Florville et Courval, 
ou
 
Le fatalisme

 

M. de Courval venait d'atteindre sa cinquante-cinquième année ; frais, bien portant, il pouvait parier encore pour vingt ans de vie1. N'ayant eu que des désagréments avec une première femme qui depuis longtemps l'avait abandonné, pour se livrer au libertinage, et devant supposer cette créature au tombeau, d'après les attestations les moins équivoques, il imagina de se lier une seconde fois avec une personne raisonnable qui, par la bonté de son caractère, par l'excellence de ses mœurs, parvînt à lui faire oublier ses premières disgrâces.

Malheureux dans ses enfants comme dans son épouse, M. de Courval, qui n'en avait eu que deux, une fille qu'il avait perdue très jeune, et un garçon qui dès l'âge de quinze ans l'avait abandonné comme sa femme, et malheureusement dans les mêmes principes de débauches, ne croyant pas qu'aucun procédé dût jamais l'enchaîner à ce monstre, M. de Courval, dis-je, projetait en conséquence de le déshériter, et de donner son bien aux enfants qu'il espérait d'obtenir de la nouvelle épouse qu'il avait envie de prendre ; il possédait quinze mille livres de rente2 ; employé jadis dans les affaires, c'était le fruit de ses travaux, et il le mangeait en honnête homme avec quelques amis qui le chérissaient, l'estimaient tous, et le voyaient tantôt à Paris, où il occupait un joli appartement rue Saint-Marc, et plus souvent encore dans une petite terre charmante, auprès de Nemours où M. de Courval passait les deux tiers de l'année.

Cet honnête homme confia son projet à ses amis, et le voyant approuvé d'eux, il les pria très instamment de s'informer, parmi leurs connaissances, d'une personne de trente à trente-cinq ans, veuve ou fille, et qui pût remplir son objet.

Dès le surlendemain, un de ses anciens confrères vint lui dire qu'il imaginait avoir trouvé positivement ce qui lui convenait.

– La demoiselle que je vous offre, lui dit cet ami, a deux choses contre elle, je dois commencer par vous les dire, afin de vous consoler après, en vous faisant le récit de ses bonnes qualités ; on est bien sûr qu'elle n'a ni père ni mère, mais on ignore absolument qui ils furent, et où elle les a perdus ; ce que l'on sait, continua le médiateur, c'est qu'elle est cousine de M. de Saint-Prât, homme connu, qui l'avoue, qui l'estime, et qui vous en fera l'éloge le moins suspect et le mieux mérité. Elle n'a aucun bien de ses parents, mais elle a quatre mille francs de pension de ce M. de Saint-Prât, dans la maison duquel elle a été élevée, et où elle a passé toute sa jeunesse : voilà un premier tort ; passons au second, dit l'ami de M. de Courval : une intrigue à seize ans, un enfant qui n'existe plus et dont jamais elle n'a revu le père ; voilà tout le mal ; un mot du bien maintenant.

Mlle de Florville a trente-six ans, à peine en paraît-elle vingt-huit ; il est difficile d'avoir une physionomie plus agréable et plus intéressante : ses traits sont doux et délicats, sa peau est de la blancheur du lys, et ses cheveux châtains traînent à terre ; sa bouche fraîche, très agréablement ornée, est l'image de la rose au printemps. Elle est fort grande, mais si joliment faite, il y a tant de grâce dans ses mouvements, qu'on ne trouve rien à dire à la hauteur de sa taille, qui sans cela peut-être lui donnerait un air un peu dur ; ses bras, son cou, ses jambes, tout est moulé, et elle a une de ces sortes de beautés qui ne vieillira pas de longtemps. A l'égard de sa conduite, son extrême régularité pourra peut-être ne pas vous plaire ; elle n'aime pas le monde, elle vit fort retirée, elle est très pieuse, très assidue aux devoirs du couvent qu'elle habite, et si elle édifie tout ce qui l'entoure par ses qualités religieuses, elle enchante tout ce qui la voit par les charmes de son esprit et par les agréments de son caractère... c'est, en un mot, un ange dans ce monde, que le ciel réservait à la félicité de votre vieillesse.

M. de Courval, enchanté d'une telle rencontre, n'eut rien de plus pressé que de prier son ami de lui faire voir la personne dont il s'agissait.

– Sa naissance ne m'inquiète point, dit-il, dès que son sang est pur, que m'importe qui le lui a transmis ? Son aventure à l'âge de seize ans m'effraye tout aussi peu, elle a réparé cette faute par un grand nombre d'années de sagesse ; je l'épouserai sur le pied de veuve ; me décidant à ne prendre une personne que de trente à trente-cinq ans, il était bien difficile de joindre à cette clause la folle prétention des prémices ; ainsi rien ne me déplaît dans vos propositions ; il ne me reste qu'à vous presser de m'en faire voir l'objet.

L'ami de M. de Courval le satisfit bientôt ; trois jours après, il lui donna à dîner chez lui avec la demoiselle dont il s'agissait. Il était difficile de ne pas être séduit au premier abord de cette fille charmante ; c'étaient les traits de Minerve elle-même, déguisés sous ceux de l'Amour. Comme elle savait de quoi il était question, elle fut encore plus réservée, et sa décence, sa retenue, la noblesse de son maintien, jointes à tant de charmes physiques, à un caractère aussi doux, à un esprit aussi juste et aussi orné, tournèrent si bien la tête au pauvre Courval, qu'il supplia son ami de vouloir bien hâter la conclusion.

On se revit encore deux ou trois fois, tantôt dans la même maison, tantôt chez M. de Courval, ou chez M. de Saint-Prât, et enfin, Mlle de Florville, instamment pressée, déclara à M. de Courval que rien ne la flattait autant que l'honneur qu'il voulait bien lui faire, mais que sa délicatesse ne lui permettait pas de rien accepter avant qu'il ne fût instruit par elle-même des aventures de sa vie.

– On ne vous a pas tout appris, monsieur, dit cette charmante fille, et je ne puis consentir d'être à vous, sans que vous en sachiez davantage. Votre estime m'est trop importante pour me mettre dans le cas de la perdre, et je ne la mériterais assurément pas, si, profitant de votre illusion, j'allais consentir à devenir votre femme, sans que vous jugiez si je suis digne de l'être.

M. de Courval assura qu'il savait tout, que ce n'était qu'à lui qu'il appartenait de former les inquiétudes qu'elle témoignait, et que, s'il était assez heureux pour lui plaire, elle ne devait plus s'embarrasser de rien. Mlle de Florville tint bon ; elle déclara positivement qu'elle ne consentirait à rien que M. de Courval ne fût instruit à fond de ce qui la regardait ; il en fallut donc passer par là ; tout ce que M. de Courval put obtenir, ce fut que Mlle de Florville viendrait à sa terre auprès de Nemours, que tout se disposerait pour la célébration de l'hymen qu'il désirait, et que, l'histoire de Mlle de Florville entendue, elle deviendrait sa femme le lendemain...

– Mais, monsieur, dit cette aimable fille, si tous ces préparatifs peuvent être inutiles, pourquoi les faire ?... Si je vous persuade que je ne suis pas née pour vous appartenir ?...

– Voilà ce que vous ne me prouverez jamais, mademoiselle, répondit l'honnête Courval, voilà ce dont je vous défie de me convaincre ; ainsi partons, je vous en conjure, et ne vous opposez point à mes desseins.

