6

Le lendemain matin, James accepta la suggestion d’Agatha : elle irait voir Alice et Gemma de son côté tandis que lui s’entretiendrait avec Jeffrey. Ensuite seulement, ils raconteraient à Bill Wong ce qu’ils auraient appris. Comme aucune des personnes qu’ils voulaient interroger ne serait sans doute libre avant la fin de la journée, ils décidèrent de rentrer à Carsely pour s’occuper de leurs cottages.

Ils étaient loin d’imaginer que leur départ commun pour une destination inconnue avait déclenché un tsunami de ragots dans le village, Mrs Mason étant restée parfaitement discrète sur les raisons de leur départ.

La première visite reçue par Agatha après qu’elle eut nourri ses chats fut celle de la femme du pasteur, Mrs Bloxy :

« Et où étiez-vous ? lui demanda celle-ci sans détour.

– Nous avons juste fait un petit voyage », répondit Agatha, assez fière de ce que la femme du pasteur puisse penser qu’elle et James étaient maintenant ensemble.

Le regard aimable de Mrs Bloxby ne manqua pas de noter l’air heureux et les joues rosissantes d’Agatha.

« Vous aimez bien Mr Lacey, n’est-ce pas ?

– Oh oui, nous sommes de grands amis. »

Elles étaient assises dans le jardin. Les chats se roulaient dans le gazon au soleil. De gros nuages laineux parcouraient le ciel. Une journée idyllique.

« Je pense parfois, dit la femme du pasteur, se penchant en arrière sur sa chaise et s’adressant aux nuages, que nous sommes très enclins à conseiller les jeunes, alors que nous négligeons les gens de notre âge.

– Ce qui veut dire ? » répliqua Agatha.

Le doux regard de Mrs Bloxby redescendit et se posa sur le visage d’Agatha.

« Ce qui veut dire que beaucoup des vieux conseils mille fois entendus ont encore de la valeur, même en cette période troublée, même pour des femmes comme nous. J’ai observé que les hommes qui obtiennent ce qu’ils veulent hors mariage, en particulier les célibataires endurcis comme James Lacey, sont généralement assez contents de ne pas avoir à se marier.

– Je n’entretiens pas de liaison avec James, coupa Agatha.

– Oh, ma chère… Je pensais que… Pardonnez-moi d’avoir tiré des conclusions hâtives. » Mrs Bloxby émit un petit rire. « J’aurais dû réaliser… que vous êtes probablement tous les deux sur une nouvelle enquête. Pardonnez-moi.

– Ça ira, grommela Agatha, mais ne dites à personne dans le village que nous sommes sur une affaire. C’est censé être un secret.

– J’aurais dû m’en douter. Ne pensez pas que je sois impertinente. Mr Lacey est un homme tout à fait charmant, mais il a eu une liaison avec la pauvre Mary, cette femme qui a été assassinée et, à l’époque, j’ai toujours pensé qu’il ne s’agissait que d’une relation purement sexuelle. »

Non, pensa Agatha, il a été brièvement amoureux d’elle. Et elle se souvint de la peine qu’elle avait ressentie à ce moment-là.

Comme Mrs Bloxby se remit à parler des affaires du village, Agatha se prit à penser brusquement qu’elle avait été trop honnête. Elle aurait voulu que toutes les femmes du village pensent qu’elle entretenait une liaison avec James, et maintenant Mrs Bloxby, sans pour autant parler de leur enquête, n’allait pas manquer de faire savoir à tout le monde que leur relation était platonique !

Après le départ de l’épouse du pasteur, Agatha décida de s’offrir un déjeuner tranquille à Moreton-in-Marsh. Elle souhaitait être seule pour revenir sur ce que James lui avait dit et trouver peut-être des indices d’un réchauffement de ses sentiments à son égard.

Moreton-in-Marsh est un bourg prospère des Cotswolds dont la rue principale bordée de grands arbres suit une ancienne voie romaine, la Fosse Way. Depuis la décision de l’abbé de Westminster, propriétaire des terres, d’utiliser cet ancien tracé et de fonder un nouveau Moreton en 1222, la ville a toujours été une des étapes favorites des voyageurs, les marchands de laine des temps médiévaux étant remplacés aujourd’hui par les touristes.

