- 5 -

Il marcha pendant plus d’une heure afin de tenter d’apaiser sa rage. La brume fine et glaciale venue de la baie lui brûlait les joues. Malgré le froid et l’heure tardive, des gens allaient et venaient encore sur l’Embarcadero, la plupart arrivant ou allant au Fisherman’s Wharf.

En temps normal, il aurait évité les lumières et les décorations de Noël mais, là, elles allaient être des rappels bienvenus.

D’Elizabeth.

De sa disparition.

De sa mission.

En dépit de la litanie qu’il se répétait sans cesse pour se calmer, sa fureur enflait telle la marée et menaçait de le consumer chaque fois qu’il repensait à ce qui s’était passé. Parfois même, le voile rouge devant ses yeux n’était pas loin de l’aveugler.

Son plan, son plan parfait, avait été saboté ! Il ne cessait de se repasser la scène, et panique et colère bouillonnaient en lui comme quand il y avait assisté, de sa voiture garée tout près.

Il avait eu envie de bondir dans la rue et de hurler.

Il avait heureusement réprimé ce besoin. Comme il n’avait pas laissé la panique prendre le dessus, lorsqu’il avait entendu les coups de feu. Lorsque la camionnette était repartie, il avait voulu la suivre et affronter le chauffeur, mais agir sous le coup de la fureur aurait été une erreur.

Il s’était donc forcé à attendre que tout le monde ait regagné Pleasures, puis avait démarré pour venir à cet endroit.

Encore un petit moment, et ça irait… Les choses se calmeraient en lui, et il aurait les idées plus claires.

Pendant une centaine de mètres, il s’obligea à respirer à fond. Personne ne l’avait vu, il en était sûr. Tous regardaient ce qui se passait devant le club. Il n’empêche qu’il n’aurait pas dû paniquer.

C’était inexcusable. La panique mène aux erreurs, même quand la colère est justifiée.

Il avait expliqué très précisément le plan à son partenaire. C’était simple : pas d’armes à feu.

La fureur le saisit de nouveau. Si ces imbéciles avaient tué Stone…

Il serra les poings et ravala le hurlement qui lui brûlait la gorge tel de l’acide. C’était son travail de le tuer. Son travail ! Et l’heure n’était pas encore venue.

Lorsque le voile rouge menaça une fois encore de l’aveugler, il s’immobilisa et inspira à fond.

Réfléchir. Il avait besoin de réfléchir.

Si la mission avait échoué, ce n’était pas entièrement de la faute de son partenaire. C’était celle de la femme.

Elle n’aurait pas dû être là. Stone ne sortait avec personne. Elle avait tout gâché.

Il reprit sa marche. Il trouverait qui elle était, et elle paierait cher pour avoir osé perturber son plan !

Quand, enfin, le calme fut revenu en lui, il se rendit compte qu’il se trouvait devant un restaurant, au travers des vitrines duquel il vit des gens rire et discuter. Il envisagea un instant d’entrer et commander un verre, mais quelqu’un ouvrit la porte et des chants de Noël lui parvinrent.

Non. Il ne pouvait entrer dans un lieu où on célébrait ça.

Il allait rentrer le boire dans sa chambre, ce verre, et il attendrait le rapport de son partenaire.

Ensuite, il planifierait sa vengeance contre cette femme.

*  *  *

Pas dupe de son sourire charmeur ni de son discours posé alors qu’il lui faisait les honneurs de Pleasures, Cilla sentait bien que Jonah était contrarié.

Elle pouvait comprendre ce qu’il éprouvait, et même en être désolée, mais elle n’en admirait pas moins sa manière de juguler ses émotions. Pas une seule fois, il n’avait fait mine de l’interrompre ou de vouloir s’emparer de son portable alors qu’elle s’entretenait avec Gabe. Aurait-elle fait preuve d’une telle patience ? Pas sûr.

