Leur cible avait beau être simple, Elliot était méticuleux, et Deborah studieuse. Voilà pourquoi ils étaient en train d’examiner ensemble des croquis de la maison et des lieux. Des feuilles et des notes s’étalaient partout sur la table de la salle à manger d’Elliot. Et c’est justement le moment que choisit Lizzie pour faire irruption.
Ils ne l’avaient pas entendue arriver, car elle avait décliné la proposition du domestique de l’annoncer et s’était dirigée seule vers la salle à manger. Interdite, elle observa depuis le seuil cette étrangère aux cheveux de lin en grande conversation avec son frère. Il avait un air insouciant qu’elle ne lui avait pas vu depuis longtemps. Plusieurs années même, si elle se souvenait bien.
Ils étaient assis côte à côte, penchés sur le même document. Le bras d’Elliot frôlait celui de sa compagne. Celle-ci lisait quelque chose, l’air perplexe, si concentrée qu’elle ne semblait pas remarquer la manière dont Elliot la contemplait.
Lizzie était saisie d’étonnement. Un hoquet de surprise dut lui échapper, car Elliot leva les yeux et rassembla rapidement les documents éparpillés avant de se lever.
— Lizzie ! Je ne t’attendais pas !
— En effet, répondit sa sœur avec un air malicieux. J’interromps quelque chose ?
— Comme à ton habitude et tu le sais parfaitement, sans quoi tu aurais laissé mon majordome te conduire dans le salon pour m’attendre. Deborah, voici ma sœur, Mme Elizabeth Murray. Lizzie, je te présente lady Kinsail. La douairière.
— Comment allez-vous ? demanda Lizzie avec une révérence polie.
Une veuve. Et ce nom, Kinsail. Elle se rappelait vaguement un scandale lié à ce nom. Elle demanderait à Alex ce qu’il s’en rappelait. La femme n’était guère âgée. Vingt-six, vingt-sept ans ? Ce n’était pas une beauté à proprement parler, mais elle était… étonnante, séduisante d’une façon rare, exceptionnelle.
— J’ignorais que mon frère et vous vous connaissiez, reprit-elle, poussée par la curiosité. Il va si peu dans le monde ! Je suis surprise que vous vous soyez croisés.
— Enchantée de vous rencontrer, madame. J’aurais deviné sans peine que vous êtes la sœur d’Elliot — je veux dire, de M. Marchmont. Vous vous ressemblez beaucoup.
Deborah détailla la robe d’après-midi de Lizzie avec une pointe d’envie : rouge cerise, avec un large galon garni de perles noires, un corsage court en velours aux manches ajustées avec la même finition de perles. Une tenue très élégante. Et sa propriétaire était une fine observatrice. Elle devait faire attention à ne pas trahir son… intimité avec Elliot.
— Elliot et moi nous sommes rencontrés par l’intermédiaire du cousin de mon défunt mari, expliqua-t-elle sans se démonter. Lord Kinsail, qui porte le titre aujourd’hui, a fourni son assistance pour une question concernant l’armée.
Elle lança un regard de connivence à Elliot par-dessus son épaule alors qu’il les conduisait dans le salon. Et le regretta aussitôt quand elle s’aperçut qu’il avait été intercepté par Lizzie. De toute évidence, elle était aussi vive d’esprit que son frère.
— Je vois.
— J’en doute, rétorqua sèchement Elliot. J’imagine que tu voudras du thé ? Je vais en faire préparer.
— Parfait, dit Lizzie en se laissant aller sur le sofa.
Puis elle tapota le coussin à côté d’elle, ne laissant à Deborah d’autre choix que de s’installer à côté d’elle.
— Je ne sais si Elliot vous l’a dit, reprit-elle avec entrain, mais j’attends un enfant et cela m’inflige d’horribles tourments. Mes chevilles sont toutes gonflées. Avez-vous des enfants, lady Kinsail ?
— Non. Je… non.
— Je suis désolée. Je ne voulais pas me montrer indiscrète.
— Cela ne fait rien. Appelez-moi Deborah, je vous en prie.
— Mon Dieu, j’espère que je ne vais pas devenir l’une de ces rabat-joie qui ne savent parler que de bébés !
Lizzie se débarrassa de son bonnet avec l’insouciance des femmes qui en ont plusieurs, contrairement à Deborah qui traitait le seul en sa possession comme la prunelle de ses yeux.
— Ils ne m’intéressaient pas le moins du monde jusqu’à aujourd’hui, et voilà que je m’aperçois que pas grand-chose d’autre n’a d’intérêt pour moi. C’est aussi bien que je parte en Ecosse le mois prochain. Sans cela, la petite réputation que je dois à mon esprit caustique sera inévitablement écornée. Dites-moi, Deborah, qu’est-ce que mon frère et vous étiez si pressés de me cacher ?
— Votre esprit n’a pas encore dit son dernier mot, rétorqua Deborah avec un sourire. Pourquoi ne posez-vous pas la question à Elliot ?
— Parce qu’il me dira de me mêler de mes affaires, mais pas aussi poliment que vous. Depuis combien de temps le connaissez-vous ?
— Pas très longtemps.
— Il est resté très discret sur vous.
— Peut-être parce qu’il n’y a rien à dire.
Lizzie se mit à glousser.
— Très bien ! Faites à votre idée ! Je n’aurais pas non plus supporté la moindre ingérence quand on me courtisait.
— Madame Murray…
— Lizzie.
— Lizzie… Nous ne sommes pas… il n’y a rien de la sorte entre nous. Nous sommes simplement liés pour affaires.
