- 7 -

— Qu’est-ce que c’est que tout ça ? s’exclama Annie.

Elle portait la même vieille parka que la veille, et ses cheveux étaient enfouis sous un gros bonnet de laine. Elle se débarrassa de la bouteille avec laquelle elle mesurait le grain et s’avança vers Shea.

— Vous êtes un ange, dit-elle, la débarrassant du paquet de café. Vraiment !

Shea sourit.

— Il y en a d’autres dans la voiture, ainsi que des provisions. Je vais avoir besoin d’aide pour décharger. Regardez dans le coffre, j’avancerai la voiture si nécessaire…

Annie s’approcha, jeta un coup d’œil aux sacs de maïs et d’avoine, mais ne manifesta pas la joie qu’escomptait Shea.

— Je n’ai pas acheté ce qu’il fallait ? demanda-t-elle, s’efforçant de dissimuler sa déception.

C’était la deuxième de la journée et il n’était que 7 h 30 ! Sa première déception, c’était de ne pas avoir vu Jesse avant de quitter le ranch. Il était parti de bonne heure, en mission de sauvetage.

Annie lui sourit.

— Pas du tout. Ça ne va pas durer longtemps, c’est tout.

— Je le sais. Je voulais juste faire un petit cadeau à Caleb.

Shea n’avait pas prévu de parler du foin. Elle voulait que ce soit une surprise. Mais Annie semblait si inquiète.

— Je me suis arrangée avec M. Jorgensen. Il livrera un camion de foin d’ici deux trois jours.

— Un camion ? Comment avez-vous fait ?

— Il n’y a rien de miraculeux à ça, j’ai juste signé un chèque.

— Le foin coûte cher, surtout à cette époque de l’année.

— Je ne l’aurais pas fait si je n’en avais pas eu les moyens.

— Merci.

Annie la prit dans ses bras et la serra contre elle. Curieusement, ce geste parut naturel à Shea. Elle ne ressentit aucune gêne, aucun besoin de s’écarter, comme c’était pourtant le cas avec les gens démonstratifs.

Néanmoins, ce fut elle qui recula la première.

— Jesse s’est proposé pour venir décharger s’il y a besoin.

— Il était au courant pour le foin ?

— Je le lui ai dit après coup.

Une lueur amusée traversa le regard d’Annie.

— J’ai l’impression que vous lui plaisez.

— Qu’est-ce qui vous fait dire ça ?

— Il vous a davantage parlé qu’à quiconque en un mois.

— Vraiment ?

Shea sentit le rouge lui monter aux joues. Heureusement, un véhicule déboucha juste à cet instant sur le parking. Molly et Hank, les deux autres nouveaux bénévoles, se garèrent près de la grange. C’était un couple d’une cinquantaine d’années. Ils avaient l’air sympathique et très motivés. C’était tout ce que Shea savait d’eux. La veille, elle avait passé l’essentiel de son temps avec Caleb.

Annie leur fit signe.

— C’est parfait, nous allons avoir de l’aide pour décharger les sacs. Vous savez, ajouta-t-elle, je ne voulais pas vous embarrasser avec Jesse. Je suis simplement heureuse de le voir revenir à la vie.

— Comment ça ?

— Je ne le connaissais pas avant qu’il ne parte pour l’Afghanistan, mais tout le monde en ville dit qu’il a beaucoup changé. Il a toujours été quelqu’un de très discret. Je n’y prêtais pas spécialement attention, mais à force d’entendre parler les gens…

Annie eut un petit haussement d’épaules et reporta son attention sur le couple qui s’avançait vers eux.

— Je crois qu’il y a trop longtemps que j’habite seule, marmonna-t-elle. Voilà que je joue les commères, à présent !

Les bénévoles que Shea, Molly et Hank remplaçaient durant la période des fêtes arrivèrent bientôt pour leur dernière journée. Tous passèrent aussitôt à l’action, transportant les sacs, faisant du café, coupant le gâteau à la banane que Molly avait fait. Shea s’efforça de se montrer patiente et aimable, mais elle ne rêvait que d’une chose : aller rejoindre Caleb au plus vite. Elle avait toujours trouvé la compagnie des animaux apaisante, mais l’alezan avait quelque chose de plus que les autres.

