5

« C’est un couple bizarre, non ? » fit remarquer Jeffrey Benson, une semaine plus tard. C’était au lendemain de la réunion hebdomadaire des Marcheurs de Dembley. Il voulait parler d’un certain couple, les Lacey, qui avaient brusquement fait leur apparition et proclamé qu’ils n’attendaient qu’une chose : faire partie des Marcheurs. Jeffrey et le groupe s’étaient retrouvés au Grapes pour le déjeuner, pour une fois réunis dans une atmosphère un peu plus détendue que celle des jours précédents. Tous commençaient à s’habituer aux fréquents interrogatoires et aux recherches menées par la police sur leur passé. Kelvin se sentait assez euphorique car on n’avait pas encore découvert la visite de Jessica et leur dispute. Jeffrey commençait à se rassurer parce que pas un mot n’avait été prononcé sur les Irlandais qu’il avait reçus.

« C’est des bourges ! dit Alice, qui avait posé son ample fessier sur le fauteuil de style médiéval du salon-bar. Ils ont de l’argent. Elle portait un sac Gucci.

– Il y a quand même quelque chose d’un peu vulgaire chez elle, non ? » intervint Deborah, qui, secrètement, après plusieurs coups de fil amicaux de sir Charles, se sentait devenir une autorité en matière de classes supérieures. « Lui, il est bien, gloussa-t-elle enfin, il est même assez séduisant.

– Mais qu’est-ce qu’ils veulent donc ? demanda Kelvin. On peut difficilement s’battre pour la bonne cause avec un couple de foutus conservateurs à nos basques.

– Parce qu’on va continuer à aller embêter les propriétaires terriens, même si Jessica est morte ? demanda Gemma, mal à l’aise.

– Et pourquoi pas ? demanda Alice. Jessica en faisait un peu trop, mais quand on y réfléchit bien, elle avait de bonnes idées. »

Deborah fixa son verre de jus d’orange. Tout à coup, elle n’avait plus envie de faire partie d’un groupe qui recherchait la confrontation. Pourtant, les Marcheurs avaient beaucoup représenté pour elle. C’était une cause, des amitiés. Et si sir Charles n’avait soudain plus envie de l’appeler ou de la voir ?

Tout ça n’aurait abouti à rien, pensa-t-elle avec tristesse, et elle se retrouverait de nouveau seule. Elle avait beaucoup de mal à se faire des amis, d’autant plus que les enseignants effacés et calmes de l’école, ceux qui étaient les plus proches d’elle, ne lui semblaient pas très glamour.

Peter Hatfield et Terry Brice vinrent curieusement à la rescousse de Gemma : « Je crois que c’est Gemma qui a raison, dit Terry. On pourrait faire de belles balades…

– De belles balades, répéta Peter en écho d’un ton geignard », puis Terry enchaîna : « Si seulement on se calmait un peu pour regarder le paysage. »

Jeffrey s’étira et bâilla. « Bon, ce samedi, il devrait faire encore assez beau. Il y a une jolie marche que nous n’avons jamais faite, indiquée dans un des guides. Elle passe la plupart du temps à travers champs, et le guide dit qu’elle est bien signalée.

– En quelle année ce livre est-il sorti ? demanda Alice, suspicieuse.

– Dans les années 1930. Mais ce genre de guide est réactualisé, bon sang ! Ou il ne serait plus en vente. C’est une assez longue balade. On pourrait prendre nos voitures pour sortir de la ville, non ? »

Mais le reste du groupe décida qu’ils étaient de vrais randonneurs et qu’ils devaient faire la totalité du parcours à pied. On décida donc de se retrouver devant le Grapes à neuf heures ce samedi matin.

« Il faudrait le dire aux Lacey, suggéra Deborah.

– Où est-ce qu’ils vivent ? demanda Peter Hatfield.

– Ils ont un appartement dans Sheep Street, répondit Terry. Tenez, dit-il en tirant un carnet de notes de sa poche. Je l’ai écrit là, avec leur numéro de téléphone. Ce James Lacey est toujours très sympa avec moi, je vais l’appeler.

– Bon, si ça te fait plaisir », commenta Peter en soupirant.

 

Ce fut Agatha qui reçut l’appel quelques heures plus tard. Elle nota l’heure et le lieu du rendez-vous et s’affaira à la préparation d’un bon petit dîner pour James.

À sa grande déception, l’appartement s’était révélé beaucoup plus grand qu’elle ne l’avait prévu puisqu’il possédait trois chambres. Elle qui avait rêvé d’un petit nid à une seule chambre… James aurait dormi dans un lit de camp : « Dieu que ce truc est inconfortable, aurait-il protesté, si seulement je pouvais dormir dans le grand lit double. »

Et Agatha aurait répondu d’une voix rauque :

« Pourquoi ne venez-vous pas me rejoindre ? » Il se serait levé, serait venu dans sa chambre et ensuite… et ensuite…

Mais à la place il avait d’autorité distribué les chambres : chacun la sienne, séparées par la troisième. Les premiers jours, elle avait à peine vu son compagnon qui n’arrêtait pas de faire des allers-retours à Carsely pour aller chercher des affaires oubliées. Mais aujourd’hui, ils allaient dîner ensemble.

Agatha avait acheté des plats préparés chez Marks & Spencer, les avait sortis de leurs barquettes en aluminium pour les placer dans de jolis plats allant au four et donner ainsi l’impression qu’elle les avait cuisinés elle-même. Elle avait disposé des bougies sur la table. L’éclairage aux bougies fait toujours un peu bateau, mais il a le grand avantage de masquer les outrages du temps, même si – encore une injustice ! – les hommes ne se préoccupent pas de leurs rides ou du moins font comme si. Elle avait encore une poitrine bien dessinée et avait investi dans un chemisier de soie très flatteur, même sur sa silhouette un peu empâtée.

