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En passant la porte donnant sur l’escalier de derrière, Cilla pria pour qu’ils ne tombent pas sur un serveur. L’un des Robert avait refermé une poigne de fer sur son bras, et elle sentait le canon du revolver enfoncé dans ses côtes.

La cuisine serait bondée. Avant de le laisser la guider à l’intérieur, elle devait s’assurer qu’elle avait bien le Robert rationnel avec elle. Aussi s’arrêta-t-elle net.

— Avancez !

— Une minute, réfléchissez un peu… Tuer Jonah ne peut pas être tout ce que vous voulez.

Elle devait gagner du temps, donner à Gabe celui de placer ses hommes.

— Vous n’avez pas intégré la société de Rubin et attendu une année juste pour venger votre sœur. Vous devez forcément avoir autre chose en tête.

Un court instant, il ne dit rien. Il ne bougea pas non plus. Et sa poigne sur son bras ne se desserra pas.

— Quel était votre plan, à l’origine ?

— Je voulais devenir ce qu’est Jonah, et prendre tout ce qu’il a bâti pour lui-même. Quand il sera mort, je convaincrai Stanley de racheter ses clubs. Et un jour, c’est moi qui les dirigerai. J’aurai tout, et Jonah Stone sera finalement avec Elizabeth.

— Vous pourriez quand même avoir tout. Pensez à la décoration du club de Seattle. Peut- être que vous pourriez trouver le moyen d’avoir tout ce que vous voulez. Je suis la seule personne à vous barrer la route. Vous n’avez pas besoin de tuer d’autres personnes. Vous n’avez pas à vous exposer.

Elle marqua une pause dans l’espoir que Gabe comprenne ce qu’elle allait faire.

— Dans la cuisine, il y a une porte qui mène à l’allée de derrière.

— Oui, on va passer par la cuisine et sortir par là.

Elle avança avant même qu’il l’incite à le faire, et prit autant de temps que possible pour traverser la cuisine bondée et bruyante. Elle aperçut Finelli, un plateau entre les mains, mais ne vit ni Gabe ni Jonah. Avec un peu de chance, ils étaient déjà à l’extérieur.

Robert la lâcha juste le temps de pousser la lourde porte. Juste le temps pour elle de sortir son arme de son sac et de la maintenir à bout de bras contre elle.

La nuit était fraîche et la brume referma des doigts glaciaux sur sa peau nue. Il faisait sombre, et elle ne vit aucun signe de vie, alors qu’ils se déplaçaient rapidement derrière le bâtiment.

Ils étaient pratiquement arrivés au bout de l’allée, près de bennes à ordures, quand il la fit s’arrêter.

— Je vais devoir vous tuer maintenant pour regagner la réception. Si mon oncle avait accompli correctement sa mission, j’aurais passé plus de temps avec vous.

— Vous en avez déjà passé bien assez ! lança la voix de Jonah derrière eux.

D’une violente secousse, Cilla se dégagea alors de l’étreinte de Robert, se laissa tomber à terre et roula sur elle-même. Plusieurs détonations retentirent. Une des balles siffla tout près de son oreille. Le temps qu’elle se redresse et pointe son arme sur Robert, celui-ci était à genoux et tenait contre lui sa main désarmée et sanguinolente. Jonah, Gabe, Finelli et Nicola l’entouraient, leurs pistolets braqués sur lui.

Derrière eux, d’autres personnes passèrent en trombe la porte de service, Virgil en tête, suivi du père Mike et de Carl Rockwell.

*  *  *

— On le tient, alors pourquoi n’aides-tu pas la dame à se relever ? dit Gabe à Jonah.

Jonah s’exécuta et la serra fort contre lui. Elle avait à peine passé les bras autour de lui qu’il se reculait pour la regarder. Il venait d’être à deux doigts de la perdre. Encore !

Il lui prit les épaules et la secoua.

— Bon sang, Cilla, on avait un accord ! Et toi, tu décides de t’occuper toute seule de ce dingo ?

— Je n’ai fait que mon travail, riposta-t-elle.

— J’ai entendu ce que tu lui as dit. Tu l’as invité à te tuer !

— Il ne l’a pas fait. Je ne l’aurais pas laissé faire. Tu ne l’aurais pas laissé faire…

Il l’attira contre lui et couvrit sa bouche de la sienne.

Quelqu’un siffla, d’autres applaudirent. Quand il se redressa, il vit Finelli faire monter un Robert Baxter menotté dans une voiture de patrouille.

