Deborah se dirigea au volant de sa voiture vers Barfield House, vêtue malgré les conseils de James de la robe en velours noir. Elle avait consulté la vendeuse de la boutique de mode la plus chère de Dembley, qui lui avait confirmé qu’une robe de soirée était absolument de rigueur pour cette occasion. La distinction de cette vendeuse l’avait littéralement hypnotisée.
Elle avait également acheté une petite aumônière ornée de paillettes d’argent.
Mais pas de chance. Les invités étaient de vieux amis de sir Charles venus pour le week-end et la tenue décontractée était donc de rigueur.
Elle le découvrit dès son entrée dans le salon. Les hommes étaient certes en veste et cravate, mais les femmes avaient opté pour des robes d’été. Deborah se tenait dans l’embrasure de la porte, mal à l’aise, comme une petite fille.
Sir Charles se précipita vers elle et la salua d’un baiser sur la joue :
« Vous êtes très sexy », dit-il, et juste alors que Deborah commençait à se sentir mieux, il ajouta : « Comme cette femme de la famille Addams… »
En bonne maîtresse de maison, Mrs Tassy aurait dû présenter Deborah à tous les invités. Mais elle ne lui jeta même pas un regard, obligeant sir Charles à faire les présentations. Il y avait là un certain colonel Devereaux, sa femme et leur fille, Sarah ; un jeune homme élancé, Peter Hailey, et son ami, le dodu et volubile Henry Barr-Derrington ; ainsi qu’une fille massive à l’air soucieux, Arabella Tierney. Tous dévisagèrent Deborah lorsqu’elle leur fut présentée. La timide invitée ponctua chaque rencontre d’un « Heureuse de vous rencontrer » en contrôlant son accent.
Aucun des invités ne fut à proprement parler impoli à son égard, plutôt légèrement surpris, puis dédaigneux. Et voilà ! Elle sentit qu’elle avait été jaugée et écartée. Elle crut même entendre Henry murmurer : « C’est la dernière lubie de Charles », mais décida, comme elle l’avait fait dans le passé, que sa nervosité lui faisait entendre des insultes qui n’avaient jamais existé.
Mrs Tassy se pencha vers elle, l’air un peu ennuyé de quelqu’un se rappelant qu’il a des devoirs à accomplir.
« Ma chère enfant, dit-elle, cette robe est bien chaude. N’allez-vous pas étouffer là-dedans ?
– Non, merci, je me sens très bien », répondit Deborah, surprenant un sourire mauvais sur le visage de Gustav.
Celui-ci annonça que le dîner était servi. Deborah fut soulagée d’apprendre qu’elle avait été placée à côté de sir Charles.
La table était parfaite, décorée de bougies et de fleurs, et au fur et à mesure que le dîner progressait, Deborah ne pouvait que constater que c’était un repas beaucoup plus simple que le déjeuner qui lui avait été infligé lors de l’épisode avec Agatha.
Elle regretta soudain d’être venue. Tous ces horribles snobs…
La conversation tomba vite sur l’affaire du meurtre. Sir Charles annonça que Deborah faisait partie des Marcheurs de Dembley et elle devint aussitôt le centre de l’attention. On lui demanda de raconter tout ce qu’elle savait. Elle le fit, tout d’abord timidement, puis, prenant de l’assurance devant leur air captivé, poursuivit et termina par une description de la promenade du jour, de la confrontation avec le fermier Ratcliffe, gagnant ainsi la sympathie de la table.
« Cet homme est un rustre, affirma le colonel. Dommage que votre ami Jeffrey n’ait pas réussi à le frapper. » Et la conversation continua sur les errements de Ratcliffe jusqu’à ce que Mrs Tassy se lève, ce qui signifiait que les dames devaient la suivre au salon.
Au salon donc, Mrs Devereaux s’assit près de Deborah et lui demanda quelle matière elle enseignait. Ayant appris qu’il s’agissait de la physique, elle lui demanda son avis pour aider un jeune neveu qui montrait une faiblesse notoire dans cette discipline. La conversation s’étira jusqu’à ce que les messieurs les rejoignent au salon.
Deborah réalisa qu’en ignorant la présence de Gustav, elle pouvait se détendre. Finalement, tout le monde n’était-il pas gentil ? Elle se sentit de mieux en mieux, assez jolie même, et lorsque Peter et Henry commencèrent à la taquiner et à légèrement flirter avec elle, elle était véritablement aux anges.
À la fin de la soirée, sir Charles l’embrassa avec chaleur sur la joue et elle rentra chez elle en pensant qu’aucune drogue au monde n’aurait pu la mettre dans l’état où elle se trouvait.
Plus tard, Gustav plaçait les verres dans le lave-vaisselle. Mrs Pretty, qui était venue du village pour aider à cette soirée, était assise à la grande table de la cuisine, à siroter un verre de porto :
« Alors, qui c’est que c’te fille, qu’sir Charles a dégotée ? demanda-t-elle.
– Comment avez-vous entendu parler d’elle ?