Cependant, même lui ne parvint pas à distraire ses pensées de Jesse et de ce qu’elle avait appris sur lui. Que se serait-il passé, la veille, si Rachel n’était pas arrivée et si les autres n’avaient pas été en train de jouer au billard dans la pièce d’à côté ? Peut-être auraient-ils poursuivi leur conversation… Peut-être se seraient-ils assis à la table, tous les deux…

Une fois couchée, elle s’était rendu compte que même lorsqu’ils étaient en tête à tête, elle se sentait à l’aise avec lui. Enfin, il avait tout de même tendance à lui faire battre le cœur un peu plus fort que d’ordinaire. Et elle commençait à penser un peu trop souvent à son regard profond, à la façon dont son sourire naissait lentement sur ses lèvres, comme s’il possédait un secret qu’il ne pouvait révéler.

Ce n’est que vers midi qu’elle eut enfin l’opportunité de retrouver Caleb. Lorsqu’Annie, la sentant fatiguée par les efforts, lui suggéra de faire une pause et d’aller donner de l’avoine au cheval, Shea ne se le fit pas dire deux fois.

Elle se rendit aussitôt à l’écurie. Caleb bénéficiait encore d’un régime de faveur. Il resterait à l’intérieur toute la journée, bien que le Dr Yardley ait donné le feu vert pour qu’il sorte. Mais dès le lendemain, il rejoindrait les autres dans l’enclos.

Le ciel était couvert, et le soleil ne perçait que de temps en temps. Il faisait très froid.

— Bonjour, mon tout beau !

En entendant sa voix, Caleb leva la tête. Dès qu’elle s’approcha de lui, il tendit le cou, avança son museau.

Elle eut un petit rire.

— C’est pour moi cet accueil ou tu sens l’avoine ?

Elle approcha son visage, souffla doucement dans ses naseaux, comme Annie lui avait appris à le faire. Il répondit aussitôt, balançant la tête, frottant son museau contre elle. Elle sourit, ravie de cette démonstration d’affection.

— Regarde ce que je t’ai apporté.

Caleb eut un petit hennissement joyeux. Tandis qu’il mangeait, Shea alla jeter un coup d’œil à Maisy, une jument malade. Ses propriétaires avaient renoncé à s’en occuper devant le coût des soins. Safe Haven ne pourrait pas les assumer non plus, et lorsqu’on songeait aux difficultés auquel le refuge devait faire face, il y avait vraiment de quoi perdre courage !

Au lieu de cela, Shea préféra penser aux aspects positifs. Le lendemain, Annie passerait en revue avec elle tous les régimes alimentaires des animaux, afin qu’elle crée un programme informatique qui permettrait d’en simplifier la gestion et d’éviter les erreurs.

Caleb hennit de nouveau. Elle retourna vers son box.

— Tu as mangé trop vite !

Il la fixa de ses grands yeux bruns au regard si doux.

— Non, je ne peux pas t’en donner davantage. Un peu plus tard, peut-être. Mais j’ai une autre surprise pour toi. Nous pourrons partir nous promener, cet après-midi. Qu’en dis-tu ?

Elle glissa les doigts dans sa crinière, peigna les longs poils, comme le faisaient les chevaux entre eux avec leurs dents. Encore un enseignement d’Annie. Ils étaient très emmêlés, signe du peu de soin dont Caleb avait fait l’objet.

Selon Russell qui le connaissait, le propriétaire n’était pas un mauvais homme, seulement une victime de plus de la crise, étranglé par les difficultés financières.

Shea entendit des voix qui approchaient. C’était l’heure des injections. Il fallait soulager les chevaux sujets aux coliques, mais elle détestait les piqures. C’était Hank qui s’en chargeait. Il avait l’habitude. Il possédait deux chevaux chez lui.

— C’est un alezan magnifique, dit-il, s’arrêtant pour admirer Caleb.

— Vous songez à l’adopter ?

Jim était l’un des bénévoles habituels de Safe Haven.

— C’est impossible, j’habite un appartement en Californie.

— Dommage. Je crois qu’il s’est pris d’affection pour vous.

Hank s’approcha pour examiner le cheval.

— Belles dents, musculature élancée. Il n’a pas trop souffert. Le problème, lorsqu’on fait du bénévolat dans ce genre de refuge, c’est qu’on a envie de tous les ramener chez soi.

Shea sentit sa gorge se serrer, jalouse subitement. Elle ne s’attendait pas à une telle réaction. Caleb ne lui appartenait pas et l’une des missions du refuge serait de lui trouver un nouveau foyer.

— Annie a dit que je pourrais le monter, cet après-midi, annonça-t-elle, sans raison.

Jim sourit, compréhensif. Il avait grandi dans un ranch.

