Chapitre 7

Deborah prit sa plume très tôt le lendemain matin. Elle devait s’occuper l’esprit et les mains, parce qu’elle ne voulait pas penser à la nuit dernière… et qu’elle n’arrêtait pas d’y penser. Il fallait qu’elle termine son livre. Elle fixa la page blanche d’un regard absent après s’être tirée du lit, épuisée par des rêves où elle courait, tombait, se relevait, sans fin. Courage ! Il lui fallait en finir : ce livre était synonyme de liberté et… elle réfléchirait plus tard aux implications de tout cela.

Poussée par un besoin plus fort qu’elle, elle travailla avec fièvre. En écrivant, elle riait en repensant à l’épisode du chien dépenaillé, embelli dans sa version en créature sauvage et féroce. Elle continua le lendemain au même rythme, et quand elle eut mal à la tête tant elle était fatiguée, le poignet gonflé et les doigts trop ankylosés pour tenir sa plume correctement, elle poursuivit néanmoins jusqu’à la scène que M. Freyworth appelait sobrement « la suite ». Sa plume marqua un arrêt. Comment la rédiger alors qu’elle en était encore bouleversée et devrait la revivre dans ses moindres détails en la couchant sur le papier ?

Elle n’arrivait pas à croire que c’était elle, cette créature qui s’était abandonnée sans vergogne dans le hangar à bateaux. L’incroyable violence de sa jouissance avait toujours le pouvoir de la faire frissonner d’extase.

Mais ce n’est pas ainsi qu’elle décrirait les orgasmes de Bella. Ceux de son héroïne étaient de l’ordre de la jubilation, du triomphe, une métaphore de la victoire, rien d’autre, rien de plus. Bella était certes expérimentée, compétente dans l’art de l’amour, seulement elle prenait son plaisir d’une manière automatique, presque clinique. Tant et si bien que, pour la première fois dans leur histoire commune, Deborah avait l’impression d’avoir la main. Elle connaissait quelque chose que Bella ne connaîtrait jamais. Une jouissance et un abandon plus puissants que tous les plaisirs élaborés de Bella.

Deborah sourit pour elle seule. Elliot aurait été amusé par ce sentiment de supériorité quelque peu pervers. La culpabilité et le désir lui firent fermer les yeux. Un court instant, elle s’autorisa à penser à lui. Son goût, sa peau, son odeur, sa virilité, la manière dont il la regardait et la touchait… Il lui suffisait d’y songer pour en être aussitôt chamboulée. Pendant un moment, dans le hangar, elle avait été heureuse d’être elle-même, entièrement, sans fard, parce que Elliot la désirait.

Puis, elle avait tout gâché.

Quelle idiote ! Elle aurait dû le savoir. Pourquoi espérer autre chose, après sept ans d’échec derrière elle ? Elle avait cru que ce serait différent, jusqu’à ce que Jeremy fasse son apparition dans ses pensées. Il l’avait tellement tenue sous sa coupe qu’à moins qu’elle ne brise le carcan dans lequel il l’avait enfermée rien ne changerait. Cette soudaine prise de conscience était atrocement déprimante. Il n’était plus de ce monde, mais il continuait à la hanter. Il avait toujours le pouvoir de diriger sa vie.

Jusqu’à ces jours-ci, sa décision de se fermer émotionnellement avait été satisfaisante. Si elle était dépourvue de sentiments, elle ne pouvait être blessée. Alors, dans ce cas, pourquoi ses aspirations étaient-elles si contradictoires ? Tout en étant convaincue que s’abandonner entièrement aurait été désastreux, elle ne pouvait s’empêcher de regretter de ne pas avoir fait l’amour avec Elliot.

Faire l’amour ! Ces mots sonnaient avec une ironie cinglante. Qu’en savait-elle donc ? Rien. Et elle n’en saurait sans doute pas plus à l’avenir. Alors, il lui restait la rêverie. Elle en savait assez aujourd’hui pour l’imaginer, non ? Et Bella pouvait l’expérimenter. Deborah reprit sa plume avec une détermination nouvelle.

Moins d’une semaine plus tard elle livra le manuscrit révisé au bureau de M. Freyworth et rentra tant bien que mal chez elle, ivre de fatigue. Elle alla directement au lit, mais ne trouva pas le sommeil.

Elle avait espéré qu’autoriser Bella à s’ouvrir à ses émotions serait cathartique. Si son héroïne commençait à ressentir ce qu’elle avait éprouvé, elle deviendrait une sorte de double, qui pourrait vivre à sa place et soulager sa frustration et sa solitude. Au contraire, cela avait créé une rébellion interne. Le passé qu’elle avait relégué au fond de sa mémoire pendant deux longues années s’échappait par la porte qu’elle avait entrouverte involontairement avec son écriture. Et ces souvenirs envahissaient tout son esprit, avides d’attention.

Deborah fit les cent pas dans la chambre obscure dont elle avait tiré les rideaux pour occulter la lumière de l’après-midi. Cela aurait dû être son premier jour de liberté, et c’était tout le contraire : le fantôme de Jeremy prenait de plus en plus de substance, avec ses railleries qui se succédaient à un rythme familier dans sa tête.

Elle l’avait dupé. Elle l’avait détruit. Elle était froide. Elle suscitait en lui tant de répulsion qu’elle le rendait impuissant. Elle n’était même pas une femme, mais un morceau de marbre stérile. Rien d’étonnant à ce qu’il se soit tourné vers les tables de jeu pour y puiser du réconfort. Et il était encore moins surprenant que ses amis l’aient évité. Il n’aurait jamais dû l’épouser, il ne l’avait jamais aimée et la méprisait. Elle avait détruit sa vie. Il n’aurait jamais dû l’épouser. Jamais.