Il n'y eut pas moyen de rien gagner sur ce dernier objet, tout fut disposé, on partit pour Courval ; cependant on y fut seul, Mlle de Florville l'avait exigé ; les choses qu'elle avait à dire ne devaient être révélées qu'à l'homme qui voulait bien se lier à elle ; ainsi personne ne fut admis ; et, le lendemain de son arrivée, cette belle et intéressante personne ayant prié M. de Courval de l'entendre, elle lui raconta les événements de sa vie dans les termes suivants.

 

Histoire de Mlle de Florville

 

– Les intentions que vous avez sur moi, monsieur, ne permettent plus que l'on vous en impose ; vous avez vu M. de Saint-Prât, auquel on vous a dit que j'appartenais, lui-même a daigné vous le certifier ; et cependant sur cet objet vous avez été trompé de toutes parts. Ma naissance m'est inconnue, je n'ai jamais eu la satisfaction de savoir à qui je la devais ; je fus trouvée, peu de jours après avoir reçu la vie, dans une barcelonnette de taffetas vert, à la porte de l'hôtel de M. de Saint-Prât, avec une lettre anonyme attachée au pavillon de mon berceau, où était simplement écrit :

 

Vous n'avez point d'enfants, depuis dix ans que vous êtes marié, vous en désirez tous les jours, adoptez celle-là, son sang est pur, elle est le fruit du plus chaste hymen et non du libertinage, sa naissance est honnête. Si la petite fille ne vous plaît pas, vous la ferez porter aux Enfants-trouvés. Ne faites point de perquisitions, aucune ne vous réussirait, il est impossible de vous en apprendre davantage.

 

Les honnêtes personnes chez lesquelles j'avais été déposée m'accueillirent aussitôt, m'élevèrent, prirent de moi tous les soins possibles, et je puis dire que je leur dois tout. Comme rien n'indiquait mon nom, il plut à Mme de Saint-Prât de me donner celui de Florville.

Je venais d'atteindre ma quinzième année, quand j'eus le malheur de voir mourir ma protectrice ; rien ne peut exprimer la douleur que je ressentis de cette perte ; je lui étais devenue si chère, qu'elle conjura son mari, en expirant, de m'assurer quatre mille livres de pension et de ne me jamais abandonner ; les deux clauses furent exécutées ponctuellement, et M. de Saint-Prât joignit à ces bontés celle de me reconnaître pour une cousine de sa femme, et de me passer, sous ce titre, le contrat que vous avez vu. Je ne pouvais cependant plus rester dans cette maison, M. de Saint-Prât me le fit sentir :

– Je suis veuf, et jeune encore, me dit cet homme vertueux ; habiter sous le même toit serait faire naître des doutes que nous ne méritons point ; votre bonheur et votre réputation me sont chers, je ne veux compromettre ni l'un ni l'autre. Il faut nous séparer, Florville ; mais je ne vous abandonnerai de ma vie, je ne veux pas même que vous sortiez de ma famille ; j'ai une sœur veuve à Nancy, je vais vous y adresser, je vous réponds de son amitié comme de la mienne, et là, pour ainsi dire, toujours sous mes yeux, je pourrai continuer de veiller encore à tout ce qu'exigera votre éducation et votre établissement.

Je n'appris point cette nouvelle sans verser des larmes ; ce nouveau surcroît de chagrin renouvela bien amèrement celui que je venais de ressentir à la mort de ma bienfaitrice. Convaincue néanmoins des excellentes raisons de M. de Saint-Prât, je me décidai à suivre ses conseils, et je partis pour la Lorraine, sous la conduite d'une dame de ce pays, à laquelle je fus recommandée, et qui me remit entre les mains de Mme de Verquin, sœur de M. de Saint-Prât avec laquelle je devais habiter.

La maison de Mme de Verquin était sur un ton bien différent de celle de M. de Saint-Prât ; si j'avais vu régner dans celle-ci la décence, la religion et les mœurs, la frivolité, le goût des plaisirs et l'indépendance étaient dans l'autre comme dans leur asile.

Mme de Verquin m'avertit dès les premiers jours que mon petit air prude lui déplaisait, qu'il était inouï d'arriver de Paris avec un maintien si gauche... un fond de sagesse aussi ridicule, et que si j'avais envie d'être bien avec elle, il fallait adopter un autre ton. Ce début m'alarma ; je ne chercherai point à paraître à vos yeux meilleure que je ne suis, monsieur ; mais tout ce qui s'écarte des mœurs et de la religion m'a toute la vie déplu si souverainement, j'ai toujours été si ennemie de ce qui choquait la vertu, et les travers où j'ai été emportée malgré moi m'ont causé tant de remords, que ce n'est pas, je vous l'avoue, me rendre un service que de me replacer dans le monde, je ne suis point faite pour l'habiter, je m'y trouve sauvage et farouche ; la retraite la plus obscure est ce qui convient le mieux à l'état de mon âme et aux dispositions de mon esprit.

Ces réflexions, mal faites encore, pas assez mûres à l'âge que j'avais, ne me préservèrent ni des mauvais conseils de Mme de Verquin, ni des maux où ses séductions devaient me plonger ; le monde perpétuel que je voyais, les plaisirs bruyants dont j'étais entourée, l'exemple, les discours, tout m'entraîna ; on m'assura que j'étais jolie, et j'osai le croire, pour mon malheur.

Le régiment de Normandie était pour lors en garnison dans cette capitale ; la maison de Mme de Verquin était le rendez-vous des officiers ; toutes les jeunes femmes s'y trouvaient aussi, et là se nouaient, se rompaient et se recomposaient toutes les intrigues de la ville.

Il est vraisemblable que M. de Saint-Prât ignorait une partie de la conduite de cette femme ; comment, avec l'austérité de ses mœurs, eût-il pu consentir à m'envoyer chez elle, s'il l'eût bien connue ? Cette considération me retint, et m'empêcha de me plaindre à lui ; faut-il tout dire ? peut-être même ne m'en souciai-je pas : l'air impur que je respirais commençait à souiller mon cœur, et comme Télémaque dans l'île de Calypso, peut-être n'eussé-je plus écouté les avis de Mentor.

L'impudente Verquin, qui depuis longtemps cherchait à me séduire, me demanda un jour s'il était certain que j'eusse apporté un cœur bien pur, en Lorraine, et si je ne regrettais pas quelque amant à Paris.

– Hélas ! madame, lui dis-je, je n'ai même jamais conçu l'idée des torts dont vous me soupçonnez, et monsieur votre frère peut vous répondre de ma conduite.

– Des torts ! interrompit Mme de Verquin, si vous en avez un, c'est d'être encore trop neuve à votre âge, vous vous en corrigerez, je l'espère.

– Oh ! madame, est-ce là le langage que je devais entendre d'une personne aussi respectable ?

– Respectable ?... Ah ! pas un mot, je vous assure, ma chère, que le respect est de tous les sentiments celui que je me soucie le moins de faire naître, c'est l'amour que je veux inspirer... mais du respect ! ce sentiment n'est pas encore de mon âge. Imite-moi, ma chère, et tu seras heureuse... A propos, as-tu remarqué Senneval ? ajouta cette sirène, en me parlant d'un jeune officier de dix-sept ans qui venait très souvent chez elle.

– Pas autrement, madame, répondis-je ; je puis vous assurer que je les vois tous avec la même indifférence.

– Mais voilà ce qu'il ne faut pas, ma petite amie ; je veux que nous partagions dorénavant nos conquêtes... Il faut que tu aies Senneval, c'est mon ouvrage, j'ai pris la peine de le former, il t'aime, il faut l'avoir3...

