrunissait, la mine défaite et courroucée. En voyant Ofer descendre les marches avec son arme et son uniforme, il avait immédiatement compris qu’Ora le priait d’apporter sa modeste contribution à l’effort de guerre israélien.
Son teint basané était devenu de cendre, la suie d’un brasier aussi soudainement éteint qu’il s’était allumé. Il resta pétrifié, on aurait dit qu’il avait reçu une claque, ou qu’elle-même avait surgi devant lui, un large sourire amical illuminant son visage, pour le gifler à toute volée. Pendant une fraction de seconde, tous trois se figèrent, comme surpris par le flash : Ofer en haut de l’escalier, son fusil au chargeur maintenu par un élastique ballottant de droite à gauche, elle avec son absurde sac en daim violet beaucoup trop chic, voire grotesque pour un pareil voyage, et Sami, immobile, qui paraissait se ratatiner à vue d’œil, à croire qu’il se vidait lentement de l’intérieur. Il avait pris un coup de vieux, songea-t-elle. Il ressemblait à un adolescent, quand elle l’avait rencontré, vingt et un ans auparavant. Il était de trois ou quatre années son cadet, mais avait l’air plus âgé. Il lui vint cette pensée curieuse qu’on vieillissait vite dans ce pays, eux aussi. Même eux.
Pour ne rien arranger, elle s’installa sur la banquette arrière, ignorant la portière passager que Sami lui tenait ouverte – elle s’asseyait toujours près de lui, comment faire autrement ? Et tandis qu’Ofer prenait place à côté d’elle, leur chauffeur resta planté devant la porte les bras ballants, la tête légèrement de guingois. On aurait dit qu’il tentait de se rappeler un souvenir, ou parlait dans sa barbe, des mots enfouis au fond de sa mémoire, peut-être une prière, un vieux dicton, un dernier adieu à quelque chose qu’il ne reverrait jamais plus. À moins qu’il ne profite d’un moment d’intimité pour aspirer une bouffée d’air en cette glorieuse journée de printemps, où éclatait l’exubérante floraison jaune solaire du genêt épineux et de l’acacia. Un moment plus tard, il monta en voiture et, assis raide comme la justice derrière le volant, il attendit les instructions.
« Le trajet va être un peu long aujourd’hui, Sami, je ne sais pas si je vous l’ai dit ce matin au téléphone », signala Ora. Sami ne hocha pas la tête en signe d’assentiment ou de refus, il s’abstint de jeter un coup d’œil dans le rétroviseur et se borna à incliner légèrement sa nuque épaisse, patiente. « Il faut conduire Ofer à cette… vous savez… cette opération là-haut, près du Guilboa, vous avez dû en entendre parler à la radio. Allons-y, je vous expliquerai en route. » Ora parlait vite, d’une voix monocorde. « Cette opération… », reprit-elle, comme si elle évoquait une campagne publicitaire – « cette opération stupide » ou même « l’opération de votre gouvernement », faillit-elle ajouter. Elle se rattrapa de justesse, sachant qu’elle risquait de contrarier Ofer, à juste titre : comment pouvait-elle comploter derrière son dos un tel jour ? D’un autre côté, peut-être fallait-il frapper un grand coup, comme son fils avait tenté de l’en convaincre pendant le déjeuner au restaurant, même si, de toute évidence, on ne les éliminerait pas définitivement, et on ne leur ôterait pas non plus l’envie de continuer à nous agresser – au contraire, avait-il souligné, mais au moins, cela pourrait contribuer à rétablir notre pouvoir de dissuasion. Ora se mordit les lèvres et remonta vers sa poitrine le genou gauche, qu’elle entoura de ses bras, regrettant son indélicatesse à l’égard du chauffeur. Pour se donner une contenance, elle s’évertua à entamer la conversation avec son fils, puis avec Sami, et se heurtant au mur du silence, loin de capituler, elle se lança dans une anecdote concernant son propre père, lequel avait manqué devenir aveugle à quarante-huit ans, « vous vous rendez compte ! ». Il avait commencé par perdre l’œil droit à cause d’un glaucome, « c’est ce qui m’attend un jour », précisa-t-elle, puis quelque temps après l’œil gauche avait été atteint de cataracte, réduisant son champ de vision à la grosseur d’une tête d’épingle, « vu mon héritage génétique, je n’y couperai pas », conclut-elle avec un rire forcé. Son père craignait de se faire opérer de la cataracte sur l’unique œil à peu près valide qui lui restait, poursuivit-elle d’une voix enjouée. Sami ne disait mot, tandis qu’Ofer gonflait les joues et regardait par la fenêtre en secouant la tête, comme s’il refusait de croire que sa mère s’abaisse à ce point pour regagner les bonnes grâces du chauffeur, n’hésitant pas à entrer dans des confidences intimes en réparation de sa bourde. Ora en avait conscience, ce qui ne l’empêcha pas de poursuivre. On aurait dit d’ailleurs que l’histoire était dotée d’une vie propre. En effet, grâce à l’acharnement d’Ofer qui, au terme d’interminables palabres, avait réussi à convaincre son grand-père, celui-ci avait pu vivre encore quelques belles années avant sa mort. Elle s’aperçut soudain que son fils était sa mémoire vivante, le réceptacle de ses souvenirs – l’école, ses camarades, ses parents, les voisins de son quartier, à Haïfa où elle habitait autrefois. Ofer avait recueilli ses récits avec une gourmandise inattendue chez un garçon de son âge. Il savait toujours lui tirer les vers du nez au bon moment, et, au fond d’elle-même, elle se disait qu’il était le gardien de son enfance et de sa jeunesse, raison pour laquelle elle en avait fait le dépositaire de ses secrets, laissant petit à petit, presque à son insu, Ilan et Adam à l’écart. Elle soupira – un soupir d’une nature singulière, un nouveau soupir émanant d’une autre partie d’elle-même, acéré comme un dard de glace. Elle se retrouva subitement dans la peau d’une petite fille terrorisée, refusant de lâcher la main d’Ada qui voulait sauter de la falaise. Voilà des années qu’elle n’y pensait plus. Pourquoi son amie avait-elle choisi ce moment précis pour s’accrocher à elle et l’abandonner dans la foulée ? Ora continua à bavarder à tort et à travers en tentant de meubler le silence, accablée à l’idée que Sami et Ofer, en dépit de tout ce qui les séparait aujourd’hui, réussissaient à se liguer contre elle. Il y avait une alliance qu’Ora découvrait, une alliance à ses dépens, plus profonde et plus efficace que les clivages et les divisions qui les séparaient.
Un coup de trompette l’interrompit. Ofer souffrait d’un rhume. Ou d’une allergie. Ces dernières années, semblait-il, les symptômes se déclenchaient au mois d’avril et se prolongeaient pratiquement jusqu’à la fin mai. Il s’essuya le nez avec un mouchoir qu’il tira d’une jolie petite boîte en bois d’olivier sculpté, disposée sur la plage arrière à l’usage des passagers. Ofer y puisait sans discontinuer et se mouchait avec bruit avant de fourrer le papier dans le cendrier. Son fusil d’assaut Glilon se retrouva coincé entre eux deux, le canon dirigé contre la poitrine d’Ora qui, excédée, lui signifia de l’écarter. Il obéit et le plaça entre ses jambes d’un mouvement si brusque que le viseur érafla le rembourrage du toit, arrachant un lambeau de tissu. « Désolé, Sami, j’ai fait une bêtise, là ! » lança Ofer. Le chauffeur lorgna la déchirure du coin de l’œil dans son rétroviseur : « Pas grave », dit-il d’une voix éraillée. « Non, non, j’insiste, c’est à nous de payer les réparations ! » riposta Ora. Sami prit une profonde inspiration : « Pas la peine, ce n’est vraiment pas grave », répéta-t-il. Il pourrait au moins replier la crosse, murmura Ora à son fils, lequel répliqua à mi-voix que c’était contraire au règlement, sauf à l’intérieur d’un tank. Elle se pencha et demanda à Sami s’il y avait des ciseaux dans la voiture pour couper le bout de tissu. Devant sa réponse négative, elle dut maintenir à bout de bras l’étoffe qui se balançait devant son nez, telles des entrailles béantes. « Je pourrai le recoudre tout de suite, si vous avez du fil et une aiguille », suggéra-t-elle. Sa femme s’en chargerait, répondit le chauffeur. « Veillez à ce que le fusil n’abîme pas la garniture des sièges, on l’a changée la semaine dernière », ajouta-t-il d’une voix atone, s’adressant à la mère et au fils sans distinction. « D’accord, Sami, nous ferons attention », promit Ora avec un sourire contraint. Elle surprit dans son regard une expression qu’elle ne lui connaissait pas et qu’il s’empressa de masquer en baissant les paupières.
Ora avait remarqué le nouveau revêtement – une imitation léopard – en empruntant le taxi, la semaine précédente. « Vous n’aimez pas ? avait observé Sami, auquel sa mimique n’avait pas échappé. Voilà qui ne correspond pas vraiment à vos critères de beauté, n’est-ce pas ? » Elle n’appréciait pas vraiment la fourrure sur les sièges, même synthétique, répliqua-t-elle. « Non, dites plutôt que, pour vous, c’est un exemple typique du goût arabe, hein ? » s’esclaffa-t-il. Ora se raidit en percevant une certaine animosité dans sa voix. Aussi loin qu’elle s’en souvenait, il n’avait jamais manifesté une prédilection particulière pour ce genre de choses, avança-t-elle prudemment. Au contraire, il trouvait cela très beau et il n’était pas du genre à changer d’avis comme de chemise, objecta-t-il. Ora ne réagit pas, se figurant qu’il avait eu sans doute une journée éprouvante. Un client lui avait probablement mené la vie dure, à moins qu’on ne l’ait insulté à un barrage, une fois de plus. Ils étaient parvenus tant bien que mal à surmonter la gêne qui s’était installée entre eux, mais le malaise d’Ora avait persisté toute la journée. En regardant le journal télévisé, le soir venu, elle comprit. L’engouement subit de Sami pour le revêtement de son taxi avait peut-être quelque chose à voir avec un attentat fomenté par un groupe de colons, projetant de faire sauter une voiture piégée près d’une école, à Jérusalem-Est. À la suite de leur arrestation, l’un d’eux avait expliqué que le véhicule avait été maquillé, à l’intérieur comme à l’extérieur, conformément au « goût arabe ».