Agatha trouva à se garer non sans difficultés. Même au plus profond de l’hiver, il est difficile de trouver une place de parking à Moreton, où le nombre de voitures est inversement proportionnel à celui des passants, ce qui avait toujours surpris Agatha. Mais où donc se trouvaient les propriétaires de tous ces véhicules ? Il n’y avait pas assez de travail ou même de magasins pour attirer autant de gens. Agatha se rendit à l’office de tourisme pour réunir quelques documents sur les randonnées qu’elle apporterait le samedi suivant afin de montrer aux Marcheurs de Dembley à quel point elle était dévouée à leur association. Elle lut un dépliant sur Moreton-in-Marsh pour voir s’il restait encore quelque chose qu’elle ignorait sur la vieille ville. Et elle trouva. Un tract expliquait que la charte du marché avait été accordée par le roi Charles Ier en 1638. « Quelques années plus tard, lut-elle, il séjourna au White Hart Royal, un relais de poste très connu appartenant à la chaîne Trust House Forte Hotel Group. » Agatha vit en un flash le roi Charles Ier et ses cavaliers, les pieds chaussés de bottes, dans le restaurant de l’hôtel, écoutant la musique d’ambiance caractéristique qui donne une sorte de charme à cette chaîne.

Après avoir jeté un œil chez un brocanteur, elle se rendit au White Hart où elle commanda une énorme assiette de ragoût d’agneau. Elle en émergea un peu plus tard, aveuglée par le soleil, étouffée par son repas, sentant la ceinture de son pantalon la serrer nettement plus que le matin.

Qu’est-ce qui se passe avec les femmes d’un certain âge, pensa-t-elle, pour que, quand elles essayent d’attirer un homme, elles se gavent de nourriture au lieu de se précipiter sur le vélo d’appartement ?

 

De son côté, James avait déjeuné rapidement au bar du Red Lion et avait dû supporter une succession d’allusions et de plaisanteries grivoises du genre : « Et qu’est-ce que vous avez bien pu faire avec notre Agatha ? » En retournant chez lui, il se demanda si la réputation d’Agatha avait été compromise. Mais ces rumeurs sans aucun fondement s’éteindraient probablement d’elles-mêmes.

Il avait envie de revenir à l’enquête et, en remontant Lilac Lane, aperçut Agatha qui sortait de sa voiture.

« Je crois que l’on devrait s’y remettre, lui dit-il, je veux faire comme si je tombais par hasard sur Jeffrey quand il sortira de l’école et je l’emmènerai prendre un verre. Et vous ?

– Je vais juste aller frapper à la porte d’Alice et dire que je souhaite lui demander un conseil sur les chaussures de marche », répondit Agatha, se sentant complètement dans le brouillard et regrettant d’avoir autant mangé.

 

Elle s’endormit dans la voiture. Ils avaient pris la sienne pour revenir à Carsely et James était au volant. Elle se réveilla pour entendre James lui glisser, amusé :

« Je ne savais pas que vous ronfliez, Agatha.

– Désolée, répondit-elle, j’ai trop mangé au déjeuner. »

Elle qui aurait tellement aimé avoir toujours bonne mine en sa présence, c’était râpé ! Elle se sentait vieille et commença à repenser à ces rides au-dessus de sa lèvre supérieure. Elles n’étaient certainement pas là lorsqu’elle était repartie pour Londres. Voilà un des effets de ce maudit boulot de relations publiques, pensa-t-elle tristement. James avait une excellente vue. Lorsqu’il la regardait, elle pouvait voir ses yeux bleus concentrés sur ces ridules. Comment un homme pourrait-il avoir envie d’embrasser une femme avec ces méchants petits plis verticaux au-dessus de la bouche ?

Agatha ne savait pas que James se sentait particulièrement à l’aise avec elle quand elle était apaisée et fatiguée. Quand elle abandonnait tout effort de représentation.

Il la déposa à proximité de chez Alice et continua vers leur appartement, garant la voiture un peu plus loin et se dirigeant à pied vers l’école.

Des enfants de toutes les couleurs se bousculaient à la sortie de l’école. Il trouvait encore étrange d’entendre des enfants pakistanais ou indiens s’interpeller avec un fort accent des Midlands. Ils n’avaient certes pas la blancheur maladive du Britannique pure souche mais conservaient l’allure un peu écorchée de tous les défavorisés.

Il aperçut Jeffrey qui sortait, recula un peu et commença à le suivre. Au bout d’un moment, il accéléra le pas, traversa la rue animée, puis la retraversa pour se trouver face à face avec Jeffrey.