Il l’emmena dans la salle de jazz, au sous-sol, puis dans les salles à manger privées du premier étage, mais elle n’en retint pas le moindre détail. Car chaque fois que son bras effleurait le sien, ou qu’il lui posait la main au bas du dos, elle ne pouvait s’empêcher de revivre cet instant, dans la rue, où ses lèvres avaient frôlé les siennes et où une chaleur indescriptible avait explosé en elle.

En cet instant précis, sa tête était devenue totalement vide. Elle en avait oublié son plan, le danger qu’il courait. Tout, sauf lui. Et le désir féroce à même de la consumer, ce désir que lui seul arrivait à faire naître en elle.

Il avait au moins perçu une de ces deux choses. Sur sa taille, ses mains s’étaient raidies, et elle avait vu la façon dont ses yeux gris s’étaient obscurcis jusqu’à n’être plus que noirs comme le charbon.

Toutefois, il ne l’avait pas embrassée. Il était resté maître de lui. Il avait gardé le danger présent en tête. Quelle femme ne se demanderait pas ce que ça pourrait être, de réussir à briser ce sang-froid ?

C’était d’ailleurs pour cette raison qu’elle devait s’éliminer elle-même du tableau. Jonah Stone était en danger et la plus belle façon de l’aider était justement de garder ses distances vis-à-vis de lui. Alors elle pourrait penser à autre chose que le pousser dans un lit.

Chose qui était totalement hors de question, puisqu’il était à présent, et très officiellement, un client. Et avoir une aventure avec un client menait au désastre. C’était justement à cause d’un client — persuadé que les à-côtés coquins faisaient partie du service de sécurité — qu’elle avait démissionné de son job à L.A. et déménagé.

Cependant, le problème se posait différemment avec Jonah Stone, dans la mesure où c’était elle qui pourrait bien espérer des bénéfices annexes ! Même maintenant, elle pouvait percevoir cette flamme ressentie la première fois qu’il lui avait touché la main. Et elle savait d’expérience comment cette flamme pourrait se transformer en feu d’artifice. Sa tante Nancy, nonne catholique, disait toujours qu’il fallait éviter les occasions de pécher. Or pour elle, Jonah était synonyme de péché.

Lui était toujours maître de lui. Aucun signe ne révélait ce qu’il pouvait bien penser, ou ressentir. On avait voulu le tuer, et pourtant, en arrivant au bar, il avait souri à tout le monde et salué chaleureusement un homme très beau, plus âgé et bien mis qui l’avait interpellé.

— Dis donc, c’était quelque chose, ce qui s’est passé dehors, tout à l’heure !

Un homme qui était aussi présent sur le trottoir. Il était à peu près de la taille de Jonah, avait les cheveux sombres marqués de gris aux tempes. Un James Bond vieillissant. L’inquiétude et la préoccupation se lisaient dans ses yeux.

— Joli travail, lui avait-il dit avant de se tourner vers Jonah. Que puis-je faire pour t’aider ?

— Rien, je te remercie, lui avait répondu Jonah. Cilla Michaels, j’aimerais te présenter Carl Rockwell. Non seulement Carl est un habitué de Pleasures, mais il a été un de mes premiers investisseurs quand j’ai ouvert le club. Il a cru en moi quand je n’étais encore rien.

— Et je le fais toujours, avait ajouté Carl.

— Il a investi dans tous mes clubs, et il est à présent partenaire dans celui que je suis en train d’ouvrir à San Diego.

Cilla avait tendu la main, et apprécié la fermeté de celle de Carl.

— Cilla dirige l’antenne de G.W. Securities en ville, et il semble que je suis son nouveau client…

— Bien, avait approuvé Carl en la regardant dans les yeux. Ne laissez personne lui faire de mal, et faites-moi savoir si vous avez besoin de renforts.

— Il ne plaisante pas, Cilla. Avant de prendre sa retraite, Carl travaillait aussi dans la sécurité.