Pendant qu’elle s’affairait à faire briller les verres à vin, elle comprit avec un soupçon de culpabilité qu’elle n’avait pas encore accompli sa tâche, c’est-à-dire découvrir tout ce qu’il était possible de savoir sur les Marcheurs. James, lui, s’était rendu à la bibliothèque locale pour consulter les articles de presse sur les événements de Greenham Common et voir si le nom de Jessica y avait été mentionné. Agatha, elle, aurait dû rendre visite à Deborah ou aux autres randonneurs au lieu de frotter ses verres et de s’abandonner à ses fantasmes. Bien. Ça allait pour ce soir, mais dès demain, elle se mettrait au travail.

 

James commençait à se lasser de fouiller dans les archives. Il avait trouvé une mention du nom de Jessica, arrêtée pour avoir découpé le grillage de protection de Greenham Common, mais pour les autres femmes, rien n’évoquait un rapport quelconque avec les Marcheurs. Il avait espéré trouver dans le passé de Jessica un éclairage sur son meurtre, mais tout cela était un peu trop tiré par les cheveux. Il soupira.

« Nous allons fermer », annonça une voix derrière lui.

Il leva la tête et découvrit une charmante jeune bibliothécaire. Longs cheveux blonds, visage de poupée, elle portait une jupe très courte, très moulante et des talons hauts. De quoi provoquer une émeute quand elle monte à un escabeau, pensa-t-il.

« Je m’en vais, dit James. Je tuerais pour un verre !

– Moi aussi ! » répondit la bibliothécaire.

L’invitation vint naturellement :

« Voudriez-vous vous joindre à moi ?

– Mon nom est Mary Sprott, répondit-elle en lui tendant la main.

– James Lacey. Où pourrions-nous aller ?

– Il y a un pub juste à côté. Je prends mon manteau. »

Pour rendre justice à James, si Agatha lui avait dit qu’elle préparait un bon dîner et qu’elle l’attendait à une certaine heure, il serait rentré à l’appartement. Mais le dernier échange avec elle avait été de l’ordre du « À ce soir » et c’est ainsi qu’il escorta Mary Sprott jusqu’au pub en se demandant, amusé, s’il ne tombait pas dans le cliché du vieux dragueur.

« Je ne vous avais pas encore vu dans Dembley auparavant », dit-elle. Ils s’étaient installés à une petite table tranquille du pub, le Grapes. « Nouveau en ville ?

– Arrivé récemment.

– Pour affaires ?

– Non, je suis retraité.

– Vous avez l’air bien jeune pour un retraité, répliqua-t-elle en battant des cils.

– Oh merci, répondit James. Qu’aimeriez-vous boire ?

– Rhum-coca, s’il vous plaît.

– Parfait, je reviens. »

Alors qu’il attendait sa commande au bar, James aperçut les Marcheurs assis autour d’une table ronde à l’autre bout de la salle. Il leur fit un signe amical. Peter et Terry répondirent par un vague geste de la main. Les autres se contentèrent de le regarder. Mon Dieu, pensa James, on n’ira sans doute pas très loin avec ceux-là s’ils ne nous apprécient pas davantage. Il se demanda s’il devait leur offrir à tous un verre pour se faire accepter, mais décida que ce n’était pas une bonne idée. Il commençait à avoir l’impression qu’Agatha et lui s’immisçaient dans une enquête que la police, avec ses dossiers et ses accès aux archives, avait bien plus de chances de résoudre. Si Jessica avait connu un membre du groupe avant d’arriver à Dembley, la police en retrouverait certainement bien vite la trace.

En revenant vers Mary, les deux verres en main, il nota quelques traces d’amusement sur les visages des Marcheurs et réalisa brusquement qu’il était supposé être un homme marié.

« Merci beaucoup », dit Mary. Elle se pencha vers lui et murmura : « Vous voyez cette bande, là, à la grande table ?

– Oui.

– Ce sont les randonneurs. C’était dans les journaux. L’une d’entre eux a été tuée.

– Vous les connaissez ? demanda James.

– J’en connais certains de vue. Ils vont à la bibliothèque. Des gens bizarres. Je me demande s’ils prennent un bain de temps en temps.

– Parlons de vous, poursuivit James. Ce doit être intéressant de travailler dans une bibliothèque, au milieu de tous ces livres.

– C’est juste un job. Un peu ennuyeux, répondit-elle en haussant les épaules.

– Sans doute parfois, convint James en pensant qu’elle devait avoir une petite vingtaine d’années. Quels sont vos auteurs favoris ?

– Je ne lis pas beaucoup. Je préfère la télé. »

James essaya de masquer sa surprise.

« Mais, très chère, pourquoi devenir bibliothécaire si vous ne vous intéressez pas aux livres ?

– Maman disait que c’était un bon boulot, répondit Mary. C’est comme ça. J’ai une très bonne mémoire et donc j’avais de bons résultats à l’école. Maman m’a dit qu’être bibliothécaire était plus intéressant que de travailler dans un magasin. Avec une mémoire comme la mienne, je peux me rappeler où est chaque livre.

– Mais aucun des visiteurs ne vous demande un conseil sur les livres à lire ?

– Je les expédie vers la vieille miss Briggs. Elle lit tout, mais elle ne se souvient jamais où sont les livres, alors on fait une bonne équipe.