– Oh ! madame, si vous vouliez m'en dispenser ! en vérité je ne me soucie de personne.

– Il le faut, ce sont des arrangements pris avec son colonel, mon amant du jour comme tu vois.

– Je vous conjure de me laisser libre sur cet objet ; aucun de mes penchants ne me porte aux plaisirs que vous chérissez.

– Oh ! cela changera ! tu les aimeras un jour comme moi, il est tout simple de ne pas chérir ce qu'on ne connaît pas encore ; mais il n'est pas permis de ne vouloir pas connaître ce qui est fait pour être adoré. En un mot, c'est un dessein formé ; Senneval mademoiselle, vous déclarera sa passion ce soir, et vous voudrez bien ne le pas faire languir, ou je me fâcherai contre vous... mais sérieusement.

A cinq heures, l'assemblée se forma ; comme il faisait fort chaud, des parties s'arrangèrent dans les bosquets, et tout fut si bien concerté que M. de Senneval et moi, nous trouvant les seuls qui ne jouassent point, nous fûmes forcés de nous entretenir.

Il est inutile de vous le déguiser monsieur, ce jeune homme aimable et rempli d'esprit ne m'eut pas plus tôt fait l'aveu de sa flamme, que je me sentis entraînée vers lui par un mouvement indomptable, et quand je voulus ensuite me rendre compte de cette sympathie, je n'y trouvai rien que d'obscur il me semblait que ce penchant n'était point l'effet d'un sentiment ordinaire, un voile déguisait à mes yeux ce qui le caractérisait ; d'une autre part, au même instant où mon cœur volait à lui, une force invincible semblait le retenir, et dans ce tumulte... dans ce flux et reflux d'idées incompréhensibles, je ne pouvais démêler si je faisais bien d'aimer Senneval, ou si je devais le fuir à jamais.

On lui donna tout le temps de m'avouer son amour... hélas ! on ne lui donna que trop. J'eus tout celui de paraître sensible à ses yeux, il profita de mon trouble, il exigea un aveu de mes sentiments, je fus assez faible pour lui dire qu'il était loin de me déplaire, et trois jours après, assez coupable pour le laisser jouir de sa victoire.

C'est une chose vraiment singulière que la joie maligne du vice dans ses triomphes sur la vertu ; rien n'égala les transports de Mme de Verquin dès qu'elle me sut dans le piège qu'elle m'avait préparé, elle me railla, elle se divertit, et finit par m'assurer que ce que j'avais fait était la chose du monde la plus simple, la plus raisonnable, et que je pouvais sans crainte recevoir mon amant toutes les nuits chez elle... qu'elle n'en verrait rien, que trop occupée de son côté pour prendre garde à ces misères, elle n'en admirerait pas moins ma vertu, puisqu'il était vraisemblable que je m'en tiendrais à celui-là seul, tandis qu'obligée de faire tête à trois, elle se trouverait assurément bien loin de ma réserve et de ma modestie ; quand je voulus prendre la liberté de lui dire que ce dérèglement était odieux, qu'il ne supposait ni délicatesse ni sentiment, et qu'il ravalait notre sexe à la plus vile espèce des animaux, Mme de Verquin éclata de rire.

– Héroïne gauloise4, me dit-elle, je t'admire et ne te blâme point ; je sais très bien qu'à ton âge la délicatesse et le sentiment sont des dieux auxquels on immole le plaisir ; ce n'est pas la même chose au mien, parfaitement détrompée sur ces fantômes, on leur accorde un peu moins d'empire ; des voluptés plus réelles se préfèrent aux sottises qui t'enthousiasment ; et pourquoi donc de la fidélité avec des gens qui jamais n'en ont eu avec nous ? N'est-ce pas assez d'être les plus faibles sans devenir encore les plus dupes ? Elle est bien folle, la femme qui met de la délicatesse dans de telles actions... Crois-moi, ma chère, varie tes plaisirs pendant que ton âge et tes charmes te le permettent, et laisse là ta chimérique constance, vertu triste et farouche, bien peu satisfaisante à soi-même, et qui n'en impose jamais aux autres.

Ces propos me faisaient frémir, mais je vis bien que je n'avais plus le droit de les combattre ; les soins criminels de cette femme immorale me devenaient nécessaires, et je devais la ménager ; fatal inconvénient du vice, puisqu'il nous met, dès que nous nous y livrons, sous les liens de ceux que nous eussions méprisés sans cela. J'acceptai donc toutes les complaisances de Mme de Verquin ; chaque nuit, Senneval me donnait des nouvelles preuves de son amour, et six mois se passèrent ainsi dans une telle ivresse, qu'à peine eus-je le temps de réfléchir.

De funestes suites m'ouvrirent bientôt les yeux ; je devins enceinte, et pensai mourir de désespoir en me voyant dans un état dont Mme de Verquin se divertit.

– Cependant, me dit-elle, il faut sauver les apparences, et comme il n'est pas trop décent que tu accouches dans ma maison, le colonel, de Senneval et moi, nous avons pris des arrangements : il va donner un congé au jeune homme, tu partiras quelques jours avant lui pour Metz, il t'y suivra de près et là, secourue par lui, tu donneras la vie à ce fruit illicite de ta tendresse ; ensuite vous reviendrez ici l'un après l'autre comme vous en serez partis.

Il fallut obéir, je vous l'ai dit, monsieur, on se met à la merci de tous les hommes et au hasard de toutes les situations, quand on a eu le malheur de faire une faute ; on laisse sur sa personne des droits à tout l'univers, on devient l'esclave de tout ce qui respire, dès qu'on s'est oublié au point de le devenir de ses passions.

Tout s'arrangea comme l'avait dit Mme de Verquin ; le troisième jour, nous nous trouvâmes réunis, Senneval et moi, à Metz, chez une sage-femme, dont j'avais pris l'adresse en sortant de Nancy, et j'y mis au monde un garçon ; Senneval, qui n'avait cessé de montrer les sentiments les plus tendres et les plus délicats, sembla m'aimer davantage encore dès que j'eus, disait-il, doublé son existence5 ; il eut pour moi tous les égards possibles, me supplia de lui laisser son fils, me jura qu'il en aurait toute sa vie les plus grands soins, et ne songea à reparaître à Nancy que quand ce qu'il me devait fut rempli.

Ce fut à l'instant de son départ où j'osai lui faire sentir à quel point la faute qu'il m'avait fait commettre allait me rendre malheureuse, et où je lui proposai de la réparer en nous liant aux pieds des autels. Senneval, qui ne s'était pas attendu à cette proposition, se troubla...

– Hélas ! me dit-il en suis-je le maître ? encore dans l'âge de la dépendance, ne me faudrait-il pas l'agrément de mon père ? que deviendrait notre hymen, s'il n'était revêtu de cette formalité ? et d'ailleurs, il s'en faut bien que je sois un parti sortable pour vous ; nièce de Mme de Verquin (on le croyait à Nancy), vous pouvez prétendre à beaucoup mieux ; croyez-moi, Florville, oublions nos égarements, et soyez sûre de ma discrétion.