« Hello ! le salua-t-il. Quelle chaude journée ! Ça vous dirait de prendre un verre ?

– D’accord », répondit l’autre.

James remarqua qu’il ne le regardait plus avec suspicion. La raison lui en apparut rapidement lorsqu’ils furent installés dans un pub appelé le Fleece –  Jeffrey en ayant assez de la clientèle du Grapes.

« Vous ne devriez pas laisser votre femme porter la culotte, dit Jeffrey en levant sa pinte de bière. Santé ! »

James s’apprêtait à protester puis décida que le rôle du mari remis au pas le plaçait sous un éclairage sympathique. « Oh, je ne sais pas, dit-il, très à l’aise. Je suppose que quand on a été marié aussi longtemps que nous, on s’y habitue tellement qu’on n’y fait plus attention. Mais je vous aurais cru plutôt en faveur de l’égalité de droits des femmes ?

– Égalité des droits, oui, répondit Jeffrey, maussade, mais pas domination.

– Jessica était comme ça ? La fille qui est morte ? » demanda James, en ajoutant vite : « Désolé, j’avais oublié que vous étiez proche d’elle. »

Jeffrey haussa les épaules.

« C’était un bon coup, mais on ne sait jamais avec les femmes. Elles disent qu’elles sont libérées, elles racontent qu’il n’y a que le sexe qui les intéresse et dès le lendemain elles commencent à vous taper sur le système. Ce qu’il faut à votre bonne femme, c’est une bonne paire de baffes de temps en temps.

– Mais si vous défendez les droits des femmes, vous ne devriez pas prôner la violence, répondit James.

– Et pourquoi pas ? Elles se considèrent les égales des hommes, alors on peut les traiter comme des hommes, non ? Si un type vous pousse à bout, vous lui en collez une. Pourquoi pas avec une femme ?

– Ça peut vous mener en prison, commenta James.

– Alors autant les éviter. Je ne me marierai jamais. » Jeffrey fit jouer ses muscles. « Il y a tout ce qu’il faut de petites nanas par ici. »

James réalisa brusquement qu’il n’aimait pas du tout ce Jeffrey. Il avait entendu parler de ce genre d’homme, mais n’avait encore jamais rencontré des types comme lui : prétendant avoir des vues progressistes et en fait, ayant les mêmes idées que le plouc américain de base. Les opinions féministes de ces hommes, de tous les Jeffrey de la Terre, étaient simplement une façon d’attirer les femmes dans leur lit, sans prendre leurs responsabilités.

Prenant sur lui, il se força à rire. Un rire entre hommes.

« À votre avis, qui a tué Jessica ? demanda-t-il ensuite.

– Je pense que c’est une de ces bonnes femmes, répondit Jeffrey. Notre Jessica était bi. Alice était jalouse d’elle parce qu’elle en pinçait pour Gemma. Puis elle s’est intéressée d’assez près à Deborah et Dieu seul sait ce qu’elle a pu faire avec Mary. Pensez bien à Mary, j’veux dire. Elle est probablement la dernière à avoir vu Jessica vivante. Ce truc d’avoir été empoisonnée par de la nourriture ! Bizarre, non ? Elle a pu raconter ça pour se donner un alibi.

– Et est-ce que la police vous suspecte ? demanda James. Je veux dire, vous étiez son amant…

– Oui, probablement encore. Mais je n’ai rien fait. Ils peuvent me poser toutes les questions qu’ils veulent. Vous savez que ces ordures ont même fouillé mon appartement ? Qu’est-ce que vous cherchez ? je leur ai demandé. Une pelle ?

– Je suis étonné que vous ne soupçonniez pas sir Charles.

– Ce genre de type ne péterait même pas sans demander l’autorisation de la police, ricana Jeffrey. Et puis, il a plein de gens là-bas pour faire le sale boulot pour lui. Moi, je pense que c’était une femme. Elles sont vicieuses. » Il regarda avec insistance son verre vide, et James lui commanda rapidement une autre pinte.

« Bon, parlons d’autre chose, dit ce dernier. Je pense m’installer en Irlande.

– Dans quelle région ? répliqua sèchement Jeffrey.

– Dans le sud, bien sûr. J’écris des livres, ou j’essaye d’en écrire. Ma mère est irlandaise, mentit James. Vous savez que là-bas, si vous êtes écrivain, vous ne payez pas d’impôts ?

– Ouais, c’est un grand pays. » L’accent des Midlands de Jeffrey laissait maintenant place à quelques intonations irlandaises.