— Vraiment ? Vous en êtes convaincue ? Non, vous rougissez. Laissez-moi vous dire que ce sont d’excellentes nouvelles, car je vais pouvoir me retirer dans les terres sauvages de l’Ecosse sans me faire de souci pour mon frère.
— Vous ne devez pas croire que…
— Ne vous inquiétez pas ! Je serai muette comme une tombe, interrompit Lizzie d’un ton insouciant. De toute façon, au grand jamais je ne me permettrais de jouer les entremetteuses pour Elliot, ajouta-t-elle hypocritement.
— Je doute que votre frère ait besoin de quiconque pour s’entourer de compagnie féminine, rétorqua Deborah.
— Ah, ah ! Et qui est curieuse, maintenant ? Vous avez de la chance, je ne serai pas aussi secrète que vous. Pour autant que je sache, il n’y a eu personne depuis son retour en Angleterre. Cela répond-il à votre question ?
— Quelle question ? demanda Elliot, en plaçant une table d’appoint devant sa sœur avant d’y déposer le plateau du thé.
— Deborah m’interrogeait sur l’Ecosse, mentit-elle avec aplomb.
Deborah émit un petit hoquet qui pouvait à la rigueur passer pour un éternuement réprimé et non pour un rire. Elliot eut l’air sceptique, mais il choisit apparemment de ne pas creuser le mystère.
Résigné, Elliot regarda Lizzie mener une conversation de bon aloi, alimentée d’anecdotes et de potins. Soit Deborah ne se rendait pas compte des hameçons qu’on lui tendait, soit elle était trop prudente pour y mordre, car elle n’exprimait rien d’autre qu’un intérêt poli pour les noms que lançait Lizzie, sans en relever un seul de l’impressionnante liste de ses connaissances.
A vrai dire, Elliot commençait à s’amuser de la déconvenue de sa sœur. Lizzie était de plus en plus déconfite, car elle se donnait beaucoup de mal pour arracher des informations à Deborah. Il faillit applaudir lorsque Deborah déclina son invitation à lui rendre visite.
— Je n’oserais pas m’imposer, alors que vous allez être si occupée avec vos préparatifs, déclara-t-elle poliment, tout en prenant congé de la même manière.
Avec grâce, elle était parvenue à s’échapper du filet tendu par Lizzie. C’était suffisamment rare pour qu’Elliot s’en réjouisse.
Enfin, il se retrouva seul avec elle dans le corridor.
— Ne prenez pas ma sœur en grippe, je vous en prie. Elle ne voulait pas se mêler de ce qui ne la regarde pas.
— Bien sûr que si, répliqua Deborah, franchement amusée. Seulement, elle ne le fait que parce qu’elle se soucie de vous, alors comment pourrais-je me vexer ? Au contraire, elle m’a beaucoup plu.
— C’est bien ce que je pensais, dit Elliot avec satisfaction. Alors, à demain soir ? Si vous êtes toujours sûre ?
En dépit de l’envie qu’il en avait, il s’abstint de réitérer l’invitation de Lizzie à poursuivre leurs relations. Il connaissait assez Deborah désormais pour savoir que cela ne servirait à rien.
— Vous le savez très bien ! s’exclama Deborah, les yeux brillants d’excitation. A demain, Elliot !
Elle le surprit en se mettant sur la pointe des pieds pour l’embrasser sur la joue. Ce bref contact était terminé avant qu’il ne puisse réagir. Elle était déjà partie, survolant les marches de son escalier, avec sa robe passée et son châle démodé. Il la regarda traverser la place. D’après l’angle de son bonnet, il en déduisit qu’elle avait le menton relevé, avec cette expression revêche destinée à repousser les étrangers. Malgré son maintien rigide et sa hâte, elle avait une démarche séduisante, étonnamment féminine.
Elliot rit tout seul. Deborah aurait dit que ses longues jambes étaient très efficaces pour aller vite. Décidément, il aimait de plus en plus son pragmatisme adorable.
— Elle me plaît, affirma Lizzie en le rejoignant en haut des marches.
Elle avait coiffé son chapeau et enfilait ses gants tout en faisant signe à son cocher qui avait promené les chevaux sur la place en l’attendant.
— Elle est tout à fait hors du commun, ajouta-t-elle.
— Oui.
— Et triste, aussi. Il y a eu des rumeurs à propos de son mari, tu sais.
— De quel genre ?
— Je ne m’en souviens pas précisément. Veux-tu que je fasse des recherches ?
— Non. Elle me le dira, si elle veut que je le sache.
— Ça ne te ressemble pas d’être aussi patient…
— En effet.
Sa sœur le regarda de côté, sans rien ajouter heureusement.
De nouveau seul, Elliot passa en revue les plans étudiés avec Deborah. Cette dernière semaine avait filé comme l’éclair. Ils avaient passé des heures ensemble, à comploter et organiser leur cambriolage. Elle était plus détendue avec lui désormais, mais il ne se faisait pas d’illusions. Toute digression d’ordre personnel la crispait.
Deborah était dotée d’un esprit caustique, d’une vive intelligence, d’une aptitude à cerner les détails et d’un don pour les chiffres : voilà ce qu’il savait d’elle. Elle avait commencé à écrire des histoires étant enfant. Elle lui en avait raconté certaines par un après-midi pluvieux, en se moquant d’elle-même.
Il s’était retenu de lui demander ce qui l’avait fait changer de manière aussi radicale. Quel événement avait transformé la jeune fille épanouie et débordante d’énergie en jeune femme austère et maladivement secrète ? Malheureusement, elle avait dû lire le questionnement dans ses yeux et s’était refermée aussitôt, refusant d’en dire plus.