— Elle a raison, tu sais, intervint Gabe. Elle a fait son travail. Non seulement Robert Baxter va se retrouver très vite sous les verrous, mais rares sont tes invités à savoir ce qui vient de se passer. Je t’avais dit qu’elle est la meilleure !

Gabe avait raison. Cilla avait eu raison. Elle était vraiment la meilleure.

— Il faut qu’on parle. Mais d’abord, je vais aller raconter ce qui vient d’arriver à Stan et Glenda.

Sur ce, il fit volte-face et regagna l’intérieur du club.

*  *  *

Les deux heures suivantes, Cilla lutta contre l’ennui. Jonah ne l’avait pas laissée s’éloigner de lui, sauf quand il s’était entretenu avec Stan et Glenda Rubin dans son bureau. Même alors, il avait demandé à Gabe de la garder en vue. Depuis, s’il n’était pas près d’elle, Gabe ou Nicola ou le père Mike l’étaient.

A présent flanquée de Gabe et Nicola, pendant que Jonah annonçait le résultat de la tombola de la soirée, elle réprimait de plus en plus difficilement ses bâillements. L’excitation retombée, les soirées de bienfaisance de Noël, même au Pleasures, lui semblaient aussi passionnantes qu’un marathon de films muets !

Il n’y avait pas que l’ennui, il y avait aussi son état de nerfs. Jonah ne lui avait plus adressé directement la parole, depuis qu’il lui avait dit, dans l’allée : « Il faut qu’on parle. »

— Il est toujours furax contre moi, glissa-t-elle à Gabe.

— Il a failli vous perdre. Il va lui falloir un peu de temps pour faire la paix avec ça.

— J’ai fait mon travail, c’est tout.

— Oui, intervint Nicola. Et il le sait.

— Je ne sais plus quoi faire.

— J’ai peut-être une idée, lui dit Gabe. J’ai trouvé quelque chose d’intéressant, quand j’ai examiné les chèques de soutien des investisseurs originaux de Pleasures, comme tu me l’avais demandé. Quand on s’est concentrés sur Baxter, je l’ai mis de côté.

Le picotement revint.

— Qu’est-ce que tu as trouvé ?

— Carl Rockwell a travaillé pour plusieurs agences gouvernementales jusqu’à sa retraite, il y a six ans, mais tout est classé secret-défense. J’aurais fouillé plus loin, si je n’avais pas dû me concentrer sur les Baxter. Mais Jonah pourra certainement en découvrir plus…

Cilla tourna la tête vers Carl, qui discutait avec le père Mike.

— Il a été un des premiers bailleurs de fonds… Juste au moment de sa retraite, il y a six ans…

— C’est ça que j’ai trouvé très intéressant, commenta Gabe. Je crois que tu devrais en parler à Jonah.

— Vous, vous restez là ! dit-elle à Gabe et Nicola. Je vais plutôt en parler à Carl.

Elle traversa la pièce, pria le père Mike de l’excuser et entraîna Carl dans le bureau de Jonah. Une fois là, elle n’y alla pas par quatre chemins.

— Pourquoi avez-vous abandonné Jonah et sa mère, il y a vingt ans ?

— Eh bien, vous ne perdez pas de temps, n’est-ce pas ? fit Carl en plantant ses yeux dans les siens.

Il ne niait pas. Elle se jucha sur le bureau de Jonah et le regarda attentivement.

— Non, en effet. N’en perdez pas non plus et répondez-moi.

Carl se frotta alors les yeux en un geste qui lui rappela tant Jonah qu’elle en eut le cœur serré.

— J’avais justement le même genre de conversation avec le père Mike, dit-il.

— Pourquoi n’êtes-vous jamais revenu ?

— Je n’ai pas pu. L’opération sur laquelle je travaillais s’est prolongée, et puis tout a dérapé. J’ai été salement blessé. Quand j’ai repris conscience, ça a été dans un lit d’hôpital, des années plus tard. J’avais passé presque quatre ans dans le coma et, à un moment donné, il avait fallu me faire une reconstruction faciale.

— Pourquoi n’êtes-vous pas revenu, alors ?

— Je l’ai fait… J’ai appris où était Jonah et j’ai lu les articles sur le décès de ma femme. Je suis d’abord allé voir le père Mike, et j’étais censé les retrouver, Jonah et lui, un soir dans le jardin de prières, près du Centre Saint-Francis. J’y arrivais, quand j’ai entendu Jonah hurler une prière et dire qu’il voulait me tuer. J’avais manqué à ma femme et mon fils. La vie aventureuse que je menais avait été plus importante qu’eux à mes yeux.

— Alors, vous êtes reparti.