Deborah se jeta sur son lit et enfouit la tête sous son oreiller, en serrant très fort les paupières. Mais Jeremy ne lui laissait aucun repos. « Ce n’est pas ma faute ! » voulait-elle crier à ce spectre malfaisant. Hélas, sa gorge trop serrée n’aurait laissé passer qu’un filet de voix.

Malheureuse, elle se roula en boule et serra les bras autour de sa poitrine. Elle tenta de bloquer le cours de ses pensées et de s’endormir en se lovant dans ses couvertures, cependant, sa conscience refusait d’obéir. Des scènes oubliées depuis longtemps défilèrent dans sa tête, des fragments de leur vie passèrent devant ses yeux comme les pages d’un album infernal.

Le séduisant Jeremy qui lui faisait perdre la tête. Ses chastes baisers. Le parfait gentleman. Et elle y avait cru.

Leur nuit de noces. Le souci de Jeremy de préserver son innocence. Il l’aimait trop pour lui faire mal en la soumettant à un vil désir.

Et voilà que toujours jeune et infiniment naïve elle avait eu le courage de prendre l’initiative après trop de nuits chastes, en se pressant innocemment contre le corps de son mari. Si elle avait été une artiste-peintre, elle aurait été capable aujourd’hui encore de capturer cet éclair de révulsion instinctif sur son visage, même après tout ce temps.

Les ébats désordonnés, maladroits et sans aucune satisfaction qui avaient fini par la mener vaguement du statut de jeune fille à celui d’épouse refirent surface en se mêlant les uns aux autres. Aucune étreinte n’avait été mémorable, mais toutes étaient gravées dans son souvenir. Ignorante et honteuse, toujours assez amoureuse pour ignorer sa déception, Deborah se revoyait en train de se détourner chaque fois de l’expression de rage sur le visage de son mari quand il se touchait pour s’exciter afin de pouvoir remplir son devoir conjugal.

Elle revécut la scène violente qu’il lui avait fait subir, quand oncle Peter avait refusé de lui avancer son héritage. Puis une autre, plus violente encore, quand son oncle s’était obstiné dans sa décision. La rage de Jeremy s’était alors révélée au grand jour. Son esprit subtil, qui l’avait tant séduite, se tourna avec cruauté contre elle.

Elle ressentit comme au premier jour cette douleur toujours vive, lorsqu’elle avait compris qu’il n’y avait aucun moyen de revenir en arrière. Il ne s’agissait pas de Deborah, mais de son héritage. Pas d’amour, mais d’argent.

Puis la froideur, durant des mois et des années. Leur mariage n’était plus qu’une étendue aride et désolée. Jeremy ne l’embrassait jamais, ne la touchait jamais, excepté pendant ces accouplements pleins de honte, toujours dans l’obscurité, quand il l’obligeait à se mettre à quatre pattes, muette d’humiliation, avant d’entrer en elle. Après cela, elle avait béni l’obscurité. Et elle ne se retournait plus jamais vers son mari, pour ne pas surprendre l’expression de répulsion sur son visage.

Epuisée, à bout de forces, Deborah ferma les yeux et s’appuya contre la tête de lit. Pour la dernière fois, elle s’obligea à se souvenir. La scène lui revint dans les moindres détails, comme une pièce de théâtre qui n’attendait que le lever du rideau.

Jeremy était ressorti du lit, toujours vêtu de sa chemise, son manque de désir péniblement évident même dans la pénombre de la chambre. Endolorie, crispée à l’idée même de recommencer, Deborah s’était assise et forcée à sourire pour garder un semblant de contenance. Elle l’avait désiré, autrefois. Si elle pouvait le désirer de nouveau, elle réussirait, tout s’arrangerait.

Elle avait étudié les livres qu’elle avait découverts cachés derrière une édition rare de l’Encyclopédie. Fascinée et honteuse, elle les avait feuilletés et avait découvert des illustrations très explicites, qui lui avaient montré à quel point son expérience était limitée. Le soir même, se persuadant que la mortification valait bien la peine pour sauver son mariage, elle s’était touché les seins d’une façon provocante en imitant les dessins. Le visage de Jeremy avait pris une teinte verdâtre avant de devenir écarlate de rage.

Le choc de son poing l’avait projetée en arrière sur les oreillers. Elle avait du sang sur les doigts quand elle les avait portés à sa joue.

— Vous m’avez frappée ! avait-elle crié d’une voix qui lui avait semblé lointaine. Qu’ai-je donc fait pour que vous me haïssiez tant, Jeremy ?

— Vous m’avez épousé.

— Je vous aimais.

— Nous sommes mariés depuis cinq ans et vous n’avez toujours pas la moindre idée, n’est-ce pas ? Vous ne m’avez jamais aimé. La pauvre petite orpheline, qui cherchait si désespérément un peu d’attention ! avait-il raillé. Mon Dieu, vous avez rendu les choses si faciles. Vous vous êtes voilé la face vous-même.

— Ce n’est pas vrai, avait-elle objecté, alors qu’au fond d’elle-même elle reconnaissait qu’il n’avait pas tort. Je vous aimais. Je croyais que vous m’aimiez aussi.

— La seule chose que j’aie jamais aimée chez vous, c’est votre argent, petite idiote.

— Et vous l’avez eu. Vous avez tout aujourd’hui, même si vous avez dû attendre ma majorité…

En tripotant le drap elle s’était forcée à parler, sachant que si elle ne le faisait pas maintenant elle ne le ferait plus jamais.

— Durant toutes ces années depuis notre mariage, les choses n’ont pas été… nous n’avons pas été… je me demandais si notre échec n’était pas la raison pour laquelle nous n’avons pas eu le bonheur d’avoir un enfant.

— Notre échec ! avait persiflé Jeremy avec amertume. S’il y a eu échec quelque part, ce n’est pas faute d’avoir essayé de mon côté. Croyez-vous que ça me plaise, de manipuler votre chair molle et de me livrer à ces simulacres d’amour ?