Ce discours, que j'étais loin d'attendre, me fit cruellement sentir toute l'énormité de ma faute ; ma fierté m'empêcha de répondre, mais ma douleur n'en fut que plus amère : si quelque chose avait dérobé l'horreur de ma conduite à mes propres regards c'était, je vous l'avoue, l'espoir de la réparer en épousant un jour mon amant. Fille crédule ! je n'imaginais pas, malgré la perversité de Mme de Verquin qui sans doute eût dû m'éclairer, je ne croyais pas que l'on pût se faire un jeu de séduire une malheureuse fille et de l'abandonner après, et cet honneur, ce sentiment si respectable aux yeux des hommes, je ne supposais pas que son action fût sans énergie vis-à-vis de nous, et que notre faiblesse pût légitimer une insulte qu'ils ne hasarderaient entre eux qu'au prix de leur sang. Je me voyais donc à la fois la victime et la dupe de celui pour lequel j'aurais donné mille fois ma vie ; peu s'en fallut que cette affreuse révolution ne me conduisît au tombeau. Senneval ne me quitta point, ses soins furent les mêmes, mais il ne me reparla plus de ma proposition, et j'avais trop d'orgueil pour lui offrir une seconde fois le sujet de mon désespoir. Il disparut enfin dès qu'il me vit remise.

Décidée à ne plus retourner à Nancy, et sentant bien que c'était pour la dernière fois de ma vie que je voyais mon amant, toutes mes plaies se rouvrirent à l'instant du départ ; j'eus néanmoins la force de supporter ce dernier coup... Le cruel ! il partit, il s'arracha de mon sein inondé de mes larmes, sans que je lui en visse répandre une seule !

Et voilà donc ce qui résulte de ces serments d'amour auxquels nous avons la folie de croire ! plus nous sommes sensibles, plus nos séducteurs nous délaissent... les perfides !... ils s'éloignent de nous, en raison du plus de moyens que nous avons employés pour les retenir.

Senneval avait pris son enfant, il l'avait placé dans une campagne où il me fut impossible de le découvrir... il avait voulu me priver de la douceur de chérir et d'élever moi-même ce tendre fruit de notre liaison ; on eût dit qu'il désirait que j'oubliasse tout ce qui pouvait encore nous enchaîner l'un à l'autre, et je le fis, ou plutôt je crus le faire.

Je me déterminai à quitter Metz dès l'instant et à ne point retourner à Nancy. Je ne voulais pourtant pas me brouiller avec Mme de Verquin ; il suffisait, malgré ses torts, qu'elle appartînt d'aussi près à mon bienfaiteur, pour que je la ménageasse toute ma vie ; je lui écrivis la lettre du monde la plus honnête, je prétextai, pour ne plus reparaître dans sa ville, la honte de l'action que j'y avais commise, et je lui demandai la permission de retourner à Paris auprès de son frère. Elle me répondit sur-le-champ que j'étais la maîtresse de faire tout ce que je voudrais, qu'elle me conserverait son amitié dans tous les temps ; elle ajoutait que Senneval n'était point encore de retour, qu'on ignorait sa retraite, et que j'étais une folle de m'affliger de toutes ces misères.

Cette lettre reçue, je revins à Paris et courus me jeter aux genoux de M. de Saint-Prât ; mon silence et mes larmes lui apprirent bientôt mon infortune ; mais j'eus l'attention de m'accuser seule, je ne lui parlai jamais des séductions de sa sœur. M. de Saint-Prât, à l'exemple de tous les bons caractères, ne soupçonnait nullement les désordres de sa parente, il la croyait la plus honnête des femmes ; je lui laissai toute son illusion, et cette conduite que Mme de Verquin n'ignora point, me conserva son amitié.

M. de Saint-Prât me plaignit... me fit vraiment sentir mes torts, et finit par les pardonner.

– Ô mon enfant ! me dit-il, avec cette douce componction d'une âme honnête, si différente de l'ivresse odieuse du crime, ô ma chère fille ! tu vois ce qu'il en coûte pour quitter la vertu... Son adoption est si nécessaire, elle est si intimement liée à notre existence, qu'il n'y a plus qu'infortunes pour nous, sitôt que nous l'abandonnons ; compare la tranquillité de l'état d'innocence où tu étais en partant de chez moi, au trouble affreux où tu y rentres. Les faibles plaisirs que tu as pu goûter dans ta chute te dédommagent-ils des tourments dont voilà ton cœur déchiré ? Le bonheur n'est donc que dans la vertu, mon enfant et tous les sophismes de ses détracteurs ne procureront jamais une seule de ses jouissances. Ah ! Florville, ceux qui les nient ou qui les combattent, ces jouissances si douces, ne le font que par jalousie, sois-en sûre, que par le plaisir barbare de rendre les autres aussi coupables et aussi malheureux qu'ils le sont. Ils s'aveuglent et voudraient aveugler tout le monde, ils se trompent, et voudraient que tout le monde se trompât ; mais si l'on pouvait lire au fond de leur âme, on n'y verrait que douleurs et que repentirs ; tous ces apôtres du crime ne sont que des méchants, que des désespérés ; on n'en trouverait pas un de sincère, pas un qui n'avouât, s'il pouvait être vrai, que ses discours empestés ou ses écrits dangereux, n'ont eu que ses passions pour guide. Et quel homme, en effet, pourra dire de sang-froid que les bases de la morale peuvent être ébranlées sans risque ? quel être osera soutenir que de faire le bien, de désirer le bien, ne doit pas être nécessairement la véritable fin de l'homme ? et comment celui qui ne fera que le mal peut-il s'attendre à être heureux au milieu d'une société dont le plus puissant intérêt est que le bien se multiplie sans cesse ? Mais ne frémira-t-il pas lui-même à tout instant, cet apologiste du crime, quand il aura déraciné dans tous les cœurs la seule chose dont il doive attendre sa conservation ? Qui s'opposera à ce que ses valets le ruinent, s'ils ont cessé d'être vertueux ? qui empêchera sa femme de le déshonorer, s'il l'a persuadée que la vertu n'est utile à rien ? qui retiendra la main de ses enfants, s'il a osé flétrir les semences du bien dans leur cœur ? comment sa liberté, ses possessions, seront-elles respectées, s'il a dit aux grands, L'impunité vous accompagne, et la vertu n'est qu'une chimère ? Quel que soit donc l'état de ce malheureux, qu'il soit époux ou père, riche ou pauvre, maître ou esclave, de toutes parts naîtront des dangers pour lui, de tous côtés s'élèveront des poignards sur son sein : s'il a osé détruire dans l'homme les seuls devoirs qui balancent sa perversité, n'en doutons point, l'infortuné périra tôt ou tard, victime de ses affreux systèmes6.