Elliot commença à déchirer les plans méthodiquement puis les mit au feu. Il regarda le papier se consumer lentement. L’écriture de Deborah était épouvantable, presque illisible. « Comme si votre plume n’arrivait pas à suivre vos pensées », l’avait-il taquinée quand il l’avait vue à l’œuvre la première fois, ce qui l’avait amusée. D’ailleurs, elle ne l’avait pas contredit.
« Je suis parfois étonnée que M. Freyworth puisse me lire », avait-elle avoué. Une de ses rares révélations, qu’Elliot n’avait pas manqué de relever et de tirer à son avantage. Cela n’avait pas été très compliqué ensuite de retrouver son éditeur avec cette information. A peine plus de découvrir son nom de plume. C’était l’un des avantages de son passé militaire : il avait ses sources. Il en avait toujours.
— Dieu sait pourtant que j’aimerais ne pas en avoir besoin ! murmura-t-il en jetant le dernier morceau de papier dans les flammes.
Pourquoi fallait-il qu’elle soit si dissimulatrice ? Pourquoi ne pouvait-elle pas lui faire confiance ? Pourquoi n’admettrait-elle pas, une fois seulement, qu’elle avait envie de l’embrasser ?
Bon sang ! Il savait qu’elle en mourait d’envie. Il le sentait. L’attirance crépitait en permanence entre eux, le rendant fou de frustration. A aucun prix, il ne céderait avant elle ! Certainement pas ! Un homme avait sa fierté. Quoiqu’il ait été tenté à plusieurs reprises de jeter cette satanée fierté au feu, tout comme ses plans.
En fait, il la désirait plus qu’il n’avait jamais désiré aucune autre femme. Sans doute parce qu’elle était tellement têtue.
Il calma l’ardeur du feu nourri par les papiers avec le tisonnier. Il n’y avait pas que cela, bien sûr, seulement il n’était pas prêt à admettre plus. Et puis, pour le moment, il fallait qu’il se concentre sur les choses importantes. Son prochain cambriolage, par exemple.
Et après cela ?
Elliot plaça un pare-feu devant la cheminée. Il y penserait quand ça arriverait.
* * *
Il y avait encore une quinzaine de kilomètres jusqu’à Richmond. Deborah concentrait toute son attention sur le simple plaisir de la chevauchée. C’était l’un des bonheurs qui lui manquaient le plus à Londres. Et le seul privilège qui lui était accordé quand elle se rendait à Kinsail Manor. Avoir les écuries à sa disposition rendait ses visites à Kinsail Manor plus supportables.
Dans l’obscurité, Elliot et elle voyageaient à travers la campagne en évitant les routes quand c’était possible, afin de ne pas être remarqués.
Ce soir, le sentiment de liberté que lui procurait son déguisement et leur mission illicite ajoutaient le frisson de l’interdit à l’émoi que suscitait en elle l’homme qui chevauchait à son côté. Protégée par les ténèbres, elle devait bien admettre que la seule présence d’Elliot était excitante. Son sang pulsait et pétillait dans ses veines. Son cœur battait au rythme du martèlement des sabots de son cheval.
Deborah se sentait pleinement vivante, prête à toutes les audaces.
A ses côtés, Elliot oscillait entre exaltation et anxiété. Il était aussi certain que possible qu’il n’y avait aucune faille dans leur plan. Une effraction simple, un coffre-fort à l’ancienne, même le quartier des domestiques était situé dans des soupentes éloignées. Le propriétaire avait été obligé de se retirer du service du gouvernement parce que, même muni d’un cornet acoustique, il n’entendait que de vagues murmures autour de lui alors qu’il était en plein vacarme. A vrai dire, la mission était si simple qu’en d’autres circonstances il l’aurait dédaignée.
Alors qu’ils contournaient un champ bordé d’une haie d’aubépine, le cheval de Deborah fit un écart lorsqu’un petit animal traversa leur chemin. Elle empêcha aisément sa monture de renâcler, et Elliot se retint juste à temps de la prendre par la bride. Elle n’avait nul besoin de son assistance, c’était une cavalière émérite. Quand il l’avait aidée à monter en selle, il avait vu le plaisir de l’anticipation illuminer son visage. Il avait senti en elle cette nervosité qu’il connaissait si bien.
Etrangement, en réaction à son enthousiasme, il était devenu un vrai paquet de nerfs. D’ordinaire, il n’envisageait pas l’échec. Ce soir, il regrettait de prendre ce risque, d’engager la sécurité de la femme à ses côtés, alors qu’elle n’y pensait pas le moins du monde.
Le champ débouchait sur un chemin étroit. Détrempé et boueux après les pluies récentes, il étouffait le bruit de leurs sabots.
— Nous arriverons à l’entrée principale dans cinq minutes, dit Elliot tout bas. Vous vous souvenez de tout ?
Il aperçut dans l’ombre l’éclat du sourire de Deborah. Lentement, avec méthode, elle récita le plan.
Juste avant d’arriver à la maison des gardiens à l’entrée du domaine, ils descendirent de leurs montures et les dissimulèrent à l’abri d’une rangée de peupliers.
— J’imagine qu’il est inutile de vous suggérer d’attendre ici ? lui demanda-t-il.
Deborah haussa les épaules en ôtant son manteau. Elle ne répondrait pas à cette provocation.