– Les gens causent. On les a vus, les deux, au Burger King. C’est du sérieux avec elle ? Y va l’épouser ?
– Il faudra avant me passer sur le corps », répliqua Gustav.
La cuisinière éclata de rire.
À une heure du matin, Jeffrey entendit que l’on frappait à sa porte. Il avait regardé un film très tard et n’était pas encore allé se coucher. Au début, il se demanda si c’était la police et s’il pouvait faire semblant de dormir, mais les coups s’intensifièrent et il décida qu’il valait mieux aller répondre. Il ouvrit la porte :
« Oh ! C’est toi, dit-il, rassuré. Entre ! Je pensais que c’était la police. »
Agatha se réveilla au son des sirènes de police. Elle se précipita hors de sa chambre et alla regarder par la fenêtre de la cuisine, qui donnait sur Sheep Street. Une autre voiture de police passa en trombe.
Dans sa chambre, James se réveilla d’un bond et découvrit, fasciné, le visage plâtreux d’Agatha Raisin penché sur lui. Elle avait oublié le masque qu’elle s’était appliqué avant d’aller au lit.
« Qu’est-ce qui se passe ?
– Des voitures de police, plein de voitures, qui quittent Dembley, dit Agatha. Quelque chose a dû se passer.
– Mais ça n’a peut-être rien à voir avec nos randonneurs », répondit James d’une voix ensommeillée.
Agatha tira impatiemment sur la veste de son pyjama.
« Allez James, venez. Je suis sûre que ça a tout à voir avec notre bande. Dépêchez-vous ! »
James bougonna mais se prépara néanmoins avec une telle rapidité qu’il se retrouva derrière son volant à attendre qu’Agatha le rejoigne dans la rue.
« Vous avez encore de petites traces de votre masque autour des oreilles », dit-il, et cette pensée déplaisante préoccupa Agatha pendant qu’ils sortaient de Dembley. Elle s’observa dans un miroir de poche et commença à frotter l’argile blanche avec son mouchoir.
Ils s’étaient dirigés automatiquement vers Barfield lorsque, par-delà les champs, ils aperçurent dans le soleil levant le clignotement bleu de véhicules de police.
« C’est chez Ratcliffe », dit James.
Ils continuèrent en silence.
James s’arrêta près de la barrière qu’ils avaient escaladée la veille et se gara derrière les voitures de police. Un groupe d’hommes en uniforme et en civil se tenait près de la porte où Jeffrey s’était disputé avec le fermier.
Alors qu’ils s’approchaient du groupe, un policier se détacha et courut vers eux, la main levée, en leur criant de reculer.
Mais Bill Wong apparut et leur fit signe de s’avancer : « Qu’est-ce que vous faites là tous les deux ? demanda-t-il sèchement.
– Nous avons entendu les voitures de police et nous les avons suivies. Qu’est-ce qui se passe ? demanda Agatha, en priant pour que ce ne soit pas Deborah. Si c’est Deborah, je mange mon chapeau.
– C’est Jeffrey Benson, répondit Bill. Il est mort.
– On lui a tiré dessus ? demanda James. C’est Ratcliffe ?
– Ratcliffe est là-bas. Pourquoi parlez-vous de lui ? »
James lui raconta l’incident de la veille.
« Nous l’interrogerons, commenta Bill d’un air grave. C’est lui qui a trouvé le corps. Mais à cette heure, on dirait plutôt un accident. Jeffrey était en train de couper le cadenas de la barrière, ou c’est ce qu’on dirait, lorsqu’il est tombé et s’est tapé la tête sur une pierre. Mais on en saura plus quand le médecin légiste aura examiné le corps. On aura besoin d’une déclaration de vous deux et des autres randonneurs.
– Croyez-vous que ce pourrait être un coup de l’IRA ? demanda James.
– Je ne pense pas. Leur style, c’est plutôt une balle dans la nuque. Et un pauvre pigeon comme Jeffrey n’aurait eu droit qu’à une balle dans le genou.
– On peut regarder ? demanda Agatha. Nous pourrions remarquer quelque chose de différent par rapport à hier.
– Attendez ici », leur ordonna Bill. Il alla parler à ses supérieurs. Plusieurs têtes se tournèrent dans leur direction. On leur fit signe d’approcher. La foule des policiers s’écarta pour les laisser passer.
Jeffrey Benson était étendu sur le sol, sous la barrière. À côté de lui se trouvait une énorme paire de cisailles. De l’autre côté, une grosse pierre pointue.
« Cette pierre n’était pas là hier, fit remarquer Agatha.
– Vous en êtes sûre ? demanda Bill.
– Je crois qu’elle a raison, confirma James lentement. La scène a été si violente que tous ces détails se sont gravés dans nos esprits. »
On fit venir un des hommes en combinaison de la police scientifique. Il passa une longue tige en métal sous la pierre et la souleva légèrement : « C’est sec en dessous, dit-il. Cette pierre n’est certainement pas là depuis longtemps.
