Au volant de sa petite voiture, Deborah remonta l’allée conduisant à Barfield House, le cœur léger. Sir Charles lui avait annoncé que Gustav avait pris sa journée et que sa tante était à Londres.
C’est donc lui en personne qui lui ouvrit la porte. Il portait une vieille chemise, sans cravate, et un jean, ce qui la rassura car elle n’avait pas voulu trop s’habiller pour cette fois. Elle avait choisi un chemisier en soie rose de chez Marks & Spencer porté sur une petite jupe en acrylique bleu marine fendue à l’arrière, et des sandales blanches.
Elle apprécia la cuisine, vaste et moderne. Sans comparaison avec les sombres pièces lambrissées du reste de la maison.
Sir Charles, en ouvrant une bouteille de vin et en l’écoutant bavarder sur son travail d’enseignante, la regarda attentivement. Il avait bien l’intention de l’attirer dans sa chambre après le déjeuner mais commençait à se poser des questions sur la façon dont elle réagirait. Sa minceur et sa pâleur l’excitaient toujours. Il aimait cette petite voix timide, si différente des robustes timbres des filles qu’il fréquentait d’habitude. Son cou fin avait l’air fragile. On aurait pu le couper comme la tige d’une fleur. « Des nouvelles sur le meurtre de ce Jeffrey ? demanda-t-il au bout d’un moment.
– Ils nous interrogent et nous interrogent sans fin, répondit Deborah en hochant la tête. Ils retiennent encore Alice.
– La grosse ? Pourquoi elle ?
– Elle a connu Jessica il y a longtemps et elle a menti quand on lui a posé la question. »
Sir Charles la regarda, intéressé :
« Si la police la retient encore pour interrogatoire, comment le savez-vous ?
– Un des professeurs de l’école a une sœur qui travaille au poste de police. C’est elle qui me l’a dit.
– Mais vous pensez qu’Alice est la meurtrière ?
– Elle en aurait été capable, répondit Deborah. Avec son sale caractère… »
Pendant le repas, sir Charles réfléchit à comment il allait bien pouvoir lui proposer de monter dans sa chambre. Peut-être devrait-il d’abord suggérer de prendre le café au salon et entamer les préliminaires sur le canapé.
Il m’aime vraiment, pensait Deborah dont le cœur battait la chamade. Je peux le voir à son regard.
La conversation retomba vers la fin du repas :
« Je voudrais me repoudrer le nez », annonça Deborah.
Sir Charles vit là sa chance et la saisit.
« Allez donc à l’étage et utilisez ma salle de bains. »
Il l’accompagna dans l’escalier, lui fit traverser un long corridor et ouvrit une porte. Deborah jeta un coup d’œil rapide sur la chambre à coucher. Elle fut un peu déçue par l’absence de lit à colonnes, remplacé par un modèle très moderne. La pièce, comme le reste de la maison, était assombrie par les petits carreaux des fenêtres à meneaux.
« C’est ici », dit sir Charles en ouvrant une porte donnant sur la chambre.
Deborah entra et ferma la porte derrière elle. Sir Charles alla nerveusement vérifier dans le tiroir de sa table de chevet si le paquet de préservatifs acheté il y a peu était encore là, ou plus précisément vérifier si Gustav ne l’avait pas trouvé et escamoté, un geste bien dans l’esprit du personnage.
Il entendit des bruits confus venant de la salle de bains. Deborah prenait décidément son temps. Le vent qui se levait au-dehors poussa un gémissement lugubre. Sir Charles frissonna. Son envie déclinait rapidement. Toute cette affaire commençait à lui paraître assez stupide.
Puis la porte de la salle de bains s’ouvrit et Deborah apparut. Elle ne portait rien d’autre qu’un petit soutien-gorge, un porte-jarretelles et des bas noirs.
Sir Charles s’avança vers elle, et lui dit, la voix rauque : « Allons au lit, Deborah. »
« Vous ne pouvez pas aller plus vite ? demanda James.
– Je fais ce que je peux, geignit Agatha, mais ce fichu tracteur n’avance pas, impossible de le doubler. »
Elle klaxonna et fit des appels de phares. Le conducteur du tracteur lui fit un doigt d’honneur. Juste au moment où Agatha, en colère, pensait qu’elle allait finir par lui rentrer dedans, il tourna pour entrer dans une cour de ferme. Agatha accéléra brusquement, se défoulant sur le klaxon.
« Mais pourquoi aurait-il tué Jeffrey ? demanda-t-elle.
– Il a peut-être quelque chose contre les randonneurs. S’il est fou comme son père, il n’a même pas besoin de mobile. »
Agatha prit un virage à grande vitesse et freina brusquement. Devant elle s’allongeait une file de voitures. Elle descendit pour aller voir. Un peu plus loin, un camion se trouvait en travers de la route. Une petite Mini s’était renversée dans le fossé.
« Merde ! Un accident », dit-elle en remontant dans la voiture. Frustrée, elle se mit à tambouriner sur le volant. Puis, apercevant sur sa droite une barrière ouverte, elle redémarra, braqua à fond et sa voiture en folie s’engagea dans le champ de blé.
« Que faites-vous ? cria James. Le fermier va nous tuer !
– Je le rembourserai ! hurla Agatha. Barfield est dans cette direction. Je coupe à travers champs. »
Sur quoi la voiture plongea la tête la première dans un fossé.
Agatha était sur le point de fondre en larmes : « Qu’est-ce qu’on fait maintenant ? » pleurnicha-t-elle.