Ora se remit à parler pour meubler une fois de plus le silence qui devenait oppressant. Son père lui manquait, et sa mère n’avait plus toute sa tête, tandis qu’Ilan et Adam se la coulaient douce en Amérique du Sud. Sami gardait un masque impassible, seuls ses yeux bougeaient, aux aguets, examinant le convoi au milieu duquel ils étaient coincés depuis plus d’une heure. Tout petit déjà, il comptait les camions, civils ou militaires, qu’il voyait passer sur les routes, lui avait-il raconté un jour, au début de leurs équipées. En réponse à sa question muette, il avait expliqué qu’on viendrait les chercher en camion, lui, sa famille et tous les Arabes de 48 pour leur faire traverser la frontière. « C’est bien ce que vos transféristes nous promettent, non ? avait-il renchéri dans un éclat de rire. Les promesses sont faites pour être tenues, pas vrai ? Il y aura toujours des imbéciles chez nous pour les conduire, ces camions, en échange de quelques billets, croyez-moi. »
Ofer n’arrête pas de se moucher avec un bruit de tonnerre qui ne lui est pas coutumier et contraste avec sa sensibilité naturelle. Il froisse l’un après l’autre ses mouchoirs en papier dont il bourre le cendrier débordant, avant d’en prendre un autre. Ils s’entassent par terre sans qu’il prenne la peine de les ramasser. De guerre lasse, Ora renonce à se baisser pour les ranger dans son sac. Une jeep « Soufa » leur fait une queue de poisson en klaxonnant furieusement. Un gigantesque Hummer leur colle au train. Sami se passe constamment la main sur son crâne rond et chauve, son large dos calé contre le dossier ergonomique de son siège. Il se trémousse chaque fois que les grandes jambes d’Ofer lui vrillent les reins. Son odeur virile qui sent un peu le brûlé, mêlée à un après-rasage coûteux dont Ora aime le parfum, exhale à présent des effluves douceâtres de transpiration. Ils emplissent bientôt l’habitacle en dépit de la climatisation. À demi suffoquée, Ora respire par la bouche, n’osant ouvrir la fenêtre. De grosses gouttes de sueur perlent du front dégarni de Sami, dégoulinant le long de ses bajoues. Malgré son envie, elle ne se risque pas à lui offrir un mouchoir, songeant à ses gestes précis quand il plonge les doigts dans le bol d’eau parfumée à la rose qu’on apporte à la fin du repas dans son restaurant favori, à Majd el’Krum.
Les yeux de Sami papillonnent sans cesse de la jeep qui les précède à celle qui les suit. Il glisse deux doigts dans le col de sa chemise pour dégager sa nuque. C’est le seul Arabe du convoi, pense Ora, qui sent à son tour la transpiration lui picoter la peau. Il est terrorisé, voilà, il meurt de peur. Que lui a-t-il pris de l’embarquer dans cette galère ? Une lourde goutte de sueur roule sur le menton du chauffeur où elle reste suspendue. Dense comme une larme. Pourquoi ne tombe-t-elle pas, et qu’attend-il pour l’essuyer ? Est-ce délibéré ? Le visage en feu, Ora a du mal à respirer. « Il fait chaud », peste Ofer en ouvrant la fenêtre. « La climatisation fonctionne mal », renchérit Sami.
Elle se renverse sur la banquette et ôte ses lunettes. Des fleurs jaunes ondulent devant elle. Sans doute de la moutarde sauvage que son regard de myope décompose et dissout en un piquetis bariolé. Les yeux fermés, elle croit sentir le pouls du convoi battre dans ses veines, tel un rugissement rauque. Il se dissipe dans une explosion de lumière quand elle les rouvre. Elle se cache les yeux. Le vacarme retentit de nouveau avec un roulement de tambour, un bruit sourd, insistant, caverneux, un fouillis de moteurs et de pistons dominant les battements des cœurs, les pulsations des artères, les légers crépitements de frayeur. Se retournant, elle observe la longue file de véhicules qui s’étire à perte de vue. L’atmosphère est presque festive, surexcitée, un impressionnant cortège animé et haut en couleur : parents, frères, fiancées, grands-pères et grands-mères escortant un être aimé pour l’événement de la saison. Un jeune homme assis dans chaque voiture, l’offrande des prémices, la fête du printemps qui s’achève en sacrifice humain. Et toi ? s’interroge-t-elle durement. Regarde-toi, tu prends tranquillement ton fils, ton unique – ou presque –, celui que tu aimes, et c’est Ismaël que tu as choisi comme chauffeur.
Arrivé au point de rassemblement, Sami se gare dans le premier espace disponible, il tire le frein à main, croise les bras sur sa poitrine en déclarant qu’il attendra Ora ici. Et il la prie de se dépêcher – ce qui est totalement nouveau. Il ne bouge pas davantage quand Ofer descend du taxi, et grommelle entre ses dents quelque chose qu’Ora ne comprend pas. Un « au revoir », peut-être, du moins l’espère-t-elle, mais comment savoir ce qu’il a dit ? Elle suit son fils, les yeux plissés dans la lumière éblouissante : les canons des fusils, les lunettes de soleil, les rétroviseurs. Elle ignore où il l’emmène, redoute de le perdre parmi les centaines de jeunes gens et de ne plus jamais le revoir. C’est-à-dire, se reprend-elle aussitôt, rectifiant le sombre constat qu’elle a ruminé dans sa tête depuis le matin, qu’elle ne le reverra qu’à son retour à la maison. La foule se mue en un grouillement de taches bigarrées sous un soleil de plomb. Elle fixe du regard le dos longiligne couleur kaki de son fils. Il a une démarche guindée, un peu arrogante. Elle s’aperçoit qu’il carre les épaules et allonge la foulée. À l’âge de douze ans, se rappelle-t-elle, il s’amusait à contrefaire sa voix au téléphone, proférant un « allô » d’un timbre affecté, presque grave. L’instant d’après, il s’oubliait et retrouvait son fausset aigu. L’air résonne de cris, de sifflets, d’appels par haut-parleurs, de rires. « Chérie, c’est moi, réponds-moi ! Chérie, c’est moi, réponds-moi ! » rabâche la sonnerie d’un téléphone portable qui semble la suivre à la trace. Dans le brouhaha général, elle entend avec une étonnante clarté un bébé gazouiller quelque part et une voix lui répondre tendrement. Elle tente sans succès de les repérer dans la cohue, et se figure la mère penchée sur son enfant pour le changer, peut-être sur le capot d’une voiture, en lui chatouillant le ventre. Ora s’immobilise, l’oreille tendue, son sac en daim serré contre son cœur, buvant littéralement les douces inflexions jusqu’à ce qu’elles s’éteignent.
Elle a commis une erreur monstrueuse, irréparable. À mesure que l’heure des adieux approche, les familles et les soldats semblent transportés d’une allégresse factice, à croire que tous ont absorbé une drogue destinée à leur obscurcir l’entendement. L’endroit est en pleine effervescence, comme lors d’une excursion scolaire, ou d’une randonnée familiale. Des hommes de son âge – les pères des jeunes recrues – fêtent les retrouvailles entre anciens réservistes et se congratulent avec force rires et claques dans le dos. « Nous avons payé de notre personne, maintenant, c’est leur tour », commentent deux bonshommes rondouillards. Les équipes de télévision se précipitent sur les familles prenant congé de leurs enfants bien-aimés. Assoiffée, la gorge sèche, Ora suit Ofer au petit trot. Chaque fois qu’elle croise le regard d’un soldat, elle détourne machinalement la tête pour éviter de le reconnaître plus tard – Ofer lui a en effet expliqué qu’ils se prenaient parfois en photo avant une opération, et qu’ils veillaient à garder leurs distances afin de laisser un espace pour le cercle rouge qu’on tracerait plus tard autour de leurs visages dans les journaux. Des mégaphones dirigent les soldats vers le point de rassemblement de leurs bataillons respectifs, le PRB, comme ils disent. Ora croit entendre sa mère : « Des barbares qui violent la langue. » Ofer stoppe si brusquement qu’elle manque de le bousculer. Il se retourne et l’inonde d’invectives. « Qu’est-ce qui t’a pris ? Si jamais on trouve un Arabe ici, on croira qu’il va commettre un attentat suicide. Et ce qu’il a dû éprouver en me conduisant jusqu’ici, l’idée ne t’a pas effleurée, hein ? Tu te rends compte de ce que ça signifie pour lui ? »
Ora n’a pas la force d’argumenter, d’expliquer. Son fils a raison, mais elle n’était pas en état d’aligner deux pensées cohérentes. Pourquoi ne comprend-il pas ? Elle était incapable de raisonner. Depuis qu’elle avait appris que, au lieu de leur petite équipée en Galilée, il devait se rendre dans elle ne savait quelle casbah ou moukataa, elle avait l’esprit trop embrumé pour réfléchir. À six heures du matin, réveillée en sursaut, elle l’avait entendu chuchoter au téléphone. Elle se précipita dans la pièce voisine.
– Ils t’ont appelé ? demanda-t-elle, le visage décomposé.
– On m’a dit de venir.
– Quand ?
– DQP.
Cela ne pouvait-il pas attendre deux ou trois jours, le temps de l’excursion ? plaida-t-elle, comprenant aussitôt qu’une semaine entière avec lui était un rêve irréalisable. « On avait prévu de prendre un peu de bon temps en famille, non ? » ajouta-t-elle avec un pauvre sourire.
Il rit. « Maman, ce n’est pas un jeu, c’est la guerre. » Alors à cause de leur arrogance – la sienne, celle de son père et de son frère, leur pantomime condescendante autour de ses points faibles –, elle répliqua qu’elle doutait que le cerveau masculin sache distinguer entre la guerre et le jeu, tout en se félicitant de son sens de la repartie avant même sa première tasse de café. Ofer se borna à hausser les épaules et s’en fut préparer son paquetage dans sa chambre, et son silence, alors qu’il avait généralement la riposte cinglante, suffit à lui mettre la puce à l’oreille.
Elle le suivit : « Ils t’ont appelé pour t’avertir ? » Elle n’avait pas le souvenir d’avoir entendu la sonnerie du téléphone.
Ofer sortit de l’armoire ses chemises d’uniforme et ses chaussettes grises, qu’il fourra dans son sac. « Qu’est-ce que ça peut faire qui m’a appelé ? grogna-t-il derrière la porte. On a planifié une opération et un ordre de mobilisation a été lancé tous azimuts. »
Ora ne s’avoua pas vaincue. Elle n’allait pas rater une si belle occasion d’enfoncer le clou, non ? Adossée au chambranle, les bras croisés sur la poitrine, elle exigea qu’il lui relate par le menu le déroulement des événements jusqu’à ce fameux coup de téléphone. Elle n’en démordit pas, si bien qu’il finit par reconnaître avoir lui-même appelé ce matin-là. Il avait téléphoné à son bataillon à l’aube pour supplier qu’on le réquisitionne, alors que ce même jour, à neuf heures tapantes, il était censé se trouver au centre d’incorporation et de sélection pour retirer sa fiche de démobilisation avant leur départ en Galilée. En l’écoutant bredouiller des explications, les yeux baissés, Ora découvrit avec horreur que personne ne lui avait demandé de rempiler. Officiellement, il était libéré de ses obligations militaires et redevenu un civil. C’était son initiative, admit Ofer, le front buté, virant à l’écarlate, il n’allait pas manquer l’aubaine ! Pas question ! « Durant trois ans, j’en ai bavé pour me préparer à ce genre d’opération. » Trois années de barrages et de patrouilles, au cours desquelles il s’était fait matraquer à coups de pierres par les gamins des villages palestiniens ou des colonies, sans parler du fait qu’il n’était pas monté dans un tank depuis six mois, et maintenant, avec la déveine qui le caractérisait, il allait louper une expédition pareille avec trois unités blindées ! Il en avait les larmes aux yeux. On aurait dit qu’il lui demandait la permission de rentrer tard d’une soirée avec ses camarades de classe. Comment pourrait-il se prélasser à la maison ou se promener en Galilée pendant que ses camarades iraient au casse-pipe ? Bref, elle comprit qu’il s’était porté volontaire de son propre chef, pour vingt-huit jours.