Laissons un instant la religion, si l'on veut, ne considérons que l'homme seul ; quel sera l'être assez imbécile pour croire qu'en enfreignant toutes les lois de la société, cette société, qu'il outrage, pourra le laisser en repos ? N'est-il pas de l'intérêt de l'homme, et des lois qu'il fait pour sa sûreté, de toujours tendre à détruire ou ce qui gêne, ou ce qui nuit ? Quelque crédit, ou des richesses, assureront peut-être au méchant une lueur éphémère de prospérité ; mais combien son règne sera court ! reconnu, démasqué, devenu bientôt l'objet de la haine et du mépris public, trouvera-t-il alors, ou les apologistes de sa conduite, ou ses partisans, pour consolateurs ? aucun ne voudra l'avouer ; n'ayant plus rien à leur offrir, tous le rejetteront comme un fardeau ; le malheur l'environnant de toutes parts, il languira dans l'opprobre et dans l'infortune, et n'ayant même plus son cœur pour asile, il expirera bientôt dans le désespoir. Quel est donc ce raisonnement absurde de nos adversaires ? quel est cet effort impuissant, pour atténuer la vertu, d'oser dire que tout ce qui n'est pas universel est chimère, et que les vertus n'étant que locales, aucune d'elles ne saurait avoir de réalité ? Eh quoi ! il n'y a point de vertu, parce que chaque peuple a dû se faire les siennes ? parce que les différents climats, les différentes sortes de tempéraments ont nécessité différentes espèces de freins, parce qu'en un mot, la vertu s'est multipliée sous mille formes, il n'y a point de vertu sur la terre ? Il vaudrait autant douter de la réalité d'un fleuve, parce qu'il se séparerait en mille branches diverses. Eh ! qui prouve mieux, et l'existence de la vertu et sa nécessité, que le besoin que l'homme a de l'adapter à toutes ses différentes mœurs et d'en faire la base de toutes ? Qu'on me trouve un seul peuple qui vive sans vertu, un seul dont la bienfaisance et l'humanité ne soient pas les liens fondamentaux, je vais plus loin, qu'on me trouve même une association de scélérats qui ne soit cimentée par quelques principes de vertu, et j'abandonne sa cause ; mais si elle est, au contraire, démontrée utile partout, s'il n'est aucune nation, aucun état, aucune société, aucun individu qui puisse s'en passer, si l'homme, en un mot, ne peut vivre ni heureux ni en sûreté sans elle, aurais-je tort, ô mon enfant, de t'exhorter à ne t'en écarter jamais ? Vois, Florville, continua mon bienfaiteur en me pressant dans ses bras, vois où t'ont fait tomber tes premiers égarements ; et si l'erreur te sollicite encore, si la séduction ou ta faiblesse te préparent de nouveaux pièges, songe aux malheurs de tes premiers écarts, songe à un homme qui t'aime comme sa propre fille... dont tes fautes déchireraient le cœur, et tu trouveras dans ces réflexions toute la force qu'exige le culte des vertus, où je veux te rendre à jamais.

M. de Saint-Prât, toujours dans ces mêmes principes, ne m'offrit point sa maison ; mais il me proposa d'aller vivre avec une de ses parentes, femme aussi célèbre par la haute piété dans laquelle elle vivait, que Mme de Verquin l'était par ses travers. Cet arrangement me plut fort. Mme de Lérince m'accepta le plus volontiers du monde, et je fus installée chez elle dès la même semaine de mon retour à Paris.

Oh ! monsieur, quelle différence de cette respectable femme à celle que je quittais ! Si le vice et la dépravation avaient chez l'une établi leur empire, on eût dit que le cœur de l'autre était l'asile de toutes les vertus. Autant la première m'avait effrayée de ses dépravations, autant je me trouvais consolée des édifiants principes de la seconde ; je n'avais trouvé que de l'amertume et des remords en écoutant Mme de Verquin, je ne rencontrais que des douceurs et des consolations en me livrant à Mme de Lérince... Ah ! monsieur, permettez-moi de vous la peindre, cette femme adorable que j'aimerai toujours ; c'est un hommage que mon cœur doit à ses vertus, il m'est impossible d'y résister.

Mme de Lérince, âgée d'environ quarante ans, était encore très fraîche, un air de candeur et de modestie embellissait bien plus ses traits que les divines proportions qu'y faisait régner la nature ; un peu trop de noblesse et de majesté la rendait, disait-on, imposante au premier aspect, mais ce qu'on eût pu prendre pour de la fierté s'adoucissait dès qu'elle ouvrait la bouche ; c'était une âme si belle et si pure, une aménité si parfaite, une franchise si entière, qu'on sentait insensiblement, malgré soi, joindre à la vénération qu'elle inspirait d'abord, tous les sentiments les plus tendres. Rien d'outré, rien de superstitieux dans la religion de Mme de Lérince ; c'était dans la plus extrême sensibilité que l'on trouvait en elle les principes de sa foi. L'idée de l'existence de Dieu, le culte dû à cet Être suprême, telles étaient les jouissances les plus vives de cette âme aimante ; elle avouait hautement qu'elle serait la plus malheureuse des créatures, si de perfides lumières contraignaient jamais son esprit à détruire en elle le respect et l'amour qu'elle avait pour son culte ; encore plus attachée, s'il est possible, à la morale sublime de cette religion qu'à ses pratiques ou à ses cérémonies, elle faisait, de cette excellente morale, la règle de toutes ses actions ; jamais la calomnie n'avait souillé ses lèvres, elle ne se permettait même pas une plaisanterie qui pût affliger son prochain ; pleine de tendresse et de sensibilité pour ses semblables, trouvant les hommes intéressants, même dans leurs défauts, son unique occupation était, ou de cacher ces défauts avec soin, ou de les en reprendre avec douceur. Étaient-ils malheureux, aucun charme n'égalait, pour elle, celui de les soulager ; elle n'attendait pas que les indigents vinssent implorer son secours, elle les cherchait... elle les devinait, et l'on voyait la joie éclater sur ses traits quand elle avait consolé la veuve ou pourvu l'orphelin, quand elle avait répandu l'aisance dans une pauvre famille, ou lorsque ses mains avaient brisé les fers de l'infortune. Rien d'âpre, rien d'austère auprès de tout cela ; les plaisirs qu'on lui proposait étaient-ils chastes, elle s'y livrait avec délices, elle en imaginait même, dans la crainte qu'on ne s'ennuyât près d'elle. Sage... éclairée avec le moraliste... profonde avec le théologien, elle inspirait le romancier et souriait au poète, elle étonnait le législateur ou le politique, et dirigeait les jeux d'un enfant ; possédant toutes les sortes d'esprit, celui qui brillait le plus en elle se reconnaissait principalement au soin particulier... à l'attention charmante qu'elle avait, ou à faire paraître celui des autres, ou à leur en trouver toujours. Vivant dans la retraite par goût, cultivant ses amis pour eux, Mme de Lérince, en un mot, le modèle de l'un et l'autre sexe, faisait jouir tout ce qui l'entourait de ce bonheur tranquille... de cette volupté céleste promise à l'honnête homme par le Dieu saint dont elle était l'image. Je ne vous ennuierai point, monsieur, des détails monotones de ma vie, pendant les dix-sept ans que j'ai eu le bonheur de vivre avec cette créature adorable. Des conférences de morale et de piété, le plus d'actes de bienfaisance qu'il nous était possible, tels étaient les devoirs qui partageaient nos jours.