Le visage de James était fermé et sombre : « On sort de là et on marche ! »
Sir Charles et Deborah étaient étendus sur le dos, perdus dans leurs pensées respectives.
Quelle erreur ! pensait-il de son côté, abattu.
Autant faire l’amour à un cadavre. En plus, elle avait une odeur qui lui évoquait les bûchers de veuves en Inde.
Dans la salle de bains, Deborah s’était enduite d’une huile aromatique achetée dans une nouvelle boutique de Dembley spécialisée en aromathérapie appelée Planet Earth.
Il réalisa qu’elle lui parlait : « Lorsque nous serons mariés – et j’espère que cela ne te posera pas de problème, Charles chéri –, j’aimerais que l’on fasse peindre toutes ces boiseries en blanc.
– Mariés ? croassa sir Charles.
– Bien sûr, ta tante devra trouver un autre endroit où vivre. Il ne peut y avoir deux maîtresses de maison. Ma mère dit… Ma mère disait toujours que cela ne marche jamais. Tu n’as pas une maison de douairière ou quelque chose de ce genre ? » demanda Deborah, se rappelant vaguement des romances de Jane Austen.
Sir Charles bascula hors du lit et commença à enfiler maladroitement ses vêtements : « Tu devrais prendre un bain, chéri », lui lança Deborah sur un léger ton de reproche. Elle s’étira et bâilla. « Fais-m’en couler un, veux-tu ?
– OK », répondit sir Charles d’un air sombre. Il remonta la fermeture à glissière de son pantalon, partit pieds nus vers la salle de bains et ouvrit à fond les robinets de la baignoire.
En se retournant, il poussa un petit cri. Deborah, rapide comme l’éclair, l’avait rejoint, vêtue de sa robe de chambre à lui. Il se retourna, regarda fixement l’eau jaillir des deux robinets.
« Deborah, dit-il, on a eu un petit flirt. C’est tout. Je n’ai jamais parlé une seule fois de mariage. » Il essaya de rire. « Je ne suis pas du tout du genre à me marier.
– Mais tu dois te marier avec moi ! » Deborah avait l’air plus surprise qu’en colère.
« Non, Deborah, répondit-il avec fermeté. Je ne t’épouserai pas, ni qui que ce soit d’autre. Je n’ai absolument rien dit qui puisse t’avoir donné cette impression. Je n’aurais jamais couché avec toi si j’avais pensé un instant que tu aurais sauté sur l’occasion pour en tirer cette conclusion complètement folle.
– Folle ? » Sa voix se fit dure et cassante. « Folle ?
– Nous nous sommes un peu amusés, chérie, restons-en là. » Il se tourna vers la baignoire. « Tu veux que je mette un peu de ces sels de bain à l’ancienne ? Bon, où est-ce que je les ai mis ?
– Ici, chéri ! » dit Deborah en lui écrasant sur la tête un gros pot de verre rempli de sels de bain parfumés à la rose.
Les collants d’Agatha étaient filés. Elle s’était débarrassée de son pull trempé de sueur. Elle avait une ampoule à un talon et un point de côté. James l’avait prise par la main pour courir à travers les champs de colza, de lin, de blé et de navets.
« Êtes-vous sûre que c’est la bonne direction ? cria James.
– Oui ! » hurla Agatha, qui adorait étudier les cartes d’état-major dans ses moments perdus.
Mais ce coin de campagne ressemblait à n’importe quel autre et elle commençait à avoir des doutes quand, enfin, apparut dans le lointain, par-delà les champs, la masse imposante de Barfield House.
Elle accéléra avec courage, oubliant l’ampoule au talon et le point de côté. Deborah était en danger. Elle, Agatha, la grande détective, avait été appelée au secours de la jeune femme et se devait d’aider sa cliente.
Deborah ferma les robinets et regarda sir Charles qui gisait, inconscient, sur le sol de sa salle de bains. L’air embaumait la rose.
Elle s’assit sur une chaise et regarda fixement devant elle, l’air sombre. Tout cela pour rien. Pour rien du tout. Et pourtant elle gardait l’esprit calme et concentré. Elle savait ce qui lui restait à faire.
Elle s’habilla soigneusement et repassa partout où elle était allée pour effacer ses empreintes sur les surfaces et les objets qu’elle avait pu toucher, frottant et essuyant, levant parfois la tête quand elle entendait le bruit d’une voiture sur la route. Puis elle saisit sir Charles par les chevilles et commença à le tirer hors de la salle de bains, hors de la chambre, le long du corridor et – bang, bang, bang – dans les escaliers. Il glissa plus aisément sur le plancher ciré du hall d’entrée, le long du grand corridor et – bang, bang – franchit les deux marches de la cuisine.
Elle s’affaira ensuite au nettoyage de la pièce, débarrassant et lavant tout ce qui aurait pu rappeler leur déjeuner, essayant de mettre de l’ordre dans son esprit. Gustav dirait à la police qu’elle avait été invitée. Elle avait eu beaucoup de chance jusque-là. Ce serait la parole de Gustav contre la sienne. Tout ce qu’elle avait à faire était de coller à son histoire. Elle tira encore sir Charles, lui plaça la tête dans le four et tourna le bouton d’arrivée du gaz. Elle fronça les sourcils. N’avait-elle pas entendu quelque chose sur le gaz de la mer du Nord qui n’était plus aussi efficace que l’ancien gaz de houille ? Peut-être se faisait-elle trop de souci. Elle s’empara de deux torchons, trouva des chiffons, sortit, et après avoir fermé la porte de la cuisine, colmata soigneusement l’interstice entre le battant et le sol.