Oh ! souffla-t-elle d’une voix blanche. Et puis j’ai traîné ma carcasse dans la cuisine, songea-t-elle, reprenant la formule favorite d’Ilan, son ex, l’homme qui avait partagé et enrichi son existence dans les jours heureux. La plénitude de la vie, disait-il en ce temps-là, le visage empourpré, débordant de reconnaissance avec une émotion retenue, un peu honteuse. Alors elle se pendait à son cou dans un grand élan d’amour. Ora avait longtemps cru qu’au fond de lui, il s’étonnait d’avoir reçu ce cadeau en partage. Quand les enfants étaient petits, se souvient-elle, à l’époque où ils habitaient dans la maison rachetée à Avram, à Tsour Hadassah, ils adoraient étendre le linge ensemble à la nuit tombée – la dernière tâche domestique après une dure journée de labeur. Ils transportaient la grande bassine dans le jardin, face aux champs obscurs, au wadi, au bourg d’Hussan. Le grand figuier et les grévilléas bruissaient doucement d’une vie riche et mystérieuse, tandis que les cordes ployaient sous de minuscules vêtements, pareils à des hiéroglyphes en miniature : chaussettes microscopiques, bodys, chaussons, pantalons à bretelles, salopettes aux couleurs vives. Un villageois sorti prendre l’air aux dernières lueurs du crépuscule les tenait-il pendant ce temps dans son viseur ? s’imaginait Ora, frissonnant d’horreur à cette pensée. À moins qu’étendre la lessive, celle-ci particulièrement, ne vous garantisse une totale immunité ?
Par association d’idées, elle repense au jour où Ofer leur est apparu dans sa nouvelle combinaison de tankiste. Ils avaient vendu la villa de Tsour Hadassah et déménagé à Ein Karem pour se rapprocher de la ville. Arborant son ample uniforme ignifugé, Ofer émergea de sa chambre en sautillant, les bras en croix : « Papa, maman, les Télétubbies ! » s’écria-t-il avec un sourire craquant. Vingt ans plus tôt, dans le jardin, la nuit, Ilan l’avait rejointe sous les cordes à linge. Étroitement enlacés, ils avaient tourbillonné au milieu des vêtements mouillés, entre rires étouffés et soupirs passionnés. « Tu vois, Orinkah ? N’est-ce pas ça, la plénitude de la vie ? » lui avait-il chuchoté dans le creux de l’oreille. Elle l’avait serré de toutes ses forces contre son cœur, un bonheur au goût de sel au fond de la gorge. L’espace d’un instant, elle avait cru détenir le secret de ces années fructueuses, bouillonnantes, bénies dans la chair de son mari, la sienne, leurs deux jeunes enfants, le foyer qu’ils avaient fondé ensemble, leur amour qui, après des années d’errance et d’indécision, et la tragédie arrivée à Avram, avait apparemment retrouvé un équilibre.
Pendant qu’Ofer bouclait son bagage, elle se réfugia à la cuisine, le cœur gros, songeant qu’Ilan avait encore gagné : elle n’irait pas randonner avec son fils, ne passerait même pas une semaine avec lui. Il dut deviner sa souffrance, comme toujours, même s’il refusait parfois de le reconnaître, car il vint se poster derrière elle : « Allez, maman, arrête… », dit-il avec la délicatesse dont il avait le secret. Elle s’endurcit, refusant de s’attendrir. Voilà un mois qu’ils préparaient cette excursion en Galilée. C’était le cadeau qu’elle lui offrait pour fêter sa démobilisation, et qu’elle se faisait aussi à elle-même, après tout ce qu’elle avait enduré pendant ces trois longues années. Ensemble, ils avaient fait l’acquisition de deux tentes, grandes comme des mouchoirs de poche une fois repliées, de sacs à dos sophistiqués, de duvets et de chaussures de marche – uniquement pour elle, Ofer ne voulant pas renoncer à ses godillots pourris. À ses heures de loisir, elle s’était procuré des sous-vêtements Thermolactyl, des chapeaux, des pochettes bananes, des pansements spécial ampoules, des gourdes, des allumettes étanches, un réchaud de camping, des fruits secs, des crackers et des boîtes de conserve. De temps à autre, Ofer soupesait avec effarement les sacs ventrus entreposés dans la chambre de sa mère : « Ils profitent bien, on dirait, grâce à Dieu ! » pouffait-il, ajoutant qu’elle allait devoir dénicher un sherpa galiléen pour se coltiner ce chargement. Ora l’imitait avec une franche bonne humeur. Les dernières semaines, à mesure qu’approchait le jour J, on aurait dit que le goût et l’odorat lui revenaient après un long exil. Même les sons paraissaient plus clairs, comme lorsque les oreilles se débouchent. De minuscules incidents la surprenaient, des combinaisons de sensations inattendues : en décachetant sa facture d’eau, par exemple, elle avait l’impression de humer une botte de persil fraîchement cueilli. « Une semaine rien que nous deux en Galilée », se répétait-elle souvent à haute voix, pour mieux s’en convaincre. « Ofer est démobilisé ! clamait-elle dans le vide. Il a fini son service militaire indemne, en un seul morceau ! »
« Le cauchemar est fini, les somnifères aussi ! » chantait-elle la dernière semaine sur tous les tons aux murs de sa maison, comme par bravade, consciente de tenter le sort. Ofer était en congé depuis deux semaines et allait être libéré dans quelques jours. Aucune menace de conflit ne se profilait à l’horizon. Même si le conflit majeur, quasi éternel, dont elle s’était déconnectée depuis des années, formait toujours les mêmes cercles sinistres autour d’elle, un attentat ici, un assassinat ciblé là, une course d’obstacles que l’âme franchissait imperturbablement, sans un regard en arrière. Peut-être s’enhardissait-elle à espérer que c’était bel et bien terminé, parce que Ofer lui-même commençait à y croire. Quelques jours plus tôt – il ne dormait plus dix-huit heures d’affilée –, elle avait remarqué un subtil changement, une certaine civilité tempérant son langage guerrier, ses traits s’adoucissaient de jour en jour, et même sa manière de bouger se modifia, une fois qu’il fut certain d’être sorti indemne de ces trois années pourries de service militaire. « Mon fils revient à la maison ! » annonça-t-elle avec circonspection au réfrigérateur, au lave-vaisselle, à la souris de l’ordinateur, aux fleurs qu’elle mettait dans un vase, bien qu’elle sût d’expérience – Adam ayant précédé son cadet trois ans auparavant – que rien ne serait jamais plus pareil. Il avait changé. Elle avait définitivement perdu son enfant du jour où il avait été mobilisé – comme s’il s’était perdu à lui-même. Mais rien ne disait qu’Ofer suivrait le même chemin qu’Adam. Les deux frères ne se ressemblaient guère. La seule chose qui comptait pour le moment, c’était qu’Ofer en finisse avec les blindés – et brise son armure par la même occasion, pensa-t-elle dans une envolée poétique. Telles ces gouttelettes de douceur dont elle s’était abreuvée la veille au soir. Ofer s’était assoupi avec la télécommande, qu’elle avait retirée de sa main avant de l’envelopper dans une légère couverture et de s’asseoir pour le regarder dormir. Ses lèvres pleines, légèrement entrouvertes, esquissaient un sourire ironique, comme s’il avait conscience d’être observé. Son front bombé lui conférait une expression sévère même dans son sommeil, et avec son visage ouvert, son crâne hâlé aux cheveux coupés ras, il avait l’air plus énergique et vivant que jamais. C’était un homme, constata-t-elle avec stupéfaction, un homme fait. Chez lui, tout semblait possible, accessible, dynamique, on aurait dit qu’un avenir radieux l’illuminait de mille feux, de l’intérieur comme de l’extérieur. Et maintenant ce fichu raid tombe vraiment comme un cheveu dans la soupe, soupira Ora en se préparant un café serré dans la cuisine, le lendemain matin. Si elle l’avait pu, elle serait bien retournée au lit pour dormir jusqu’à ce que tout soit terminé. Combien de temps cette expédition durerait-elle ? Une semaine ? Deux ? La vie entière ? Elle n’avait même plus la force de se recoucher, de faire un seul pas. On aurait dit que la sentence était définitive et irrévocable. Son corps, son ventre le savaient, elle le ressentait dans ses tripes.
À dix-neuf heures trente, ce soir-là, elle s’active dans la cuisine en T-shirt et en jean sans oublier, pour parachever le tableau, le tablier à fleurs de la parfaite maîtresse de maison : un vrai cordon-bleu. Et tandis que casseroles et poêles fumantes frétillent sur le feu, que des volutes de vapeur odorante s’élèvent jusqu’au plafond, Ora se dit que tout ira bien.
Pour damer le pion à son ennemi juré, elle se lance dans la bataille avec son tiercé gagnant : le chop suey au poulet d’Ariela, du riz aux raisins et pignons, une recette iranienne de la belle-mère d’Ariela, sa version personnelle des aubergines fondantes à l’ail et à la sauce tomate de sa mère, sans parler des quiches aux champignons et aux oignons. Y aurait-il un fourneau digne de ce nom dans cette maison qu’elle confectionnerait une ou deux autres tourtes, au moins. Quoi qu’il en soit, Ofer s’en léchera les doigts. Elle évolue entre le four et la cuisinière avec un entrain inattendu et, pour la première fois depuis qu’Ilan est parti, qu’ils ont quitté la maison d’Ein Karem et emménagé dans deux locations séparées, elle éprouve une espèce de tendresse, une sorte d’attachement pour la cuisine en général et celle-ci en particulier, vieillotte, malpropre, s’approchant avec précaution pour frotter contre elle ses louches et écumoires, comme autant de museaux humides. La table derrière elle est encombrée de récipients sous un film plastique contenant de la salade d’aubergines et de chou, ainsi qu’une grande assiette de crudités aux couleurs vives, agrémentées de cubes de pomme et de mangue, dont Ofer détectera ou non la saveur, au cas où il reviendrait déguster ses petits plats. Il y a aussi une coupe de taboulé concocté à sa façon, pour lequel Ofer se ferait tuer – ou plutôt qu’il aime à la folie, se reprend-elle sur-le-champ, pour sa gouverne.