« Le seul problème, continua James, tendant son argent par-dessus le bar pour payer les consommations, c’est ce que m’ont dit des amis écrivains : l’IRA vient voir les auteurs et leur dit que s’ils ne payent pas d’impôts, ils auraient tout intérêt à verser une contribution à la Cause.

– Et pourquoi pas ? demanda Jeffrey avec agressivité. Pourquoi ces mecs devraient-ils vivre sur le dos du pays et ne rien payer ?

– Je suppose que c’est un argument », répondit James, se demandant quel effet ça lui ferait de mettre son poing dans la figure de ce type.

 

Agatha jeta un bref regard sur l’appartement d’Alice pendant que celle-ci préparait un café dans la cuisine. On pouvait y observer les traces évidentes de deux personnalités contrastées. Les étagères chargées de livres étaient divisées entre de lourds volumes sur la politique et des romans de gare en édition de poche. Sur la table basse, se trouvaient côte à côte Le Marxisme aujourd’hui et L’Hebdo de la femme. Il y avait un tour de potier près de la fenêtre et un gros ours en peluche rose trônant sur le canapé.

Alice revint avec deux tasses de café. Elle sourit à Agatha : « Je suis heureuse que vous soyez venue me demander des conseils sur les chaussures de marche, mais vous allez être surprise. Il ne faut surtout pas de chaussures montantes, mais des baskets, des sneakers comme disent les Américains, comme ça… » Elle leva un pied.

Agatha se demanda pourquoi ces grosses chaussures de sport avaient l’air si menaçantes sur des pieds féminins. « Ça va vous coûter jusqu’à quarante livres, mais elles le valent bien. Avec, je peux marcher des kilomètres sans jamais avoir mal aux pieds. Au fait, pourquoi voulez-vous randonner avec nous ?

– À votre avis ? répondit Agatha en tapotant son ventre. Je trouve le jogging trop fatigant et une promenade dans la campagne est exactement ce qu’il me faut pour perdre un peu de poids et découvrir le pays. Le problème ici, c’est que l’on prend toujours sa voiture, on se demande même pourquoi on a quitté Londres. Ce n’est pas facile d’apprécier la campagne quand on ne l’aperçoit qu’à travers des arbres et des champs défilant derrière un pare-brise.

– Sans oublier que c’est contribuer à la pollution, commenta Alice. Jessica disait toujours… » Ses yeux se remplirent de larmes, elle détourna la tête. « Désolée, c’est encore si frais.

– Ça a dû être un grand choc pour vous…, murmura Agatha.

– Je me sens coupable, vous savez. » Alice sortit un mouchoir d’homme et se moucha vigoureusement. « Elle est venue ici, elle cherchait un lit et je l’ai mise dehors. Je croyais qu’elle en avait après ma Gemma. Si seulement nous étions restées amies, nous serions allées avec elle et cet horrible meurtre n’aurait jamais eu lieu.

– À votre avis, qui a fait le coup ? glissa Agatha.

– Oh ! sir Charles Fraith. Mais justice ne sera jamais rendue. Il y a une loi pour les riches et une autre pour les pauvres. Il a menti en disant qu’il était à Londres lorsqu’elle a été tuée. On l’a vu la menacer, mais il saura tirer les bonnes ficelles et bientôt on n’en parlera plus.

– Vous ne pensez pas que ça pourrait être Jeffrey Benson ? avança Agatha. Il était son amant, non ?

– Comment savez-vous ça ?

– Des ragots lors de la réunion des Marcheurs.

– Hum. Le manque de loyauté dans ce groupe me surprend parfois. C’est vraiment un truc très petit-bourgeois. Non, je ne pense pas que Jeffrey l’ait fait, mais la police veut le lui mettre sur le dos pour que leur cher sir Charles puisse échapper à toute punition. Oh, voilà Gemma ! »

Gemma entra dans la pièce. En passant, elle lança à Agatha un sourire en biais.

« Qu’est-ce que vous avez là ? demanda Agatha en désignant les DVD que Gemma avait à la main.

– J’ai pensé que nous pourrions regarder ça ce soir, dit Gemma. J’ai Le Maniaque fou et Passion en série. »

Alice poussa un soupir.

« Je ne vais sûrement pas regarder ces fonds de poubelle américains.

– C’est ton problème, répliqua Gemma. Pas de petits biscuits au choco ?