Elle avait hâte. En même temps, son cœur commençait à battre trop fort. Son excitation se teintait d’un soupçon de peur. Elle avait oublié que cela s’était déjà produit la première fois. D’un geste résolu, elle lança son manteau en travers de sa selle.
— Je pense que vous connaissez déjà la réponse.
Il lui prit la main. Comme lui, elle avait ôté ses gants. Ses doigts tremblaient entre les siens.
— Deborah, vous devez me promettre, si nous sommes surpris…
— … je dois courir aussi vite que possible sans vous attendre, récita-t-elle. Je vous l’ai déjà promis. Une bonne dizaine de fois. Qu’est-ce qui ne va pas ? L’infaillible Paon n’est quand même pas nerveux ? Vous avez dit vous-même que ce serait un jeu d’enfant.
— Je sais ce que j’ai dit. Seulement, s’il vous arrive quoi que ce soit…
Ses mains se resserrèrent autour des siennes, témoins muets de son émotion.
— Il ne m’arrivera rien.
Sans réfléchir elle se haussa sur la pointe des pieds et l’embrassa sur la joue. Il avait la peau fraîche, et il sentait le grand air. Avertie par sa respiration soudain saccadée, elle comprit que ses lèvres s’étaient attardées une fraction de seconde de trop, et que son corps était bien trop proche du sien. La puissance dégagée par la sombre silhouette d’Elliot la frappa soudain, avec la brièveté et l’intensité d’une étoile filante.
Elle recula. Le craquement d’une branche sous sa bottine la fit sursauter et elle prit conscience que la peur commençait à prendre le dessus. Elle inspira profondément, ramena une mèche derrière son oreille nerveusement. De toutes ses forces, elle se concentra pour recouvrer son calme.
Du coin de l’œil, elle observa Elliot. Il consultait sa montre de gousset. Deborah enfonça son chapeau sur sa tête. Il avait l’air lointain, fermé, intimidant. Déterminé. Sa peur reflua.
— Si les choses se déroulent comme prévu, nous devrions être de retour dans moins d’une heure, dit-il.
— Exactement, renchérit Deborah en rassemblant son courage comme si elle resserrait ses jupons autour d’elle. Arrêtez de vous inquiéter.
Ils se dirigèrent en catimini vers la silhouette de la vaste demeure plongée dans l’ombre qui se dressait devant eux.
Malédiction ! Il n’avait pas tenu compte du chien !
Comment avait-il pu passer à côté d’une telle complication ? Encore que cette créature monstrueuse méritât difficilement le nom de chien. Cela ressemblait plus à un tapis velu sur pattes. En fait, sans l’étrange jappement aigu sortant d’une truffe cachée dans les tréfonds d’un pelage indéfinissable, il aurait été impossible de discerner la tête de la queue.
La bête leur fondit dessus en jaillissant de sa corbeille, installée près de la cheminée de la bibliothèque, pièce où se trouvait justement le coffre-fort. Elliot jura et plongea sur elle, puis jura de nouveau quand une paire d’incisives acérées se plantèrent dans le gras de son pouce.
Par chance, Deborah réussit à maîtriser le cabot déchaîné, étouffant ses jappements de son chapeau tout en le serrant très fort contre elle, en murmurant des borborygmes qui, à la surprise d’Elliot, eurent un effet apaisant.
Une minute, deux minutes… puis trois. Il les compta avec anxiété pendant qu’ils attendaient derrière les doubles-rideaux. Après cinq minutes ils sortirent de leur abri. Le cœur d’Elliot battait la chamade. Il laissa tomber un crochet.
Le léger bruit du métal sur le parquet incita Deborah à regarder la porte par laquelle ils étaient entrés. Elle tenait toujours dans ses bras le chien, devenu doux comme un agneau.
Elliot se précipita vers le coffre. La serrure céda avec un léger clic. Contrairement à ses habitudes, il parcourut en toute hâte le contenu, pour y découvrir la jolie boîte de bois laqué qu’ils étaient venus chercher. Après un bref coup d’œil dedans pour vérifier que rien ne manquait, il la glissa dans sa poche.
Bientôt, ils se retrouvèrent dans le long corridor. A la lueur d’une chandelle restée allumée, il aperçut le visage de Deborah, qui se retenait visiblement d’éclater de rire. Ils arrivèrent aux cuisines du rez-de-chaussée hors d’haleine. Le chien s’était à moitié extirpé du chapeau et tentait avec énergie de se libérer en gémissant et en jappant.
— Je ne pourrai plus le retenir très longtemps, avertit Deborah quand ils atteignirent la fenêtre de la cave. Je suis désolée, Elliot, c’est plus un fauve qu’un chien, ajouta-t-elle, secouée de hoquets de rire étouffés. Qu’allons-nous faire ? Le kidnapper ? Je doute qu’une personne saine d’esprit veuille payer une rançon pour récupérer cette chose.
— Nous allons l’emmener avec nous sur une partie du trajet, puis nous le relâcherons. Il retrouvera son chemin, ne vous inquiétez pas. Lancez-le-moi quand je serai dehors.
Elliot passa par la fenêtre, sauta au sol et tendit les mains. Soudain muet de surprise, le chien atterrit dans ses bras et le mordit aussitôt. Elliot étouffa un juron. Deux longues jambes se profilaient dans l’ombre du mur, qu’il essaya de ne pas regarder, et Deborah fut à ses côtés.
— Courez ! ordonna-t-il en lui prenant la main.
Ils partirent à toute allure dans l’obscurité.
Juste avant qu’ils n’atteignent la grille, le chien s’échappa et détala dans la direction opposée, aboyant assez fort pour réveiller les morts.