Deborah s’était recroquevillée sous la cruauté de son regard, mais cinq longues années de piques blessantes et d’accusations acides ; cinq ans à se reprocher de ne pas susciter son désir, de culpabilité et de frustration tout en voyant ses rêves romantiques s’évanouir, à se voir transformée en coquille vide… tout cela combiné avec les livres qu’elle venait de découvrir l’avait rendue pour la première fois furieuse plutôt que honteuse.

— Je ne vous plais pas, vous avez été très clair depuis le début. Je vous dégoûte, cela a toujours été le cas, et à présent je veux savoir pourquoi. Qu’ai-je donc de si épouvantable ?

Pendant un infime moment, quand elle avait vu son air défait, elle avait été désolée pour lui. Puis son rire amer et tranchant avait coupé court à cet élan de pitié.

— Je vous trouve physiquement repoussante, ma chère femme, parce que vous l’êtes. Regardez-vous donc, en train de jouer la dépravée dans le vain espoir que je vous désirerai ! L’étendue de votre naïveté me stupéfie. Ne voyez-vous pas ce qui est évident pour la moitié de la bonne société ? Vous ne pourrez jamais me plaire, quels que soient les artifices que vous appreniez. Mes goûts sont à l’opposé de ce que vous pourrez jamais m’offrir, ma tendre épouse. Je ne vous ai jamais désirée. Votre seul attrait pour moi était votre argent, avait répété Jeremy en remettant son pantalon avant de rassembler le reste de ses affaires. J’en ai terminé avec vous. Vous me rendez malade, vous et notre simulacre de vie conjugale.

— Vous souhaitez que nous nous séparions ? avait demandé Deborah avec un regain d’espoir.

C’était certainement la seule solution après cette soirée cauchemardesque. Hélas, une fois de plus, elle se berçait d’illusions.

Jeremy avait éclaté de rire.

— Non, je vous épargnerai aussi cette satisfaction. Je ne donnerai pas d’autres munitions aux commérages. La protection d’une femme, même telle que vous, c’est mieux que rien du tout. Puisqu’il est évident que mes efforts pour surmonter mon dégoût ne produiront jamais d’héritier, une autre chose que vous m’avez refusée, je ne vois donc plus de raison de faire d’autres tentatives. Je retourne à Londres. Vous pouvez rester à Kinsail Manor. Pour être honnête, je serais heureux de ne jamais vous revoir. Je vous souhaite bien du bonheur, madame.

Deborah ouvrit les yeux et constata qu’elle était en larmes, en train de se bercer mécaniquement sur son lit.

Son visage était brûlant, alors même qu’elle se sentait glacée intérieurement. C’était extrêmement pénible pour elle de se voir ainsi : un petit fantôme du passé qui avait été trop inconscient, trop seul et trop peu sûr de lui pour tenir tête à un être froid et cruel.

Etait-elle donc née pour être une victime ?

Heureusement, depuis, elle avait pris sa revanche. Bella Donna avait été conçue cette nuit-là, enfant unique de leur union stérile. Sa naissance quelques mois plus tard était un acte de vengeance secret et intime pour brûler définitivement les débris glacés de leur lit conjugal. Mais Bella Donna n’était pas un remède. Pas vraiment. Quand Jeremy était mort, elle avait pourtant cru que c’était la solution.

Deborah se força à s’allonger, puis se releva, le corps douloureux. Elle avait le cœur battant et un mal de tête persistant.

Elle n’avait jamais revu Jeremy. Il était mort dans son sommeil moins de deux ans plus tard, à cause d’un mélange létal de brandy et de laudanum. On lui avait dit qu’il avait l’air paisible, et elle s’était raccrochée à cela, tout comme à la certitude que la dose trop importante de laudanum avait été accidentelle. Quels qu’aient été ses problèmes, Jeremy n’aurait jamais terni le nom de Kinsail avec des rumeurs de suicide. De plus, s’il avait eu l’intention de se tuer, elle était certaine qu’il aurait choisi un fusil ou un accident de cheval.

S’il existait une explication aux étrangetés du comportement de son mari, sans parler de sa détermination à rester lié à elle par le mariage, il l’avait emportée dans sa tombe. Elle n’obtiendrait jamais de réponses…

Tandis que son passé la torturait, la nuit était tombée. Les mains tremblantes, Deborah réussit à allumer une bougie. La vie qu’elle s’était créée depuis n’était pas vraiment un sanctuaire mais plutôt une prison, bâtie de ses propres mains. Les barreaux qu’elle avait érigés pour se protéger ne faisaient que rendre sa solitude plus flagrante.

Elle le voyait désormais, grâce à Elliot, qui lui en avait fait prendre conscience. Et, avec son soutien, elle se sentait enfin prête à faire les premiers pas pour l’affronter. Pour affronter ses peurs.

Aujourd’hui elle avait terminé son histoire. Elle avait accompli le premier pas vers une nouvelle vie. Si M. Freyworth disait vrai, cela lui garantirait l’indépendance. Cette perspective la rasséréna.

Peut-être demain écrirait-elle à certaines de ses anciennes amies. Elle était désormais prête à remédier à la distance qu’elle avait laissé son mariage désastreux lui imposer, et à reprendre contact avec ses connaissances, qui lui avaient tant manqué toutes ces années.

Et Elliot ? Deborah tapota son oreiller pour le regonfler et se recoucha. Elliot… Comme elle aurait voulu le connaître quand elle était encore elle-même, avant d’être affaiblie et amoindrie.

C’était sans espoir. Elle pouvait essayer de recoller les morceaux, et trouver quelque satisfaction dans sa vie, mais elle ne pourrait jamais être autrement que seule. Peut-être l’écoulement du temps atténuerait-il le passé, mais certaines choses ne guériraient jamais. Son unique incursion dans l’amour l’avait irrémédiablement blessée et les cicatrices étaient indélébiles.