– Dans la boîte, par là, répondit Alice en souriant avec indulgence. Quelle enfant ! » glissa-t-elle à Agatha.

Gemma surprit le regard d’Agatha et lui fit un clin d’œil. Agatha commençait à se poser des questions. Qui était exactement cette petite vendeuse de magasin homosexuelle qui regardait des films de tueurs en série ? Elle savait d’après certaines critiques lues dans la presse que les deux films choisis par Gemma était particulièrement horribles.

Mais Alice, qui avait surpris le clin d’œil, se leva brusquement.

« Je ne veux pas vous presser, mais j’ai beaucoup de choses à faire, lui dit-elle, dominant Agatha de toute sa hauteur.

– Bien sûr ! On se voit samedi ? » demanda cette dernière sur le pas de la porte.

Elle était contente de sortir de là. À bien y réfléchir, il y avait quelque chose d’un peu glaçant dans le couple d’Alice et Gemma.

 

De retour à leur appartement de Dembley, Agatha et James prenaient un café en partageant leurs notes lorsque retentit la sonnette de l’entrée. James alla ouvrir et se trouva face à Bill Wong, qui entra et regarda d’un air pensif autour de lui avant de leur demander : « Bon, alors qu’est-ce que vous fabriquez tous les deux ? Et ne me dites pas que vous avez décidé de vous installer ensemble. Vous auriez aussi bien pu le faire à Carsely.

– Asseyez-vous, Bill, répondit Agatha. Nous allions vous téléphoner. Je vous ai dit que Deborah Camden m’avait demandé d’enquêter sur l’affaire de la part de sir Charles. Attendez de voir ce que nous avons découvert. »

Bill écouta, son visage s’assombrissant au fur et à mesure qu’elle déroulait les éléments trouvés. Kelvin avait eu une dispute avec Jessica ; Deborah avait été vue au volant de sa voiture quittant Dembley le samedi après-midi en direction de Barfield ; Peter et Terry, qui ne travaillaient jamais le samedi, avaient décidé de le faire le jour du meurtre ; Jeffrey Benson semblait être un sympathisant de l’IRA.

« Et combien de temps vous auriez gardé ces informations sous le coude si je n’étais pas venu vous voir ? demanda Bill, furieux. Donc nous allons devoir ajouter une nouvelle fois Deborah et Kelvin sur la liste des suspects. Et qu’est-ce que c’est que ces accointances irlandaises ? Une bombe a explosé dans la grand-rue, ici, il y a deux ans, et un enfant a été tué. Je crois avoir entendu citer le nom de Jeffrey. On a parlé de deux Irlandais qui auraient passé la nuit dans son appartement juste avant l’attentat. Il a tout nié et nous n’avons rien pu retenir contre lui. Mais cette fois, on va vraiment le passer au gril.

– Nous allions vous téléphoner ce soir, dit James. Ça ne sert à rien de se mettre en colère contre nous, Bill, et de nous dire de nous tenir à l’écart. Vous n’auriez jamais obtenu toutes ces informations sans notre aide. Comment nous avez-vous trouvés ?

– Sir Charles m’a dit où vous étiez. Il semble penser que faire appel à vous prouve en quelque sorte son innocence. Je ferais mieux de retourner au commissariat tout de suite, et vous deux, vous venez avec moi. »

 

Plus tard, le même soir, Jeffrey Benson revenait du Grapes quand, en tournant au coin de sa rue, il aperçut deux hommes qui observaient son immeuble. Il y avait quelque chose de familier dans ces deux silhouettes, leurs costumes gris et leurs visages sombres. Il reconnut l’un d’entre eux. C’était l’homme qui l’avait interrogé après l’affaire de la bombe. Le type du MI5. Jeffrey s’éloigna rapidement pour trouver une cabine téléphonique. Il sortit un petit carnet de sa poche, trouva un numéro, qu’il composa. Lorsqu’une voix lui répondit, il se dépêcha de parler : « Ici Benson, Dembley. Ils m’attendent pour m’interroger de nouveau sur l’affaire d’il y a deux ans.

– Alors fais comme tu as fait il y a deux ans, tu la fermes, lui répondit la voix.

– Mais ils vont me cuisiner pendant des jours, répondit Jeffrey, la voix de plus en plus faible, très différente de ses robustes tonalités habituelles, trahissant sa peur.

– Tu sais ce qu’il faut faire. » La voix était glacée. « Tu la fermes ou on te la fermera.