Elle se rendit ensuite dans le bureau de sir Charles où elle se rappelait avoir vu une machine à écrire. Tout ce qui lui restait à faire était de trouver un document signé de sa main et d’imiter sa signature au pied d’une lettre de suicide dans laquelle il avouerait également le meurtre de Jessica et de Jeffrey. Mais un graphologue détecterait sans doute la supercherie. Bon. Elle n’aurait qu’à laisser une note non signée. C’était bien embêtant ces experts en graphologie, sans eux, il aurait même été possible de faire un testament lui laissant tout à elle, Deborah. Tout.
Un bref instant, ses yeux se remplirent de larmes. Tous ses rêves, tout s’effondrait. Elle avait imaginé donner des fêtes et des garden parties à Barfield, elle aurait accueilli ses invités sous une grande capeline de paille, elle aurait peut-être même pris la parole. Elle s’assit au bureau de sir Charles et commença à taper la lettre.
Agatha et James remontèrent en courant l’allée menant à Barfield House. Derrière eux, dans le lointain, ils pouvaient entendre les hurlements des sirènes de police : « Il doit se passer quelque chose, fit remarquer Agatha, essoufflée.
– C’est à cause de nous, répondit James. Des fermiers en fureur ont dû téléphoner pour signaler des intrus dans leurs champs. Bon sang, tout ça commence à être ridicule. » Il attrapa Agatha par le bras, la forçant à s’arrêter. « On ne peut pas faire irruption à Barfield House en criant : “On sait que c’est vous le meurtrier parce que votre père était fou !”
– La voiture de Deborah est là, dit Agatha, obstinée. Vous pouvez faire ce que vous voulez, moi j’y vais. Je dirai juste que j’ai frappé et que personne ne m’a répondu. »
Elle souleva avec effort la poignée de la lourde porte du manoir et soupira de soulagement quand celle-ci s’ouvrit en grand. James la suivit dans le hall. Il commençait à penser que la seule personne réellement folle dans cette affaire était Agatha. Comment allait-il pouvoir expliquer leur présence ?
Mais Agatha se tourna vers lui : « Du gaz ! Vous ne sentez pas le gaz ? Où est la cuisine ?
– L’odeur semble venir de là-bas, » dit James, montrant le corridor qui partait du hall.
Ils coururent et virent immédiatement les torchons sous la porte, qu’ils ouvrirent à la volée. Agatha se précipita vers la cuisinière, coupa le gaz, et ouvrit toutes grandes les fenêtres.
« J’appelle la police », dit James en tirant sir Charles hors du four.
Les sirènes se rapprochaient déjà.
« Ils arrivent, dit James. Je vais à leur rencontre. Mon Dieu, c’était Deborah la coupable, à moins que Gustav ne les ait tués tous les deux. »
Il revint dans le hall, mais en approchant de la porte d’entrée il entendit le bruit d’une machine à écrire provenant de ce qui devait être un bureau. Il ouvrit la porte doucement. Deborah était là, assise, tapant à la machine, dos à lui. Il s’approcha silencieusement, retira sa ceinture et en entoura d’un coup son corps et ses bras. Les cris et les insultes qui s’échappèrent des lèvres de Deborah couvrirent le bruit des sirènes de la voiture de police qui arrivait devant la maison.
James et Agatha se retrouvèrent ce soir-là dans l’appartement de Sheep Street. Ils partageaient une bouteille de vin en attendant Bill Wong, qui avait promis de passer les voir. Mais quelle injustice ! La seule raison de l’arrivée de la police avait été leur course à travers champs. Un fermier en colère s’était plaint que deux vandales avaient roulé à travers ses cultures, puis avaient planté leur voiture dans un fossé avant de prendre la fuite à pied, faisant des dégâts supplémentaires.
« Deborah ! Je ne comprends pas, dit Agatha pour la énième fois. Oh, on sonne, c’est sans doute Bill. »
James se leva et alla répondre à la porte. Bill avait l’air épuisé. Il accepta le verre de vin qu’on lui proposa, précisant qu’il n’était pas en service, puis se tourna vers Agatha : « Comment avez-vous su que c’était Deborah ? »
Agatha jeta à James un regard d’avertissement et répondit, l’air détaché : « Simple intuition féminine. Mais nous préférerions entendre de votre bouche ce qui s’est passé, Bill. » Elle ne voulait surtout pas perdre la face en admettant devant Bill Wong qu’ils avaient pensé que sir Charles était le meurtrier.
Bill secoua la tête, l’air perplexe : « Elle doit être folle. Elle nous a raconté toute l’histoire de sa voix de petite fille, et ça a duré, duré. Elle s’était toujours juré de laisser derrière elle son milieu d’origine, aidée et encouragée par sa mère qui l’idolâtre. La raison de son aventure avec Jessica n’était pas que Deborah était lesbienne, mais, tenez-vous bien, qu’elle pensait que Jessica « avait de la classe » ! Elle avait étudié à Oxford, vous savez. Deborah avait donc adopté les idées politiques de Jessica et de ses amis en y voyant un passeport pour la bonne société. Je crois que le déclic s’est produit quand sir Charles l’a invitée à prendre le thé. Pratiquement dès la première tasse, elle a eu le sentiment de pouvoir devenir lady Fraith. Elle n’a pas arrêté de dire : “Jessica était en travers de ma route.” Elle était terrifiée que Jessica puisse parler à sir Charles de leur relation, qu’elle gâche ses chances à elle, Deborah, en allant faire une scène. Je pourrais avoir un peu plus de vin ? »
James remplit son verre. Bill en but une gorgée et reprit son récit : « Elle a eu une chance étonnante. Le samedi du meurtre, elle s’est rendue en voiture à Barfield House pour rattraper Jessica avant qu’elle ne cause des dégâts. Elle l’a trouvée en bordure du champ. Lorsqu’elle lui a dit qu’elle avait un faible pour sir Charles, Jessica a éclaté de rire ! Il semble qu’une fois le masque écologique tombé, elle ait été une snob de la pire espèce. Elle s’est moquée de l’accent de Deborah, de ses origines, de ses vêtements, lui a dit qu’elle n’avait pas la moindre chance et qu’elle ferait savoir à sir Charles qu’elle était lesbienne. Puis elle a commencé à écraser le colza. Deborah a vu la pelle, et rouge du même coup. Elle a couru derrière Jessica, dans ses traces, et lui a fichu un grand coup de pelle sur la tête. Lorsqu’elle a réalisé que Jessica était morte, elle a creusé un vague trou – quand on pense à toutes les racines, ça a dû lui demander une force démente –, enterré le corps, essuyé les empreintes de la pelle et a disparu.