– Mais alors, qu’aimeriez-vous faire dans la vie ? »

James commençait à s’ennuyer.

« J’aimerais être hôtesse de l’air. Voir un peu le monde.

– Un autre verre ? demanda James.

– Oh oui, merci. Mmm, j’ai tellement faim. »

Pour la première fois James pensa avec un peu de remords à Agatha.

« Ils servent à manger, ici ?

– Oui, ils font une bonne tourte au steak et aux rognons.

– D’accord. Mais je dois passer un coup de fil d’abord. »

James sortit, appela l’appartement, mais personne ne décrocha. Agatha était sans doute partie en expédition pour l’enquête. Il revint à la table. Après tout, il pouvait lui aussi manger quelque chose, puis il se débarrasserait de cette fille et irait rejoindre les Marcheurs. C’est ce qu’aurait fait Agatha.

 

« Je trouve toujours qu’il y a quelque chose de bizarre chez ces Lacey, déclara soudain Alice. C’est la fille de la bibliothèque qui est avec lui et moi, je vais vous le dire : je ne le vois pas en homme marié. Vous ne croyez pas qu’ils pourraient faire partie de la police et essayer de nous infiltrer, pour nous espionner ?

– Oh, c’est ridicule », répliqua Deborah.

Elle avait tout à coup envie de rentrer chez elle. Charles allait peut-être l’appeler. Pour elle, il n’était déjà plus sir Charles, mais Charles. Cette conversation sur les Lacey la rendait nerveuse. Que se passerait-il si le groupe les interrogeait et qu’ils confessaient que c’était elle qui avait fait entrer ces vipères dans leur nid ? Un mince film de transpiration se forma sur sa lèvre supérieure. Kelvin posa un autre verre devant elle et elle gémit intérieurement. Dès qu’elle l’aurait fini, elle prendrait la poudre d’escampette.

 

Agatha était devant la bibliothèque, à l’évidence fermée pour la nuit. Où pouvait bien être James ? Elle se retourna et regarda autour d’elle. Il y avait un pub de l’autre côté de la rue, le Grapes. Elle nota que c’était le lieu de rendez-vous fixé par les Marcheurs pour le samedi et se demanda si James n’y était pas allé prendre un verre.

Elle traversa la route et ouvrit la porte du bar. La première chose qu’elle vit fut James assis à côté d’une mignonne petite blonde. Tous deux entamaient une tourte. La blonde avait rejeté la tête en arrière pour mieux rire de ce que venait de lui dire James. Sa jupe ultra courte était très remontée. Une rage noire s’empara d’Agatha. Sur le moment, elle devint vraiment Mrs Lacey :

« Et qu’est-ce que tu fais ici, James ? » demanda-t-elle d’une voix gutturale. Le silence se fit dans le pub.

« Oh ! Hello, chérie, répliqua James, le visage en feu. Voici miss Sprott, la bibliothécaire. Miss Sprott, mon épouse. »

Déterminée à se venger de James et détestant jusqu’à la dernière fibre de cette miss Sprott, de ses longues jambes et de ses cheveux blonds, Agatha se laissa emporter par son imagination.

« Ne me dis pas que tu as oublié notre anniversaire de mariage ? demanda-t-elle. J’avais préparé un dîner un peu spécial. J’ai trimé toute la journée pour le préparer, et qu’est-ce que je découvre ? Toi attablé ici devant cette bouffe de pub avec cette espèce de pouffe !

– Eh ! Oh ! Répète un peu, vieille chouette ? » hurla Mary.

Les yeux d’ours d’Agatha allèrent se poser sur elle.

« Il faut que tu comprennes bien les choses, ma petite. C’est mon mari, et donc tu ôtes tes sales petites pattes de lui. »

Mary éclata en sanglots, attrapa son sac à main posé sur le sol, derrière sa chaise, et sortit du pub en courant.

« Partons d’ici, dit James, le visage sombre. Pas un mot, pas un seul mot, Agatha. Vous êtes une calamité. »

Les Marcheurs, tous bouche ouverte, les regardèrent s’en aller.

« Eh bien ! s’étonna Kelvin, s’ils ne sont pas mariés, je suis le pape !

– Le pauvre, ajouta Jeffrey. Essayons d’être gentils avec lui samedi. »

Deborah poussa un petit soupir de soulagement, s’excusa et se glissa discrètement hors du pub pour aller téléphoner à sir Charles.

 

Agatha n’avait jamais vu James aussi en colère. En vain essaya-t-elle d’expliquer qu’elle avait seulement voulu jouer le rôle de l’épouse ulcérée. « Je veux en terminer avec tout ça, cria James, je fais mes bagages et je m’en vais. Je ne tolérerai pas un tel comportement. »

Agatha, qui ne savait plus quoi rétorquer, le suivit jusqu’à l’appartement. À leur entrée, la sonnerie du téléphone retentit. James s’empara de l’appareil. Sir Charles Fraith était à l’autre bout du fil.

« Félicitations à Agatha Raisin pour sa grande scène, lui dit sir Charles en riant, apparemment elle est aussi douée que vous le disiez.

– Que voulez-vous dire ? répliqua sèchement James.

– Deborah vient juste de m’appeler. Les Marcheurs discutaient de vous, disaient que vous n’aviez pas l’air d’être mariés, que vous étiez sans doute des espions de la police, jusqu’à ce que notre Agatha fasse son entrée et nous joue la plus belle des scènes de ménage que Deborah certifie avoir jamais vue. C’est passé comme un charme.