– C’est toute l’aide que tu me proposes ? cria Jeffrey. J’ai bien envie de tout leur raconter et de demander leur protection.

– Souviens-toi qu’en tout cas ce n’est pas nous qui te protégerons », répliqua la voix.

Jeffrey sortit de la cabine pour plonger dans un monde de mort et de violence. Pour la première fois depuis des années, il pensa à sa mère. Comme un enfant égaré, tête basse, il retourna vers son appartement et alla à la rencontre des deux hommes : « Vous me cherchiez ? »

 

Deborah avait étalé tous ses vêtements sur son lit lorsque la police sonna à sa porte. Elle essayait de trouver ce qu’elle pourrait mettre ce samedi soir. Elle avait étudié des magazines chics, mais qui ne montraient que des images de bals et de réceptions. Rien sur ce que l’on pouvait porter pour un dîner élégant à la campagne.

Lorsque les policiers commencèrent à l’interroger sur ses activités du samedi précédent, elle fut terrifiée à la pensée d’être arrêtée et de ne pas pouvoir se rendre à Barfield House.

 

Bill Wong rendit visite à Agatha et à James le lendemain matin. Il avait l’air exténué.

« Nous ne pouvons pas garder Deborah, dit-il. Elle raconte qu’elle a pris sa voiture dans l’idée d’empêcher Jessica de faire un scandale, mais qu’elle a fait demi-tour avant d’arriver aux limites du domaine pour retourner en ville. Elle s’en tient à cette histoire, même si on l’a interrogée et réinterrogée. Elle dit qu’elle est revenue à Dembley par peur de Jessica, puis a expliqué qu’elle nous avait menti parce qu’elle craignait d’être accusée du meurtre. Kelvin, lui, a admis la dispute avec Jessica. D’après son interrogatoire serré, il semble qu’il ait eu tellement honte de son incapacité à la satisfaire au lit qu’il nous a menti. Croyez-le si vous voulez… Peter et Terry nous ont raconté qu’ils s’étaient portés volontaires pour des heures supplémentaires au restaurant car personne ne voulait aller marcher ce samedi-là, sauf Jessica. Et on en arrive à Benson. Il a bien hébergé deux Irlandais la veille de l’explosion. Il jure ses grands dieux qu’il ne savait pas ce qu’ils allaient faire, enfin s’ils sont vraiment les responsables de cet attentat. Il est tellement terrifié qu’il nous a dit tout ce qu’il savait et ce n’est pas grand-chose. Nous avons retracé un numéro de téléphone qu’il nous a donné, mais quand nous sommes arrivés dans la maison qui lui correspondait à Stratford, ses quatre occupants avaient plié bagage et disparu. Ils ont dû comprendre qu’il allait tout déballer. Faux noms, loyer payé en liquide, pas de contacts avec les voisins. L’impasse habituelle.

– Je suppose qu’il est sous protection policière, dit James.

– Ça n’en vaut pas la peine. C’est juste un de ces pauvres naïfs de libertaires qui se font prendre au piège. Il n’entendra plus jamais parler d’eux. Mais tout ça, c’est du gibier de services secrets, du MI5. Nous, nous travaillons toujours sur le meurtre.

– Je suppose que la randonnée de samedi est annulée, demanda Agatha.

– Non, non, vous pouvez y aller. Je ne peux pas vous en empêcher. Mais soyez prudents. Sir Charles fait encore partie des suspects, mais le meurtrier pourrait bien être un de vos compagnons de balade. Faites en sorte que personne ne vous soupçonne. Un soir, Jeffrey vous parle de l’Irlande dans un pub et le lendemain, le MI5 lui rend visite : il pourrait faire le lien. »

Après son départ, James et Agatha se regardèrent un long moment.

« Je crois que vous feriez mieux de rentrer chez vous, Agatha, dit finalement James. Tout cela ne me plaît guère. »

Mais à cet instant précis, l’idée d’abandonner son rôle chéri de Mrs Lacey effrayait encore davantage Agatha que celle d’être assassinée.

« Mais vous êtes là pour me protéger, James. Nous n’avons même pas pris notre petit déjeuner. Je vais le préparer. »

Elle chantonnait dans la cuisine en préparant une omelette au fromage pour James, oubliant, prise par son rôle d’épouse, qu’elle n’avait jamais préparé d’omelette de sa vie.

James entra dans la cuisine à temps pour sentir le fromage en train de brûler et ôter la poêle de la plaque chauffante.