– Mais pourquoi alors avoir demandé mon aide par l’intermédiaire de Mrs Mason ? interrompit Agatha.
– Vous n’allez pas aimer la réponse, répondit un Bill à l’air contrit. Mrs Mason avait à l’évidence donné à Deborah l’impression que vous étiez une sorte d’amatrice inepte, qui tirait toute sa gloire du travail de la police. En retenant vos services, elle se plaçait hors de tout soupçon.
– Je ne parlerai plus jamais à Mrs Mason de ma vie, commenta Agatha, rouge de colère. Ce vieux crapaud ! De toute façon, je ne l’ai jamais aimée… »
Bill sourit et reprit son histoire : « Comme je l’ai déjà dit, elle a été étonnamment chanceuse. Sa voiture a été aperçue sur la route en sortant de Dembley, mais personne ne l’avait réellement vue pénétrer sur le domaine. Puis la situation s’est encore compliquée avec le mensonge de sir Charles sur ce qu’il avait fait, et si on ajoute à ça tous les petits mensonges des autres…
– Et pour Jeffrey ? demanda James.
– Ah oui. Elle avait laissé entendre au pub qu’elle devait aller dîner à Barfield House. Jeffrey, qui avait un peu bu après sa confrontation avec Ratcliffe, l’a appelée au moment où elle partait pour Barfield et lui a demandé de passer en lui disant qu’il était un meilleur coup que sir Charles. Deborah lui a conseillé d’aller se faire voir. Il lui aurait alors dit avec méchanceté qu’il pourrait bien raconter à sir Charles ce qu’il savait de sa relation avec Jessica. Deborah nous a dit, toujours de cette affreuse petite voix, qu’elle ne l’avait pas vraiment pris au sérieux jusqu’à ce qu’elle revienne du dîner à Barfield House. Elle a alors décidé de le faire taire. Elle s’est changée et est allée le voir chez lui. Et lui a suggéré de se venger de Ratcliffe. Pourquoi Jeffrey et elle n’iraient-ils pas couper la chaîne qui fermait la barrière et revenir ensuite chez Jeffrey pour fêter ça ? Jeffrey l’a suivie comme un agneau, a coupé la chaîne et elle l’a frappé à la tête avec une grosse pierre qu’elle avait trouvée pendant qu’il s’affairait. Quand sir Charles l’a invitée à ce déjeuner, elle s’est d’une certaine façon persuadée que tout allait dans le sens du mariage. Lorsqu’il lui a dit tout à l’heure qu’il n’avait aucune intention de l’épouser, elle a perdu tout contrôle d’elle-même. Et c’est comme ça qu’elle était encore en train de taper cette fausse lettre de suicide quand vous l’avez trouvée, James, même si elle avait entendu les sirènes de police. Elle était complètement paumée. Toute sa vie, a-t-elle expliqué, elle avait voulu aller vers les sommets. Vous savez, pour Deborah, devenir enseignante c’était déjà comme un oscar pour un acteur.
– C’est la folie du père qui nous a fait nous précipiter à Barfield House », dit James, étouffant un cri quand Agatha lui donna un coup de pied.
Elle avait bien l’intention que Bill reste persuadé qu’ils avaient tout deviné sur Deborah.
« Ah oui, le père de Deborah, répondit Bill à la surprise d’Agatha. Oui, nous avons aussi découvert qu’il est dans un asile psychiatrique pour criminels. À Tadmartin. Il assassiné la femme avec laquelle il vivait, celle pour laquelle il a quitté Mrs Camden.
– Mrs Camden ou Deborah sont-elles au courant ? demanda James.
– Je ne crois pas, répondit le policier.
– Beaucoup de folie dans cette histoire, commenta James, plaçant prudemment ses jambes hors de portée d’Agatha. J’avais aussi en tête que le père de sir Charles était mort fou.
– Non. Il est mort ivre, dit Bill. Un vrai poivrot… C’est dommage que vous deux soyez poursuivis pour intrusion sur la propriété d’autrui et dommages à récolte, après tout votre travail !
– En effet. Je pensais que vous auriez pu arranger ça, dit Agatha.
– Je ne peux pas. Le fermier est furieux.
– Comment va sir Charles ? demanda James, changeant de sujet.