Deborah faiblissait, mais Elliot l’entraînait sans états d’âme. Enfin, il la propulsa sur sa selle, avant même qu’elle ait pu remettre son manteau. Elle était déjà partie au galop au moment où il rassemblait ses rênes, et ils s’enfuirent sans se soucier des ornières.
A mi-chemin de la ville, Elliot estima enfin qu’il n’y avait aucun risque à ralentir. De toute façon, ils pouvaient difficilement continuer à ce rythme d’enfer. Des nuages de vapeur s’élevaient des flancs des chevaux en nage. Deborah était à bout de souffle, et lui-même haletait. Ils avaient tous besoin d’un peu de répit. Il se dirigea vers un petit hangar à bateaux qu’il venait de repérer au bord du fleuve.
— Nous allons laisser les chevaux se reposer ici.
Deborah quitta sa monture en souplesse.
— On aurait cru que les chiens de l’enfer étaient après nous, dit-elle en riant, tout en essayant de reprendre son souffle.
Dans sa course, elle avait perdu son chapeau, et ses cheveux cascadaient dans son dos, tel un rayon de lune sur la laine foncée de son manteau.
— Je ne qualifierais pas cette saleté de créature de chien de l’enfer, mais elle était démoniaque, c’est certain ! répliqua Elliot en contemplant les morsures sur sa main.
— Donc le Paon n’est pas infaillible, finalement.
Elle avait pris un ton moqueur. Elle souriait, transformée, totalement différente de la jeune femme sévère qu’elle se forçait à jouer au quotidien.
— Touché, dit-il en plaquant sa main sur sa poitrine dans un geste théâtral. Hélas, je ne suis qu’un paon aux pieds d’argile.
— Je crois que nous avons tous deux des pieds d’argile, pour l’heure, constata Deborah avec humour, en inspectant ses bottines maculées de boue.
Elle frissonna sous la brise nocturne et enfila son manteau, toujours posé sur l’encolure de son cheval.
— Nous pouvons attendre dans cet abri jusqu’à ce que les chevaux récupèrent, indiqua Elliot.
Il ouvrit la porte du hangar. A l’intérieur, une odeur de cordages huilés, de voiles mises à sécher et de bois humide les assaillit.
Il alluma la lanterne qu’il gardait toujours accrochée à sa selle. La flamme produisit une lueur douce dans le petit bâtiment. On entendait l’eau qui léchait les piliers à travers le plancher disjoint. Le bateau qui y était entreposé, une sorte de barque décorative, occupait la majeure partie de l’espace. Il monta dedans et lui tendit la main pour qu’elle le rejoigne. Deborah enjamba le rebord et s’assit à côté de lui sur la banquette tapissée ménagée à la poupe.
De nouveau, ce fut là : une tension vibrait dans l’air autour d’eux, celle des baisers qu’ils n’avaient pas échangés, du désir qu’ils avaient ignoré. La peau de Deborah la picotait délicieusement.
Tout semblait exacerbé. L’odeur du hangar, le clapotis de l’eau, sa respiration, les battements de son cœur. Elle dut faire un effort physique pour ne pas se serrer contre Elliot, pour ne pas le toucher.
— Puis-je voir votre butin ? demanda-t-elle d’une voix sourde qui sonna étrangement à ses propres oreilles.
La boîte qu’il posa sur ses genoux était petite, pareille à une boîte de cigares, mais laquée, avec des ornements dorés.
— D’inspiration japonaise, précisa Elliot.
Il avait le plus grand mal à conserver son contrôle. Le pantalon de Deborah lui moulait les cuisses. Son genou était tout proche du sien. Il se concentra sur la boîte et la déverrouilla à l’aide de son crochet le plus fin, essayant en vain de ne pas se laisser troubler par sa présence enivrante. Il n’avait pas prévu cela. Pour être honnête, il avait même essayé de ne pas penser à ce qui se passerait… après.
Seulement voilà, il y était, et c’était la même chose, pire, même, que la première fois. Imaginait-il qu’elle le ressentait aussi, simplement parce qu’il le désirait ?
La boîte s’ouvrit. Les cheveux de Deborah effleurèrent son épaule quand elle se pencha pour mieux voir, et leurs souffles se mêlèrent. Il n’y avait pas à se méprendre. Ils étaient tous deux sensibles à la magie qui crépitait de nouveau autour d’eux. Même s’ils feignirent aussitôt de se concentrer sur le contenu de la boîte.
Mais comment ignorer la puissance du désir à l’état pur ?
— Est-ce ce que nous attendions ? demanda Deborah. Vous aviez dit des figurines miniatures, en ivoire, avec des pierres précieuses.
— C’est ce que l’on m’a dit.
— Vos fameuses sources, murmura-t-elle avec un sourire furtif. Puis-je voir ?
La boîte était tapissée de velours. Elliot retira le morceau de tissu qui recouvrait le contenu. Dix figurines y reposaient, par paires, disposées en deux rangées de cinq.
Sourcils froncés, Deborah prit une paire et la fit tourner dans la paume de sa main. Un diamant accrocha un éclat de lumière. Ce fut seulement à cet instant qu’Elliot s’aperçut de ce qu’ils avaient volé. Les yeux de Deborah s’écarquillèrent quand elle examina les figurines gravées avec art. Une femme, nue, chevauchait un homme, également nu.
— Ça alors ! s’écria-t-elle.