Tout marche comme sur des roulettes : cuisant sur le gaz, au four, mijotant à petit feu. Elle n’a plus rien à faire. Pourtant elle ressent le besoin de poursuivre sur sa lancée, au cas où Ofer rentrerait en permission et réclamerait un bon repas. Ses mains s’agitent inlassablement dans le vide. « Où en étais-je ? » Elle attrape un couteau et les rares légumes rescapés de sa frénésie qu’elle entreprend d’émincer en fredonnant : « Les tankistes démarrèrent dans un grincement de chaînes / le corps badigeonné d’ocre foncé… » Elle s’interrompt brusquement. D’où sort-elle cette vieille chanson ? Et si elle préparait un steak braisé au vin rouge, comme il l’aime, au cas où il reviendrait ce soir ? Quant aux messagers, sont-ils réunis en ce moment même dans un bureau de la garnison pour un briefing, un recyclage – si tant est qu’ils aient besoin de se recycler ? Comment pourraient-ils oublier leur mission d’ailleurs ? Il ne se passe pas un seul jour dans ce pays sans que l’on vienne prévenir une famille du terrible drame qui la frappe. Curieux, quand on y songe, on nomme ces oiseaux de malheur en même temps qu’on mobilise les soldats devant participer à ce raid. L’opération est parfaitement orchestrée, pense-t-elle avec un petit ricanement. Ada surgit sans crier gare, les yeux écarquillés, comme si elle l’épiait sans relâche. Ora se rend compte que depuis plusieurs minutes elle regarde fixement le panneau en verre dépoli au bas de la porte. Il y a un problème, mais lequel ? Elle retourne à ses casseroles, remuant, rectifiant l’assaisonnement – son fils aime les plats relevés –, le nez dans l’épais fumet qui se dégage des marmites. Elle s’abstient d’y goûter. Elle manque d’appétit et sera prise de nausées à la moindre bouchée. Elle considère sa main arrosant à profusion le bouillon de paprika. Le téléphone sonne invariablement lorsqu’elle accomplit certains gestes. Voilà longtemps qu’elle a noté cette étrange coïncidence : quand elle prépare une sauce, par exemple, essuie la cocotte ou la poêle qu’elle vient de nettoyer. On dirait que les mouvements circulaires ont le chic de le ressusciter. Et aussi – intéressant ! – quand elle change l’eau des fleurs. Uniquement dans le vase de cristal ! L’appareil et ses petits caprices la mettent en joie. Elle balance le riz aux raisins secs et aux pignons à la poubelle et lave le récipient avec application avant de le sécher longuement, voluptueusement. Rien. Le téléphone est mort (enfin disons… muet). Ofer doit être très occupé. Il s’écoulera des heures avant qu’il se passe quelque chose, et ils ne partiront pas avant le lendemain, voire le surlendemain. « Et quand deux roquettes s’abattirent sur son tank/il se retrouva au cœur du brasier… » fredonne-t-elle. Elle s’interrompt net. Il lui faut trouver une occupation pour le lendemain, où elle n’a rien de particulier à faire. Elle était censée crapahuter en Galilée avec son fils cadet, mais il y a eu un os. Et si elle appelait la nouvelle clinique à Rehavia pour leur proposer ses services, même gratis ? Elle assurera le secrétariat, le cas échéant. Disons que ce sera sa période d’essai. Mais on lui a précisé, à deux reprises, que l’on n’aura pas besoin d’elle avant la mi-mai, date à laquelle leur kinésithérapeute est censée accoucher. Un petit être viendra au monde, songe Ora en avalant sa salive qui a un goût amer. Comme elle a été stupide de ne rien avoir prévu jusqu’en mai ! Elle avait été si absorbée par les préparatifs du voyage qu’elle n’avait pensé à rien d’autre. Elle avait pressenti que la Galilée marquerait un tournant dans sa vie. Un nouveau départ pour elle et Ofer. Elle et ses intuitions !
Elle jette les aubergines à la sauce tomate aux ordures, gratte la poêle et la sèche dévotement en jetant un regard oblique au téléphone perfide. Et maintenant ? Où en est-elle ? Ah oui, le bas de la porte. Quatre courts barreaux par-dessus le verre dépoli. Elle prélève trois feuilles de papier A4 dans l’imprimante et les scotche contre la vitre. De cette façon, elle ne verra pas leurs godillots. Bon, et après ? Le frigo est pratiquement vide. Elle déniche quelques pommes de terre et des oignons dans le garde-manger. Une petite soupe vite fait, peut-être ? Demain matin, elle ira acheter des provisions pour remplir les placards. Ils pourraient débarquer à n’importe quel moment, remâche-t-elle. Pendant qu’elle range les aliments dans le frigo, au moment où elle s’installe devant la télévision, ou encore dans son sommeil, à la salle de bains, à la cuisine, en train de préparer une soupe…
Elle oublie de respirer, puis court allumer la radio, comme si elle ouvrait la fenêtre. Elle tombe sur Radio Classique et s’immerge dans la musique médiévale pendant une ou deux minutes. Non, elle a besoin de dialogues, de voix humaines. Sur une station locale, un jeune journaliste interviewe par téléphone une dame d’un certain âge au fort accent de Jérusalem. Ora abandonne ses légumes et, s’appuyant contre l’évier fendillé, elle s’essuie le front d’un revers de main. La femme à la radio parle de son fils aîné, lequel se bat à Gaza, cette semaine-là. « Sept soldats ont été tués, dit-elle. C’étaient ses camarades, ils appartenaient au même bataillon. » La veille, on lui avait accordé une permission de quelques heures, et il était retourné à sa base tôt ce matin-là.
– Et quand il était à la maison, vous l’avez allaité ? questionne le journaliste, à la grande stupéfaction d’Ora.
– Si je l’ai allaité ? répète la femme, non moins surprise.
Le journaliste s’esclaffe.
– Non, je vous ai demandé si vous l’aviez dorloté.
– Bien sûr, répond la femme avec un petit rire. J’ai cru que vous disiez… J’ai mis les petits plats dans les grands, je l’ai chouchouté…
– Racontez-nous de quelle façon, insiste le journaliste.
Et la mère, avec un dévouement qui va droit au cœur d’Ora :
– Je l’ai gâté comme il faut. Un bon repas, un bain chaud avec une serviette toute douce, son shampoing préféré, acheté spécialement pour lui. Mais voyez-vous, ajoute-t-elle sur un autre ton, j’ai deux autres fils, des jumeaux qui ont suivi l’exemple de leur aîné. Les trois servent dans le même bataillon Tzabar, et je voudrais profiter d’être à l’antenne pour adresser une requête à notre armée, je peux ?
– Je vous en prie, acquiesce le journaliste, un brin moqueur. Que voulez-vous demander à Tsahal ?
La mère pousse un soupir à fendre l’âme et le cœur d’Ora bat à l’unisson :
– Quand ils faisaient leurs classes, mes jumeaux ont signé une décharge pour pouvoir rester ensemble. Bon, à ce moment-là, il n’y avait rien à redire, mais maintenant qu’ils vont à la frontière, et personne n’ignore que, pour la brigade Givati, la frontière c’est Gaza, je n’ai pas besoin de vous faire un dessin, alors j’aimerais demander à l’armée d’y réfléchir à deux fois et de penser un peu à moi, voilà, excusez-moi si j’ai…
Et s’ils surviennent pendant qu’elle pèle une pomme de terre ? médite Ora, les yeux fixés sur le gros tubercule à moitié épluché au creux de sa main. Ou un oignon ? Chacun de ses gestes peut être le dernier avant qu’on ne frappe à la porte. Oui, mais Ofer doit encore se trouver au mont Guilboa, il n’y a aucune raison de paniquer, se raisonne-t-elle. Le doute insidieux la tarabuste, s’enroule autour de ses doigts tenant l’économe, si bien que les coups à la porte lui paraissent inévitables, constituant un aiguillon si intolérable de la propension au malheur inhérente à la condition humaine que, confondant la cause et l’effet, elle en vient à considérer ses mouvements lents, monotones autour du légume comme le préambule nécessaire des poings toquant à sa porte.
En ce moment d’éternité, elle-même, Ofer au loin, chaque incident survenu dans la distance immense qui les sépare… sont comme une révélation subite, la trame serrée d’une étoffe, au point que le simple fait de peler bêtement cette pomme de terre – les jointures blanchies sur le manche du couteau –, chacun de ses gestes insignifiants, automatiques, répétitifs, ces bribes de réalité, apparemment fortuites, deviennent les pas vitaux d’une danse mystérieuse, lente, cérémonieuse, dont les partenaires involontaires sont Ofer et ses camarades se préparant au combat, les officiers supérieurs étudiant la carte des futures batailles, les colonnes de chars qu’elle a aperçues au point de rassemblement, les douzaines de véhicules qui évoluaient parmi eux, les habitants des villes et des villages là-bas, les autres qui, par les persiennes closes, observeraient les soldats et les blindés envahissant rues et venelles, et l’adolescent vif comme l’éclair qui, demain, après-demain, voire cette nuit même, frapperait Ofer d’une pierre, d’une balle ou d’une roquette (curieusement, les mouvements de ce garçon contrastent avec la lenteur solennelle de la danse, la brouillent), les oiseaux de mauvais augure, peut-être en réunion d’information dans les bureaux de l’état-major, à Jérusalem, au même instant, sans oublier Sami, probablement rentré dans son village à cette heure tardive, et occupé à raconter les événements de la journée à Inaam. Tous sans exception participent de ce processus gigantesque, global, y compris, à leur insu, les malheureuses victimes du dernier attentat, dont nos soldats s’apprêtent à venger la mort. Même cette pomme de terre, devenue lourde comme une plaque de fonte, qu’elle n’a plus la force d’éplucher, elle aussi constitue sans doute un chaînon minuscule, mais indispensable, d’un sombre mécanisme concerté, pompeux, procédant d’un dispositif plus vaste incluant des milliers de personnes, militaires et civils, véhicules, armes, cuisines roulantes, rations de combat, réserves de munitions, caisses de matériel, instruments de vision nocturne, fusées de signalisation, brancards, hélicoptères, gourdes, ordinateurs, antennes, téléphones, grands sacs en plastique noir étanche… Ces objets, devine Ora, ainsi que les fils visibles et invisibles qui les relient les uns aux autres, tournoient autour d’elle, au-dessus de sa tête, tel un immense filet de pêcheur aux mailles serrées qui, jeté en l’air dans un geste ample, se déploie languissamment dans le ciel nocturne. Elle lâche la patate qui roule sur la paillasse de l’évier et atterrit sur le sol entre le réfrigérateur et le mur, où elle luit vaguement. Appuyée des deux mains sur la table, Ora la considère d’un œil fixe.