– Il a de la chance de s’en tirer vivant, répondit Bill. Il est à l’hôpital central de Dembley et souffre d’une forte commotion cérébrale et de côtes cassées. Ses côtes ont lâché quand elle l’a traîné sur les marches de l’escalier. Elle l’a frappé sur la tête avec une bouteille de sels de bain et l’a tiré d’en haut jusqu’à la cuisine. Bon ! Je ferais bien de m’en aller, fit-il en se levant. Merci à vous deux. On aurait fini par coincer Deborah. Elle n’aurait pas pu maquiller le meurtre de sir Charles. On n’aurait pas cru une seconde à cette lettre de suicide, mais c’est grâce à vous deux que sir Charles est en vie. J’imagine que vous allez retourner à Carsely maintenant ?
– Plus rien ne nous retient ici, c’est vrai, confirma James. Je ne veux plus revoir aucun de ces randonneurs. De ma vie. »
Une fois Bill parti, Agatha proposa : « Et si nous nous faisions quelque chose à manger, je n’ai pas très envie de sortir. Et vous ? »
La sonnette retentit une fois encore. « Bon ! Qui ça peut bien être cette fois ? demanda James.Si seulement cette porte avait un judas. Si c’est l’un des randonneurs, je jure que je lui claque la porte au nez. »
Il fit un pas en arrière en découvrant Gustav sur le seuil. Le majordome entra en tendant à James deux bouteilles de vieux porto.
« Le meilleur de la cave, dit-il. Sir Charles vient juste de reprendre conscience. » Gustav, pour la première fois, sourit à Agatha : « D’après ce que dit la police, Sir Charles ne serait plus parmi nous sans votre intervention. Je vous en suis profondément reconnaissant. »
Agatha, rougissante, oublia d’un coup tous ses préjugés contre Gustav et le pria de prendre un siège. Il fit non de la tête : « Ma place est auprès de sir Charles. Allez le voir demain. Il souhaiterait vous remercier lui-même. » « Il est très humain, après tout, commenta Agatha toute surprise, une fois Gustav parti. On essaye ce porto ou on le garde pour une occasion spéciale ?
– Je pense que c’est une occasion très spéciale, répondit James en souriant. Je vais chercher des crackers et du fromage, et ça fera office de dîner. »
Lorsqu’elle travaillait dans la com’, Agatha avait souvent reçu en cadeau ce qui lui était présenté comme un vieux porto. Après que James eut laissé décanter la bouteille, elle accepta un premier verre, stupéfaite que son palais dépravé, formé et déformé au gin-tonic et aux repas réchauffés au micro-ondes puisse encore apprécier une telle merveille. C’était de la soie. Il était capiteux et la bouteille semblait se vider toute seule. Décanter et ouvrir la seconde bouteille leur parut aller de soi.
De plus en plus éméchés, ils discutèrent à nouveau de l’affaire et James jugea tout à coup très drôle qu’Agatha ait roulé à travers champs. Il se mit à rire, et Agatha à ricaner nerveusement. Il prit son visage entre ses mains et l’embrassa sur les lèvres. Toute la passion refoulée d’Agatha se réveilla en un instant. Elle vint à la rencontre de ses lèvres, de ses mains aventureuses et bientôt le sol de la maison fut jonché de vêtements qui marquaient, tels des petits cailloux, la direction de la chambre d’Agatha.
Agatha se réveilla dans la lumière grise de l’aube. La mémoire lui revint immédiatement. Sa bouche était sèche, sa soif effroyable et sa tête lui faisait mal.
Elle se sentit à la fois très détendue et incroyablement triste. Elle avait atteint son but, réalisé son rêve et entraîné James dans son lit, mais elle regrettait que cela se soit passé ainsi, alors qu’ils étaient tous deux soûls et savaient à peine ce qu’ils faisaient. Une larme glissa le long de sa joue et s’écrasa sur le drap. Elle se retourna et le regarda. Il dormait tranquillement. Son visage avait l’air plus jeune au repos.
La pire chose à faire, pensa-t-elle, c’était de tenter de construire quelque chose autour de cette nuit. Elle était suffisamment âgée et expérimentée pour savoir que James n’aurait jamais imaginé l’embrasser s’il n’avait pas été totalement soûl. Elle devait traiter la situation avec autant de légèreté que possible, faire comme si de rien n’était.
Elle aurait tellement voulu le toucher et reprendre leurs échanges de la nuit. Mais il risquait de la rejeter, et ça, elle ne le supporterait pas. Elle se leva, se sentant très raide et même endolorie après cette reprise inattendue de pratiques sexuelles qui s’étaient faites rares. Elle se fit couler un bain où elle resta longtemps à réfléchir.
Lorsqu’elle revint dans la chambre, le lit était vide. James passa la tête par la porte et lui dit : « Je vais prendre un bain, chérie » et repartit en sifflotant. Il le prend avec légèreté, pensa Agatha, faisons de même.
Elle choisit un chemisier et une jupe et se maquilla soigneusement. Son visage lui paraissait un peu bizarre dans son miroir. Elle passa ensuite à la cuisine, se fit une tasse de café et alluma une cigarette.
Des journaux apparurent dans l’ouverture de la boîte aux lettres et s’écrasèrent sur le sol. Elle se leva pour aller les ramasser. Je dois annuler ces abonnements, pensa-t-elle, et celui du lait.
James revint alors qu’elle était plongée dans sa lecture. Il se pencha et l’embrassa sur la joue : « Quelque chose sur le meurtre ? demanda-t-il.
– Juste un article sur la mise en examen de Deborah, mais pas grand-chose pour l’instant, répondit-elle, brusquement intimidée, incapable de le regarder dans les yeux.
– Bien, alors sortons. Emportons les journaux et prenons notre petit déjeuner dehors, dit-il. Ensuite on trouvera quelque chose à acheter pour aller voir Charles. Vous… tu crois qu’il va nous payer ?