— On m’avait dit que c’étaient des idoles, expliqua Elliot, fasciné par la façon dont les doigts de Deborah caressaient l’ivoire, suivant le contour des figures, en s’efforçant de ne pas imaginer ces mêmes doigts qui le toucheraient avec la même intimité.
— Celle-ci a dû être cassée. Regardez, la femme ne tient pas très bien.
Elle la souleva doucement, et les personnages se séparèrent.
— Oh !
La figurine masculine resta posée sur la paume de sa main, en parfait état et extrêmement réaliste. Elle suivit du doigt le sexe érigé d’une dimension exagérée qui avait lié le couple, et frissonna. L’expression de la figurine n’était pas lascive, plutôt extatique. Celle de la femme aussi.
Deborah ramassa la figure féminine qui avait glissé sur le coussin de la banquette et réunit de nouveau le couple avec une lenteur involontairement sensuelle. Elle ne voulait pas regarder Elliot en faisant cela, mais ne put s’en empêcher. Et son ventre se contracta délicieusement quand elle vit l’intensité de son expression, et ses yeux brillants qui la dévoraient.
— Sont-elles toutes ainsi ?
— Des variations autour du même thème, confirma Elliot d’une voix caressante qui lui arracha des frissons.
— Laissez-moi voir.
Il lui tendit le coffret. Elle effleura les figurines qui formaient une orgie de couples, toutes aussi réalistes que les premières. Elle en prit une, puis une autre et les examina dans sa paume, les séparant puis les emboîtant, fascinée.
Elliot, pour sa part, était bien plus fasciné par les expressions diverses qui traversaient le visage de la jeune femme… Et puis, cette série était plutôt sage comparée à certaines autres qu’il avait eu l’occasion de voir. La plupart des positions représentées étaient parfaitement classiques.
L’excitation de Deborah, en revanche, était un spectacle exceptionnel, dont il ne serait jamais lassé. Captivée, elle semblait découvrir chaque variation. Comme il aurait voulu qu’elle le regarde ainsi ! Et qu’elle le touche, lui, au lieu de caresser ces maudites idoles en ivoire. Le jeu de ses mains délicates sur les figurines érotiques avait enflammé son imagination. Il rêvait de se glisser en elle, certain qu’ils s’accorderaient encore plus parfaitement que ces idoles japonaises.
En replaçant une femme sur son amant, Deborah ne put retenir un frisson. Aucun des ébats de Bella Donna n’avait cette qualité sensuelle. Le plaisir de Bella était de dominer, de subjuguer, de contrôler. Alors que ces figurines semblaient nager dans la félicité, partageant un plaisir égal.
— Vous croyez que… qu’elles sont toutes possibles ? Je veux dire, ces positions, demanda-t-elle, perplexe.
Elliot demeura un instant muet, stupéfié par sa candeur.
— Bien sûr ! Valent-elles la peine qu’on fasse autant de gymnastique pour les exécuter, c’est une autre question.
Deborah le fixa, les yeux écarquillés. Elle semblait plus intriguée que choquée. Se rendait-elle compte de la tentation que provoquait son intérêt ?
— Cette collection est un cadeau de mariage, expliqua Elliot.
— J’aurais bien voulu recevoir ce genre de cadeau, avoua-t-elle, mutine. Avez-vous essayé… oh, mon Dieu, ne répondez pas ! Comment ai-je pu dire une chose pareille ?
— Oui. Toutes.
Elliot remit le couple qu’elle tenait dans la boîte, sans essayer de dissimuler son sourire sardonique.
— Et avant que vous le demandiez, non, elles ne m’ont pas toutes plu, précisa-t-il.
— Oh !
— Mais j’aimerais bien les essayer de nouveau, lui susurra-t-il à l’oreille après l’avoir attirée contre lui. Juste pour satisfaire votre curiosité, voyez-vous.
N’y tenant plus, il lui mordilla le lobe de l’oreille puis l’embrassa le long du cou jusqu’à l’ouverture du col de sa chemise.
Le cœur de Deborah battait sauvagement, partagé entre l’excitation et la peur. Elle s’était déjà introduite dans une maison en pleine nuit. Elle avait participé à un cambriolage, et avait même réussi à neutraliser un chien hystérique. Et elle se retrouvait dans un hangar à bateaux, au milieu de nulle part, avec un homme sur lequel elle fantasmait depuis la nuit où, surgissant de l’ombre, il était tombé sur elle. Alors, en était-elle capable ? Pourrait-elle se laisser aller à la tentation ?
— Deborah ?
— Embrassez-moi, Elliot ! dit-elle avant de se jeter à son cou.
Il la serra contre lui et obéit. Ses lèvres l’effleuraient, à la façon d’une plume, lui donnant la chair de poule. Il resserra son étreinte et elle soupira, déjà emportée par le feu de la passion. Hardiment, elle laissa le bout de sa langue toucher la sienne. Elle absorba sa chaleur, son odeur, sa virilité rassurante.
Il se laissa aller en arrière sur la banquette et l’entraîna dans son mouvement. Elle était désormais sur lui, les seins pressés contre sa poitrine, son érection tendue contre son ventre.
Son baiser s’intensifia. Elle se pressa contre son corps musclé pour le lui rendre, savourant ses mains qui lui enserraient la taille, ses lèvres soudées aux siennes. Comme elle aimait se sentir femme grâce à lui !
Elliot la positionna à califourchon sur lui.
— Je veux vous voir, dit-il d’une voix rauque en lui caressant les bras, avant de tirer sur les manches de sa veste pour l’en débarrasser. Vos courbes. Votre peau. Si ravissante… je veux tout voir de vous.