– Oh, bien, répondit James en regardant, étonné, Agatha. Je n’avais pas réalisé… Je veux dire, oui, elle est vraiment douée à ce jeu-là.

– Faites-moi savoir quand vous aurez appris quelque chose, ajouta joyeusement sir Charles. Je vous rappelle que je suis encore le suspect numero uno. »

Après avoir raccroché, James se tourna vers Agatha et lui dit d’une voix enfin adoucie : « Je suis vraiment désolé, Agatha. J’aurais dû vous laisser vous expliquer. Je n’avais pas compris que vous faisiez semblant. C’était sir Charles. Deborah lui a dit que les Marcheurs ne croyaient pas que nous soyons mari et femme et commençaient à penser que nous étions des espions envoyés par la police, mais après votre grande scène, ils ont été convaincus du contraire. Vous le saviez, j’imagine. J’aurais dû vous laisser le temps de vous expliquer.

– Bien évidemment, répliqua Agatha d’une toute petite voix. » Elle montra la table d’un geste. « J’imagine que vous n’avez plus envie de dîner ?

– Au contraire, répondit-il gaiement, vous ne m’avez pas laissé le temps de manger au pub.

– Je reviens dans une minute », dit Agatha, qui disparut vers sa salle de bains où elle s’autorisa une bonne crise de larmes, entre honte et soulagement.

Une fois le dîner servi, elle se montra si maîtresse d’elle-même, si sensible et si sensée que James s’intéressa de nouveau à l’enquête. Ils décidèrent d’aller voir les voisins des Marcheurs, pour essayer d’apprendre quelque chose sur Jessica – avait-elle rendu visite à l’un d’entre eux, s’était-elle disputée ?

James choisit Kelvin et Agatha opta pour Deborah.

« Pourquoi Deborah ? lui demanda James.

– J’ai dans l’idée qu’elle aurait pu faire appel à nous pour détourner les soupçons.

– Cela me semble aller un peu loin, mais je suppose que nous devons tout essayer. »

 

Un peu plus tard le même soir, Deborah se trouvait assise à une table du Burger King de la grand-rue de Dembley en compagnie de sir Charles Fraith. Il avait suggéré ce dîner tardif. Elle regarda autour d’elle en pensant à tous ces restaurants élégants dans lesquels certains se réjouiraient de dîner, avec l’espoir de croiser des gens comme Charles.

Mais il l’écoutait avec un intérêt si marqué quand elle lui parlait de son travail à l’école et de ses élèves !

« Vous fréquentez une drôle de bande, la coupa soudain sir Charles.

– Vous voulez parler des Marcheurs de Dembley ? Ça m’occupe.

– Vous avez prévu une sortie ce samedi ?

– Oui. Je dois surveiller nos détectives.

– Dommage. Je reçois quelques amis ce week-end et je pensais vous inviter à la maison. »

Deborah s’étouffa presque avec son café. Au diable les Marcheurs ! Devait-elle dire qu’elle allait les laisser tomber ? Est-ce que cela n’aurait pas l’air un peu trop intéressé ? Est-ce que… ?

« Mais bien sûr, si vous êtes libre le soir, vous pourriez venir nous rejoindre pour le dîner, fut-elle surprise de l’entendre proposer.

– Quelle heure ?

– Oh, disons huit heures pour huit heures et demie…

– Oh ! Merci, vraiment.

– Tout le plaisir est pour moi. J’espère simplement que vous ne vous ennuierez pas trop. Ce que je suis fatigué ! Avez-vous pris votre voiture ?

– Non, je vis tout près.

– Alors je vous raccompagne. »

Dembley était un ancien bourg commerçant, dont le marché avait depuis longtemps disparu, mais qui parfois, lors de soirées paisibles, arrivait encore à évoquer le temps de son ancienne gloire. La halle du marché, aux splendides arcades, et la tour de l’Horloge abritaient maintenant un restaurant italien et une salle des ventes. En face, à la fenêtre d’une superbe maison du XVIIe siècle, clignotait une horrible enseigne au néon : « RESTAURANT CHINOIS, PLATS À EMPORTER ». Des immeubles en béton bloquaient pratiquement la vue sur l’église du XIIIe siècle. À l’angle des rues, des adolescents blafards appuyés contre des lampadaires ricanaient de tout et de rien, sur un ton blasé, non sans oublier de proférer les habituelles obscénités.

Alors qu’ils passaient devant un de ces groupes, un ado maigrelet leur cria : « Alors, on s’fait une partie de jambes en l’air ce soir, chef ? »

Le reste de la bande s’étrangla de rire.

À la grande horreur de Deborah, sir Charles s’arrêta brusquement : « Pourquoi avez-vous dit ça ? » demanda-t-il à l’ado scrofuleux.

Le garçon regarda ses chaussures et grommela : « Dégage ! »

Sir Charles l’observa d’un air curieux. Il se tourna vers Deborah et lui prit le bras :

« Ce n’est pas de pauvreté matérielle qu’ils souffrent, lui dit-il, mais de pauvreté intellectuelle, vous ne croyez pas ? »

Deborah, la tête baissée, murmura :

« Oh, oubliez-les. Ils pourraient avoir des couteaux. »

Sir Charles se retourna vers le groupe et lança à la cantonade :

« Vous avez des couteaux ? »

Pour on ne sait quelle raison, cette marque de curiosité presque enfantine plongea les jeunes dans l’embarras, bien plus qu’un flot d’insultes n’aurait pu le faire.