– Je n’avais pas pensé à ça, répondit Agatha. Il devrait ?
– À mon avis, oui. D’autant plus que nous allons devoir dédommager ce fermier, sans parler de l’amende et des frais de procédure. Si Fraith ne propose rien, je lui enverrai une note d’honoraires de notre part. Vous… je veux dire tu, tu devrais peut-être mettre un pull ou une veste ou quelque chose. On dirait qu’il fait un peu froid. »
Agatha alla chercher un pull, heureuse tout à coup qu’ils sortent prendre leur petit déjeuner au milieu d’autres gens.
Tandis qu’ils attaquaient leurs œufs au bacon au fond d’une salle à manger d’hôtel, James observait Agatha. Elle avait l’air plus petite, vulnérable et très en retrait. Elle évitait de le regarder dans les yeux. Ils avaient vraiment trop bu la nuit précédente, c’est certain, et il devrait se conduire en gentleman et ne pas mentionner ce qui s’était passé, mais sa passion et sa générosité l’avaient étonné. Vraiment surprenant ! Qui aurait pensé ça d’Agatha, Agatha entre toutes…
Ses pensées furent interrompues par sa compagne :
« Il y aura peut-être quelque chose sur nous dans les journaux ?
– Non, à moins que la police ne leur ait parlé. Nous serons convoqués au procès en tant que témoins et notre rôle sera clairement établi à cette occasion.
– Et si nous téléphonions nous-mêmes à la presse ?
– Il ne vaut mieux pas, répondit-il en riant. Il est préférable de faire profil bas. Peut-être pourrions-nous en faire une nouvelle carrière – Raisin & Lacey, détectives –, monter notre propre agence de détectives. »
Le visage d’Agatha s’éclaira : « Pourquoi pas !
– Agatha ! Je plaisantais.
– Je ne vois pas pourquoi nous ne le ferions pas. On forme une bonne équipe.
– On y pensera. Maintenant, si tu as terminé, allons rendre visite à sir Charles. »
Sir Charles était assis dans son lit à l’extrémité d’une grande salle commune. Sa tête était bandée et il avait l’air très pâle. Il leur adressa un faible sourire en les voyant approcher : « C’est merveilleux de voir mes sauveurs, dit-il. N’est-il pas ironique que si Deborah n’avait pas fait appel à vous, je serais probablement mort ?
– Oui, en effet, répondit James, en déposant une barquette de raisin sur la table de chevet. Pourquoi n’êtes-vous pas dans une chambre individuelle ?
– Pourquoi payer davantage quand je verse déjà des impôts chaque année ? »
James comprit à cet instant que Charles ne penserait certainement pas de lui-même à les payer.
« À ce propos, nous vous enverrons notre facture. Désolé, mais elle risque d’être un peu élevée. Vous savez, dans notre petite course à votre secours, nous avons passablement abîmé la future récolte d’un de vos voisins.
– Pas de problème, dit sir Charles. Envoyez-la. Mon régisseur s’occupera du règlement.
– Comment vous sentez-vous ? demanda Agatha.
– Je me sens surtout ridicule et stupide, répondit sir Charles. Complètement merdique en fait. Gustav m’avait prévenu que Deborah lui semblait louche. Elle était sans doute complètement dérangée et je n’ai rien vu. Puis ma tante m’a dit qu’elle n’était pas de notre milieu, ce qui m’a encouragé. Je n’aime pas le snobisme.
– Et pourtant, d’une certaine façon, c’est le snobisme et l’ambition de Deborah qui l’ont poussée au meurtre, dit James.
– Que voulez-vous dire ? » dit sir Charles. Il prit une grappe de raisin et commença à la déguster.
« Que Deborah était déterminée à devenir lady Fraith et la maîtresse de Barfield House », expliqua James.
Sir Charles eut l’air interloqué. « Mais c’est un bâtiment moche, certainement pas un joyau architectural, une sorte de grosse baraque qui se donne des airs, d’une certaine façon. Je suis très déçu que ce n’ait pas été mon corps si attirant qui ait été l’objet de ses seuls désirs. Mon Dieu ! J’ai été complètement idiot. Je l’ai entraînée dans mon lit, vous savez. Ça a été horrible. Un grand moment de solitude. »
James ressentit brusquement le souvenir encore très vivace d’une Agatha passionnée et rougit fortement.
« Désolé, dit sir Charles, se méprenant sur la raison de sa gêne. Je m’exprime toujours un peu crûment. » Il s’appuya sur son oreiller et ferma les yeux.
« Je vous souhaite un prompt rétablissement, dit James.
– Merci, répondit sir Charles d’une voix faible. Dès que je peux me lever, je pars en vacances dans le sud de la France. »
Agatha et James firent leurs bagages et retournèrent le soir même à Carsely, James dans son cottage, Agatha dans le sien. Celle-ci se livra à quelques tâches ménagères, nourrit ses chats, arrosa le jardin puis se rendit au Red Lion en s’efforçant de ne pas espérer que James s’y trouve aussi. Mais il n’y avait que quelques villageois qui bavardèrent avec elle, non sans afficher une sorte de demi-sourire. Le départ rapide et conjoint de James et d’Agatha avait dû être au centre des conversations et ce que Mrs Bloxby avait pu raconter à leur sujet était tombé dans l’oreille de sourds.
Ainsi, j’ai la réputation d’être une femme perdue sans en avoir les plaisirs, pensa Agatha, contente de s’échapper après une rapide collation. De retour chez elle, elle se mit au lit sans tarder. Avant d’enfiler sa chemise de nuit, elle regarda dans un miroir son corps qui lui semblait être retourné à l’état de celui d’une vieille fille. À se demander comment il avait pu être désirable un jour.