– Bon, dit Wilkes, s’exprimant pour la première fois. Bien qu’à première vue on puisse penser qu’il a tenté de passer par-dessus la barrière, est tombé et s’est brisé le cou, on dirait bien que quelqu’un a pu le frapper d’un coup de pierre sur la tête. Vous deux, vous feriez mieux de rentrer chez vous et de nous laisser travailler. On prendra votre déposition plus tard. »
James escorta Agatha vers la voiture. Au moment de refranchir la barrière, tremblante d’émotion, elle trébucha et tomba. James, qui était passé devant elle, la prit dans ses bras puissants pour la soulever et la remettre sur pied. C’était une des scènes avec laquelle elle avait si souvent joué en imagination lorsqu’elle rêvait de longues promenades romantiques avec lui… Mais tout ce qu’elle souhaitait à cet instant était de ne jamais avoir vu ce cadavre. Elle savait qu’il hanterait dorénavant ses rêves.
James fut aux petits soins à leur retour à l’appartement, lui apporta une tasse de thé chaud bien sucré avec deux cachets d’aspirine et l’envoya au lit.
Elle resta étendue un long moment à frissonner, à se tourner et se retourner avant de trouver le sommeil.
Les Marcheurs de Dembley se retrouvèrent au Grapes le soir suivant à six heures parce que Peter et Terry devaient prendre leur service une heure plus tard. Agatha et James étaient venus, après avoir reçu un coup de fil d’une Deborah affolée criant qu’ils allaient tous être assassinés et qu’il fallait qu’Agatha fasse quelque chose contre ça.
James observa le groupe silencieux et abattu. « Où est Mary Trapp ? demanda-t-il.
– Elle aide la police dans l’enquête, répondit Kelvin sur un ton sinistre.
– Pourquoi ?
– Ses voisins disent qu’ils l’ont entendue sortir pendant la nuit. Son voisin de palier est un fada qui a un chien, dit Peter. Le chien décide quand il veut aller se promener, même à deux heures du matin. Le voisin a vu Mary équipée de chaussures de marche et en short, tournant au coin de la rue.
– Mary n’aurait pas pu faire ça ! Si ? demanda Agatha, un peu mal à l’aise qu’ils n’aient pas encore enquêté sur elle.
– Nous parlions juste de ça avant que vous n’arriviez, intervint Deborah. En fait, aucun d’entre nous ne sait rien sur Mary. Elle et Jessica étaient proches, mais Jessica était proche de nous tous. » Elle se mit à pleurer. « Je ne peux plus supporter tout ça.
– J’imagine que chacun d’entre nous a un alibi pour la nuit dernière ? » questionna James à la cantonade.
Il regarda la tablée. Chacun hocha la tête d’un air sombre. Le meurtre s’était déroulé pendant la nuit et tous avaient déclaré être dans leur lit.
« Je crois qu’ils interrogent encore Ratcliffe. Il a déjà fait de la prison pour avoir cassé la figure à un type dans un pub, dit Kelvin. Pour moi, ce meurtre-là a rien à voir avec celui de Jessica. Jeffrey est sorti pendant la nuit avec des cisailles. Ratcliffe l’a vu, a pris c’te pierre, lui a tapé dessus et Jeffrey est tombé raide mort.
– Pas un accident, donc ? demanda Agatha.
– Non, répondit Kelvin. Pour eux, c’est un meurtre. »
La porte s’ouvrit et Bill Wong fit son entrée, suivi par un policier et une policière. Il vint jusqu’à leur table :
« Alice Dewhurst, dit-il, veuillez nous accompagner au poste.
– Pourquoi ? demanda l’intéressée, son visage prenant subitement une couleur terreuse.
– C’est juste pour quelques questions. Allez, venez !
– Mais qu’est-ce que ça veut dire ? demanda le groupe à Gemma, une fois Alice et Bill sortis du pub.
– Je ne sais pas, je n’en ai aucune idée.
– Alice n’était pas avec toi toute la nuit ? » demanda Peter.
Elle haussa les épaules.
« Ne me demandez rien. J’avais pris un somnifère et j’ai dormi comme un bébé jusqu’au moment où elle m’a apporté mon thé du matin.
– Ne t’en fais pas, mon chou, dit Terry. Tu sais bien qu’Alice n’aurait jamais pu faire ça.
– Je ne sais pas, répondit Gemma à leur grande surprise. Elle a toujours eu un sale caractère.
– Mais pourquoi, nom de Dieu, aurait-elle voulu cogner Jeffrey ? demanda Agatha.
– Peut-être parce qu’elle pensait qu’il avait tué Jessica, répondit Gemma en prenant une poignée de cacahuètes sur la table.
– Pas très loyale, aujourd’hui, pas vrai, ma chérie ? commenta Terry.
– En fait, je suis un peu fatiguée d’Alice, répondit Gemma, regardant tout le monde, l’air sérieux. Elle me tape sur les nerfs.
– Oh, on est tous au courant, ma chérie », ricana Peter en donnant un coup de coude à Terry.
Peter se tourna alors vers James et Agatha : « Et que faisait notre charmant petit couple la nuit dernière ?