— A votre retour, il faudra que je lui ôte ses fers afin qu’il puisse rejoindre les autres dans l’enclos. Disons vers 14 heures. Je compte partir tôt, cet après-midi. Je ne veux pas me laisser surprendre par la neige.

— Pourquoi lui ôter ses fers ? demanda Shea, songeant soudain qu’elle aurait dû se soucier de la météo, elle aussi.

— Ils se donnent des coups de sabots, sinon, même lorsqu’ils s’amusent. Nous ne tenons pas à ce qu’ils se blessent.

Les deux hommes se dirigeaient déjà vers le fond de l’écurie où se trouvaient les chevaux malades.

— Je vais voir si je peux monter Caleb maintenant, dit-elle.

Elle n’attendit pas la réponse de Jim et se précipita vers le corral. Annie était en grande conversation sur son portable. Shea attendit qu’elle ait terminé et se fit embaucher par Molly pour remplir les abreuvoirs des chèvres. Le temps qu’Annie raccroche, Jim en avait fini avec les chevaux et il avait rassemblé les bénévoles pour couvrir les balles de foin de bâches.

Une heure plus tard, Shea obtint enfin la permission de monter Caleb. Les nouvelles du temps, toutefois, n’étaient pas très rassurantes. La neige avait déjà commencé à tomber en altitude. Les météorologues n’étaient pas tous d’accord sur le moment où elle gagnerait la plaine ni sur la quantité à laquelle s’attendre. Mais Shea ne songeait qu’à une chose : monter Caleb.

Lorsqu’elle entra dans l’écurie, elle sentit tout de suite que quelque chose n’allait pas. La porte du box était ouverte. L’alezan avait disparu.

*  *  *

— Je peux parfaitement m’en charger ! Je vous en prie, Annie, accordez-moi une heure…

Les lèvres pincées, Annie ne semblait pas décidée à lui accorder quoi que ce soit.

— Disons une demi-heure, alors, insista Shea. Je cherche pendant un quart d’heure, puis je fais demi-tour et je rentre, que je l’aie trouvé ou non.

— Il risque de se mettre à neiger entre-temps. Vous pourriez vous perdre. Caleb, lui, ne risque rien.

Annie s’essuya le front du revers de son gant. Un don de nourriture venait d’arriver et devait être mis à l’abri. Tout le monde s’activait et Shea était consciente de se conduire de manière très égoïste en la harcelant de la sorte. Mais elle imaginait Caleb transi, affamé, sans le moindre abri où se réfugier. Elle aurait voulu n’avoir besoin de la bénédiction de personne, mais il lui fallait emprunter un cheval pour partir à sa recherche. Peut-être son attitude était-elle totalement irrationnelle. Peut-être Annie avait-elle raison, Caleb ne risquait rien…

Elle ne put toutefois se résoudre à abandonner.

— Au premier flocon, je ferai demi-tour, promit-elle. Vous avez dit vous-même qu’il n’avait pas pu partir très loin. Il y a de grandes chances que je le retrouve rapidement.

Elle mit toute son énergie à tirer une caisse de pommes en direction de la grange. Elle ne voulait pas affronter le regard d’Annie que son insistance préoccupait alors qu’elle avait déjà tellement de choses à gérer.

— Je vous en prie, laissez-moi emprunter un cheval. Je vous promets de ne pas le mettre en danger.

Annie poussa un soupir et pointa son index sur elle.

— Au premier flocon…

— Promis !

— Vous suivez les barrières, vous restez sur le plat et au bout de quinze minutes, vous faites demi-tour quoi qu’il advienne.

— C’est d’accord, répondit Shea, toute tremblante tant la tension était forte.

— Candy Cane vous connaît, prenez-la. Elle est douce mais très obstinée.

Un léger sourire effleura les lèvres d’Annie.

— Vous ne devriez pas être dépaysée.

— Merci, Annie. Je serai prudente.

— Vous êtes partie à cheval avec Jesse, ça joue en votre faveur. Sinon, la réponse aurait été non. Prenez votre temps pour seller Candy Cane. Je sais que vous êtes pressée, mais il ne serait pas bon de la rendre nerveuse.

Annie était sur le point d’ajouter quelque chose lorsqu’elle fut interrompue. Shea en profita pour gagner rapidement l’écurie, résistant à l’envie de courir.

Une fois Candy Cane sellée, elle sortit de l’écurie. Elle était de nouveau calme et concentrée. Jusqu’à ce qu’elle aperçoive le ciel. Il était bas et lourd. Elle s’attendait presque à voir arriver Annie, à l’entendre dire qu’elle avait changé d’avis. Alors, sans perdre une seconde, elle grimpa en selle et lança la jument au galop.