La veste passa par-dessus bord. Celle d’Elliot suivit aussitôt. Ses yeux la dévoraient tandis qu’il tirait sa chemise de son pantalon, puis défaisait les boutons avec habileté. Il la fit passer par-dessus sa tête, ses yeux étincelants à la lueur de la lanterne, quand elle révéla sa nudité.
Le regard de cet homme magnifique posé sur elle l’excitait incroyablement. Il se repaissait de sa vision, l’air affamé, insatiable. Cela lui conférait soudain un pouvoir inimaginable, et balaya chez elle toute trace de gêne. Bella Donna devait éprouver cela. Quelle sensation grisante ! Jamais elle ne s’en lasserait.
— La réalité dépasse parfois la fiction, souffla-t-il en posant les mains sur ses seins et le creux de sa taille. C’est tellement mieux que dans mes rêves, ajouta-t-il avec un sourire sensuel qui fit couler de la lave dans les veines de Deborah.
Il referma sa bouche sur la pointe de son sein, lui arrachant un gémissement de volupté lorsque sa langue en caressa l’extrémité. Une vague de chaleur lui brûla le ventre et accentua délicieusement la tension qu’elle sentait au creux de ses reins.
Elliot gémit tandis qu’elle se tordait au-dessus de lui, alors qu’il mordillait sa poitrine. Il la maintint avec fermeté, poursuivant son assaut sans relâche, jusqu’à ce qu’elle soit éperdue de désir.
Les yeux chavirés, Deborah tira sur la chemise d’Elliot, sans résultat, car ses doigts impatients étaient maladroits. Elliot la fit passer par-dessus sa tête et la jeta à côté de lui. Enfin, elle put toucher sa peau chaude, soyeuse, la toison rugueuse de sa poitrine qui s’affinait en une ligne sensuelle sur son ventre. Prise de frénésie, elle mordit son épaule, et dessina un chemin de baisers sur son torse athlétique. Ses muscles jouaient sous sa peau au rythme de sa respiration, qui s’accélérait sous ses caresses.
Elliot gardait les yeux braqués sur elle, et son expression farouche, dominatrice, l’excitait au plus haut point.
— Je vous veux, maintenant. Tout de suite.
Cet ordre était à demi une supplique. Deborah comprenait sans peine la fièvre et la hâte d’Elliot. Elle aussi, elle le désirait, avec une force douloureuse et inconnue. Emportée par l’ivresse de la passion, elle se sentait comme hors d’elle-même. Elle n’était plus que sensation, fièvre, désir…
— Oui, murmura-t-elle, oui.
Alors, il la reprit contre elle, l’embrassa sauvagement puis la fit rouler sous lui. Il la dévora de baisers, de caresses, tantôt lents, tantôt rudes et fiévreux, jusqu’à ce qu’elle ne puisse plus supporter la tension qui lui brûlait les reins.
Quand il déboutonna le pantalon de la jeune femme pour y glisser une main impatiente mais ferme, Deborah se cambra en poussant un cri d’extase. La respiration saccadée, Elliot caressa la chair douce entre ses cuisses, effleurant délicatement sa féminité, au grand dépit de Deborah qui gémit de nouveau et planta ses ongles dans son dos en se cambrant vers lui.
Elle voulait plus. Elle n’en pouvait plus. Elle était au bord du gouffre. Elle était tendue, crispée, contractée. Il devait faire cesser ce supplice.
Enfin, avec une lenteur torturante, il glissa un doigt dans la fente moite et brûlante de sa féminité, et Deborah frissonna violemment sous l’assaut du plaisir. Elle sentait que son corps cédait à ses caresses insistantes, à la douceur de sa bouche, de ses doigts, à son odeur et au poids de son corps sur elle. Il se déplaça légèrement, releva la tête de sa poitrine et étouffa son cri de protestation instinctif avec un baiser profond, tandis que ses doigts plongeaient dans la chaleur humide de son intimité.
Seigneur ! Le plaisir était presque insoutenable. Elle se savait au bord de la jouissance, puisqu’elle avait appris à prendre son plaisir en solitaire, mais il n’y avait rien de comparable avec la violence et l’intensité des émotions qui s’emparaient d’elle en cet instant. Elle ne cherchait pas seulement un soulagement, cette fois, c’était différent, plus complexe.
La lente ascension vers le plaisir qu’Elliot lui imposait était si délicieuse qu’elle n’avait pas envie d’arriver à l’apothéose, tout en ayant l’impression qu’elle allait défaillir si la jouissance ne la soulageait pas. Non, pas encore.
A demi inconsciente, elle tenta de retenir l’envol du plaisir. Pas tout de suite ! Mais la langue et les doigts d’Elliot continuaient à la caresser. Elle commença à perdre pied.
— Laissez-vous aller, lui murmura-t-il à l’oreille d’une voix grondante, méconnaissable.
Il intensifia ses gestes jusqu’à ce qu’elle se laisse aller en gémissant contre son épaule, le corps saisi de tremblements irrépressibles sous la force de l’extase.
Lorsque enfin les vagues de volupté refluèrent, la laissant comblée et bouleversée, Deborah resta cramponnée à Elliot. De toute façon, l’eût-elle voulu qu’elle n’aurait pu s’éloigner, car il la maintint serrée contre lui.
* * *
Cet abandon, l’extase… exactement comme il l’avait imaginé, elle était divine ainsi abandonnée à la jouissance.