À vingt et une heures, elle grimpe aux murs. Quelle n’est pas sa surprise quand elle croit se reconnaître à la télévision, embrassant Ofer pour lui dire au revoir sur le lieu de rassemblement. On les avait filmés au moment où il lui reprochait d’avoir appelé Sami, se rappelle-t-elle avec horreur. Il s’était interrompu en remarquant qu’elle virait à l’écarlate et, bien que toujours en colère, il l’avait serrée contre sa large poitrine : « Maman, maman, tu planes encore… » Elle bondit sur ses pieds, renversant une chaise au passage, et colle son nez à l’écran, sur son fils…
Lequel la fait pivoter avec une morgue un peu autoritaire vers la caméra pour montrer à l’opérateur sa mère folle d’inquiétude. Sous le coup de la surprise, elle avait failli trébucher et s’était rattrapée à lui de justesse avec un petit rire nerveux. Tout y était, jusqu’à son stupide sac violet. À la réflexion, c’était vraiment déloyal la façon dont il l’avait exhibée devant l’objectif. Elle avait aussitôt discipliné ses cheveux avec les doigts et affiché un sourire obséquieux qui signifiait : « Qui ça, moi ? » Quoi qu’il en soit, la duplicité couvait entre eux depuis la veille, lorsqu’il avait décidé sans rien dire de s’engager dans la prochaine expédition en sacrifiant allégrement leur petite équipée. Et pire encore, cette conduite incongrue, intolérable, l’image du va-t-en-guerre plus vrai que nature, la maestria avec laquelle il jouait son rôle, sa joyeuse insolence, son empressement à se lancer dans la bataille, l’obligeant à camper la femme terne et ridée, rayonnante de fierté (le blason d’un miséreux : la Mère du Soldat), la parfaite imbécile minaudant bêtement devant le courage viril en présence de la mort. Il est là, hilare, face à la caméra, tandis que sa bouche à elle – à la télévision, comme à la maison – imite machinalement son sourire éclatant avec les trois ridules magiques autour des yeux. Quand rediffusera-t-on cette image ? se demande-t-elle, chassant bien vite cette pensée de son esprit. Et alors elle le distingue avec netteté au milieu de l’écran : le cercle rouge autour de sa tête. Et puis quelqu’un tend un micro entre eux : « Qu’est-ce qu’un fils peut dire à sa mère en pareille circonstance ? » questionne le journaliste, l’œil amusé. « Garde-moi de la bière au frais jusqu’à mon retour ! » glousse le fils dans l’hilarité générale. « Attendez… ! » Ofer brandit le doigt pour réclamer le silence et l’attention de la foule – exactement comme Ilan, à qui il suffisait de lever la main pour que tout le monde se taise. « J’ai encore quelque chose à lui dire », poursuit son fils sur l’écran avec un sourire entendu. Le visage animé, fixant l’objectif d’un regard brillant et espiègle, il colle sa bouche contre l’oreille de sa mère. Ora se rappelle ce contact, son souffle chaud sur sa joue, et elle remarque le mouvement rapide de la caméra, tâchant d’envahir l’espace entre la bouche et l’oreille, son expression très concentrée à elle, sa détresse jetée en pâture, pendant qu’elle affiche au vu et au su de tous, et d’Ilan en particulier – reçoit-on la deuxième chaîne aux Galápagos ? –, la douce intimité qu’elle partage avec Ofer. Le monteur ayant décidé de couper et de passer à un autre plan, on voit à présent le journaliste plaisanter avec un autre soldat et sa fiancée, laquelle l’enlace étroitement en même temps que sa future belle-mère, toutes deux vêtues d’un T-shirt exhibant le nombril. Ora s’écroule dans un fauteuil, le cœur palpitant, une main autour de son cou. Heureusement qu’on ne l’a pas vue grimacer et s’écarter de son fils en entendant ce qu’il lui chuchotait à l’oreille. Ce souvenir lui fait l’effet d’une gifle. Pourquoi a-t-il fallu qu’il le lui dise ? Quand y a-t-il pensé ? Comment l’idée lui est-elle venue ?
Elle se relève sur-le-champ. Elle ne doit pas rester assise. Ne pas être la cible immobile du faisceau lumineux braqué sur elle, de l’immense filet de pêcheur qui se tend lentement au-dessus de sa tête. Elle prête l’oreille. Rien du côté de la porte. Par la fenêtre, elle aperçoit un bout de chaussée et le bord du trottoir. Elle scrute les environs sans remarquer de véhicule suspect, de voiture portant une plaque minéralogique militaire, les chiens des voisins n’aboient pas furieusement, et pas d’essaim d’anges malfaisants. De toute façon, il est trop tôt. Pas pour eux, se reprend-elle. Ces gens-là peuvent débarquer à cinq heures du matin, alors que vous êtes profondément endormi, hagard, sans défense, trop faible pour les chasser avant qu’ils ne transmettent leur funeste message. De toute façon, il est trop tôt, et elle ne pense pas qu’il ait pu se passer quoi que ce soit dans le court laps de temps écoulé depuis qu’elle a quitté Ofer. Elle se masse la nuque. Détends-toi, ils sont encore là-haut, au Guilboa, il y a une procédure à suivre, de la paperasserie, des réunions, un processus complexe. Il faut d’abord mélanger leurs odeurs, raviver l’éclat de leurs yeux et accélérer les pulsations au niveau de leur nuque. Elle croit voir son fils renouer avec ses camarades, leur agressivité calculée, leur désir d’en découdre, la sève qui bouillonne dans leurs corps de guerriers, leur peur soigneusement réprimée, choses essentielles qu’il intègre puis répercute dans une brève accolade, les poitrines s’effleurant à peine, deux bourrades dans le dos, leurs cœurs battant à l’unisson, scellant leur amitié. Ses pas la mènent au seuil de la chambre, où tout désormais restera en l’état. Elle découvre que la pièce l’a prise de vitesse, arborant l’air absent d’un lieu abandonné. Les objets paraissent orphelins : les sandales aux lanières fatiguées, la chaise devant la table de l’ordinateur, les manuels d’histoire sur la table de chevet – son fils aimait cette matière à l’école, enfin… elle veut dire qu’il l’aime, bien sûr, et continuera à l’aimer, les œuvres complètes de Paul Auster sur l’étagère, les volumes de Donjons et Dragons qu’il adorait quand il était petit, les posters des footballeurs du Maccabi Haïfa, dont il était fan à douze ans et avait refusé de retirer du mur à vingt et un, vingt et un, quand il avait vingt et un ans…
Elle aurait intérêt à ne pas trop déambuler ici et là, au risque de brouiller les vibrations de ses mouvements encore en suspens dans l’air, ou d’assourdir la résonance lointaine de son enfance, répercutée parfois par un oreiller, une balle de tennis pelée, un soldat commando en plomb équipé d’une foule d’accessoires miniatures, les figurines rapportées de l’étranger, achetées dans des boutiques de jouets qu’Ilan et elles ne fréquentaient plus depuis qu’Adam et Ofer avaient grandi, espérant y retourner d’ici quelques années quand ils auraient des petits-enfants. Ils ne se berçaient guère d’illusions, mais en un rien de temps tout était devenu si compliqué, irréalisable. Ilan s’est envolé vers d’autres cieux pour goûter aux joies du célibat. Adam l’a suivi. Et Ofer est loin, lui aussi. Elle sort à reculons, attentive à ne pas tourner le dos, et, postée à l’entrée de la chambre, elle promène autour d’elle le regard nostalgique de l’exilée : un T-shirt froissé portant le logo de Manchester United, une chaussette militaire roulée en boule dans un coin, une lettre dépassant de l’enveloppe, un vieux journal, un magazine de football, une photo de Talia et Ofer posant devant une cascade, quelque part dans le Nord, des haltères de trois et cinq kilos éparpillés sur le tapis, un livre ouvert posé à l’envers – quelle est la dernière phrase qu’il a lue ? La dernière image que captera sa rétine ? Une ruelle, un pavé fendant l’air, le visage encagoulé d’un jeune garçon, les yeux brûlants de colère et de haine. Sans transition, elle se prend à songer à un bureau de l’état-major où une secrétaire ouvre un classeur métallique rempli de dossiers – mais, c’était à son époque, autant dire la préhistoire, aujourd’hui, on se sert d’un ordinateur : un clic, le clignotement du curseur, le nom du soldat s’inscrivant sur l’écran avec les personnes à contacter en cas de malheur. A-t-il songé à signaler le changement d’adresse après la séparation de ses parents ?
La sonnerie stridente du téléphone. C’est lui. Surexcité. « Tu nous as vus à la télé ? » Des amis l’avaient appelé pour l’avertir.
– Dis-moi, vous n’êtes pas encore partis, n’est-ce pas ? murmure-t-elle.
– Tu parles ! À ce train-là, on sera encore là demain soir !
Elle ne l’écoute pas vraiment, attentive au timbre de sa voix, des inflexions épaisses, inconnues, l’écho de sa traîtrise, la traîtrise du seul homme qui s’était toujours montré loyal avec elle. Depuis la veille, depuis qu’il avait goûté au plaisir de la trahison, on aurait dit qu’il voulait en savourer le goût encore et encore, tel un chiot mordant dans un morceau de viande pour la première fois.
« Ne quitte pas, maman ! » Elle l’entend rire et hurler à quelqu’un : « Pourquoi en faire tout un plat ? On va se pointer, s’amuser un peu avec nos fusils et se tirer vite fait. Hé, maman, tu pourrais m’enregistrer les Soprano demain ? poursuit-il de but en blanc avec une vivacité fébrile qui désarçonne Ora et paraît beaucoup amuser son fils. Il y a une cassette vierge sur la télé. Tu sais faire marcher le magnétoscope, hein ? » Le téléphone à la main, elle cherche dans le tiroir aux cassettes le bout de papier où elle a griffonné le mode d’emploi qu’Ofer lui a dicté un jour. « Tu appuies sur le bouton de gauche, puis sur la touche pomme… »
« Que faites-vous en attendant ? » insiste-t-elle, déplorant le gaspillage inutile de ces heures précieuses qu’il aurait pu passer à la maison, auprès d’elle. D’un autre côté, elle n’aurait pas été d’une agréable compagnie avec sa tête d’enterrement. Il finira lui aussi par louer une chambre quelque part, ou déménager chez son père, comme Adam. Pourquoi pas ? On rigole bien avec Ilan, c’est tous les jours la fête, trois adolescents sans parents ronchons et rabat-joie. Dans l’intervalle, Ofer lui dit quelque chose, mais elle est incapable de discerner les mots. Ora ferme les yeux. Il lui faut inventer un prétexte pour appeler Talia plus tard. La jeune fille doit parler à Ofer avant son départ.
« La ferme, je parle à ma mère ! » vocifère-t-il pour faire cesser le vacarme. Un concert de hurlements joyeux, de piaulements de chacals en chaleur s’ensuit, il doit saluer sa fantastique maman de leur part, qu’elle lui expédie ses friandises au plus vite ! Ofer part se réfugier quelque part au calme. « Des brutes épaisses, commente-t-il. Tous des canonniers. »
Elle l’entend respirer en marchant. À la maison, il a l’habitude de se déplacer quand il est au téléphone. Adam aussi. À l’image d’Ilan. Mes gènes à moi sont comme du beurre, se dit-elle. Souvent, les garçons et leur père téléphonaient en même temps, chacun sur son portable, déambulant à grandes enjambées dans le salon, traçant des diagonales qui ne se télescopaient jamais.
Un brusque silence. Peut-être s’est-il abrité derrière un tank ? Ce court répit embarrasse la mère, de même que le fils, semble-t-il, comme s’il se retrouvait livré à lui-même face à elle, sans l’Armée de Défense d’Israël pour servir de tampon. Ofer se hâte d’ajouter que cent dix pour cent des effectifs sont là, « ils piaffent d’impatience et meurent d’envie de se battre…, proclame-t-il sur un ton martial. L’adjudant nous a dit qu’il n’avait jamais vu une mobilisation pareille ». Ils pourraient très bien se passer de toi, alors, raisonne-t-elle, en tenant sa langue de justesse. « Du coup, il n’y a pas assez de gilets pare-balles et il manque des véhicules, vu que la moitié des porte-chars sont coincés dans les embouteillages à Afula. » Celui qui a fourré ces petits cailloux dans la bouche de son fils est probablement le même qui la pousse à lui demander s’il sait quand ce sera terminé. Ofer laisse la question planer dans l’air, le temps que son incongruité se dissipe. C’était une des petites ruses dont Ilan avait le secret. Les enfants captent ces choses-là et vous les renvoient sans comprendre qu’ils manient une arme multigénérationnelle. Au moins, Ofer lui revient très vite, mais jusqu’à quand, se demande-t-elle, à quel moment lui plantera-t-il dans le corps l’une des grandes aiguilles d’Ilan, sans lui porter secours ?