D’autant plus que ce qu’elle avait ressenti avec Elliot était bien trop intense. Dangereux. Cela l’affolait, pourtant, l’idée qu’il sorte de sa vie l’effrayait plus encore. Elle ne voulait pas retrouver la tristesse permanente qui l’habitait avant de le connaître. Aussi tentant que cela soit de poursuivre sur le chemin qu’ils avaient pris dans le hangar à bateaux, elle savait que cela ne mènerait à rien.

Elle le décevrait, parce qu’elle ratait tout dans sa vie, et il aurait ensuite toutes les raisons de la mépriser. Il fallait qu’elle trouve un nouveau chemin. Il devait bien exister un moyen de forger entre eux une amitié qui ne prenne pas un tour si intime ? Et, si elle réussissait par ce biais à le remercier de ce qu’il avait fait pour elle, ce serait encore mieux.

Plongée dans cette bienheureuse illusion, elle sombra enfin dans le sommeil.

*  *  *

Dans le salon d’Elliot, Alexander Murray termina son sherry et reposa doucement le verre sur la petite table à côté de son fauteuil. Il était aussi réservé que discret. Ni grand ni petit, ni gros ni maigre, il avait des cheveux que sa femme pointilleuse aimait à qualifier d’auburn, et que la plupart des autres, plus réalistes, décrivaient comme rouquins. Son teint pâle avait une fâcheuse tendance à se couvrir de taches de rousseur au soleil. Alexander n’était pas le genre d’homme qui se distinguait dans une foule, et par chance il n’en avait pas la moindre envie.

En dépit de son aspect physique peu spectaculaire, il était doté d’un sens aigu des affaires qu’il ne cédait à personne. A la City, on le surnommait l’Oracle. Dans le cercle plus fermé et très discret des spécialistes de la finance du gouvernement, auquel il prêtait son exceptionnelle compétence dans le plus grand secret, on le révérait. En tant que banquier officieux de l’Empire, dont l’entreprise croissait de manière fulgurante, ses oreilles plutôt développées recueillaient une foule d’informations. Il savait les trier avec habileté, entre inutiles et primordiales, sans compter celles qui titillaient sa susceptibilité d’Ecossais et qu’il jetait aussitôt aux oubliettes.

— J’ai appris que le Paon avait encore joué un de ses tours, déclara-t-il.

Elliot réussit à dissimuler la surprise qu’il éprouva à entendre son beau-frère aborder ce sujet de but en blanc.

— Oui, il faut admettre qu’on admirerait presque ce forban, répondit Elliot en souriant. Il est franchement intelligent.

— Plus que cela. Je dirais qu’il suit un plan précis.

— Qu’est-ce qui vous fait dire cela ?

— La presse se concentre sur les crimes, bien sûr, mais il me semble qu’un schéma cohérent se dégage si l’on considère les victimes.

— Vraiment ? Expliquez-vous.

— Elles sont toutes, ou ont toutes été, impliquées d’une manière ou d’une autre avec les forces armées, expliqua Alexander en fronçant ses sourcils broussailleux. Il me semble donc que ce Paon pourrait être un militaire, qui poursuit un but précis.

— Je vois.

Elliot s’en voulut de sa nonchalance. Il n’était pas le moins du monde trompé par l’aspect insignifiant de son beau-frère, loin de là, mais il avait quand même commis l’erreur de le sous-estimer, cela lui parut soudain évident.

— Avez-vous partagé cette intéressante théorie avec quiconque ?

— Non, évidemment. Je n’ai pas la moindre envie de jouer les limiers, dit Alexander avec dédain.

— Alors pourquoi m’en parlez-vous ?

— Vous êtes un ancien militaire, je pensais que vous pourriez avoir une opinion là-dessus. Allons, n’ayez pas l’air aussi surpris ! Je connais bien vos sentiments sur la manière dont les hommes ont été traités pendant la guerre. Je pensais même que vous seriez plutôt bien disposé envers la cause du Paon.

— J’approuve de tout cœur le choix de ses victimes, si c’est ce que vous voulez dire. Je ne peux pas imaginer pire panier de crabes que ces gens-là.

— Certes, mais je me demande si un simple soldat pourrait les connaître ? insista Alex en croisant les doigts sur son ventre. Pour certains des objets volés, le diamant de Kinsail, par exemple, il fallait être particulièrement bien renseigné pour en connaître l’existence.

— Et vous êtes apparemment bien placé pour obtenir ce genre de renseignement, répliqua Elliot. Je n’ai rien lu concernant un diamant dans la presse.

— Non, fit Alexander en souriant d’un air entendu. Kinsail a gardé cela pour lui, mais c’est quand même le Paon qui le lui a dérobé. Comment ce type a-t-il obtenu l’information, à votre avis ? A mon sens, cet homme a fait de l’espionnage.

Elliot haussa les épaules.

— Vous étiez vous-même espion du gouvernement pendant la guerre, si je ne me trompe ? poursuivit Alex.

— Qu’essayez-vous donc d’insinuer ? lança Elliot, qui commençait à s’impatienter.

— Lizzie aurait le cœur brisé si quoi que ce soit vous arrivait, déclara Alexander, qui avait perdu toute bonhomie. Or, j’aime ma femme. Je ne voudrais pas qu’elle soit perturbée, me comprenez-vous ?

— Vous n’avez aucune raison de vous faire du souci.

— Je m’en fais cependant, Elliot ! insista Alexander en soupirant. Il me faut votre parole.

— Je vous le répète, vous n’avez aucune raison de vous inquiéter.

Le regard noir que lui lança Elliot fit ravaler à Alexander les protestations qu’il allait émettre. Il était facile de voir ce qui avait fait de cet homme un si bon militaire.

— Je suis soulagé de l’entendre. Elle est dans tous ses états à votre sujet, vous savez.