– Les hommes ne s'effarouchent de la religion, ma chère Florville, me disait Mme de Lérince, que parce que des guides maladroits ne leur en font sentir que les chaînes, sans leur en offrir les douceurs. Peut-il exister un homme assez absurde pour oser, en ouvrant les yeux sur l'univers, ne pas convenir que tant de merveilles ne peuvent être que l'ouvrage d'un Dieu tout-puissant ? Cette première vérité sentie... et faut-il autre chose que son cœur pour s'en convaincre ?... quel peut-il être donc cet individu cruel et barbare qui refuserait alors son hommage au Dieu bienfaisant qui l'a créé ? Mais la diversité des cultes embarrasse, on croit trouver leur fausseté dans leur multitude ; quel sophisme ! et n'est-ce point dans cette unanimité des peuples à reconnaître et servir un Dieu, n'est-ce donc point dans cet aveu tacite, empreint au cœur de tous les hommes, où se trouve plus encore, s'il est possible, que dans les sublimités de la nature, la preuve irrévocable de l'existence de ce Dieu suprême ? Quoi ! l'homme ne peut vivre sans adopter un Dieu, il ne peut s'interroger sans en trouver des preuves dans lui-même, il ne peut ouvrir les yeux sans rencontrer partout des traces de ce Dieu, et il ose encore en douter ! Non, Florville, non, il n'y a point d'athée de bonne foi ; l'orgueil, l'entêtement, les passions, voilà les armes destructives de ce Dieu qui se revivifie sans cesse dans le cœur de l'homme ou dans sa raison ; et quand chaque battement de ce cœur, quand chaque trait lumineux de cette raison m'offre cet Être incontestable, je lui refuserais mon hommage, je lui déroberais le tribut que sa bonté permet à ma faiblesse, je ne m'humilierais pas devant sa grandeur, je ne lui demanderais pas la grâce, et d'endurer les misères de la vie, et de me faire un jour participer à sa gloire ! je n'ambitionnerais pas la faveur de passer l'éternité dans son sein, ou je risquerais cette même éternité dans un gouffre effrayant de supplices, pour m'être refusée aux preuves indubitables qu'a bien voulu me donner ce grand Être, de la certitude de son existence ! Mon enfant, cette effroyable alternative permet-elle même un instant de réflexion ? Ô vous qui vous refusez opiniâtrement aux traits de flamme lancés par ce Dieu même au fond de votre cœur, soyez au moins justes un instant, et, par seule pitié pour vous-même, rendez-vous à cet argument invincible de Pascal : « S'il n'y a point de Dieu, que vous importe d'y croire, quel mal vous fait cette adhésion ? et s'il y en a un, quels dangers ne courez-vous pas à lui refuser votre foi8 ? » Vous ne savez, dites-vous, incrédules, quel hommage offrir à ce Dieu, la multitude des religions vous offusque : eh bien ! examinez-les toutes, j'y consens, et venez dire après, de bonne foi, à laquelle vous trouvez plus de grandeur et de majesté ; niez, s'il vous est possible, ô Chrétiens, que celle dans laquelle vous avez eu le bonheur de naître ne vous paraisse pas celle de toutes, dont les caractères ne soient les plus saints et les plus sublimes ; cherchez ailleurs d'aussi grands mystères, des dogmes aussi purs, une morale aussi consolante ; trouvez dans une autre religion le sacrifice ineffable d'un Dieu, en faveur de sa créature ; voyez-y des promesses plus belles, un avenir plus flatteur, un Dieu plus grand et plus sublime ! Non, tu ne le peux, philosophe du jour ; tu ne le peux, esclave de tes plaisirs, dont la foi change avec l'état physique de tes nerfs ; impie dans le feu des passions, crédule dès qu'elles sont calmées, tu ne le peux, te dis-je ; le sentiment l'avoue sans cesse, ce Dieu que ton esprit combat, il existe toujours près de toi, même au milieu de tes erreurs ; brise ces fers qui t'attachent au crime, et jamais, ce Dieu saint et majestueux ne s'éloignera du temple érigé par lui dans ton cœur. C'est au fond de ce cœur, bien plus encore que dans sa raison, qu'il faut, ô ma chère Florville, trouver la nécessité de ce Dieu que tout nous indique et nous prouve ; c'est de ce même cœur qu'il faut également recevoir la nécessité du culte que nous lui rendons, et c'est ce cœur seul qui te convaincra bientôt, chère amie, que le plus noble et le plus épuré de tous est celui dans lequel nous sommes nées. Pratiquons-le donc avec exactitude, avec joie, ce culte doux et consolateur ; qu'il remplisse ici-bas nos moments les plus beaux, et qu'insensiblement conduites, en le chérissant, au dernier terme de notre vie, ce soit par une voie d'amour et de délices que nous allions déposer, dans le sein de l'Éternel, cette âme émanée de lui, uniquement formée pour le connaître, et dont nous n'avons dû jouir que pour le croire et pour l'adorer.

Voilà comme me parlait Mme de Lérince, voilà comme mon esprit se fortifiait de ses conseils, et comme mon âme se raréfiait9 sous son aile sacrée. Mais, je vous l'ai dit, je passe sous silence tous les petits détails des événements de ma vie dans cette maison, pour ne vous arrêter qu'à l'essentiel ; ce sont mes fautes que je dois vous révéler, homme généreux et sensible, et quand le ciel a voulu me permettre de vivre en paix dans la route de la vertu, je n'ai qu'à le remercier et me taire.

Je n'avais pas cessé d'écrire à Mme de Verquin ; je recevais régulièrement, deux fois par mois, de ses nouvelles, et quoique j'eusse dû sans doute renoncer à ce commerce, quoique la réforme de ma vie, et de meilleurs principes, me contraignissent en quelque façon à le rompre, ce que je devais à M. de Saint-Prât, et plus que tout, faut-il l'avouer, un sentiment secret qui m'entraînait toujours invinciblement vers les lieux où tant d'objets chéris m'enchaînaient autrefois, l'espoir, peut-être, d'apprendre un jour des nouvelles de mon fils, tout enfin m'engagea à continuer un commerce que Mme de Verquin eut l'honnêteté de soutenir toujours régulièrement ; j'essayais de la convertir, je lui vantais les douceurs de la vie que je menais, mais elle les traitait de chimères, elle ne cessait de rire de mes résolutions, ou de les combattre, et, toujours ferme dans les siennes, elle m'assurait que rien au monde ne serait capable de les affaiblir, elle me parlait des nouvelles prosélytes qu'elle s'amusait à faire, elle mettait leur docilité bien au-dessus de la mienne ; leurs chutes multipliées étaient, disait cette femme perverse, de petits triomphes qu'elle ne remportait jamais sans délices, et le plaisir d'entraîner ces jeunes cœurs au mal la consolait de ne pouvoir faire tout celui que son imagination lui dictait. Je priais souvent Mme de Lérince de me prêter sa plume éloquente pour renverser mon adversaire ; elle y consentait avec joie ; Mme de Verquin nous répondait, et ses sophismes, quelquefois très forts, nous contraignaient à recourir aux arguments bien autrement victorieux d'une âme sensible, où Mme de Lérince prétendait, avec raison, que se trouvait inévitablement tout ce qui devait détruire le vice et confondre l'incrédulité. Je demandais de temps en temps à Mme de Verquin des nouvelles de celui que j'aimais encore, mais ou elle ne put, ou elle ne voulut jamais m'en apprendre.

Il en est temps, monsieur ; venons à cette seconde catastrophe de ma vie, à cette anecdote sanglante qui brise mon cœur chaque fois qu'elle se présente à mon imagination, et qui, vous apprenant le crime affreux dont je suis coupable, vous fera sans doute renoncer aux projets trop flatteurs que vous formiez sur moi.

La maison de Mme de Lérince, telle régulière que j'aie pu vous la peindre, s'ouvrait pourtant à quelques amis ; Mme de Dulfort, femme d'un certain âge, autrefois attachée à la princesse de Piémont, et qui venait nous voir très souvent, demanda un jour à Mme de Lérince la permission de lui présenter un jeune homme qui lui était expressément recommandé, et qu'elle serait bien aise d'introduire dans une maison où les exemples de vertu, qu'il recevrait sans cesse, ne pourraient que contribuer à lui former le cœur. Ma protectrice s'excusa sur ce qu'elle ne recevait jamais de jeunes gens ; ensuite, vaincue par les pressantes sollicitations de son amie, elle consentit à voir le chevalier de Saint-Ange : il parut.