– Nu, maman, voyons… Sa voix est chaude, lénifiante, comme l’étreinte de ses bras. Ce sera terminé quand nous aurons éliminé les infrastructures du terrorisme… – elle devine qu’il sourit, pastichant le ton arrogant du Premier ministre – pas avant que nous ayons démantelé ces bandes de criminels, tranché la tête du serpent et mis le feu à ces nids de…
Elle se hâte de s’engouffrer dans la brèche.
– Écoute, Oferiko, je pense séjourner quelques jours dans le Nord, finalement.
– Ne quitte pas, le réseau est mauvais. Attends… tu disais ?
– J’envisage une excursion dans le Nord.
– Tu veux dire en Galilée ?
– Oui.
– Seule ?
– Seule, oui.
– Mais pourquoi seule ? Il n’y a personne avec qui tu… – Il prend immédiatement conscience de sa bévue. – Tu pourrais y aller avec une amie ou…
Elle digère son remarquable manque de tact :
– Non, il n’y a personne, et je n’ai pas envie de voyager avec une amie, ou va savoir qui, ni de rester à la maison en ce moment.
– Ta logique m’échappe, maman, dit-il d’une voix chevrotante. Tu tiens vraiment à y aller seule ?
Le bouchon qu’elle a au fond de la gorge saute soudain.
– Et avec qui devrais-je partir, à ton avis ? Mon partenaire m’a posé un lapin à la dernière minute pour se porter volontaire dans la brigade juive, et…
Il l’interrompt avec impatience.
– Donc, tu vas là où nous avions prévu, si je te suis bien ?
Elle ignore superbement le « nous » qui lui a échappé.
– Je ne sais pas. Je viens d’y penser.
– Au moins, ton sac est prêt, raille-t-il.
– Les deux sacs.
– Je ne comprends pas très bien…
– Il n’y a rien à comprendre. Rester ici est au-dessus de mes forces. J’étouffe.
Un grondement de moteur s’élève à l’arrière-plan. Quelqu’un crie de se dépêcher. Elle lit dans ses pensées. Il a besoin d’elle à la maison en ce moment, voilà, et il a raison, elle manque de renoncer, il n’en tient qu’à un fil, mais elle se reprend de justesse, consciente que, cette fois, elle n’a guère le choix.
Un silence poisseux s’installe. Ora se voit forcée de prendre la fuite, tandis que la carte jalonnée de ses innombrables dérobades remonte instantanément à sa mémoire : Ofer à trois ans, sur le point de subir une intervention de chirurgie dentaire. Quand l’anesthésiste avait placé le masque sur son nez et sa bouche, il avait prié Ora de sortir. Malgré le regard suppliant de l’enfant terrorisé, elle avait obéi et quitté la pièce. À quatre ans, elle l’avait abandonné s’époumonant, les doigts crispés à la grille de l’école maternelle – ses cris l’avaient poursuivie le reste de la journée. Il y avait eu beaucoup d’autres désertions de ce genre, fuites, aveuglements délibérés, faux-semblants, jusqu’à la pire des démissions, aujourd’hui. Chaque minute passée à la maison représente une menace pour elle, elle le sait, et une menace pour lui. Ofer est incapable de le comprendre, et il est vain d’espérer le contraire. Il est trop jeune. Il a des désirs simples et frustes : il exige qu’elle l’attende sans rien changer, ni à la maison, ni en elle-même, il voudrait même qu’elle ne bouge pas du tout pendant ce temps-là – la crise de colère qu’il avait piquée, à cinq ans, parce qu’elle avait fait un défrisage ! –, de sorte que, le jour où il reviendra en permission, il l’embrassera, la « décongèlera » pour pouvoir se servir d’elle, l’impressionner par des fragments d’horreur semés avec une indifférence affectée, des secrets qu’il ne devrait jamais lui révéler. Ora écoute son souffle et respire à l’unisson. Tous deux sentent les tendons s’étirer à se rompre – ceux du dos qu’elle lui tourne.
– Alors, combien de temps tu penses t’absenter ? s’enquiert-il d’une voix empreinte de colère, de faiblesse et d’une once de déconvenue.
– Ofer, comment peux-tu poser cette question ? Tu sais à quel point ce voyage avec toi me tenait à cœur, avec quelle impatience je l’attendais.
– Maman, ce n’est pas de ma faute s’il y a une mobilisation générale !
Avec un héroïsme admirable, Ora s’abstient de relever qu’il s’est porté volontaire.
– Je ne te reproche rien. Nous le ferons, ce voyage, quand tout sera terminé, c’est promis. J’y tiens. En attendant, je dois partir, rester seule ici est au-dessus de mes forces.
– Bon, évidemment, je ne dis pas que… mais… tu ne vas quand même pas dormir à la belle étoile… euh… seule ?
– Ne raconte pas de bêtises ! s’esclaffe Ora. Bien sûr que je ne vais pas dormir seule à la belle étoile, comme tu dis.
– Et tu prendras ton portable, hein ?
– Je ne sais pas. Je n’y ai pas encore réfléchi.
– Écoute, maman, je voulais te demander… Est-ce que papa est au courant que tu…
– Qu’est-ce que ton père a à voir là-dedans ? Parce que tu crois qu’il m’informe de ce qu’il fait, lui ?
Ofer fait machine arrière.
– D’accord, d’accord, maman, je n’ai rien dit.
Il pousse un soupir involontaire, tel un petit garçon dont les parents ont décidé de se séparer dans un accès de folie. Ora le perçoit et sent que son ardeur combative retombe. Qu’ai-je fait ? s’inquiète-t-elle, une boule d’amertume dans la gorge. Comment ai-je pu l’envoyer se battre, alors qu’il est complètement désorienté, découragé ? Et d’abord, d’où sort-elle cette expression, « l’envoyer se battre » ? Ce n’est pas du tout son genre. Elle ne ressemble pas à ces mères qui expédient leurs fils au combat, et n’appartient pas non plus à l’une de ces dynasties guerrières d’Umm Juni, de Beit Alpha, Negba, Beit Hashita ou Kfar Giladi. Pourtant, elle le découvre à sa grande surprise, c’est exactement ce qu’elle est : elle l’a conduit au lieu de rassemblement, l’a serré dans ses bras avec la retenue exigée par les convenances, afin de ne pas l’indisposer devant les autres, elle a sagement hoché la tête et haussé les épaules avec un sourire crâne et désarmé, destiné aux autres parents, lesquels agissaient de même. Où avons-nous appris cette chorégraphie ? s’étonne-t-elle. Comment se fait-il que j’obéisse aveuglément aux usages, et à ceux qui l’ont expédié là-bas ? Pour couronner le tout, les paroles qu’Ofer lui a chuchotées à l’oreille au moment où la télévision a capté la scène distillent encore leur poison dans ses veines. Sa dernière requête. Elle en était restée bouche bée de chagrin, pas seulement à cause de ce qu’il lui avait dit, mais du parfait détachement qu’il avait affiché, comme s’il avait répété chaque mot à l’avance, ensuite il l’avait de nouveau serrée dans ses bras, pour l’éloigner des caméras cette fois. Elle avait fait des siennes quelques années auparavant, lors de la cérémonie à l’issue de la phase d’instruction des jeunes recrues, dans la cour carrée de Latrun. Assise parmi le public, Ora avait éclaté en sanglots pendant que la parade défilait devant le long mur sur lequel étaient inscrits les milliers de noms des morts tombés au champ d’honneur. Alors qu’elle pleurait bruyamment, les parents, les officiers, les soldats la dévisagèrent avec insistance et le commandant se pencha vers le chef de division pour lui chuchoter quelque chose à l’oreille. Alors, fort de son expérience, Ofer se jeta sur sa mère, telle une couverture sur le feu, il l’étouffa presque avec son bras, promenant autour de lui, par-dessus sa tête, un regard embarrassé : « Arrête, maman, tu te donnes en spectacle ! »
Pour l’heure, il semble si abattu que c’en est affligeant.
– Bon, alors, dis-moi, maman, raconte, c’est quoi cette histoire ? soupire-t-il.
– Quelle histoire ? Il n’y a pas d’histoire.
– Je te trouve vraiment bizarre, si tu veux mon avis.
– Bizarre ? Qu’est-ce qui est bizarre ? Parce que randonner en Galilée, c’est bizarre, et envahir la casbah de Naplouse, c’est normal, d’après toi ?
– Tu seras là quand je rentrerai à la maison ?
– Je ne sais pas.
– Comment ça, tu ne sais pas ? (Il renifle.) Tu n’as pas l’intention de… euh… t’évanouir dans la nature, hein ? ajoute-t-il du ton soucieux, presque paternel, qu’il adopte parfois avec elle, touchant le point sensible.
– Ne t’inquiète pas, Ofer’ke, je ne vais pas faire de bêtises. Je m’absente quelques jours, c’est tout. Je ne me sens pas capable d’attendre ici seule.
– Attendre quoi ?
Ora ne peut décemment pas le lui avouer, mais il finit par comprendre. Un ange passe. Vingt-huit jours ni plus ni moins, calcule-t-elle avec une irréfutable évidence. Jusqu’à la fin de la mobilisation générale.
– Et si tout est terminé sous quarante-huit heures et que je rentre à la maison ? objecte-t-il avec une irritation croissante. Imagine que je sois blessé ou va savoir… comment va-t-on te retrouver ?
Ora garde le silence. On ne la retrouvera pas, justement. Une autre pensée lui effleure l’esprit : si on ne la retrouve pas, s’il est impossible de l’atteindre, alors Ofer ne risque rien. Elle ne la comprend pas elle-même. Pourtant, ce n’est pas faute d’essayer. La logique de cette pensée lui échappe, si tant est qu’elle existe.
– Et l’enterrement, tu y as songé ? poursuit aimablement Ofer, changeant de tactique et imitant sans s’en rendre compte Ilan, dont les allusions à la mort et ses dérivés ponctuent les discours.
Ora est loin d’être immunisée contre ce genre de réflexions, aujourd’hui surtout, et sa plaisanterie, si on peut la qualifier de la sorte, les secoue tous les deux, car elle entend son fils déglutir avec difficulté.
La pensée fugitive qui lui a traversé l’esprit cet après-midi-là lui revient : pourquoi accepte-t-elle de coopérer au lieu d’être honnête avec…
La voix d’Ofer la tire de sa rêverie.
– Je suis sérieux, maman. Tu pourrais peut-être prendre ton portable, pour être joignable au cas où…
Mais le plan d’Ora se précise de minute en minute.