« Agatha, allez à côté et asseyez-vous, dit-il gentiment. Vous êtes à l’évidence trop préoccupée pour faire la cuisine. »

Et ainsi Agatha ressentit toute l’humiliation d’être assise, inutile pendant que James préparait deux omelettes légères au fromage.

Il n’a pas besoin de femme, se désola-t-elle. Si la route du cœur d’un homme passe par son estomac, je n’ai aucune chance.

« Et Mary Trapp ? demanda James.

– Oh ! Elle ? Peut-être pourrons-nous lui parler pendant la marche. Je pense que cela pourrait avoir l’air bizarre si nous interrogeons un à un tous les membres de l’association.

– Nous ne sommes pas vraiment allés voir Deborah, ni Kelvin, fit remarquer James. Mais peut-être avez-vous raison. Prenons une journée pour nous. Je vais vous dire : allons au cinéma et oublions un peu toute cette affaire. »

Agatha, qui avait presque renoncé à poursuivre James de ses assiduités – c’était sans espoir –, se tint tranquille, en retrait et un peu morose pour le reste de la journée, au point que James commença à vraiment apprécier sa compagnie. Cette nuit-là, il ne pensa même pas à mettre une chaise sous la poignée de la porte de sa chambre.

 

Ce fut un groupe sans entrain qui partit en randonnée le samedi après-midi. Agatha n’éprouvait plus le moindre espoir romantique et portait les baskets recommandées par Alice. Elle avait l’impression d’avoir des pieds monstrueux, mais après tout, qu’est-ce que ça pouvait faire ? À son âge, elle n’avait plus rien à attendre, si ce n’est la mort.

L’ego de Jeffrey Benson en avait pris un coup. Lorsqu’il se rappelait la façon dont il avait rampé devant les enquêteurs, il avait envie de pleurer. Il leur avait demandé leur protection et ils lui avaient répondu de façon presque paternelle qu’il ne présentait aucun intérêt pour personne, qu’il était juste un de ces idiots utiles que l’IRA manipulait. Il s’était senti totalement démoralisé.

Il était clair qu’Alice et Gemma avaient dû se disputer car Gemma, qui portait un short plutôt court et de fines sandales peu adaptées à la marche, bavardait avec animation avec Mary Trapp tandis qu’Alice traînait derrière, les sourcils froncés. Peter et Terry chuchotaient entre eux. James se demanda combien de temps il faudrait encore pour que les Marcheurs fassent le lien entre lui et Agatha, et le soudain regain d’intérêt de la police et ses bonds en avant dans l’enquête. Seul le manque d’intérêt évident de ces gens pour tout ce qui ne les concernait pas directement les protégeait d’être découverts. James jeta un regard vers Agatha qui se tenait, lugubre, à ses côtés, décida qu’il était temps de renforcer leur image de couple marié et lui dit brusquement : « Quel est le problème, chérie ? On dirait que tu as perdu ta langue.

– Oh ! Ferme-la, idiot, répliqua Agatha, devinant son jeu et contente d’alléger un peu ses frustrations. C’est étonnant que tu n’aies pas demandé à la pouffe de la bibliothèque de nous accompagner.

– Comment oses-tu me parler sur ce ton ? répondit James. Jeffrey a raison. Tu mériterais une bonne baffe.

– Pardon ? dit Mary Trapp en se retournant. Jeffrey, comment oses-tu prôner la violence envers les femmes !

– J’en ai marre de ces criailleries, intervint Kelvin. Il jeta un regard glacial à Agatha et à James. Vous deux, vous pourriez régler vos comptes ailleurs. Y a rien de plus écœurant que ces bagarres conjugales.

– Et comment le sais-tu, Kelvin ? cria Alice. Tu ne peux même pas te trouver de petite copine. »

Kelvin s’arrêta net, le visage en feu.

« Vous me rendez malades. Tous ! Je rentre chez moi.

– Hé oh ! dit Peter, arrêtez de vous disputer, on se fait une balade sympa ou pas ? »

Ils continuèrent à marcher en silence. Mais lorsqu’ils atteignirent les faubourgs de Dembley, au milieu d’usines abandonnées à la rouille, les nuages gris s’écartèrent et le soleil se mit à briller. Les esprits commencèrent à se détendre. Gemma se mit à chanter et tous reprirent en chœur sa chanson.

Lorsqu’ils atteignirent le vrai point de départ de leur promenade, ils étaient tous à nouveau d’assez bonne humeur.