— Virgil saura où me trouver si vous avez besoin de moi…

Il les avait salués et s’était éloigné.

*  *  *

La visite terminée, Jonah la conduisit vers un box libre au bout de la salle. Ils y parvinrent en même temps que Virgil.

Celui-ci leur adressa un grand sourire, puis leur dit d’une voix contenue :

— Est-ce que ce petit divertissement que vous nous avez joué tout à l’heure, dans la rue, a un rapport quelconque avec la boîte verte livrée ici hier ?

— Impossible de le savoir pour l’instant, murmura Jonah. Une deuxième boîte m’a été délivrée ce matin à Denver.

— Oh ! Non. Que puis-je faire ?

— Ce que tu fais en ce moment. Diriger Pleasures.

Cilla étudia les deux hommes. Jonah avait posé une main amicale sur le bras de Virgil, le rassurant et lui donnant les mêmes informations qu’à Carl Rockwell.

Virgil devait avoir dix ans de plus que lui et, à en juger par la manière familière dont ils se parlaient, elle devinait que leur relation était tant professionnelle que personnelle. Virgil semblait avoir l’esprit vif.

— Si vous travaillez pour Gabe Wilder, j’en déduis que vous êtes la meilleure, lui dit-il en se tournant vers elle. Impressionnant, ce que vous avez fait, dehors. Continuez comme ça, surtout ! Ne permettez pas que quelque chose arrive à Jonah.

Sur ce, il regagna le bar.

— Eh bien, comme ça, je suis prévenue ! déclara-t-elle en prenant place dans le box. Tu as de très fidèles amis. Quelqu’un d’autre sait-il, pour les boîtes ?

— Non. Il n’y a que Virgil, répondit Jonah. Je lui ai demandé d’être attentif au cas où une autre arriverait.

De là où elle était assise, Cilla avait vue sur l’intégralité de la salle. L’affluence avait un peu diminué, et elle put mieux inspecter le décor. La table la séparait de Jonah et lui permettait de se concentrer sur son examen, contrairement à tout à l’heure.

La combinaison acajou/cuivre poli du bar se répétait dans le mobilier, les lambris et les appliques sur les murs. Dans les box, des banquettes de cuir rouge, et sur les tables, des bougies dans d’anciennes lampes tempête.

— A quoi penses-tu ? demanda Jonah.

— C’est somptueux… Ça me rappelle le temps où la vie allait moins vite, avant les avions, quand les gens se rendaient en Europe sur de luxueux transatlantiques. J’ai déjà eu cette impression tout à l’heure en arrivant. Ça me fait penser à l’époque que F. Scott Fitzgerald et Henry James ont su si bien retranscrire dans leurs écrits.

— C’est exactement le but que nous avons recherché. Même si nous n’attendons pas de nos clients qu’ils sachent définir l’époque ou qu’ils aient lu ces auteurs en particulier.

— Mais toi, tu l’as fait, je parie… Tu as suivi quel cursus ?

— Marketing et finance, mais j’ai aussi une licence de littérature anglaise. Et toi ?

— Psychologie, et j’ai toujours aimé lire. J’ai également passé une licence en droit criminel pour entrer à l’académie de police.

— Tu étais flic ? Ici, à San Francisco ? C’est pour ça que tu connais Finelli ?

— Tout juste.

— Pourquoi es-tu partie ?

— Des pâturages plus verts. Et puis, j’avais un plan quinquennal. Me faire une plus grande expérience dans le domaine de la sécurité privée, et ensuite ouvrir ma propre agence.

— Et diriger l’antenne de Gabe ici fait partie de ce plan quinquennal ?

— Maintenant, oui.

En revenant près de leur table, Virgil évita à Cilla de s’étendre sur les détails.

— Que puis-je vous servir ? s’enquit-il.

— Tu as parlé de champagne, tout à l’heure, Cilla. Tu en as toujours envie ?

— Oui.