*  *  *

C’était vraiment stupide ! S’il ne s’était pas arrêté au bureau de recrutement en revenant de mission, il serait rentré avant la neige ! Les flocons tournoyaient, à présent, denses, devant le cockpit du Cessna et Jesse s’en voulait terriblement. Cet avion ne lui appartenait pas.

Ce n’était pas tant une question de sécurité, il avait plus d’une fois volé par temps de neige et le petit bijou qu’il pilotait disposait du système de dégivrage le plus perfectionné qui soit. Non, c’était une question de principe. Il aurait pu obtenir les renseignements qu’il voulait par téléphone et en tout état de cause, il ne prendrait pas sa décision avant la fin de l’année.

Ce qui le perturbait surtout, c’était de sentir qu’il n’avait pas la tête à ce qu’il faisait et ce depuis la veille, depuis qu’il avait discuté avec Shea. Il pensait sans cesse à elle. C’était insensé ! Que savait-il d’elle, au juste, hormis qu’elle avait bon cœur ?

La neige tombait de plus en plus fort, et ce n’était pas le moment de se laisser distraire. La piste qu’il utilisait d’habitude se trouvait encore à une demi-heure de vol. Il avait laissé sa voiture là-bas, sinon il aurait sérieusement envisagé de se poser sur un terrain du Sundance.

Il inspecta le paysage à la recherche de ses repères habituels, avant que le sol ne soit totalement recouvert de neige. Il avait déjà survolé la cabane de pêche de Vernon, ce qui signifiait qu’il devait se trouver au-dessus des terres du Safe Haven. Il espérait que Shea avait quitté le refuge de bonne heure. Inutile de s’inquiéter, Annie avait dû y veiller.

Une bourrasque de vent chahuta soudain l’avion, cinglant la carlingue de neige glacée. Lorsque les météorologues se trompaient, ils ne faisaient pas les choses à moitié. On n’était pas loin du blizzard et il n’y avait aucun signe d’accalmie.

Il s’empara de la radio.

— Piedmont Ground, ici Cessna 55512. Je survole Safe Haven. Envoyez le bulletin météo sur zone.

Il fit rouler ses épaules tendues et jeta machinalement un coup d’œil en direction du sol. Il crut alors apercevoir une petite tache rose. Une illusion d’optique, sans doute… Il n’y avait rien dans le secteur et personne ne serait sorti par un temps pareil. Il se frotta l’œil, regarda de nouveau. Trop tard.

— Cessna 55512, ici Piedmont Ground. Redonnez votre position.

Jesse ne reconnut pas la voix. Paul, le propriétaire du petit aérodrome avait dû prendre un jour de congé.

— Piedmont Ground, ici Cessna 55512. C’est vous Stanley ?

— Affirmatif, Cessna 55512.

Le neveu de Paul… Il ne manquait plus que cela ! Remplacer son oncle devait être l’événement de l’année pour lui. Il allait respecter toutes les procédures, même s’il savait que le seul avion de la journée serait le Cessna.

— Ne coupez pas, Stanley. Je vous reprends dans une minute.

Il fallait qu’il fasse demi-tour. Cette tache rose n’était sans doute rien, mais le doute le tarauderait s’il ne retournait pas jeter un coup d’œil. Deux petites minutes n’allaient pas changer grand-chose.

La neige tombait dru. Il aurait de la chance s’il parvenait à voir quelque chose. En virant, il poussa doucement le manche et descendit. Brusquement, il aperçut une silhouette. Une silhouette menue. Une femme. Vêtue d’une parka rose.

Shea.

Son cœur se mit à tambouriner dans sa poitrine.

Elle était à cheval, recroquevillée sur le col de sa monture. Il ne parvenait pas à voir si elle était blessée ou si elle protégeait simplement son visage du blizzard. Elle avait dû entendre l’avion car elle leva soudain la tête, son bras replié sur ses yeux, scrutant le ciel.

Inutile de lui faire signe. Il y avait trop de neige. Elle ne verrait pas que c’était lui. Il espérait seulement qu’elle aurait le bon sens de ne pas quitter l’avion des yeux. Après qu’il se serait posé, elle devrait venir le rejoindre.

Il saisit de nouveau le micro.

— Piedmont Ground. Stanley ? C’est Jesse. Je fais un atterrissage d’urgence. Tout va bien. Je vous rappelle.