— Je ne vois pas pourquoi. Elle ferait mieux de se concentrer sur son bien-être. Avez-vous fixé une date pour partir en Ecosse ? Lizzie m’a dit qu’elle était décidée à ce que votre héritier naisse dans la demeure ancestrale.

— Vraiment ? s’exclama Alex, visiblement surpris et aussitôt radieux. Votre sœur est un amour. Je suis un homme chanceux.

Découvrant à son grand étonnement qu’il pensait la même chose, alors que la vie domestique ne l’avait jamais attiré jusqu’ici, Elliot se leva pour reconduire son beau-frère.

Bien après le départ de son visiteur, il était toujours préoccupé par les mises en garde d’Alex.

Ces derniers jours, il avait réussi à s’occuper. Ainsi, il avait vendu les figurines d’ivoire, rendu visite à des amis qu’il devait voir depuis longtemps, et réglé consciencieusement les affaires courantes transmises par son régisseur. En d’autres termes, pour éviter de penser, il vaquait sans but d’une tâche à une autre. Lui, éviter de penser parce qu’il ne savait que penser ? Cet état d’esprit ne lui ressemblait pas.

Elliot s’installa sur la chaise la plus inconfortable de sa bibliothèque et se concentra sur les quelques grains de poussière qui ternissaient l’éclat de ses bottines. Il n’arrivait toujours pas à comprendre ce qui s’était passé dans le hangar à bateaux.

Deborah avait été si proche, elle avait tendu la main vers lui… Cette simple évocation le faisait suffoquer, et l’obsédait. Que s’était-il donc passé ?

Incapable de tenir en place, il feuilleta distraitement le livre de comptes ouvert sur son bureau. Il tambourina des doigts sur le bois. Elle l’avait désiré, il n’y avait pas à s’y tromper, la passion avait enflammé ses joues et gonflé ses seins.

Ses seins… Elliot ne put retenir un soupir douloureux.

Bon sang ! Que s’était-il donc passé dans sa vie conjugale ? En dépit de ses principes, il aurait aimé demander à Lizzie d’enquêter dans les salons mondains à la recherche d’un scandale.

Le paquet qu’un de ses informateurs lui avait livré trois jours plus tôt était resté dans le tiroir de sa table de nuit sans qu’il l’ait ouvert. Les romans de Deborah. En dépit des circonstances, il espérait toujours qu’elle lui ferait assez confiance pour lui en parler elle-même.

Elliot prit son coupe-papier et commença méthodiquement à tailler en morceaux de plus en plus petits une feuille de son bloc-notes. Pourquoi s’obstinait-il ? Pourquoi lui était-il impossible de renoncer ? En dépit du temps qu’ils avaient passé ensemble, Deborah était toujours une énigme, et lui un homme de défis. Etait-ce cela ? Et, s’il réussissait à lui faire raconter son histoire, qu’adviendrait-il ensuite ?

Il rangea le coupe-papier. Il n’en avait pas la moindre idée. Et il n’avait pas matière à y penser, d’ailleurs, puisqu’il n’avait aucune information nouvelle. Il devait laisser à Deborah le temps de terminer son livre, alors elle comprendrait qu’elle lui devait une explication. Tôt ou tard, elle s’apercevrait que, si elle s’en abstenait, il l’accuserait de s’être servie de lui uniquement pour ajouter les exploits du Paon à son roman.

Etait-ce le cas, d’ailleurs ? Avait-elle pensé le remercier en se donnant à lui, puis été incapable d’aller jusqu’au bout ? Epouvanté à cette idée, Elliot ne put se résoudre à envisager une telle chose et la chassa bien vite de son esprit. Cette duplicité ne ressemblait pas à la jeune femme qu’il connaissait. Elle reviendrait, il n’avait qu’à être patient. Jusque-là, il lui fallait occuper son temps.

Décidé à s’épargner une plus ample introspection, Elliot décida de se rendre au gymnase Jackson, dans l’espoir qu’un petit match de boxe lui permettrait d’évacuer son excès d’énergie.

Il revint deux heures plus tard, considérablement revigoré, pour trouver Deborah chez lui.

— Je m’excuse, vous ne m’attendiez pas, je le sais, mais j’ai fini de réviser mon livre et il fallait que je vous parle, annonça-t-elle avec un sourire crispé.

— J’espère que vous n’avez pas attendu trop longtemps mon retour.

Sans révéler l’émotion qui lui nouait la gorge, Elliot la conduisit dans le salon. Il vérifia au passage son nœud de cravate, qu’il avait renoué sans l’aide d’un miroir, et se demanda si sa chevelure était dans un état aussi lamentable.

— Je n’étais pas sûre que vous me receviez après… après la dernière fois, dit-elle devant l’âtre vide. Je ne vous en aurais pas tenu rigueur si vous aviez refusé. Seulement, je ne peux supporter l’idée que vous pensiez que je continuais à vous voir uniquement pour cambrioler des maisons avec vous, poursuivit-elle sur un ton précipité. Euh… c’était l’idée au début, mais je ne voulais pas que cela se termine ainsi. Et j’espérais qu’en dépit du fait que je n’ai pas pu… et que j’aie été aussi stupide… En résumé, je suis venue voir s’il y a un moyen pour que nous laissions tout cela derrière nous et prenions un nouveau départ. Si vous le voulez. Quoique je comprendrais que vous ne le vouliez pas… et… euh… voilà.

Elliot la fixa quelques secondes, en silence. De toute évidence, elle n’était pas prête à en révéler plus. Ce qu’elle venait d’avouer lui avait déjà coûté énormément, à voir la manière dont elle se cramponnait à son réticule comme s’il pouvait la sauver de la noyade.