Soit pressentiment... soit tout ce qu'il vous plaira, monsieur, il me prit, en apercevant ce jeune homme, un frémissement universel dont il me fut impossible de démêler la cause... je fus prête à m'évanouir... Ne recherchant point le motif de cet effet bizarre, je l'attribuai à quelque malaise intérieur, et Saint-Ange cessa de me frapper. Mais si ce jeune homme m'avait, dès la première vue, agitée de cette sorte, pareil effet s'était manifesté dans lui... je l'appris enfin par sa bouche. Saint-Ange était rempli d'une si grande vénération pour le logis dont on lui avait ouvert l'entrée, qu'il n'osait s'oublier au point d'y laisser échapper le feu qui le consumait. Trois mois se passèrent donc avant qu'il n'osât m'en rien dire ; mais ses yeux m'exprimaient un langage si vif, qu'il me devenait impossible de m'y méprendre. Bien décidée à ne point retomber encore dans un genre de faute auquel je devais le malheur de mes jours, très affermie par de meilleurs principes, je fus prête vingt fois à prévenir Mme de Lérince des sentiments que je croyais démêler dans ce jeune homme ; retenue ensuite par la peine que je craignais de lui faire, je pris le parti du silence. Funeste résolution, sans doute, puisqu'elle fut cause du malheur effrayant que je vais bientôt vous apprendre.

Nous étions dans l'usage de passer, tous les ans, six mois dans une assez jolie campagne que possédait Mme de Lérince à deux lieues de Paris ; M. de Saint-Prât nous y venait voir souvent ; pour mon malheur, la goutte le retint cette année, il lui fut impossible d'y paraître ; je dis pour mon malheur, monsieur, parce qu'ayant naturellement plus de confiance en lui qu'en sa parente, je lui aurais avoué des choses que je ne pus jamais me résoudre à dire à d'autres, et dont les aveux eussent sans doute prévenu le funeste accident qui arriva.

Saint-Ange demanda permission à Mme de Lérince d'être du voyage, et comme Mme de Dulfort sollicitait également pour lui cette grâce, elle lui fut accordée.

Nous étions tous assez inquiets, dans la société, de savoir quel était ce jeune homme ; il ne paraissait rien ni de bien clair, ni de bien décidé sur son existence ; Mme de Dulfort nous le donnait pour le fils d'un gentilhomme de province, auquel elle appartenait ; lui, oubliant quelquefois ce qu'avait dit Mme de Dulfort, se faisait passer pour piémontais, opinion que fondait assez la manière dont il parlait italien. Il ne servait point ; il était pourtant en âge de faire quelque chose, et nous ne le voyions encore décidé à aucun parti. D'ailleurs, une très jolie figure, fait à peindre, le maintien fort décent, le propos très honnête, tout l'air d'une excellente éducation, mais, au travers de cela, une vivacité prodigieuse, une sorte d'impétuosité dans le caractère qui nous effrayait quelquefois.

Dès que M. de Saint-Ange fut à la campagne, ses sentiments n'ayant fait que croître par le frein qu'il avait cherché à leur imposer, il lui devint impossible de me les cacher. Je frémis... et devins pourtant assez maîtresse de moi-même pour ne lui montrer que de la pitié.

– En vérité, monsieur, lui dis-je, il faut que vous méconnaissiez ce que vous pouvez valoir, ou que vous ayez bien du temps à perdre, pour l'employer avec une femme qui a le double de votre âge ; mais à supposer même que je fusse assez folle pour vous écouter, quelles prétentions ridicules oseriez-vous former sur moi ?

– Celles de me lier à vous par les nœuds les plus saints, mademoiselle ; que vous m'estimeriez peu, si vous pouviez m'en supposer d'autres !

– En vérité, monsieur, je ne donnerai point au public la scène bizarre de voir une fille de trente-quatre ans épouser un enfant de dix-sept.

– Ah ! cruelle, verriez-vous ces faibles disproportions, s'il existait au fond de votre cœur la millième partie du feu qui dévore le mien ?

– Il est certain, monsieur, que pour moi je suis très calme... je le suis depuis bien des années, et le serai, j'espère, aussi longtemps qu'il plaira à Dieu de me laisser languir sur la terre.

– Vous m'arrachez jusqu'à l'espoir de vous attendrir un jour !

– Je vais plus loin, j'ose vous défendre de m'entretenir plus longtemps de vos folies.

– Ah ! belle Florville, vous voulez donc le malheur de ma vie ?

– J'en veux le repos et la félicité.

– Tout cela ne peut exister qu'avec vous.

– Oui... tant que vous ne détruirez pas des sentiments ridicules que vous n'auriez jamais dû concevoir ; essayez de les vaincre, tâchez d'être maître de vous, votre tranquillité renaîtra.

– Je ne le puis.

– Vous ne le voulez point, il faut nous séparer pour y réussir ; soyez deux ans sans me voir, cette effervescence s'éteindra, vous m'oublierez, et vous serez heureux.

– Ah ! jamais, jamais ! le bonheur ne sera pour moi qu'à vos pieds...

Et comme la société nous rejoignait, notre première conversation resta là.

Trois jours après, Saint-Ange, ayant trouvé le moyen de me rencontrer encore seule, voulut reprendre le ton de l'avant-veille. Pour cette fois, je lui imposai silence avec tant de rigueur que ses larmes coulèrent avec abondance ; il me quitta brusquement, me dit que je le mettais au désespoir, et qu'il s'arracherait bientôt la vie, si je continuais à le traiter ainsi... Revenant ensuite comme un furieux sur ses pas :

– Mademoiselle, me dit-il, vous ne connaissez pas l'âme que vous outragez... non, vous ne la connaissez pas... sachez que je suis capable de me porter aux dernières extrémités... à celles même que vous êtes peut-être bien loin de penser... oui, je m'y porterai mille fois, plutôt que de renoncer au bonheur d'être à vous.

Et il se retira dans une affreuse douleur.

Je ne fus jamais plus tentée qu'alors de parler à Mme de Lérince, mais, je vous le répète, la crainte de nuire à ce jeune homme me retint, je me tus. Saint-Ange fut huit jours à me fuir ; à peine me parlait-il, il m'évitait à table... dans le salon... aux promenades, et tout cela, sans doute, pour voir si ce changement de conduite produirait en moi quelque impression. Si j'eus partagé ses sentiments, le moyen était sûr, mais j'en étais si loin, qu'à peine eus-je l'air de me douter de ses manœuvres.

Enfin il m'aborde au fond des jardins...

– Mademoiselle, me dit-il dans l'état du monde le plus violent... j'ai enfin réussi à me calmer, vos conseils ont fait sur moi l'effet que vous en attendiez... vous voyez comme me voilà redevenu tranquille... je n'ai cherché à vous trouver seule que pour vous faire mes derniers adieux... oui, je vais vous fuir à jamais, mademoiselle... je vais vous fuir... vous ne verrez plus celui que vous haïssez... oh ! non, non, vous ne le verrez plus.

– Ce projet me fait plaisir, monsieur, j'aime à vous croire enfin raisonnable ; mais, ajoutai-je en souriant, votre conversion ne me paraît pas encore bien réelle.

– Eh ! comment faut-il donc que je sois, mademoiselle, pour vous convaincre de mon indifférence ?

– Tout autrement que je ne vous vois.

– Mais au moins, quand je serai parti... quand vous n'aurez plus la douleur de me voir, peut-être croirez-vous à cette raison où vous faites tant d'efforts pour me ramener ?

– Il est vrai qu'il n'y a que cette démarche qui puisse me le persuader, et je ne cesserai de vous la conseiller sans cesse.

– Ah ! je suis donc pour vous un objet bien affreux ?

– Vous êtes, monsieur, un homme fort aimable, qui devez voler à des conquêtes d'un autre prix, et laisser en paix une femme à laquelle il est impossible de vous entendre.