– Non, non, surtout pas !
– Mais pourquoi pas ? Même si tu ne l’allumes pas, tu recevras au moins les messages.
En fait, elle est devenue championne de textos et autres SMS grâce à son nouvel ami, son improbable amant, ce Type, avec un T majuscule, parce que c’est la seule façon de communiquer avec lui.
Elle s’accorde le temps de la réflexion et secoue la tête.
– Non. Au fait, tu sais ce que SMS veut dire ? ajoute-t-elle, passant du coq à l’âne.
Il lui lance un regard interloqué à l’autre bout du fil.
– Pardon ? Tu peux répéter la question ?
– Est-ce que cela pourrait signifier Save my Soul1 ?
– Franchement, maman, je n’en ai aucune idée.
Ora reprend ses esprits :
– Décidément, non, je ne prendrai pas mon portable. Je ne veux pas être joignable.
– Y compris pour moi ? insiste-t-il d’une voix atone.
– Non, même pas toi, personne, confirme douloureusement Ora.
Sa vague intuition se précise : elle doit disparaître, tant qu’il sera là-bas. Voilà. C’est le mode d’emploi. Tout ou rien. Tel un serment d’enfant, un pari fou sur la vie.
– Et s’il m’arrive vraiment quelque chose ? s’époumone Ofer, révolté contre ce chaos incompréhensible, scandaleux.
– Non, non, il ne t’arrivera rien, je le sais. Je dois simplement m’éloigner pour quelque temps, essaie de comprendre. Au fond, je ne m’attends pas à ce que tu comprennes. Imagine que je pars à l’étranger – comme ton père, réussit-elle à ne pas dire.
– Tu pars à l’étranger ? En un pareil moment ? Pendant la guerre ?
Il la supplie presque. Ora pousse un gémissement, son corps, son âme tendus vers un point unique, sur sa bouche cherchant son sein.
Elle s’efforce de détourner le regard. C’est pour son bien, elle le quitte pour son bien. Mais il ne comprend pas. « Je dois partir », répète-t-elle comme une profession de foi, les sourcils froncés. Elle renie son fils pour son bien, elle ne se l’explique pas non plus, le devine instinctivement…
Elle parvient enfin à extraire une pensée claire de son esprit embrumé : comment peut-elle être loyale envers eux, ceux qui l’expédient là-bas, plutôt qu’envers son sentiment maternel ?
– Arrête de crier, Ofer, et écoute-moi. – Apparemment, quelque chose dans sa voix a dû effrayer son fils : la froideur de l’autorité ? – Le moment est mal choisi pour nous disputer. Je vais m’en aller un certain temps. Je t’expliquerai plus tard, pas maintenant. C’est pour toi que je le fais.
Tu comprendras quand tu seras grand, manque-t-elle de dire. Au fond, c’est le contraire, elle le sait : Tu comprendras quand tu seras petit, quand tu redeviendras un enfant, conjurant les ombres menaçantes et les cauchemars par des pactes stupides, et peut-être que tout s’éclairera à ce moment-là.
C’est décidé. Elle doit obéir à la voix qui lui ordonne de partir, sans délai, à la minute. Elle ne doit pas rester ici. Curieusement, obscurément, cette voix semble être son instinct maternel, qu’elle pensait émoussé et dont elle avait fortement douté ces derniers temps.
– Tu prendras bien soin de toi, tu me le promets ? prie-t-elle avec douceur, tâchant de dissimuler la détermination inflexible qui se lit dans son regard. Et ne commets pas de bêtises, tu m’entends ? Sois prudent, Ofer, essaie de ne blesser personne, ni toi non plus, et sache que je le fais pour toi.
– Tu fais quoi pour moi ? !
Il est las de ses lubies. Il ne la connaissait pas sous ce jour. Depuis quand sa mère agit-elle par caprice ?
– Dis-moi, tu as fait un vœu, c’est ça ? s’exclame-t-il dans une illumination subite.
Il a saisi, se réjouit Ora, il est tout près. Qui d’autre que lui pourrait comprendre ?
– Oui, plus ou moins. Et pense que nous serons bientôt réunis quand ce sera fini… ta fameuse mobilisation générale.
– Si tu le dis, soupire-t-il.
Elle sent qu’il se détache imperceptiblement d’elle, de cet instant de communion. Il y a encore des moments, très rares, où il se met à nu devant elle. Et si c’était la raison pour laquelle il préférait les casbahs et les moukataas à une semaine en Galilée en sa compagnie ? Ce n’est pas tant son vœu qui le trouble que de la voir – elle – s’angoisser et se livrer à on ne sait quelle magie noire.
Ofer recule encore d’un pas.
– D’accord, maman, conclut-il d’une voix normale, jouant à présent les adultes se pliant aux enfantillages d’une gamine. Si c’est ce que tu veux, alors, cool, vas-y, je n’ai rien contre. Bon, je dois raccrocher.
– À bientôt, Oferiko, je t’aime.
– Ne commets pas d’imprudences, maman, promis ?
– Ce n’est pas mon genre, tu le sais bien.
– Non, promets-le-moi.
Il sourit, elle sent la chaleur dans sa voix et fond de tendresse.
– Je te le promets, ne t’inquiète pas, tout ira bien.
– Idem pour moi.
– Promis ?
– Promis.
– Je t’aime.
– Super !
– Fais attention à toi !
– Toi aussi, et ne te tracasse pas, tout ira bien. Salut !
– Au revoir, Ofer, mon chéri…
C’est peut-être la dernière fois qu’elle entend sa voix, songe-t-elle avec lucidité, immobile, épuisée, trempée de sueur, le récepteur à la main. Pourvu qu’elle ne l’oublie pas ! Combien de fois va-t-elle se répéter cette conversation insipide, sans queue ni tête ? Elle lui a dit de prendre garde, et il lui a répondu de ne pas s’inquiéter, que tout ira bien. Si ce raid s’achevait d’ici trois ou quatre jours, leur dialogue se mêlerait à des centaines d’autres avant de tomber dans l’oubli. Mais jamais auparavant elle n’a eu ce genre de pressentiment. Toute la journée, elle a senti comme des aiguilles de glace s’enfoncer dans son bas-ventre, endurant le calvaire à chacun de ses mouvements. Elle perçoit l’écho de sa voix qui résonne encore dans l’appareil. Quand Ofer était petit, se souvient-elle, ils avaient transformé les baisers d’adieu en un rituel interminable et complexe – voyons, était-ce Ofer ou Adam ? Cela commençait par des câlins à n’en plus finir, de gros baisers sonores, de plus en plus doux et suaves, jusqu’à un bisou papillon dans le cou, à lui et à elle, puis sur le bout du nez, qui se muait en un frôlement impalpable, une caresse pareille à une brise légère, immatérielle.
Le téléphone sonne de nouveau. Une voix d’homme, rauque, hésitante demande à parler à Ora. Elle s’assoit, haletante, l’écoutant respirer bruyamment. « C’est moi », déclare-t-il. « Je sais. » Elle entend sa respiration légèrement sifflante, les battements de son cœur, du moins le croit-elle. Elle tressaille. Il a dû voir Ofer à la télévision, et maintenant il sait de quoi il a l’air.
– Ora, c’est fini ?
– Qu’est-ce qui est fini ? s’enquiert-elle, terrifiée par l’ombre que projette ce mot.
– Son service militaire. La dernière fois que nous nous sommes parlé, juste avant qu’il commence, tu ne m’as pas dit qu’il serait libéré aujourd’hui ?
Elle se rend compte que, dans toute cette agitation, elle n’y a plus pensé, qu’elle l’a oublié, lui. Elle s’est débrouillée pour l’écarter de cet imbroglio, lui qui a besoin de réconfort, aujourd’hui plus que jamais.
– Écoute…, commence-t-elle – encore cet « écoute » pontifiant, lèvres pincées.
La tension qui agite cet homme la frappe de plein fouet, tel un courant électrique. Elle va devoir se concentrer, peser ses mots ; elle n’a pas le droit à l’erreur.
– Oui, Ofer devait effectivement être libéré aujourd’hui – elle parle lentement, avec circonspection, elle perçoit l’effroi dans son âme, croyant presque le voir lever les bras pour se protéger la tête, comme un enfant battu –, mais tu sais que l’état d’urgence a été décrété, tu l’as sûrement entendu aux informations, et il a été mobilisé pour cette opération. D’ailleurs, je viens de le voir à la télévision.
Se rappelant brusquement qu’il n’a pas de poste, elle comprend le choc que la nouvelle doit lui causer, par sa faute, aux antipodes de ce à quoi il s’attendait.
– Avram, reprend-elle, je vais tout t’expliquer, ce n’est pas une catastrophe, ni la fin du monde.
Elle lui répète qu’on a rappelé Ofer à cause de ce raid. Avram l’écoute, ou pas.
– Ce n’est pas bon du tout, commente-t-il quand elle a terminé.
– Ce n’est pas bon du tout, tu as raison.
– Non, je veux dire par là que ce n’est pas le bon moment.
Le bras d’Ora est douloureux à force de serrer le téléphone humide entre ses doigts, à croire qu’Avram pèse de tout son poids à l’intérieur du combiné.
– Comment vas-tu ? murmure-t-elle. Il y a des siècles qu’on ne s’est pas parlé.
– Tu m’avais bien dit qu’il terminait son service militaire aujourd’hui, oui ou non ?
– Oui, c’est vrai, c’était aujourd’hui.
– Alors pourquoi ne l’ont-ils pas libéré ? hurle-t-il. Tu m’as affirmé que c’était aujourd’hui ! Tu l’as dit, oui ou non ?
On croirait qu’un lance-flammes l’attaque à travers l’écouteur. Elle l’écarte de son visage. Oui, il était censé être libéré aujourd’hui ! veut-elle crier à l’unisson.
Le silence retombe. Elle pense qu’il s’est calmé.
– Comment ça va, dis-moi ? insiste-t-elle. Tu n’as pas donné signe de vie depuis trois ans.
Il ne l’entend pas, se répétant à lui-même : Ce n’est pas bon. L’obliger à faire du rab à la dernière minute, c’est encore pire.
Ayant limité ses vœux et talismans à trois ans, à la seconde près, Ora en a épuisé la force, y compris la sienne propre. Elle perçoit derrière les paroles d’Avram un savoir plus aiguisé que le sien.
– Combien de temps devra-t-il rester là-bas ? questionne Avram.
– Impossible à savoir. Il était en congé de fin de service, quand on lui a demandé de rempiler.
– Pour combien de temps ? s’entête-t-il.
– C’est un ordre de mobilisation générale. Ça pourrait durer des semaines.
– Des semaines ?
– Disons vingt-huit jours. Il y a des chances pour que ce soit terminé bien avant.
Ils n’en peuvent plus, l’un comme l’autre. Ora se laisse glisser du fauteuil sur le tapis, ses longues jambes repliées sous elle, la tête penchée, ses cheveux lui cachant à moitié la joue, adoptant machinalement la posture qu’elle affectionnait quand, à dix-sept, dix-neuf ou vingt-deux ans, elle se lançait dans d’interminables palabres avec Avram au téléphone et qu’ils mettaient à nu leur cœur. À l’époque, il en avait un, de cœur, intervient Ilan de très loin.