Elle eu beaucoup de mal à s’endormir et se réveilla alors que le soleil était déjà très haut dans le ciel. Sa sonnette résonnait furieusement dans toute la maison.
Elle mit un peignoir et courut répondre pour découvrir la haute silhouette de James sur le pas de la porte.
« Il y a quelque chose que j’aimerais te demander, Agatha », lui dit-il, l’air sérieux. Mais une voix retentit, venant d’une voiture qui se garait dans la ruelle : « Helllloooo ! »
Agatha regarda derrière lui et vit, sortant d’une petite voiture rouge, son ancienne secrétaire, Bunty.
« Salut ! dit Bunty en s’approchant. Je passais dans le coin et j’ai pensé que ce serait une bonne idée de vous dire bonjour.
– Entrez », dit Agatha un peu lasse. Elle conduisit Bunty et James dans son salon. « Je vais préparer du café », dit-elle.
Lorsqu’elle revint, tenant un plateau chargé de tasses, Bunty et James riaient de concert. Le visage jeune et frais de Bunty éclatait de santé. Tout à coup, Agatha se sentit terriblement déprimée, au point d’en avoir la nausée.
Elle ne pouvait pas supporter de rester assise là, à regarder James se laisser charmer par cette jeune femme ; elle ne pouvait pas supporter d’avoir une preuve supplémentaire que ce qui s’était passé n’était que l’affaire d’une nuit entre deux personnes qui avaient trop bu.
« Je suis vraiment désolée, dit Agatha en posant précautionneusement le plateau sur la table basse, mais je ne me sens pas bien du tout. Je regrette, Bunty, mais il faut que j’aille m’allonger un peu en haut.
– Dois-je appeler un médecin ? demanda James, alarmé.
– Non, non, répondit Agatha. James, vous… vous voulez bien vous occupez de Bunty pour moi ? »
Agatha se retira dans sa chambre, jeta son peignoir par terre, grimpa dans son lit et remonta la couette jusqu’à ses oreilles. Elle était si déprimée qu’elle avait mal partout. Elle n’était rien d’autre qu’une stupide bonne femme d’un certain âge.
Elle entendit à peine la porte d’entrée claquer et la voiture démarrer et s’éloigner. Voilà, ils étaient partis. Peut-être pour aller gaiement déjeuner dans un pub, ensemble ? Peut-être Bunty l’inviterait-elle à leur mariage ?
Une main lui touchant l’épaule l’obligea à se retourner et à ouvrir les yeux.
« Agatha, dit James avec douceur, que se passe-t-il ? »
Faisant un grand effort, Agatha se força à répondre.
« Juste un mal de tête, James. Si je reste tranquille un moment, ça devrait passer.
– Veux-tu que je t’apporte de l’aspirine ?
– Non, non, ça va aller. »
Il lui toucha le front.
« Pauvre petite chose. Je te laisse tranquille.
– De quoi vouliez-vous… voulais-tu me parler tout à l’heure ? demanda néanmoins Agatha. De la facture pour sir Charles ?
– Oh, ça ? Non ! » Il émit un bref petit rire. « En fait, je suis passé te demander de m’épouser, mais il vaut mieux que tu laisses passer ce mal de tête avant même d’y penser. »
Il s’apprêtait à partir quand Agatha se redressa d’un coup : « Vous plaisantez, Mr Lacey ? Qu’est-ce que tu as dit ? Un mariage ? Quel mariage ? »
Il revint près d’elle, s’assit au bord du lit.
« Je sais que tu aimes sans doute beaucoup ton indépendance, mais cela m’est apparu clairement la nuit dernière. Le fait est que je me sens bêtement seul sans toi, Agatha. Mais que fais-tu ? »
Elle commençait à lui déboutonner sa chemise.
« Mais Agatha, ton mal de tête ?
– Quel mal de tête ? » lui demanda-t-elle en l’attirant contre sa poitrine.
Une heure plus tard, James dit d’un ton songeur : « Je ne sais pas pourquoi, je crois me souvenir que tu m’avais dit avoir quitté ton mari, mais que vous n’aviez pas divorcé. »
Agatha fut prise d’un frisson d’angoisse. C’était il y a si longtemps. La dernière fois qu’elle avait vu Jimmy Raisin remontait à plus de trente ans, lorsqu’elle l’avait quitté après qu’il eut sombré dans une de ses stupeurs éthyliques. Il était sûrement mort maintenant.
Elle se força à rire : « Non, tu ne te trompes pas, dit-elle, mais Jimmy est mort il y a des lustres.
– Ah… Parfait alors. Bien, dans quelle maison allons-nous vivre ? Elles sont à peu près pareilles.
– La tienne, je pense, répondit Agatha, évacuant instantanément Jimmy. Tu es celui qui a le plus d’affaires. Regarde tous tes livres.
– Tu es au courant pour Mrs Mason ?
– Oh, elle ! grogna Agatha. Quelle culot ! Aller raconter à Deborah que je ne valais rien. Qu’est-ce qui lui a pris ?
– Elle est anéantie par ce qui est arrivé à sa nièce. Elle a déménagé pour aller vivre avec sa sœur, pas Mrs Camden, mais une autre, au Pays de Galles, et elle a mis sa maison en vente. On dirait que la Société des dames de Carsely va devoir trouver une autre présidente. Intéressée ?