— Je suis retourné faire ce en quoi j’excellais. La vie à laquelle je n’avais pas pu renoncer, même quand j’étais tombé amoureux, même quand j’avais été père. Je n’étais pas supposé me marier. J’ai créé l’identité de Darrell Stone car je ne voulais pas que le gouvernement apprenne que j’avais une famille. Je ne méritais pas Jonah. Et regardez ce qu’il a fait de sa vie !

Elle étudia l’homme face à elle. Il était finalement revenu dans la vie de son fils et l’avait aidé. Gabe n’avait pas eu à creuser longtemps pour lever ce lièvre-là.

— Et maintenant, comptez-vous encore disparaître, ou allez-vous le lui dire ?

— Comment pourrait-il me pardonner, alors que je suis incapable de me pardonner à moi-même ?

— Depuis six ans, vous avez appris à le connaître. Si vous voulez une réponse à vos interrogations, je dirais que Noël est le meilleur moment pour les chercher. Mais la décision vous appartient, bien entendu…

En voyant que Carl ne répondait rien, elle insista :

— Je puis seulement vous dire une chose : il vous cherche, et le connaissant, il vous trouvera. Il y a de gros avantages à faire le premier pas.

*  *  *

Des heures plus tard encore, Pleasures était enfin vidé de ses invités et Jonah emmena Cilla chez lui. Il se sentait toujours terriblement nerveux. La soirée s’était déroulée dans un brouillard qui l’avait empêché de se repasser en esprit la scène où Cilla était à la merci de ce fou. Et ses obligations d’hôte l’avaient empêché de mettre les choses au point avec elle.

Stan et Glenda allaient se remettre du choc, eux qui avaient commencé à voir en Dean/Robert le fils qu’ils n’avaient pas eu.

Une fois dans son appartement, il eut la tentation de plaquer Cilla contre la porte et de la prendre là. Peut-être cela apaiserait-il sa tension.

Mais cela ne réglerait pas le problème de la discussion qu’il devait avoir avec elle. Car il ne savait pas comment lui dire ce qu’il avait à lui avouer. Inhabituel, vraiment. Jamais aucune femme n’avait réussi à lui lier la langue auparavant !

Comme si elle avait pu lire dans son esprit, Cilla lui tendit une perche.

— Tu as dit qu’il fallait qu’on parle, Jonah…

— C’est exact, dit-il en sortant du champagne du réfrigérateur.

— Je le referais, tu sais, déclara-t-elle en se juchant sur un tabouret face à lui.

— Quoi donc ?

— Pousser Robert Baxter à admettre ce qu’il avait fait, et le faire sortir du Pleasures.

— Je sais que tu le referais. C’est ainsi que tu es, répondit-il en débouchant la bouteille.

— On célèbre quelque chose ? s’enquit-elle en le voyant emplir deux flûtes.

— Je l’espère, répondit-il en faisait tinter son verre contre le sien. La conclusion d’un travail bien fait.

— Bien fait ?

— Tu n’es plus mon garde du corps. Et je ne suis plus ton client, ni ton partenaire.

La peur et la colère parurent se disputer en elle. Pensait-elle qu’il allait la laisser tomber après tout ce qu’elle avait fait ?

— J’ai une proposition à te faire, déclara-t-elle en posant bruyamment son verre sur le comptoir.

— Ah ?

— Le travail est peut-être fait, mais je veux que notre partenariat continue. Je veux m’installer ici !

Ces paroles lui coupèrent le souffle. Décidément, cette femme n’y allait pas par quatre chemins ! Il but une gorgée de champagne en se régalant simplement de la voir là, dans sa cuisine.

— Eh bien ? fit-elle. Tu ne dis rien ?

— Pourquoi veux-tu t’installer ici ?

— Je serai plus près du bureau.

Il faillit éclater de rire.

— Trois pâtés de maison plus près. Et si tu me disais la vraie raison, Cilla ?

Elle se renfrogna et laissa passer quelques secondes avant de répondre.

— D’accord, dit-elle enfin. Je ne veux plus passer de nuits loin de toi.

Il la dévisagea et vit dans ses yeux ce qu’il avait toujours voulu y voir. Il posa son verre, lui tendit la main et, quand elle la prit, il répondit :

— Il y a une condition… Une fois que tu auras emménagé ici, tu seras coincée. Tu devras rester. Parce que je ne veux pas non plus passer d’autres nuits sans toi.

— Quand on en arrive à la partie « coincée », je suis la meilleure ! fit-elle avec un grand sourire.

— J’y compte bien !