Ils disparurent en ronchonnant, toujours en groupe, habitués à être en bande depuis le berceau, effrayés d’être séparés les uns des autres et de risquer ainsi de devenir vulnérables.

« Voilà où je vis, dit Deborah en s’arrêtant devant une porte sombre entre une boutique de vêtements et une cave à vin. Voudriez-vous monter prendre une tasse de café ? »

Comme elle était très occupée à étudier ses chaussures, elle ne perçut pas l’éclat concupiscent dans le regard de sir Charles. Elle lui plaisait beaucoup, pensa-t-il. Elle était différente des filles auxquelles il s’intéressait d’habitude. Il y avait quelque chose de si malléable et de si séduisant dans sa minceur et sa pâleur… Il n’avait pas l’habitude des femmes timides et découvrait en Deborah quelque chose de nouveau.

« Pas ce soir », répondit-il. Il prit son visage entre ses mains et déposa un léger baiser sur sa bouche. « Voyons-nous samedi. Voulez-vous que j’envoie Gustav venir vous chercher ?

– Non ! répliqua vivement Deborah. Je veux dire, je connais la route.

– J’en suis sûr. Au revoir ! »

Deborah se précipita dans les escaliers, le cœur battant la chamade. Elle était invitée à dîner à Barfield House ! Elle téléphona immédiatement à sa mère à Stratford-upon-Avon. Mrs Camden, femme effacée et fatiguée, usée par les années consacrées à élever Deborah et ses deux frères – Mr Camden ayant disparu pour une destination inconnue peu après la naissance de Deborah, la cadette –, écouta sa fille tout excitée se vanter de son invitation à Barfield House.

« Et porte des sous-vêtements propres, ma chérie, conseilla Mrs Camden. On ne sait jamais ce qui peut arriver. »

Deborah savait que sa mère ne pensait pas à une nuit de dépravation, c’était plutôt sa vieille crainte d’avoir un de ses enfants hospitalisé en sous-vêtements douteux après un accident qui refaisait surface.

 

Le matin suivant, Agatha ne se précipita pas pour être la première à préparer, en bonne épouse, le petit déjeuner. Elle était encore consternée de son comportement de la veille, mais déterminée à se faire oublier et à jouer la discrétion. Elle remit à des jours meilleurs ses plans de petit déjeuner dans la nuisette et le déshabillé de satin (qu’elle s’était dépêchée d’acheter). Elle prit un bain, s’habilla d’une jupe et d’un corsage simples et enfila des chaussures confortables.

Lorsqu’elle arriva dans la cuisine, James préparait déjà des œufs au bacon :

« J’en ai fait pour vous, dit-il sans se retourner. Asseyez-vous. La cafetière est pleine. »

Agatha vit que les journaux du matin avaient été posés sur un côté de la table et les parcourut rapidement. Aucune nouvelle du meurtre.

James leur servit les œufs, mangea rapidement et s’installa confortablement pour lire ses journaux. Agatha se dit que c’était sans doute ça, la vie de couple. À mille lieues de ses fantasmes.

Elle finit son petit déjeuner et mit les assiettes dans le lave-vaisselle. L’appartement, quoique bien meublé, la déprimait un peu. L’endroit lui rappelait sa vie à Londres, lorsqu’elle demandait à des décorateurs de travailler pour elle, sans jamais révéler quoi que ce soit de sa propre personnalité dans leurs aménagements. Elle regretta soudainement de ne pas avoir emmené ses chats. Elle les avait de nouveau confiés à Doris Simpson. Peut-être passerait-elle les chercher en vitesse. James n’y verrait sans doute aucune objection.

« Qu’allez-vous faire de votre journée ? lui demanda celui-ci.

– Je vais explorer le quartier où vit Deborah, répondit Agatha. Je prendrai un bloc-notes et je raconterai que je fais une enquête pour une étude de marché.

– C’est une bonne idée, mais ne pensez-vous pas qu’il serait plus simple d’aller directement interroger sa tante, Mrs Mason ?

– Je veux tout savoir des déplacements de Deborah avant le meurtre. Mrs Mason ne les connaît certainement pas.

– Mais les gens ne vont-ils pas trouver bizarre qu’une enquêtrice comme vous pose des questions sur Deborah Camden ?

– Pas de la façon dont je vais m’y prendre. Je dirai que je représente un produit et qu’il y a un prix à gagner. Ils m’inviteront à prendre une tasse de thé, et une fois installés, on commencera sûrement à parler du meurtre. »

James considéra pensivement Agatha, comme s’il se demandait si elle était vraiment le type de femme que les gens auraient envie de laisser entrer chez eux pour prendre une tasse de thé.

« Bon, de mon côté, je vais voir ce que nous pouvons trouver sur ce Kelvin, finit-il par dire. Retrouvons-nous ici en début de soirée, nous échangerons nos notes, et ensuite irons dans ce restaurant où travaillent Peter et Terry. D’accord ? »

Il se retira derrière son journal tandis qu’Agatha s’interrogeait fiévreusement sur ce qu’elle allait bien pouvoir porter pour ce dîner.

Voyant qu’elle ne tirerait rien de plus de James, elle s’empara d’un bloc et sortit de l’appartement.

Une fois devant l’immeuble où se trouvait le logement de Deborah, Agatha se prit à regretter l’époque d’avant les soucis de sécurité, où l’on poussait simplement la porte donnant sur la rue. Elle étudia les noms figurant sous les sonnettes : D. Camden, Wotherspoon, Sprott – ses prunelles rétrécirent – et Comfrey.