S’il s’était agi de quelqu’un d’autre, il aurait laissé tomber depuis longtemps. Seulement, Deborah ne ressemblait à personne. Etait-il prêt à attendre ? Question idiote. Il n’avait pas la moindre intention d’échouer, pas maintenant. Il desserra les doigts de Deborah autour du réticule et prit ses mains dans les siennes.

— Je serai heureux de prendre un nouveau départ, mais je ne vous promets rien d’autre. Vous devez savoir combien je vous désire, c’est parfaitement évident, dit-il avec un sourire taquin. Et, quelle que soit la logique tortueuse qui prévaut dans votre intelligente petite tête, je sais que vous me désirez aussi…

— Elliot, je ne peux pas…

Sa bouche étouffa ses protestations. Il avait des lèvres douces, tendres et persuasives. Il garda leurs mains entrelacées pressées contre sa poitrine, et elle ne tenta pas de résister. Comme chaque fois, elle fut envahie d’une vague de chaleur.

Elliot la relâcha au moment précis où cette onde devenait brûlure.

— Vous voyez, affirma-t-il en lui embrassant le bout du nez, vous pouvez.

Elle ne trouva rien à répondre. Risquant un coup d’œil à travers ses cils baissés, elle aperçut son sourire et ne put s’empêcher de le lui retourner. Il lui avait manqué : elle réussit tout juste à ne pas le lui dire, pour ne pas se trahir.

— Vous avez l’air… différente, aujourd’hui.

— Une nouvelle robe. Elle vous plaît ?

Cette tenue d’après-midi lui avait coûté une fortune, un achat impulsif dans Bond Street le matin même. La jupe en mousseline couleur primevère était toute simple, mais les trois rangs de dentelle française au niveau de l’ourlet la rendaient plus élégante que tout ce qu’elle avait porté auparavant. La jaquette assortie était vert menthe avec des manches longues bouffantes, bordée d’un satin qu’on retrouvait sur son chapeau de paille. Deborah était absurdement enchantée qu’Elliot l’ait remarqué. Elle avait cru l’acheter pour elle-même, car elle avait envie de mettre un peu de couleur dans sa garde-robe. Mais, face à lui, elle devait bien admettre qu’elle la portait pour lui.

Elliot lui prit la main et s’inclina.

— De nouveaux gants également. Vous êtes tout à fait charmante.

— Merci, murmura-t-elle en rougissant.

— Quant à moi, je reviens d’un entraînement de boxe. Je dois donner l’impression d’avoir été traîné à terre par un cheval !

— Vous êtes à peine ébouriffé, rectifia-t-elle.

Elle se retint d’ajouter qu’elle l’aimait bien ainsi, légèrement débraillé, sentant la sueur et le savon au citron. Machinalement, elle se haussa sur la pointe des pieds pour lui arranger sa cravate, puis repoussa une mèche de cheveux qui lui tombait dans l’œil. Gênée par sa familiarité dont elle prenait conscience trop tard, elle feignit de n’avoir rien fait.

— Etes-vous un boxeur talentueux ?

Elle s’autorisa un instant à l’imaginer, torse nu, luisant de transpiration. Si grand. Si solide. « Tout en muscles » était une description parfaite. Tout en lui était masculin, puissant.

— Je suis assez bon, dit-il en riant, mais je suis trop grand. Je boxe seulement pour faire de l’exercice. A l’armée, j’ai passé plus de temps à arrêter des pugilats qu’à y prendre part. Quand ça se corsait, c’était l’affaire de Henry.

Son sourire s’évanouit quand il se rendit compte de ce qu’il venait de dire. Il ne parlait jamais de Henry dans ses conversations courantes et le voilà qui le mentionnait au détour d’une phrase. Il fit asseoir Deborah et s’installa en face d’elle.

— Je suis heureuse que vous ayez mentionné Henry. J’ai pensé à lui.

— Vraiment ?

Elliot étendit les jambes et les croisa sur ses chevilles. Qu’allait-elle encore inventer ? A en juger par la manière dont elle triturait les liens de son chapeau pour les dénouer, il en déduisit qu’ils en arrivaient au but réel de sa visite.

— Je suis très gênée d’en savoir aussi peu sur la guerre, reprit-elle après avoir posé son chapeau sur un guéridon avec précaution. Toute cette souffrance sur les champs de bataille, qui continue bien au-delà de la fin de la guerre, juste sous notre nez. Ce que vos hommes et leurs familles ont enduré pour que nous puissions avoir la paix, c’est effrayant. Tant d’hommes ont dû subir le même sort que Henry. Leurs familles, leurs amis et leurs camarades doivent aussi souffrir de ces pertes.

Deborah s’arrêta dans l’attente d’un commentaire d’Elliot. Elle risqua un coup d’œil vers lui, mais il restait impassible.

— Vous m’avez fait comprendre que je n’avais pas ouvert les yeux sur ce qui se passait autour de moi, comme presque tout le monde, d’ailleurs. La presse monte en épingle la mendicité et le chapardage, les rixes dans les tavernes et les vols des pickpockets qui ont si dramatiquement augmenté depuis Waterloo. Sans oublier les cambriolages, ajouta-t-elle en risquant un petit sourire. Quand on lit les articles sur les activités du Paon, l’accent est mis sur l’infraction seulement. Personne ne cherche à en comprendre les raisons, à chercher une motivation…

— Mon beau-frère excepté, coupa Elliot. Il était ici ce matin, et m’a subtilement mis en garde. Il a additionné deux et deux et en est presque arrivé à quatre.

— Que va-t-il faire ? demanda Deborah, les yeux agrandis de surprise.

— Il n’y a aucune crainte à avoir de ce côté-là ! Je me suis vite débarrassé de lui et il n’a pas la moindre idée que vous puissiez être impliquée. Alex ne dira rien. Me voir traîné en justice est la dernière chose qu’il souhaite, car cela contrarierait Lizzie. Et ne pas contrarier Lizzie est l’œuvre de sa vie.