Ils consultèrent la carte et le vieux guide qu’avait trouvé Jeffrey : « Il doit y avoir des indications, dit-il. Voilà, c’est par là. En route ! »

Ils escaladèrent une clôture, longèrent un champ mais tombèrent sur une barrière fermée par un cadenas. De l’autre côté se tenait un homme de grande taille, l’air brutal, fusil de chasse à la main.

« Barrez-vous de mes terres ! cria-t-il. Randonneurs à la noix. Ou je tire.

– Qui êtes-vous ? demanda Jeffrey, se plaçant au premier rang du groupe.

– Mon nom est Harry Ratcliffe, répondit le fermier, et vous êtes chez moi.

– Vous n’avez pas le droit de nous demander de partir », répondit Jeffrey, en colère. Il brandit sa carte. « Nous avons un droit de passage légitime.

– Fichez le camp ! répliqua Ratcliffe. Sales petits bourges gauchistes. Trouvez un boulot et faites-vous couper les cheveux, y en a besoin ! »

Jeffrey n’était pas en état de supporter une humiliation supplémentaire. Il jeta la carte dans les mains d’Agatha, sauta par-dessus la barrière et voulut frapper le fermier. Celui-ci bloqua son bras et lui balança son poing en plein sur le nez, qui craqua.

« Et voilà une première leçon. Je vais chercher mes chiens », lança-t-il en disparaissant.

James grimpa par-dessus la barrière et s’agenouilla auprès de Jeffrey qui gisait à terre. Il tamponna le sang qui s’écoulait de son nez avec son mouchoir et tapota délicatement la blessure : « Vous avez de la chance, il n’y a rien de cassé. On ferait mieux de partir avant qu’il ne lâche ses chiens. Vous vous sentirez mieux après un verre et ensuite, on ira voir la police. »

Terry vint prêter main-forte à James pour hisser le blessé par-dessus la barrière. S’affairant autour de lui, le groupe réussit à extraire son chef humilié du champ de Ratcliffe.

 

En fait, ils ont raison, se surprit à penser Agatha. Certains de ces propriétaires sont de vrais fumiers.

Elle avait presque oublié le meurtre. L’agression contre Jeffrey les avait tous réunis. Une fois installés à une table du Grapes, l’ancienne Agatha refit surface et leur expliqua comment consulter un avocat et faire ce qu’il fallait pour que le droit de passage soit respecté.

Jeffrey, qui avait retrouvé ses esprits après les deux doubles cognacs offerts par James, répondit qu’il ne voulait pas aller voir la police, mais qu’il était reconnaissant à Agatha de ses conseils pour rendre la vie de Ratcliffe impossible. Ils se mirent à boire sérieusement et tout se passait bien jusqu’à ce que Deborah demande à Agatha ce qu’elle devrait porter pour aller dîner à Barfield House.

Mary Trapp lui tomba dessus : « Ne me dis pas que tu vas là-bas ! Chez l’ennemi ! »

Deborah devint écarlate.

« Sir Charles est un type bien, dit-elle sur la défensive, il n’est pas comme Ratcliffe !

– Tu trahis ta classe, commenta Alice avec le plus grand sérieux.

– Portez un joli corsage et une jupe », intervint James.

Deborah le regarda, surprise.

« Mais j’ai acheté une robe de soirée en velours noir d’occasion.

– Trop habillé, lança James. Dans le doute, il vaut mieux en faire moins que trop.

– Tu n’as jamais été l’une d’entre nous, lui asséna Jeffrey. On peut te faire confiance pour passer de l’autre côté. »

Deborah ne répondit rien. Elle se leva et sortit du pub. Elle n’allait pas laisser qui que ce soit lui gâcher cette soirée si attendue.

Tous la regardèrent s’en aller puis se remirent à critiquer Ratcliffe, encore et encore, et retrouvèrent bientôt leur bonne humeur.

James et Agatha rentrèrent chez eux à pied, plus complices que jamais : « Changeons-nous et allons dîner dehors », proposa James.

Tous les espoirs d’Agatha refirent surface dans son cerveau embrumé d’alcool et elle surprit James en se présentant vêtue d’une petite robe noire au décolleté prononcé, de très hauts talons et de beaucoup de maquillage.

Heureusement, pensa James, qu’il ne lui avait pas conseillé de ne pas en faire trop. La sobriété était décidément une idée totalement étrangère à Agatha.