– À votre avis ? répondit James.
– Oh, pas de ça avec nous. Ça doit faire au moins un million d’années que vous n’avez plus de petites séances romantiques, non ? »
Peter était devenu soudainement hargneux.
« Vous devriez faire attention, espèce d’abruti, ou c’est vous que je vais cogner, intervint Agatha. Au fait, vous et votre copine, là, vous ne devriez pas partir pour le rade où vous travaillez et aller servir d’autres doses de salmonelle à vos clients ?
– Méchante, méchante, oh la méchante ! la réprimanda Peter, pas vraiment impressionné. Allez, viens Terry, le devoir nous appelle. »
La petite réunion prit fin avec leur départ. James et Agatha retournèrent à l’appartement.
« Eh bien, dit James, morose, je n’ai pas le début d’une idée. Et vous ?
– Pour moi, n’importe lequel d’entre eux aurait pu faire le coup, dit Agatha en secouant la tête. Je ne peux plus les regarder objectivement. Je vais finir par tous les détester.
– Prenons un verre et réfléchissons à notre dîner. Que voulez-vous ?
– Un gin-tonic, s’il vous plaît. Oh ! Il y a quelqu’un à la porte. »
James reposa la bouteille de gin et alla ouvrir, en espérant que ce ne serait pas un des Marcheurs. Il les avait assez vus pour aujourd’hui.
Mais c’était Bill Wong : « Je peux entrer ? J’ai des nouvelles qui pourraient vous intéresser. »
Il déclina le verre que James lui proposa.
« C’est au sujet d’Alice ? demanda Agatha.
– Oui. Nous avons creusé dans le passé de tous les suspects. Nous avons trouvé quelques vieux films sur les femmes de Greenham Common. Dans un reportage assez orienté les présentant comme une bande de garces agitées, il y a des images intéressantes d’Alice et de Jessica, plus jeunes, qui se bagarrent. Alice nous a pourtant déclaré qu’elle ne connaissait pas Jessica avant que celle-ci arrive à Dembley. Pourquoi a-t-elle menti ?
– Et que dit-elle maintenant ? demanda James.
– Elle dit qu’elle avait tout oublié de cette période, mais qu’il lui semblait avoir perçu quelque chose de familier dans Jessica. Elle nous ment encore, mais on n’arrive pas à lui faire dire autre chose. Si Jeffrey savait des choses sur elles, Alice aurait pu décider de le faire taire. Elle aurait pu aller chez lui et lui suggérer que ce serait une bonne idée de prendre sa revanche sur Ratcliffe et d’aller couper le cadenas de sa barrière.
– Les cisailles appartenaient à Alice ? demanda Agatha.
– Non. Pas de chance. Jeffrey les a achetées lui-même il y a six semaines pour régler un différend avec un autre propriétaire qui avait cadenassé une barrière et bloqué un droit de passage. Vous avez vu ces gens. Vous avez participé à cette randonnée. Est-ce que l’un d’entre eux ne vous a pas semblé pouvoir être un meurtrier ? »
James et Agatha se regardèrent. Tous deux secouèrent la tête.
« À force de cogiter sur ces meurtres, j’ai l’impression qu’ils sont tous coupables ! commenta James.
– Normalement je devrais vous dire de rentrer chez vous, dit Bill en soupirant, et d’oublier tout ça, mais j’espère encore qu’avec vos techniques d’amateurs vous allez tomber sur quelque chose.
– Et les preuves du côté de la Scientifique ? demanda Agatha. Les empreintes de mains, de pieds ?
– On n’a rien pu tirer de la pierre et le sol était sec et dur comme du roc. La voiture de Jeffrey a été trouvée à proximité. On l’étudie, centimètre par centimètre. Il va falloir du temps pour analyser toutes les fibres trouvées. Je suis fatigué. Espérons que ça se calme avant que quelqu’un d’autre se fasse tuer. »
Après le départ de Bill, James se tourna vers Agatha : « Pourquoi ne pas rentrer à Carsely, mettre tout ce que nous savons sur mon ordinateur, et voir si nous pouvons en tirer quelque chose ?
– Je pourrais aussi m’occuper de mes chats, répondit Agatha. Et les ramener ici peut-être ?
– Si vous voulez, dit James sans enthousiasme, mais je ne crois pas qu’il y ait la moindre raison de rester ici plus longtemps. »
Agatha jeta un regard circulaire sur l’appartement qui était devenu leur foyer pour si peu de temps. Tous ses rêves romantiques s’étaient maintenant envolés. D’une certaine façon, tous deux s’étaient installés et avaient vécu comme deux vieux célibataires.
Une fois de retour à Carsely, Agatha nourrit ses chats, les caressa un moment et décida de ne pas les ramener à Dembley. Elle alla rejoindre James et son ordinateur, mais, avant que celui-ci ait commencé à taper la première liste de noms, la sonnette de l’entrée retentit. Il alla à la porte et revint accompagné de Mrs Mason.
« J’ai vu votre voiture devant chez vous, dit-elle à Agatha. Comment avancent les choses ?