— Toutefois, Elliot, cela devient sûrement trop risqué pour vous de continuer la mission du Paon.

— C’est plutôt les victimes qui se font rares, pour être honnête, avoua Elliot en haussant les épaules. J’ai presque épuisé la liste des responsables directs. Je pourrais toujours me transformer en Robin des Bois, j’imagine. Voler aux riches pour donner aux pauvres méritants. Cela me donnerait une occupation pour le reste de ma vie.

— Si vous faisiez cela, votre beau-frère risquerait de se transformer en shérif de Nottingham ! s’exclama Deborah, amusée.

Soudain nerveuse, elle commença à triturer ses gants.

— Ce n’est pourtant pas assez, n’est-ce pas ? reprit-elle. Quoi que puisse voler le Paon, il y a eu plus de trois cent mille hommes démobilisés, c’est un nombre incroyable. Quels que soient vos succès, les besoins seront toujours trop grands. Trois cent mille hommes, Elliot, c’est phénoménal. Et que dire des milliers d’autres qui ne sont jamais rentrés, et des milliers qui sont trop diminués pour chercher du travail ? Face à un problème aussi vaste, le cambriolage, même assorti de succès, ne fait qu’effleurer la surface du problème, ne croyez-vous pas ?

— Vous décrivez cela d’une manière brillamment déprimante.

— Je n’essaye pas de minimiser ce que vous avez fait, affirma Deborah avec franchise. Je ne peux pas exprimer à quel point je vous admire. Vous m’avez fait comprendre combien ma propre existence était étriquée et égoïste. Vous m’avez fait réfléchir, et donné envie d’aider. Cela m’est égal que vous ayez enfreint la loi pour atteindre vos buts, ça en vaut la peine si c’est pour une bonne cause.

— Merci, dit Elliot en esquissant un sourire. Je vous engagerai comme avocat à mon procès, si nous en arrivons là.

— J’espère pour ma part que cela ne se produira pas.

— Nous sommes d’accord là-dessus, conclut-il en regrettant aussitôt son ton désinvolte, car elle commença à reprendre son air distant. Je suis désolé, je ne voulais pas vous sembler indifférent.

Deborah l’étudia un moment, les lèvres pincées. Apparemment elle avait décidé de le croire car elle lui adressa l’un de ses sérieux petits signes de tête qui donnaient toujours à Elliot envie de rire. Il se contint et lui adressa un regard encourageant.

— Je crois comprendre que vous avez un plan pour lever des fonds sans cambrioler. Allez-y, je vous écoute. Je vous assure que cela m’intéresse.

— Bien. Les pamphlets et les prêches, voilà comment les philanthropes qui ne sont pas cambrioleurs essayent d’obtenir de l’argent. Mais les pamphlets sont si ennuyeux, et les prêches plus dignes et guindés qu’intéressants. Pas étonnant qu’ils récoltent plus de quolibets que d’argent. Ce qu’il nous faut, c’est une histoire. Une histoire véridique, sur un homme réel, quelque chose de dramatique, pas une vieille polémique cent fois ressassée. Si nous pouvions raconter au public ce qu’était vraiment cet homme, drôle, brave et brisé pour finir. Si nous pouvions montrer, d’une manière romancée, ce qu’il a traversé, comme il a souffert avant de mourir, comment le public pourrait-il ne pas prêter l’oreille ? Si nous pouvions faire cela, personne ne pourrait oublier ce que nous lui devons tous.

Deborah avait parlé à toute vitesse, afin de lui faire partager son enthousiasme, penchée au bord de sa chaise, les yeux braqués sur lui.

— Je parle de l’histoire de Henry, Elliot. De sa bravoure, de ses sacrifices, de sa vie tragiquement écourtée. Ne croyez-vous pas que c’est une histoire qui mérite d’être racontée ? Je suis écrivain, je peux le faire, mais j’ai besoin de votre aide. Qu’en dites-vous ?

Elle se renfonça sur sa chaise et repoussa machinalement une mèche de cheveux derrière son oreille, le regard interrogateur.

— Je ne sais trop que répondre, répliqua Elliot, effectivement confus. Qu’attendez-vous de moi, au juste ?

— Parlez-moi de Henry. Expliquez-moi où va l’argent qu’a récupéré le Paon. Aidez-moi à comprendre ce qu’il faudrait faire pour se rendre utile. Pour atteindre ceux qui n’écoutent pas aujourd’hui. Une telle histoire pourrait faire une énorme différence, entre de bonnes mains. Les vôtres, par exemple.

— Et qu’en ferais-je ?

— Je l’ignore, avoua Deborah avec candeur. J’espérais que vous auriez des idées là-dessus. Cependant, à votre place, j’exclurais l’idée de devenir membre du Parlement, argua-t-elle en souriant. Franchement, plus j’y pense, moins je vous vois rejoindre les forces politiques rassemblées autour de Wellington.

— Nous sommes absolument d’accord sur ce point, reconnut Elliot en se penchant pour soustraire les nouveaux gants de Deborah à la torture qu’elle leur infligeait.

Il alla les déposer hors d’atteinte sur la banquette de la baie vitrée.

— Ma sœur et son mari ont redoublé d’efforts pour me présenter aux nombreux membres de l’establishment qui font partie de leur cercle de connaissances. Hélas, je suis au regret d’avouer que plus je les fréquente, moins j’ai envie de me joindre à eux.

— En dépit du fait que ce serait délicieusement ironique de savoir qu’ils auraient pris un espion du gouvernement reconverti en voleur pour un de leurs pairs, vous avez raison, à mon avis. Elliot, je n’ai pas la prétention d’avoir un plan de bataille bien établi, mais je pense avoir en germe une arme très puissante. Quant à vous, vous êtes un fin stratège. Je voudrais tant aider et je pense que cela me ferait aussi du bien… personnellement.