Après une brève hésitation, elle appuya sur la sonnette au nom de Wotherspoon. Pas d’interphone. La gâche électrique grésilla, elle entra et se retrouva face à un escalier en bois nu. Un vieil homme appuyé sur une canne se tenait sur le palier et la regardait d’en haut.

« J’vous connais pas, dit-il. Si vous vendez des trucs, j’suis pas intéressé. »

Agatha arbora son plus beau sourire et poursuivit résolument son ascension : « Je fais une étude de marché sur les habitudes des Anglais en matière de thé. Je ne prendrai que très peu de votre temps. »

L’homme avait le visage grisâtre, la peau abîmée, un dentier mal fixé et des cheveux clairsemés collés en mèches graisseuses sur son crâne étroit. Il portait une chemise grise, un pantalon gris et des pantoufles en flanelle pelucheuse bordeaux, toutes neuves, probablement le cadeau de quelque petit-fils, pensa Agatha.

« Des questions, des questions, grommela-t-il. Je veux pas répondre à vos questions à la noix.

– Nous versons dix livres à chaque personne qui nous aide, susurra Agatha.

– Oh alors ! » Son agressivité disparut en un instant. « Entrez ! En fait, j’allais juste me servir une tasse de thé. »

Agatha le suivit dans un séjour pauvrement meublé. Il y avait une photo de lui en uniforme prise pendant la Seconde Guerre mondiale, lorsqu’il était jeune. Il avait été très beau.

L’âge, pensa Agatha réprimant un frisson, c’est ce qui nous attend tous.

Il y avait aussi une autre photo, de mariage cette fois.

« Est-ce votre épouse ? demanda Agatha en la désignant.

– Oui, elle est décédée il y a quinze ans. Un cancer. Bizarre, fit-il remarquer, regardant d’un air troublé la photographie. J’avais toujours pensé que je partirais avant elle.

– Elle doit vous manquer.

– Quoi ? Elle ? Non, c’était une vieille garce. »

Agatha cligna des yeux, mais ne trouva rien à redire à ça. Il versa le thé presque noir dans des grosses tasses ébréchées, ajouta un peu de lait concentré sucré dans la sienne et s’apprêta à en faire de même dans celle d’Agatha.

– Oh non ! Non merci. Maintenant, juste quelques questions.

– Où est l’argent ? » demanda-t-il.

Agatha pêcha un billet de dix livres dans son sac et le lui tendit. Assise de l’autre côté de la table basse abîmée, elle sentit une forte odeur de rhum lorsqu’il se pencha pour le prendre.

Il s’installa près d’elle et posa une main noueuse sur son genou. Agatha l’écarta.

« Vilain garçon, vilain ! » dit-elle sur un ton malicieux.

Il la lorgna et recommença.

« Je vais reprendre cet argent si vous ne savez pas vous tenir », répliqua sèchement Agatha.

La main disparut.

Agatha lui posa quelques questions : âge, métier, goûts en matière de thé, combien de tasses, où faisait-il ses achats, etc. Quand elle eut l’impression d’avoir bien joué son rôle, elle ajouta :

« Je ne dirais pas non à une autre tasse de thé, si vous avez le temps. Je ne rencontre pas souvent des gens intéressants.

– Oh, il y en a plus beaucoup des comme nous », dit-il. Il versa une autre tasse de thé et plongea dans ses souvenirs de vieil homme, sa voix monotone flottant dans la pièce étouffante, comme une mouche venant se taper au carreau d’une fenêtre. « Ah, les jeunes d’aujourd’hui… »

« En parlant de ces jeunes, ce meurtre d’une randonneuse… vous en avez une qui vit à côté de chez vous, fit Agatha, sautant sur l’occasion.

– La petite maigrichonne ? Au moins, elle, elle a sûrement tué personne. Elle pourrait pas faire peur à une mouche, ça c’est sûr.

– Beaucoup de petits amis ? »

Il se pencha en avant et lui fit un clin d’œil : « Pas elle, c’est une de ces homosapiens… »

Agatha enregistra l’information et la traduisit rapidement.

« Vous voulez dire qu’elle est homosexuelle… Je veux dire, une lesbienne ?

– J’les ai surprises, les deux, avec sa copine, en train de s’embrasser. Je vous l’dis. J’ai vu pas mal de choses dans ma vie. Je m’souviens quand j’étais à Tunis…

– Laissez tomber Tunis, l’interrompit Agatha. Quel couple ?

– Elle, Deborah, et l’autre, celle qui a été tuée, dans les bras l’une de l’autre, j’vous dis.

– C’était où ?

– Là, dans les escaliers.

– Mais beaucoup de femmes peuvent se serrer dans leurs bras.

– Oui, mais là, ça se faisait des mamours, ça ronronnait.

– Vous l’avez dit à la police ?

– Non. Ils avaient pas de temps à perdre avec moi, même quand je leur ai dit que j’étais un ancien soldat. Non, tout ce qu’ils voulaient savoir, c’était si je l’avais entendue ou vue se disputer avec cette Jessica, et ça, je l’avais pas vu. Quand on m’demande pas, j’réponds pas.

– Quand les avez-vous vues s’embrasser ?

– Ça doit faire un mois. Vous savez, quand on voit ce que devient le monde ! Je sais pas. »

Agatha se leva.

« Vous m’avez beaucoup aidée, Mr Wotherspoon.