– Très lentement.
– Je me fais du souci pour ma pauvre petite Deborah, continua Mrs Mason, installant son imposante petite personne dans un grand fauteuil. Cet autre meurtre – on en a parlé aux nouvelles à la télévision – a dû vraiment beaucoup l’effrayer. » Elle se rengorgea un peu. « Dieu merci, sir Charles s’occupe d’elle. Vous saviez qu’elle avait été invitée à dîner à Barfield House la nuit dernière ?
– Elle en a un peu parlé, répondit Agatha. Elle m’a demandé ce qu’elle devait porter. Comment cela s’est-il passé ? J’ai oublié de le lui demander.
– Oh, elle m’a dit que c’était formidable et que les amis de sir Charles ont tous été tellement gentils avec elle. » Mrs Mason tapota sa chevelure grise permanentée. « Je crois que nous allons bientôt avoir une lady dans la famille.
– Je ne dirais pas ça », intervint James négligemment, en regardant l’écran de son ordinateur. Il se demandait ce que dirait Mrs Mason si elle savait que sa chère petite nièce avait eu une relation homosexuelle avec Jessica.
Mrs Mason se hérissa :
« Vous pensez que ma petite Deborah n’est pas assez bien pour lui ?
– Comment ? » James se retourna. « Non, non, je voulais juste dire qu’une invitation à dîner ne fait pas un mariage.
– Mais Deborah me dit qu’il est fou d’elle. C’est une fille intelligente. Elle a été la première de la famille à aller à l’université. Ma pauvre sœur, Janice, avait eu tellement de problèmes avec son mari. Mauvais choix, celui-là. Ma pauvre petite Deborah. Si intelligente et si mignonne. Je vous en prie, trouvez celui qui a pu commettre ces horribles meurtres. »
Elle refusa une tasse de thé et s’en alla. James retourna à son ordinateur et tapa une liste de noms, un par page. En dessous, Agatha et lui commencèrent à inscrire ce qu’ils avaient sur chacun d’entre eux.
« Savez-vous, commença Agatha en étouffant un bâillement… je crois que n’importe lequel aurait pu faire le coup. Ce n’est pas un groupe très sympa.
– Vous feriez mieux d’aller dormir un peu, non ?
– Et manger quelque chose, répondit Agatha.
– Bon, puisque nous retournons à Dembley demain matin, autant que vous alliez chercher votre valise. Je nous prépare une omelette ou quelque chose d’autre et vous pouvez dormir dans la chambre d’amis. »
Ses yeux étaient pleins de douceur et Agatha savait qu’il se faisait du souci pour elle parce qu’il l’avait vue choquée par le dernier meurtre.
– Merci », répondit-elle doucement.
Elle retourna chez elle, remplit une valise de vêtements propres, sans trop se préoccuper de ce qu’elle prenait cette fois-ci. Si l’idée de dîner avec James et de dormir sous le même toit à Carsely l’aurait expédiée au septième ciel il y a peu, ce dernier meurtre l’avait confrontée aux réalités brutales de la vie. Après tout, elle n’était qu’une femme d’un certain âge, avec des rides sur la lèvre supérieure, qui devait accepter cet état de fait et cesser de se comporter aussi stupidement.
C’était tout aussi bien qu’elle ne sache pas que James appréciait de plus en plus sa compagnie. Pendant qu’elle s’affairait dans son propre cottage, il prépara un lit pour elle et se rendit dans sa cuisine pour trouver quelque chose à préparer pour le repas. Il réalisait qu’avoir quelqu’un auprès de lui apportait une sorte de structure à ses journées et lorsqu’une Agatha un peu lasse revint frapper à sa porte, il lui prit sa valise des mains et l’emporta dans la chambre à l’étage sans avoir le sentiment de devoir conserver sa réserve.
Au cours de leur petit dîner autour d’une omelette au jambon et d’une bouteille de vin blanc bien frais, il parla de son séjour à l’armée puis, une fois le repas terminé, alla faire couler un bain pour Agatha et lui conseilla avec délicatesse de se préparer à aller se coucher :
« Peut-être aurons-nous un peu plus de chance demain, Agatha, dit-il. Prenez un bain et passez une bonne nuit. Si vous faites de mauvais rêves, venez me réveiller.
– Merci, James », murmura humblement Agatha. Elle se dressa sur la pointe des pieds, l’embrassa sur une joue et monta dans sa chambre.
James fit la vaisselle en sifflotant.
« Ce sera tout ? demanda Gustav à sir Charles.
– Oui, merci », répondit ce dernier sans lever le nez de son journal. Puis, alors que Gustav quittait la pièce, il leva les yeux et dit : « Attendez un peu. Dites-moi : est-ce que ma tante est bien partie pour Londres ?
– Oui, je l’ai emmenée à la gare. Le train était à l’heure, pour une fois.
– Bien. Excellent. J’aimerais que vous preniez votre journée de demain, Gustav.
– Vous avez besoin de le savoir ? Bon, j’ai invité miss Camden à déjeuner et je ne veux pas vous voir traîner autour de nous.