Il y a de la friture sur la ligne, interférences du temps et de la mémoire. Ora redessine les motifs du tapis du bout de l’index. On devrait chercher un jour pourquoi passer le doigt sur un tapis de laine suffit à ranimer les souvenirs et les regrets, médite-t-elle avec amertume. Soit dit en passant, il lui est impossible d’ôter son alliance, et elle n’y parviendra probablement jamais. Le métal est incrusté dans sa chair, refusant de s’en détacher. Dans le cas contraire, l’enlèverait-elle ? Ses lèvres s’affaissent. Où se trouve Ilan à présent ? En Équateur ? Au Pérou ? Déambulant avec Adam parmi les tortues des Galápagos, ignorant qu’une guerre se prépare ici ? Ni qu’elle a dû accompagner Ofer elle-même.
– Ora…, reprend Avram avec difficulté, comme s’il se hissait hors d’un puits. Je ne peux pas rester seul.
Elle saute sur ses pieds.
– As-tu envie que je… Attends… euh… qu’est-ce que tu veux au juste ?
– Je ne sais pas.
Prise de vertige, elle s’adosse contre le mur.
– Il n’y a personne qui pourrait te tenir compagnie ?
Il marque une pause.
– Non, pas en ce moment.
– Tu n’as pas d’ami, un collègue ? – Une femme ? ajoute-t-elle pour elle-même. À propos, la jeune fille avec qui il sortait, qu’était-elle devenue ?
– Je ne travaille plus depuis deux mois.
– Ah, comment ça ?
– Le restaurant est en travaux. Tout le monde est en congé.
– Le restaurant ? Et le pub alors ?
– Quel pub ?
– Là où tu étais employé…
– Ah, là ! Je suis parti depuis deux ans. Ils m’ont viré.
Elle-même s’est gardée de lui avouer ses propres échecs, tant professionnels que familiaux.
– Je n’ai plus d’énergie, tu vois. Mes forces m’ont trahi aujourd’hui, justement, ajoute-t-il.
– Écoute, commence-t-elle d’une voix pondérée, réfléchie. J’ai prévu de partir en excursion dans le Nord demain. Je pourrais faire un saut chez toi avant…
Elle entend sa respiration asthmatique, saccadée, mais curieusement il ne la rembarre pas. Elle appuie son front contre la vitre. La rue a l’air tout à fait normale. Pas de véhicules suspects. Les chiens des voisins n’aboient pas.
– Ora, je n’ai pas compris ce que tu viens de dire.
Elle s’écarte de la fenêtre.
– Laisse tomber, c’était une idée stupide.
– Tu veux venir ?
Elle nage en pleine confusion.
– Oui.
– C’est bien ce que tu as proposé, non ?
– J’imagine que oui.
– Quand ?
– C’est toi qui vois. Demain. Maintenant. Je préférerais tout de suite. Je ne te cache pas que j’ai un peu peur de rester seule moi aussi.
– Tu veux venir maintenant ?
– Je ne resterai pas longtemps. J’allais partir, de toute façon…
– Tu risques d’être déçue. C’est un trou ici.
Elle déglutit avec effort, le cœur battant.
– Je n’ai pas peur.
– Je vis dans un taudis, je te préviens.
– Ça m’est égal.
– On pourrait sortir se promener, si tu veux ?
– D’accord.
– Je t’attendrai en bas, et puis on ira faire un tour.
– Dans la rue ?
– Il y a un pub dans le coin.
– J’arrive. On avisera ensuite.
– Tu connais mon adresse ?
– Oui.
– Je n’ai rien à t’offrir. C’est le désert, chez moi.
– Je n’ai besoin de rien.
– Je suis seul depuis un mois environ.
– Ah bon ?
– L’épicerie est fermée, je crois.
Le téléphone à la main, elle déambule dans l’appartement, comme si elle se cognait aux murs. Il lui faut s’organiser, finir ses bagages, écrire des messages. Elle va partir. Elle va s’enfuir. Et elle va l’emmener avec elle.
– Je n’ai pas faim.
– On pourrait peut-être… Il y a une buvette pas loin.
– Avram, je suis incapable d’avaler quoi que ce soit. Je veux te voir, c’est tout.
– Moi ?
– Oui.
– Et après, tu rentreras chez toi ?
– Oui. Non. J’irai peut-être en Galilée.
– En Galilée ?
– On en parlera plus tard.
– Dans combien de temps ?
– Pour venir ou partir ?
Pas de réponse. Peut-être n’a-t-il pas compris sa petite plaisanterie.
– J’en ai pour une heure grosso modo, le temps de finir ce que j’ai à faire ici et d’arriver à Tel-Aviv, précise-t-elle.
Un taxi, se rappelle Ora, le cœur serré. Elle doit appeler un taxi. Et comment se rendra-t-elle en Galilée, d’ailleurs ? Elle ferme les yeux, reconnaissant les signes avant-coureurs d’une migraine. Ilan avait raison. Avec elle, un plan quinquennal dure cinq secondes au maximum.
– C’est un vrai trou, ici, je te dis, répète Avram.
– J’arrive.
Ora raccroche avant qu’il ne change d’avis et elle se démène comme une enragée dans l’appartement. Elle s’assoit pour écrire un message à Ofer, et se retrouve en train de griffonner debout, le dos courbé. Elle précise une fois de plus ce qu’elle-même a du mal à s’expliquer, lui demande de lui pardonner, lui réitère sa promesse de l’emmener en randonnée dès son retour, lui recommande de ne rien tenter pour la retrouver, elle reviendra dans un mois, il a sa parole. Elle glisse la feuille dans une enveloppe cachetée qu’elle pose en évidence sur la table, laisse à Bronya, la femme de ménage, une liste d’instructions rédigée dans des mots simples, en gros caractères. Elle part en vacances à l’improviste, lui indique-t-elle, elle la prie de réceptionner le courrier et de s’occuper d’Ofer au cas où il reviendrait en permission – faire la lessive, le repassage et la cuisine –, et elle lui laisse un chèque mensuel plus important que d’habitude. Après quoi, elle expédie plusieurs e-mails succincts, passe quelques coups de fil, essentiellement à ses amies à qui elle résume la situation sans déguiser la vérité, mais sans la révéler non plus totalement – elle omet de spécifier que son fils s’est volontairement réengagé le jour même –, et esquive avec brusquerie un feu roulant de questions. Elles sont bien sûr au courant de l’excursion prévue avec Ofer, qu’elles attendaient avec presque autant d’impatience qu’elle-même. Elles ont plus ou moins saisi que quelque chose cloche et qu’un autre projet, complètement loufoque, auquel Ora ne peut pas résister, s’est concrétisé à la dernière minute. Elles la trouvent bien bizarre, un peu étourdie, comme si elle avait absorbé une quelconque substance. Ora s’excuse de faire tant de mystères. « C’est encore un secret », confie-t-elle dans un sourire, laissant ses amies se perdre en conjectures, lesquelles amies s’empressent d’ailleurs de se téléphoner les unes les autres afin d’examiner la question sous toutes les coutures et tenter de deviner ce qui se passe. On avance des hypothèses croustillantes, on imagine quelque passion tumultueuse, probablement à l’étranger, et sans doute quelques-unes éprouvent-elles une pointe d’envie pour leur amie, qui se sent pousser des ailes.
Elle appelle le Type chez lui, en dépit de l’heure tardive et de l’interdiction formelle. Sans même lui demander s’il peut lui parler, sourde à ses grognements exaspérés, elle l’informe qu’elle part pour un mois et qu’ils aviseront à son retour. Là-dessus, elle raccroche en jubilant. Elle enregistre une nouvelle annonce sur le répondeur. « Bonjour, c’est Ora. Je serai absente probablement jusqu’à la fin avril. Inutile de me laisser un message, je ne pourrai pas y répondre. Merci et à bientôt. » Sa voix est étranglée, trop sérieuse, lui semble-t-il, pas du tout celle d’une femme à la veille d’un voyage exaltant et mystérieux. Elle modifie donc son message, adoptant le ton guilleret d’une skieuse ou d’une adepte du saut à l’élastique, espérant qu’Ilan l’écoutera quand il aura vent de la situation en Israël et cherchera à prendre des nouvelles d’Ofer – il sera vert de jalousie, stupéfait de constater qu’elle mène vraiment la belle vie. Et puis elle se dit qu’Ofer pourrait l’appeler lui aussi et que cette voix enjouée risquerait de le blesser. Du coup, elle enregistre un troisième message de la manière la plus neutre et formelle possible, mais son timbre dénué d’artifices, laissant toujours transparaître une pointe de surprise, la trahit. Tout en se blâmant de s’attarder à ces broutilles, elle appelle machinalement Sami.
Après avoir quitté Ofer au point de rassemblement, assise à côté du chauffeur dans le taxi, Ora s’était excusée de la bourde monumentale qu’elle avait commise en sollicitant ses services. Elle lui avait expliqué avec simplicité dans quel état d’esprit elle se trouvait quand elle lui avait téléphoné ce matin-là, comme le reste la journée au demeurant. Tandis qu’elle s’épanchait sans retenue, Sami conduisait en silence, évitant de tourner la tête dans sa direction. « J’aimerais pouvoir hurler de toutes mes forces pour avoir provoqué un tel drame entre nous », déclara-t-elle, un peu surprise de son silence. Sami pressa le bouton, côté passager, pour baisser la vitre. « Allez-y, ne vous gênez pas », répondit-il sans se départir de son calme. Un peu déconcertée, elle se pencha à la fenêtre et s’époumona jusqu’au vertige. Puis, se renversant au dossier de son siège, elle rit de soulagement, les yeux embués de larmes à cause du vent, la peau marbrée de rouge. « Vous ne voulez pas crier vous aussi ? » demanda-t-elle. Et lui : « Il ne vaut mieux pas, croyez-moi. »
Il passa le trajet du retour agrippé au volant, concentré sur la route, sans desserrer les dents. Elle décida de ne plus le harceler et, épuisée, elle s’assoupit jusqu’à la maison. Depuis, à force de repasser dans sa tête leur conversation – en admettant qu’on puisse la nommer ainsi, Sami ayant à peine ouvert la bouche –, elle avait conclu qu’elle avait bien fait. Son silence ne l’avait pas empêchée de se mettre à sa place après cet incident en refusant tout compromis. Dorénavant, elle lui vouerait une reconnaissance éternelle, lui avait-elle déclaré sans le regarder, après qu’il se fut garé devant son immeuble. Un Juste parmi les Nations, avait-elle songé, très émue. Il l’avait écoutée avec gravité en remuant les lèvres, on aurait dit qu’il répétait ses paroles. En gravissant l’escalier après son départ, elle avait eu le sentiment que, malgré ce qui s’était passé, en dépit de son singulier mutisme pendant tout le voyage, leur amitié s’en était peut-être trouvée renforcée, comme purifiée par une flamme plus authentique : l’épreuve de la réalité.
« Sauve mon âme », en anglais dans le texte. (Toutes les notes sont de la traductrice.)