– Vous ne restez pas un peu plus longtemps ? » La solitude se lisait dans son regard fatigué. « On pourrait faire un brin de causette, non ? »

Si Agatha trouvait ce vieux bonhomme horrible, elle se sentit néanmoins coupable en se glissant vers la porte. Elle lui dit au revoir, descendit rapidement les escaliers, contente de retrouver l’air frais et la liberté de la rue ensoleillée. Comment James se débrouillait-il de son côté ?

 

Au fond, James aurait préféré trouver une idée différente de celle d’Agatha pour interroger les gens, mais réalisa finalement qu’une étude de marché était un assez bon prétexte. Il ne craignait pas d’être aperçu par Kelvin qui, comme les autres, devait être à son travail.

Celui-ci vivait dans une tour près de l’école, lieu déprimant entouré d’une pelouse rabougrie pleine de détritus. Quelques arbres à moitié morts élevaient leurs rares branches subsistantes vers le ciel. D’autres signes de vandalisme s’étalaient un peu partout. Il découvrit que l’ascenseur était en panne, et ce, sans doute depuis un certain temps, car le panneau d’avertissement collé sur la porte était couvert de graffitis.

Kelvin vivait au dixième étage. James se dit que la police avait certainement déjà interrogé ses voisins de palier et qu’il aurait peut-être plus de chance en allant voir ceux qui habitaient à l’étage du dessous, le son portant vers le bas.

Son premier essai ne rencontra aucun succès, sans doute parce qu’il n’avait pas pensé à faire comme Agatha : offrir de l’argent. Il raconta qu’il réalisait une enquête sur les types de lessives les plus utilisées à Dembley. Une femme au visage aigri lui claqua tout simplement la porte au nez. Après avoir mieux repéré les lieux, il tenta sa chance à la porte suivante, qui devait logiquement être celle de l’appartement en dessous de celui de Kelvin.

Une femme encore jeune à l’air fatigué lui ouvrit. Ses cheveux blonds laissaient voir quelques centimètres de racines noires et son épais maquillage semblait dater de la veille.

« C’est pas pour les impôts locaux ? demanda-t-elle nerveusement.

– Non, répondit James, j’aimerais vous poser quelques questions sur la poudre de lavage que vous utilisez. »

À son grand soulagement, elle l’invita à entrer avec un mouvement brusque de la tête.

Il traversa une minuscule entrée avant de se retrouver dans une salle de séjour remplie de mobilier bon marché, qui semblait tomber en morceaux. Le tissu du canapé était déchiré, un fauteuil avait perdu un accoudoir et la table donnait l’impression d’avoir été récemment attaquée à la hache.

« C’est mon mari, dit-elle, suivant son regard. Il fait des trucs pas possibles quand il a un coup dans le nez.

– Où est-il en ce moment ? demanda James, un peu nerveux.

– Sur un chantier. Venez dans la cuisine. Je pense pas vous être très utile. Je prends juste le premier paquet que je trouve au supermarché. »

Il la suivit dans la petite cuisine, évitant de trop regarder les placards défoncés, autres signes de rage du mari alcoolique. Elle prit un paquet de poudre sous l’évier et le lui montra : « Ça vous va ? »

Il commença à lui poser quelques questions – nombre de personnes dans le foyer, rythme de lavage des vêtements, etc. –, écrivant les réponses sans regarder, tout en se demandant comment il allait introduire le sujet du locataire du dessus.

« Je suis désolé de vous prendre autant de temps », lui dit-il poliment.

Elle lui lança un sourire séducteur.

« Je m’en fiche. Je ne vois pas beaucoup de monde par ici. Une tasse de thé ?

– Oui, s’il vous plaît », répondit James, souriant en retour.

Il se pencha au-dessus du plan de travail de la cuisine pour regarder par la fenêtre tandis qu’elle mettait la bouilloire à chauffer. D’en bas montaient les cris perçants de jeunes enfants essayant d’attraper un chat pour le maltraiter. Le chat s’échappa. Les gosses se regroupèrent pour comploter quelque nouvelle horreur, puis se dispersèrent en hurlant sans raison apparente.

« Ça fait longtemps que vous faites ce job ? »

Il réalisa brusquement qu’elle lui parlait.

« Je suis retraité. Je réalise de petites enquêtes pour cette société plusieurs fois par an. Je suis indépendant, pas salarié. »

La bouilloire siffla. La jeune femme remplit une petite théière après l’avoir bourrée de six sachets de thé, disposa une bouteille de lait, un sucrier et deux tasses sur un plateau à côté de la théière, avant de transporter le tout dans le séjour.

Le thé était fort. Trop fort. Elle se laissa aller contre le dossier du canapé et croisa les jambes. Elle avait de très belles jambes. En fait, pensa James, elle avait dû être une jolie fille avant que le mariage ne la démolisse comme le canapé sur lequel ils étaient assis.

« Il s’en est passé des choses par ici, avança James, absorbant son thé en essayant de ne pas frissonner.

– Comment ça ?

– Vous n’avez pas un voisin qui fait partie des Marcheurs, un Écossais ?

– Oh, lui ! » Elle leva le pouce vers le plafond. « Il habite juste au-dessus.

– Il a une tête de meurtrier, à votre avis ?

– Trop mou, je dirais. Une fois, il a essayé de me draguer. » Elle croisa les jambes et remonta un peu sa jupe. Un petit bout de dentelle douteuse apparut. « Mais ça ne m’intéressait pas. C’est ce genre de type. Il croit être un homme à femmes. Je pense pas qu’il soit à la hauteur.

– C’est un peu dur, non ? répondit James. Vous pouvez dire ça rien qu’en le regardant ? »

Elle ricana.

« Je peux le dire rien qu’en écoutant. Vous auriez dû entendre celle qui était avec lui.