– Ce qui veut dire que vous allez vous la faire ?
– Qui je mets dans mon lit ne relève pas de votre compétence, Gustav. Laissez-nous seulement quelque chose de simple pour le déjeuner et disparaissez. Et n’essayez pas, cette fois, de l’intimider avec une douzaine de plats et une vingtaine de couverts. Un rôti froid, une salade de pommes de terre, quelque chose dans ce genre. Et une bouteille de vin correct. Nous déjeunerons dans la cuisine. Et maintenant, filez. »
Gustave ne céda pas.
« Vous devriez vous cantonner aux filles de votre genre.
– Vous êtes un horrible snob, Gustav.
– Non. Certaines filles de fermiers seraient préférables, même une fille d’ouvrier agricole. Et en parlant de ça, avez-vous viré Noakes ?
– Je n’en vois pas la raison. Il a dit à la police ce qu’il avait vu. Difficile de trouver du personnel, de nos jours. On ne peut pas tout faire avec des machines.
– Je souhaiterais que vous puissiez remplacer Deborah Camden par une machine, monsieur.
– Oh, fichez le camp, foutu pervers.
– Vous ne direz pas que je ne vous avais pas prévenu, lança Gustav en sortant. Cette fille-là, elle me donne la chair de poule. »
Le lendemain, après avoir défait leurs valises, James et Agatha décidèrent d’aller déjeuner au Copper Kettle car, comme James le fit remarquer, le petit couple de bavards, Peter et Terry, pourrait encore leur lâcher quelques petites bribes d’information.
Tous deux commandèrent un fish and chips, pensant que le chef de ce restaurant serait au moins capable de cuisiner un plat aussi facile à préparer. Malheureusement le poisson en question n’était que du surgelé pané dont ce genre de pub raffole. Son absence de goût était étonnante, à l’instar des frites. Même la sauce tartare n’avait pas la moindre saveur.
« Je pensais que les autres seraient là, leur dit Peter en s’arrêtant à leur table. C’est le Jour du fondateur de l’école, donc ils sont en congé.
– Je ne savais pas que cette école avait un fondateur, s’étonna Agatha. Je croyais que toutes les écoles publiques avaient été créées par les municipalités.
– Eh bien, celle-ci en a un. Alors, à quoi s’occupent les classes oisives aujourd’hui ? »
James réfléchit à toute vitesse. Il ne pouvait décemment pas lui dire qu’ils enquêtaient sur l’affaire.
« On ira peut-être à Stratford pour voir si nous pouvons avoir des billets pour ce soir, préféra-t-il répondre. Ça fait des années que nous n’avons pas vu une pièce de Shakespeare.
– Ah bon ? Alors vous pourriez peut-être faire une petite course pour moi, répondit Peter. Deborah est chez sa mère. Je lui ai emprunté une bouilloire et depuis elle n’arrête pas de me harceler pour que je la lui rende. Je l’ai ici.
– Mais vous pourriez le faire la prochaine fois que vous la voyez, dit James.
– Je pourrais, mon biquet, mais j’oublie à chaque fois. Et maintenant, si vous la prenez, ce sera vous le responsable. »
Peter disparut et revint avec une bouilloire électrique et un bout de papier sur lequel était écrite l’adresse de Mrs Camden : « C’est un logement social, dit-il, à la sortie opposée de Stratford quand on vient d’ici. » James nota soigneusement comment s’y rendre.
« Est-ce que l’on doit vraiment aller à Stratford ? Cet horrible trou ? demanda Agatha en montant dans la voiture.
– Nous sommes supposés mener une enquête. Si Deborah est là-bas, elle pourrait peut-être nous dire quelque chose de plus. »
En se dirigeant vers Stratford, Agatha réalisa avec soulagement qu’elle ne semblait plus aussi obsédée par James qu’auparavant. D’une certaine façon, elle avait mûri et son amitié lui suffisait. Elle se souvenait d’une secrétaire appelée Fran qu’elle avait jadis employée dans son agence. Fran leur avait rebattu les oreilles à propos d’un homme dont elle s’était entichée et qui travaillait pour un concurrent. À la fin, Agatha et le reste de l’équipe lui avaient fait remarquer qu’on était au XXe siècle et que rien ne l’empêchait de prendre son téléphone pour l’inviter à prendre un verre. Ils étaient tous restés autour d’elle jusqu’à ce qu’elle l’appelle enfin. Il avait accepté son invitation pour le vendredi suivant, après le travail.
Ensuite, ils l’avaient conseillée sur la façon de s’habiller – jusqu’à sa lingerie –, sur le parfum à porter, lui avaient expliqué les sujets de conversation qu’elle pouvait aborder, comment se comporter, etc., et l’avaient accompagnée de leurs encouragements le vendredi.
Le lundi matin, Agatha s’était arrêtée devant le bureau de Fran.
« Alors, comment ça s’est passé ? lui avait-elle demandé.
– Nous ne nous sommes pas vus, avait répondu Fran.