Il lui embrassa les cheveux. Elle garda la tête appuyée contre sa poitrine. Puis elle fit courir ses lèvres sur sa peau, glissa habilement la main pour le caresser à travers son pantalon. Son audace et le contact de ses doigts frais sur sa virilité brûlante l’obligèrent à serrer les dents sous la violence de sa réaction. Maladroitement, elle essaya de défaire les boutons de sa braguette. Il l’aida aussitôt à se débarrasser de son pantalon et s’agenouilla dans la barque.
Deborah se redressa, fascinée. Le sexe d’Elliot était… impressionnant. Et si dur ! Son expérience matrimoniale ne l’avait pas préparée à une telle vision. L’érection d’Elliot se dressait fièrement sous ses yeux. Elle mourait d’envie de le toucher, mais elle avait peur.
Quand elle avait touché Jeremy…
Non, elle ne voulait pas gâcher ces instants de félicité avec des souvenirs malheureux et humiliants. Elle tenta désespérément de les réprimer, hélas, ils se faisaient de plus en plus présents. Allons, Elliot était différent, il la désirait, au contraire de Jeremy. Pourtant, elle n’arrivait pas à décider sa main à s’approcher. La violence de son désir, de son envie de le toucher rendait l’échec d’autant plus terrifiant à envisager.
Brutalement, sa confiance retrouvée en son pouvoir de séduction, l’excitation insensée de cette nuit s’évanouirent, la laissant inerte et malheureuse. Deborah s’écarta et se renfonça dans un coin de la barque.
— Je suis désolée. Je ne peux pas.
La soudaineté de ce repli laissa Elliot stupéfait.
— Vous ne pouvez pas ? répéta-t-il, interdit.
Comment cette déesse aux cheveux de lune qui cascadaient sur des seins opulents fièrement dressés vers son amant, comment pouvait-elle s’être transformée si vite en cette timide créature apeurée ?
— Vous ai-je fait mal ? Vous ai-je effrayée ? Je ne voulais pas…
— Non, c’est moi, coupa-t-elle. Je n’aurais pas dû… je croyais que je pouvais, mais c’est impossible. Je suis tellement désolée, Elliot.
Elliot était perdu. Il brûlait de désir. Et elle avait été si lascive, humide, prête à le recevoir. Qu’avait-il donc fait pour mériter ce visage blême, fermé, et la peur qui se lisait dans ces grands yeux ? Aucune idée.
En attendant, il était toujours en érection et nu, aussi rassembla-t-il ses vêtements et se rhabilla-t-il prestement, avant de tendre les siens à Deborah. Puis il s’assit pour remettre ses bottines.
Deborah tremblait en essayant d’enfiler sa veste.
— Laissez-moi faire, suggéra Elliot en la lui boutonnant.
Une larme tomba sur sa main.
— Vous ne pouvez rien me dire ?
Elle secoua la tête.
— Je croyais que vous en aviez envie.
— Je ne peux pas, répéta Deborah en s’essuyant les yeux avec sa manche.
— Et vous me direz pourquoi… plus tard ?
— Je ne peux pas, répéta-elle dans un hoquet. Je croyais que je pouvais, j’aurais dû vous arrêter, seulement vous m’avez fait ressentir… alors j’ai cru… c’était une erreur. Il est temps de rejoindre les chevaux.
Elle repoussa Elliot, prit ses bottines et descendit du bateau en titubant.
— Qu’ils aillent au diable, les chevaux ! hurla Elliot en la saisissant par les épaules. Que s’est-il donc passé dans votre satané mariage pour que vous soyez brisée de la sorte ? Regardez-vous, vous tremblez !
— Vous êtes furieux. Vous en avez le droit. C’est ma faute. Je suis désolée.
Cela avait toujours été sa faute. Quelle idiote elle avait été de croire que cette fois ce serait différent ! Une autre larme roula sur sa joue. Elle serra les paupières de toutes ses forces pour retenir les suivantes. Un torrent d’émotions l’envahissait peu à peu, or elle ne voulait pas qu’Elliot s’en aperçoive. Elle ne voulait pas être submergée par son désespoir, ni, surtout, qu’il en soit témoin.
Alors elle eut recours à la seule chose qu’elle savait faire, un exercice mental très efficace : elle oblitéra tout. Elle s’imagina être une pierre, dure, brillante et intouchable. C’était difficile, bien plus que d’ordinaire, mais elle avait des années de pratique.
— Nous devrions partir, insista-t-elle d’une voix redevenue calme.
— C’est donc ça ? Vous n’allez même pas vous expliquer ?
— Je ne peux pas. Je suis désolée, répéta-t-elle encore en ouvrant la porte du hangar.
— Bon sang, arrêtez de répéter ça ! s’exclama Elliot en bondissant derrière elle.
Elle avait déjà remis son manteau et détachait son cheval, le visage fermé. Elliot l’observa, réprimant le désir de la secouer pour lui faire dire la vérité. Ou de l’embrasser afin qu’elle succombe, afin qu’il retrouve entre ses bras la créature adorable et passionnée de tout à l’heure.
— Deborah…
— Je voudrais rentrer, c’est tout. Ne me demandez pas d’explications, c’est impossible. C’était une erreur. Je vous en prie, Elliot, laissez-moi rentrer chez moi.
Il n’eut d’autre choix que de se mettre en selle et de la suivre. Ils chevauchèrent en silence jusqu’à Londres.
Quand ils se séparèrent, son visage hermétique et son silence obstiné l’avaient rendu furieux. Il prit rapidement congé d’elle. Jamais encore il n’avait reçu une telle blessure. Impossible de savoir lequel, de son orgueil ou de son cœur, souffrait le plus.