– Non, répondit Agatha négligemment, mes années d’organisatrice en chef sont derrière moi. »
« Bien, dit gaiement Mrs Boxby, deux jours plus tard. Je suis absolument ravie que vous ayez décidé de vous marier dans notre église. Ce sera un petit événement pour notre village. Mais je disais à Alf l’autre jour que, je ne sais pourquoi, je pensais que vous étiez seulement séparée de votre mari, pas divorcée. » Alf Bloxby était le pasteur, son mari.
Nouveau frisson d’angoisse. Agatha décida de l’ignorer et répondit : « Jimmy est mort il y a des années. » Puis elle commença à se faire du souci. Le pasteur exigerait-il un certificat de décès ? Il lui faudrait alors essayer de trouver ce qui était arrivé à Jimmy. Le mariage était prévu dans trois mois. Elle et James avaient rendez-vous avec un agent immobilier cet après-midi pour mettre le cottage d’Agatha sur le marché. Elle avait fait du chemin depuis l’époque où elle travaillait comme serveuse pour subvenir aux besoins d’un mari alcoolique et de plus en plus violent.
Le salon du presbytère était calme et tranquille, les ombres des feuilles des arbres du vieux jardin dansaient sur les murs. Carsely appartenait à un autre monde. Elle refusa de penser davantage à Jimmy. Elle épouserait James et personne ne l’en empêcherait.
Ce soir-là, Bill Wong rendit visite à Agatha, juste au moment où elle s’apprêtait à sortir pour aller dîner avec James.
« J’ai vu l’annonce de votre mariage dans le journal local, dit-il. Félicitations. Vous avez divorcé ?
– Je n’ai pas besoin de divorcer, répliqua Agatha. Mon mari est mort.
– Agatha, je suis quasiment sûr que vous m’avez raconté que vous l’aviez quitté il y a des années et que vous ne saviez pas s’il était mort ou vivant.
– Ce n’est pas parce que vous êtes policier que vous avez la mémoire absolue. Vous serez invité au mariage, bien sûr. »
Bill se pencha, et prit une expression solennelle : « Agatha, je suis votre ami, je vous connais bien et je connais vos sentiments pour James Lacey. Suivez mon conseil, contactez une agence de détectives et demandez-leur de découvrir ce qu’est devenu votre mari.
– Mais vous êtes sourd ?! cria Agatha. Je vous l’ai déjà dit. Il est mort. J’épouse James Lacey et je tuerai quiconque essayera de s’y opposer. »
Le matin suivant, à l’agence Pedmans de Londres, Roy Silver passa bavarder un instant avec Bunty.
« Vous n’avez rien d’autre à faire ? lui demanda-t-elle.
– Plein de choses, répondit Roy avec bonne humeur. J’ai du mal à démarrer, c’est tout.
– Au fait, je suis allée voir votre amie, Agatha Raisin, le week-end dernier, lui annonça la secrétaire.
– Comment va la vieille chouette ?
– Elle n’allait pas très bien. Mais son fiancé s’est gentiment occupé de moi.
– Son quoi ? Je lui ai téléphoné hier soir et elle ne m’a pas parlé de fiançailles.
– Eh bien si. Un certain James Lacey. Assez canon. C’était dans la presse locale d’hier. Maman m’a appelée pour me l’annoncer.
– Bien, bien, bien… », murmura Roy qui partit s’enfermer dans son bureau.
Il s’assit à sa table de travail et regarda fixement le mur. Il avait appelé Agatha à la demande pressante de son patron, Mr Wilson, qui insistait pour qu’elle revienne travailler à l’agence à temps plein. Agatha, agressive et dédaigneuse, avait dit à Roy de ne plus jamais l’appeler, qu’elle était fatiguée de ses manières de rat et autres gracieusetés.
Il se souvenait que lorsqu’il travaillait pour l’agence d’Agatha, elle lui avait confié un jour avoir quitté son mari et ne jamais avoir eu aucune nouvelle depuis. Bien sûr, cela remontait à assez longtemps et peut-être Agatha avait-elle appris sa mort ou même divorcé entre-temps. Mais quand même…
Quelle charmante façon de rendre à Agatha la monnaie de sa pièce si elle avait menti à James et s’apprêtait à commettre le délit de bigamie ! Après tout, pourquoi ne pas faire une petite recherche ? Il prit l’annuaire et commença à parcourir la liste des agences de détectives.
Les Marcheurs de Dembley arpentaient une fois de plus la campagne.
« Vous savez à quoi je pense ? dit Kelvin. Ces Lacey étaient quand même un couple bizarre. Je ne serais pas étonné qu’ils travaillent pour la police.
– Qu’est-ce qui te fait penser ça ? demanda Mary Trapp.
– C’est bizarre, la façon dont ils sont apparus parmi nous juste après le meurtre de Jessica et ont disparu juste après l’arrestation de Deborah, non ?
– J’y ai pensé aussi, ajouta Alice. Autre chose : vous saviez que l’appartement qu’ils occupaient dans Sheep Street appartient à sir Charles ?
– J’aurais pu dire dès le premier jour qu’ils n’étaient pas comme nous, ajouta Peter.
– Et pourquoi tu ne l’as pas fait ? » ricana Kelvin.
Avant que Peter ne puisse répliquer, un garde-chasse apparut et les informa en termes clairs et précis qu’ils risquaient de déranger les couvées de jeunes faisans. Ils resserrèrent les rangs d’un coup : les faisans étaient pour les riches, la terre appartenait à tout le monde, vive la révolution, les laquais de son genre finiraient bientôt pendus à la lanterne… et les mystérieux Lacey furent vite oubliés.