– Quoi ! s’était exclamée Agatha. Il n’est pas venu ? »
Elle se souvenait encore du soupir résigné de Fran et de ce qu’elle lui avait raconté : « Je suis allée jusqu’à la porte du pub, j’ai regardé à l’intérieur et il était là, au bar. Il attendait. J’ai fait demi-tour et je suis partie. Vous savez, j’ai rêvé de lui si longtemps que j’ai réalisé tout à coup qu’il ne pouvait pas être au niveau de mon rêve et de mes attentes. J’étais déconnectée de la réalité. »
Eh bien moi, je m’y suis replongée, dans la réalité…, pensa Agatha, et je m’y sens bien.
Après s’être trompés plusieurs fois de route, ils trouvèrent enfin l’adresse de Mrs Camden. C’était en fait une succession de petites maisons mitoyennes. Le jardin, juste un gazon râpé entouré de parterres clairsemés, était envahi de mauvaises herbes. La barrière de l’entrée grinçait sur ses gonds.
La maison avait l’air négligée, désertée, et ils furent presque surpris d’entendre quelqu’un approcher de l’autre côté de la porte pour répondre à leur coup de sonnette.
Le lien de parenté entre la femme qui leur ouvrit et Deborah ne faisait aucun doute. Elle avait la même silhouette maigrichonne, le même teint trop pâle, mais ses épaules étaient voûtées et le peu de couleur que l’on pouvait trouver en elle venait de ses mains rougies par les tâches ménagères.
« Nous sommes des amis de Deborah, dit Agatha. Est-elle ici ? Vous êtes Mrs Camden ?
– Oui, entrez. Deborah n’est pas là, mais j’allais juste mettre de l’eau sur le feu.
– Nous vous apportons justement une bouilloire qui lui appartient, dit James. Pouvons-nous vous la laisser ?
– Bien sûr. Elle passera peut-être ce soir. » Un sourire transforma le visage pâle et étroit de Mrs Camden. « Elle a sûrement très envie de me donner des nouvelles.
– Ah oui, sur le meurtre, sans doute ? » dit Agatha.
La mère de Deborah les conduisit dans un petit séjour. Il contenait quelques sièges fatigués, un sofa et une table un peu déglinguée. Ni livres, ni tableaux, juste un poste de télévision dans un coin, dont l’image tremblotait. Mrs Camden l’éteignit. « Mettez-vous à l’aise, dit-elle, je vais chercher le thé. »
Agatha fit les présentations, non sans un petit frisson au passage en mentionnant son nom d’emprunt. Puis elle et James s’assirent côte à côte sur le canapé. « C’est sinistre, murmura James.
– Elle ne donne pas l’impression de travailler, chuchota Agatha. Je me demande si Deborah l’aide financièrement. »
L’aspect misérable de la pièce imposa son silence. Dehors, le vent s’était levé. Une page de journal vint tout à coup se plaquer contre la fenêtre puis s’envola. Mrs Camden revint avec un plateau sur lequel étaient disposés des tasses de porcelaine à décor de roses, une théière, du lait, du sucre et une assiette de biscuits.
Une fois le thé versé, Agatha se lança sur un ton plein de compassion : « Vous devez vous faire beaucoup de souci pour votre fille ?
– Oh, à cause de ces horribles meurtres, vous voulez dire ? Deborah a toujours été solide. Dieu merci ! Mais maintenant, elle va bientôt devenir lady Fraith. »
Tous deux la regardèrent, étonnés.
« Vous en êtes sûre ? lança James.
– Oui, elle est allée chez sir Charles aujourd’hui et elle est certaine qu’i’va la demander en mariage.
– Vous ne croyez pas qu’elle se fait des idées ? suggéra James avec prudence.
– Oh non, répondit Mrs Camden, avec la plus grande assurance. Deborah sent toujours très bien ce qui se passe. Vous vous rendez compte, ça m’a fait un coup quand elle m’a dit que moi, Mark et Bill – ses deux frères –, on pourrait pas aller au mariage.
– Et pourquoi pas ? demanda Agatha, stupéfaite.
– Ça serait pas bien, nous sommes pas de la même classe que sir Charles.
– Deborah non plus, souligna James.
– Mais elle est comme ça, ma Deborah, répondit Mrs Camden. Je suis si fière d’elle. Elle a toujours été l’espoir de la famille.
– Est-ce que vous travaillez ? » demanda Agatha. Réflexion faite, cette question parut étrange, car il y avait quelque chose chez Mrs Camden, dans ce petit personnage voûté, qui semblait évoquer des années de travail ingrat.
« J’ai mes ménages, dit-elle, et j’travaille aussi au supermarché le week-end.
– Deborah doit sans doute vous aider un peu ? intervint James.
– Oh non ! Elle peut pas.
– Et pourquoi ? demanda Agatha.
– Elle a besoin de tout son argent pour sauver les apparences. Elle est étonnante. Même quand elle était petite, elle disait : “Maman, je vais aller à l’université et je serai professeur.” Et c’est ce qu’elle a fait. Alors, quand elle m’a dit : “Je vais épouser sir Charles Fraith et vivre dans la grande maison”, je savais qu’elle allait le faire.