Instinctivement, Deborah voulut attraper ses gants, mais il n’y avait plus rien sur ses genoux, aussi se mit-elle à se tordre machinalement les doigts.

— Vous voyez, je suis honnête avec vous, je ne veux pas prétendre être purement altruiste.

Elle n’avait pas la moindre intention d’évoquer les fantômes qu’elle avait laissés resurgir ces derniers jours, aussi cette soudaine tentation de parler l’avait-elle prise par surprise. Mais par où commencer ? Et jusqu’où aller avant qu’Elliot ne commence d’abord par la plaindre, pour ensuite la mépriser ? Elle ne pouvait s’y résoudre. Il était la seule personne dans sa vie qui n’avait aucun lien avec son passé, et elle voulait que cela reste ainsi.

— Vous m’avez dit une fois que vous ne saviez pas qui vous étiez, lança Elliot avec une grande douceur.

— Vraiment ? rétorqua Deborah avec une petite grimace. Eh bien, maintenant je sais au moins qui je ne veux pas être. J’en ai assez d’être la veuve de Jeremy Kinsail. Et assez de… d’écrire les histoires que j’écris. Il est temps de changer.

— Pour nous deux, voulez-vous dire ? demanda ironiquement Elliot.

Décidant qu’il était plus sage de ne pas mordre à cet hameçon, Deborah haussa les épaules.

Elliot alla regarder par la fenêtre, le regard perdu au-dehors.

— C’est une nouvelle approche intéressante. Croyez-vous vraiment pouvoir écrire quelque chose qui se vendra ?

— Ceci sera différent de tout ce que j’ai fait jusque-là, alors, en toute honnêteté, je l’ignore, mais j’ai envie d’essayer.

Elliot leva les mains en un geste de capitulation.

— Alors moi aussi, concéda-t-il en riant. Si seulement on autorisait les femmes à faire de la politique, je vous mettrais en avant. Vous m’avez manœuvré avec habileté et bel et bien acculé dans mes retranchements !

— Avec votre consentement, j’espère ? Ou bien désirez-vous vous dégager ?

Elle lui offrait une porte de sortie qu’Elliot avait déjà décidé de ne pas emprunter. Il continuerait sur le même chemin, avec elle, quel qu’en soit le prix.

Les yeux de Deborah avaient un éclat particulier aujourd’hui, et il émanait d’elle une intensité qu’il n’avait encore jamais perçue à la lumière du jour. Cela l’excitait, de la même manière que lors de leurs cambriolages partagés.

Il était également touché, moins par sa proposition que par la réflexion et la compréhension qui l’avaient amenée à la formuler.

Quant à savoir s’il sortirait quelque chose de productif de leur nouvelle collaboration, il n’en avait pas la moindre idée. Toutefois, l’occasion qu’elle lui offrait d’éviter de réfléchir à l’avenir rendait Elliot plus que désireux d’accepter.

Et une autre opportunité en découlait, encore plus séduisante à ses yeux…

— Vous rendez-vous compte que nous serons forcés d’être ensemble un bon moment si nous voulons faire cela correctement ? l’interrogea-t-il d’un air songeur et faussement innocent.

— Je suis prête à souffrir pour notre cause, si vous l’êtes vous-même, répondit Deborah avec ironie, en regardant ses mains.

Elliot retint un rire et tira le cordon de la sonnette près de la cheminée. Il était heureux d’avoir résisté à la tentation d’ouvrir le paquet de livres. Et soulagé de ne pas avoir mis le nez dans le scandale qui entourait la mort de Jeremy. Il aurait désormais de multiples occasions et le temps de convaincre Deborah de lui faire suffisamment confiance pour le raconter elle-même.

— Du champagne, commanda-t-il au domestique qui venait d’entrer. C’est fort peu conventionnel au milieu de l’après-midi, je le sais, reprit-il à l’adresse de Deborah, mais cela me semble une très bonne raison d’en boire, car vous êtes la femme la moins conventionnelle qu’il m’ait été donné de rencontrer.

Quand le domestique revint avec un plateau quelques instants plus tard, Elliot le lui prit des mains et referma aussitôt la porte derrière lui.

— Levez-vous, je voudrais porter un toast, annonça-t-il en tendant une flûte pleine de bulles pétillantes à Deborah. A une association unique, et à une femme tout à fait exceptionnelle. Buvons à notre succès ! A nous !

Il arborait un sourire ironique extrêmement sensuel. Leurs regards se rencontrèrent, et elle en eut la chair de poule.

— A nous ! dit-elle à son tour.

En trinquant avec Elliot, elle imagina leurs lèvres qui se rencontraient. Elle prit une gorgée de champagne et les bulles lui piquèrent la langue. Elle leva la tête en sentant son regard intense posé sur elle. Le message de ces yeux sombres reflétait exactement ses pensées.

Hypnotisée, elle s’abandonna dans ses bras.

Quand ses lèvres effleurèrent les siennes, la tête lui tourna. Mis à part cette première fois dans le parc, elle ne l’avait jamais embrassé en plein jour… pas comme il se devait.

Là, c’était différent. Sa bouche était chaude sur la sienne, il lui avait pris le visage entre ses mains, lui donnant la sensation d’être un objet précieux. Leurs lèvres se joignirent, puis se séparèrent. Ce fut la douceur et la perfection de ce mouvement qui l’étourdirent. Et sa plénitude, car c’était à la fois un commencement et une fin. Elle toucha la joue un peu rugueuse d’Elliot. De ses pouces, il caressa la ligne de sa mâchoire.

Leurs yeux se rencontrèrent dans un sourire qui lui aussi était différent. Comme le baiser, un commencement et une fin en soi.

Deborah se dégagea et Elliot la relâcha. Elle leva de nouveau son verre.

— Et à Henry, ajouta-t-elle.

— A Henry, murmura Elliot d’une voix rauque.