— Nous allons prendre un n° 35, dit-il à Virgil.

L’espace d’un instant, Cilla s’autorisa à souhaiter que les circonstances fussent autres, qu’elle fût juste assise dans un bar en train de boire un verre avec un homme exceptionnellement beau. Si seulement il n’y avait pas eu ces messages de menaces et sa décision que Jonah Stone était intouchable, elle pourrait n’avoir qu’une seule et unique chose en tête : passer une autre longue nuit coquine avec lui.

Mais quand Virgil s’éloigna, elle dut bien vite revenir à la réalité.

— Je ne suis pas certaine de ce que nous allons célébrer. Il faut que je t’informe de ce que Gabe m’a conseillé.

— J’ai saisi l’essentiel, je pense — une protection vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Mais je prends mes propres décisions.

— Gabe m’a parlé de ton indépendance forcenée, mais tu n’es pas idiot. Tu dois vouloir embaucher un garde du corps… du moins jusqu’à ce qu’on ait saisi ce qui se passe.

— Je le veux, en effet.

— Mais ? J’ai entendu un mais dans ta phrase. Il n’y a pas meilleur que G.W. Securities. Et puis Gabe est ton ami. Sans compter que Mark Gibson et David Santos sont les deux meilleurs agents que j’ai ici. Gabe envisage même d’envoyer deux hommes de Denver.

— Il peut cesser tout de suite de s’en préoccuper.

— Je ne…

L’apparition de Virgil l’obligea à laisser sa phrase en suspens. Alors qu’il s’acquittait de tout le cérémonial entourant l’ouverture d’une bouteille de champagne et emplissait deux flûtes, elle réorganisa ses pensées.

Dès l’instant où Jonah approuva le vin et où Virgil s’éloigna, elle reprit :

— Tu as besoin des meilleurs. Il se passe à mon avis des choses plus graves qu’il n’y paraît…

— Qu’est-ce que tu veux dire ?

— Les messages que tu as reçus hier et ce matin ne collent pas avec ce qui s’est produit ce soir. Celui qui te les envoie veut jouer au chat et à la souris avec toi. Il a établi un programme précis, minuté. Il a établi un décompte des jours… C’est important pour lui. Il veut que tu t’inquiètes, que tu anticipes. Tu as annulé tes projets à Denver pour rentrer. Tu veux parier que la suivante, que tu recevras bientôt, te renverra dare-dare à Denver ?

— Je n’avais pas songé à ça, avoua Jonah, éberlué.

— C’est précisément pour ça que tu as besoin de professionnels — pour y penser à ta place.

Il la dévisagea et lut la détermination dans son regard. Le regard de Priscilla, décida-t-il. Logique, concentré, et d’un vert plus clair. Aurait-elle un goût différent s’il l’embrassait maintenant ? Il allait bientôt le savoir, se promit-il.

— Continue…

— Ce minutage et toute cette mise en scène avec les paquets-cadeaux, ça ne colle pas du tout avec les deux clowns que la police vient d’embarquer.

— Tout à fait d’accord. Mais c’est assez dur de croire que deux volontés différentes sont là pour me gâcher les fêtes !

— Je te l’accorde volontiers, mais il nous faut envisager cette éventualité. Et c’est pour ça que tu dois admettre qu’il serait sage d’embaucher G.W. Securities. Nous avons les moyens de nous en charger.

— Je n’embaucherais aucune autre société que G.W. Securities, l’assura-t-il avant de sourire.

Puis il leva son verre, comme pour porter un toast.

— Mais si je dois prendre un garde du corps vingt-quatre heures sur vingt-quatre, c’est toi que j’embauche. Ni Mark Gibbons, ni David Santos, ni personne que Gabe pourrait m’envoyer de Denver. Je veux la meilleure d’entre les meilleurs…

Il heurta son verre au sien.

— Et ne m’as-tu pas déjà garanti que c’est toi ?