– Et vos fils ? demanda Agatha.
– Y sont comme leur père, ceux-là, soupira-t-elle. Y vivent tous les deux dans un logement social à Stratford. Au chômage, mais au moins j’les ai pas dans les jambes.
– Vous savez où se trouve votre mari ? » demanda Agatha.
Mrs Camden secoua la tête. « Et je ne veux pas le savoir non plus. C’était un type violent. Je me plains pas. Deborah est toute ma vie. Tenez, je vais vous montrer quelque chose. »
Elle se leva, sortit de la pièce. Agatha et James la suivirent.
La femme ouvrit une porte et s’écarta pour les laisser entrer. « C’était sa chambre. »
James et Agatha, épaule contre épaule, la découvrirent avec surprise. C’était une sorte de mausolée. Le lit garni d’un joli couvre-lit était littéralement recouvert de poupées et d’animaux en peluche. Les murs étaient tapissés de photos de Deborah : Deborah bébé, gamine, à l’école, à l’université. De longues étagères contenaient des livres – de ses livres d’enfants bariolés aux œuvres de Marx – et des souvenirs de la vie de Deborah.
Le vent gémissait de plus en plus fort et les branches d’un arbre mort tapaient contre la vitre.
« Très impressionnant », commenta Agatha d’une voix éteinte.
Ils retournèrent dans le séjour qui, après la chambre colorée, les frappa de nouveau par la morosité pesante qui s’en dégageait. Mrs Camden s’assit en poussant un soupir : « Tous ces efforts, ça en valait la peine, dit-elle. Vous savez, pour que Deborah ait ce qu’il y a de mieux.
– Mais vous n’avez sans doute plus à travailler aussi dur maintenant ? avança James.
– Oh, les filles ont toujours besoin de quelque chose de plus aujourd’hui. Il a bien fallu l’aider pour qu’elle s’achète sa petite voiture ou des trucs de ce genre. Comment avez-vous fait la connaissance de ma fille ?
– Nous sommes tous deux retraités, expliqua James, et nous nous sommes inscrits aux Marcheurs de Dembley, juste après le meurtre.
– C’est bien d’faire de l’exercice », commenta Mrs Camden.
James la regarda d’un air surpris : « Vous ne semblez pas avoir de craintes pour votre fille, quand on pense qu’il y a déjà eu deux meurtres…
– Sir Charles la protégera, répondit Mrs Camden. Elle m’a dit que la première chose qu’elle fera dès qu’ils seront mariés sera de se débarrasser de ce serviteur, ce Gustav. C’est bien son nom ?
– Elle semble vraiment très sûre d’elle, fut tout ce qu’Agatha trouva à dire.
– Mmm. » Le visage de Mrs Camden s’illumina d’un grand sourire. « Même si j’suis pas au mariage, je pourrai voir ce qu’on en dit dans les magazines. Vous vous rendez compte !
– Deborah a dû être chagrinée par la mort de Jessica Tartinck, dit James.
– Qui ? Mrs Camden sembla tirée de son rêve en rose. Oh ! cette grosse bonne femme. Mais Deborah m’a raconté qu’elle était toujours sur le dos des gens. Je veux dire, ça devait arriver un jour ou l’autre. »
Agatha se leva. Elle avait brusquement envie de fuir. Elle ne se considérait pas comme une petite nature, mais se sentait assaillie par un tel sentiment de menace diffuse qu’elle n’avait qu’une envie : quitter au plus vite cette salle de séjour miteuse.
« Nous devons y aller, James », dit-elle brusquement.
Comme s’il partageait le même sentiment, James se leva d’un bond et ouvrit la porte à Agatha. Une fois montés dans la voiture, Agatha, qui conduisait, lui dit : « Trouvons un endroit tranquille, j’ai besoin de réfléchir. »
Ils quittèrent Stratford et se garèrent sur un bas-côté. Elle arrêta le moteur et regarda le vent qui agitait les arbres au bord de la route.
« Pourquoi ai-je l’impression que nous venons juste de nous échapper d’un asile de fous ?
– Deborah semble avoir été une belle égocentrique dès le premier jour, mais ce qui me fait le plus peur, c’est toute cette histoire de mariage. Et il y a autre chose, ajouta James. Je viens juste d’y penser. Une sorte de secret a entouré, à l’époque, la mort du père de sir Charles. Je me rappelle que quelqu’un m’a dit qu’il était mort fou.
– Quelle sorte de folie ? demanda Agatha. Je veux dire, personne ne dit plus “fou” de nos jours.
– Quelle importance ? Pour je ne sais quelle raison, sir Charles a pu amener Deborah à penser qu’il allait l’épouser. Je ne crois pas un instant qu’il en ait l’intention. »
Agatha le regarda fixement : « Et Deborah est là-bas. Maintenant. À Barfield House.
– On y va. Aussi vite que vous pouvez, Agatha, répondit James. Je n’aime pas ça, je n’aime pas ça du tout. »