– Qui ?

– Une femme qu’il avait chez lui.

– Et c’était quand ?

– Je ne sais pas… Oh ouais, c’était avant le meurtre, quelques jours avant. Vers minuit. Mon mec était dans les vapes et je pensais : quelle vie ! en écoutant le lit qui grinçait au-dessus de moi. Vous savez, on entend tout dans ces apparts. Puis je les ai entendus se crier dessus. Après, quelqu’un marchait dans la chambre, vers la porte. J’suis curieuse, alors je suis allée à ma porte d’entrée, je l’ai entrouverte et j’ai entendu la femme qui criait : “T’es même pas capable, et tu sais quoi ? T’es probablement qu’une pédale refoulée !”

– Vous l’avez vue ?

– Non.

– Dommage.

– Pourquoi ?

– Ça aurait été intéressant de savoir si c’était la fille qui a été assassinée. »

Elle le regarda, les yeux ronds et – horreur ! –, se glissa vers lui et se lova contre son épaule.

« Oh, j’ai si peur », murmura-t-elle, la bouche dans ses cheveux.

Oh, Agatha ! Agatha ! pensa James. Si seulement vous étiez là !

Puis on entendit une clé tourner dans la serrure. La jeune femme se leva brusquement et se rassit à l’autre bout du canapé, tira sur sa jupe tandis qu’un énorme type musculeux à souhait entrait en titubant dans la pièce :

« C’est quoi, ça ? rugit-il.

– Un de ces types qui font des études de marché », répondit-elle.

Il montra la porte de son pouce. « Dehors ! » cria-t-il.

James se leva, passa la porte d’entrée et descendit les escaliers sans demander son reste.

 

Agatha commençait à se sentir de mauvaise humeur. James et elle étaient allés dîner ce soir-là au Copper Kettle. Terry Brice faisait le service. L’excitation initiale de partager leurs découvertes de la journée était retombée. James n’arrêtait pas de parler de l’affaire dès que Terry s’éloignait et Agatha, qui avait imaginé des scénarios plus romantiques pour cette fin de soirée, n’arrivait pas à comprendre pourquoi il n’entrait pas dans le rôle qu’elle lui avait assigné. Elle revint à la réalité quand il lui dit :

« On devrait raconter tout ça à Bill Wong.

– Ne pouvons-nous pas attendre encore un petit peu ? lui répondit Agatha. J’ai peur qu’il nous demande de stopper notre petite enquête.

– Mais nous sommes des citoyens comme les autres ! Il ne peut pas nous empêcher de vivre à Dembley ou de sortir avec les randonneurs. J’admire votre dévouement à la recherche de la vérité, je veux dire, prétendre que nous sommes mari et femme n’est pas facile tous les jours ». Agatha fronça le nez. « Sans parler de ce repas lamentable. Laissez tout ça, Agatha. Je nous ferai une omelette à la maison. Qu’est-ce que vous fouillez avec votre fourchette ?

– Le menu parlait d’un ragoût irlandais à l’ancienne. Comment est votre steak ?

– Comme une semelle de Rangers. » Il fit un signe à Terry. « Vous pouvez desservir. On en a assez.

– Mais pourquoi ? demanda Terry sur un ton plaintif.

– Pour commencer, dit Agatha, ce ragoût à l’irlandaise est répugnant. La sauce est tiède, il n’y a pas assez de viande et c’est beaucoup trop salé.

– On en fait, des manières, ma chérie. C’est le plat favori de Jeffrey. » Terry eut un regard malicieux. « Mais, de toute façon, il aime tout ce qui est irlandais.

– Ça veut dire quoi exactement ? » demanda James.

Terry appuya une hanche gracile sur le bord de la table.

« Vous n’avez pas entendu Jeffrey au sujet de l’Irlande libre ? Il est assez remonté sur le sujet. »

Peter Hatfield les rejoignit :

« Alors, qu’est-ce qu’on se raconte ?

– Ils n’aiment pas la nourriture, répondit Terry.

– On fait des chichis ? les réprimanda Peter. Vous venez à la prochaine marche ?

– Oui, répondit James. Mais comment trouvez-vous le temps de venir ? Le samedi, c’est le jour le plus fréquenté dans un restaurant.

– Nous ne travaillons pas. Je sais que c’est bizarre, mais les patrons étaient si contents de trouver un couple de serveurs prêts à travailler le dimanche qu’ils nous ont donné nos samedis.

– Alors comment se fait-il que vous étiez tous les deux ici le jour du meurtre ? demanda James, se maudissant d’avoir trop parlé en voyant les pupilles de Terry rétrécir.

– Comment le savez-vous ? demanda celui-ci.

– Quelqu’un en a parlé lors d’une de vos réunions, s’empressa d’ajouter Agatha. Cette fille blonde, Deborah je-ne-sais-quoi.

– Vu qu’elle est le suspect numéro un, elle devrait faire attention à ce qu’elle raconte, commenta fielleusement Terry.

– Comment ça, le suspect numéro un ?

– Parce que, répondit Terry en la regardant comme s’il parlait à une idiote, elle est la dernière à avoir vu Jessica vivante.

– Quoi ? » Agatha le regarda fixement. « Mais elle a déclaré qu’elle était allée faire des courses !

– Oui, mais une de nos clientes, Mrs Hardy, m’a dit avoir vu la voiture de Deborah quitter Dembley en direction de Barfield ce samedi-là, et si elle n’y allait pas pour voir Jessica, qu’est-ce qu’elle allait y faire ? »