– Vous m'entendrez pourtant, dit-il alors en fureur, oui, cruelle, vous entendrez, quoi que vous en puissiez dire, les sentiments de mon âme de feu10, et l'assurance qu'il ne sera rien dans le monde que je ne fasse... ou pour vous mériter, ou pour vous obtenir... N'y croyez pas, au moins, reprit-il impétueusement, n'y croyez pas à ce départ simulé, je ne l'ai feint que pour vous éprouver... moi, vous quitter... moi, m'arracher au lieu qui vous possède, on me priverait plutôt mille fois du jour... Haïssez-moi, perfide, haïssez-moi, puisque tel est mon malheureux sort, mais n'espérez jamais vaincre en moi l'amour dont je brûle pour vous...

Et Saint-Ange était dans un tel état en prononçant ces derniers mots, par une fatalité que je n'ai jamais pu comprendre, il avait si bien réussi à m'émouvoir, que je me détournai pour lui cacher mes pleurs, et le laissai dans le fond du bosquet où il avait trouvé le moyen de me joindre. Il ne me suivit pas ; je l'entendis se jeter à terre, et s'abandonner aux excès du plus affreux délire... Moi-même, faut-il vous l'avouer, monsieur, quoique bien certaine de n'éprouver nul sentiment d'amour pour ce jeune homme, soit commisération, soit souvenir, il me fut impossible de ne pas éclater à mon tour.

Hélas ! me disais-je en me livrant à ma douleur... voilà quels étaient les propos de Senneval !... c'était dans les mêmes termes qu'il m'exprimait les sentiments de sa flamme... également dans un jardin... dans un jardin comme celui-ci... ne me disait-il pas qu'il m'aimerait toujours... et ne m'a-t-il pas cruellement trompée !... Juste ciel ! il avait le même âge... Ah ! Senneval... Senneval ! est-ce toi qui cherche à me ravir encore mon repos ? et ne reparais-tu sous ces traits séducteurs que pour m'entraîner une seconde fois dans l'abîme ?... Fuis, lâche... fuis !... j'abhorre à présent jusqu'à ton souvenir !

J'essuyai mes larmes, et fus m'enfermer chez moi jusqu'à l'heure du souper ; je descendis alors... mais Saint-Ange ne parut pas, il fit dire qu'il était malade, et, le lendemain, il fut assez adroit pour ne me laisser lire sur son front que de la tranquillité... je m'y trompai ; je crus réellement qu'il avait fait assez d'efforts sur lui-même pour avoir vaincu sa passion. Je m'abusais ; le perfide !... Hélas ! que dis-je, monsieur, je ne lui dois plus d'invectives... il n'a plus de droits qu'à mes larmes, il n'en a plus qu'à mes remords.

Saint-Ange ne semblait aussi calme, que parce que ses plans étaient dressés. Deux jours se passèrent ainsi, et vers le soir du troisième, il annonça publiquement son départ ; il prit avec Mme de Dulfort, sa protectrice, des arrangements relatifs à leurs communes affaires à Paris.

On se coucha... Pardonnez-moi, monsieur, le trouble où me jette d'avance le récit de cette affreuse catastrophe ; elle ne se peint jamais à ma mémoire sans me faire frissonner d'horreur.

Comme il faisait une chaleur extrême, je m'étais jetée dans mon lit presque nue ; ma femme de chambre dehors, je venais d'éteindre ma bougie... Un sac à ouvrage était malheureusement resté ouvert sur mon lit, parce que je venais de couper des gazes dont j'avais besoin le lendemain. A peine mes yeux commençaient-ils à se fermer, que j'entends du bruit... je me relève sur mon séant avec vivacité... je me sens saisie par une main...

– Tu ne me fuiras plus, Florville ! me dit Saint-Ange (c'était lui). Pardonne à l'excès de ma passion, mais ne cherche pas à t'y soustraire... il faut que tu sois à moi.

– Infâme séducteur ! m'écriai-je, fuis dans l'instant, ou crains les effets de mon courroux...

– Je ne crains que de ne pouvoir te posséder, fille cruelle, reprit cet ardent jeune homme, en se précipitant sur moi si adroitement, et dans un tel état de fureur, que je devins sa victime avant que de pouvoir l'empêcher... Courroucée d'un tel excès d'audace, décidée à tout plutôt que d'en souffrir la suite, je me jette, en me débarrassant de lui, sur les ciseaux que j'avais à mes pieds ; me possédant néanmoins dans ma fureur, je cherche son bras pour l'y atteindre, et pour l'effrayer par cette résolution de ma part, bien plus que pour le punir comme il méritait de l'être, sur le mouvement qu'il me sent faire, il redouble la violence des siens.

– Fuis ! traître, m'écriai-je en croyant le frapper au bras, fuis dans l'instant, et rougis de ton crime...

Oh ! monsieur, une main fatale avait dirigé mes coups... le malheureux jeune homme jette un cri, et tombe sur le carreau... Ma bougie à l'instant rallumée, je m'approche... Juste ciel ! je l'ai frappé dans le cœur... il expire !... Je me précipite sur ce cadavre sanglant... je le presse avec délire sur mon sein agité... ma bouche, empreinte sur la sienne, veut rappeler une âme qui s'exhale ; je lave sa blessure de mes pleurs...

– Ô toi ! dont le seul crime fut de me trop aimer, dis-je avec l'égarement du désespoir, méritais-tu donc un supplice pareil ? devais-tu perdre la vie par la main de celle à qui tu aurais sacrifié la tienne ? Ô malheureux jeune homme !... image de celui que j'adorais, s'il ne faut que t'aimer pour te rendre à la vie, apprends, en cet instant cruel où tu ne peux malheureusement plus m'entendre... apprends, si ton âme palpite encore, que je voudrais la ranimer au prix de mes jours... apprends que tu ne me fus jamais indifférent... que je ne t'ai jamais vu sans trouble, et que les sentiments que j'éprouvais pour toi étaient peut-être bien supérieurs à ceux du faible amour qui brûlait dans ton cœur.

A ces mots je tombai sans connaissance sur le corps de cet infortuné jeune homme ; ma femme de chambre entra, elle avait entendu le bruit ; elle me soigne, elle joint ses efforts aux miens pour rendre Saint-Ange à la vie... Hélas ! tout est inutile. Nous sortons de ce fatal appartement, nous en fermons la porte avec soin, nous emportons la clef, et volons à l'instant à Paris, chez M. de Saint-Prât... je le fais éveiller, je lui remets la clef de cette funeste chambre, je lui raconte mon horrible aventure ; il me plaint, il me console, et tout malade qu'il est, il se rend aussitôt chez Mme de Lérince ; comme il y avait fort près de cette campagne à Paris, la nuit suffit à toutes ces démarches. Mon protecteur arrive chez sa parente au moment où on se levait, et où rien encore n'avait transpiré, jamais amis, jamais parents ne se conduisirent mieux que dans cette circonstance ; loin d'imiter ces gens stupides ou féroces qui n'ont de charmes, dans de telles crises, qu'à ébruiter tout ce qui peut flétrir ou rendre malheureux, et eux et ce qui les entoure, à peine les domestiques se doutèrent-ils de ce qui s'était passé.

Eh bien ! monsieur, dit ici Mlle de Florville en s'interrompant, à cause des larmes qui la suffoquaient, épouserez-vous maintenant une fille capable d'un tel meurtre ? Souffrirez-vous dans vos bras une créature qui a mérité la rigueur des lois ? une malheureuse, enfin, que son crime tourmente sans cesse, qui n'a pas eu une seule nuit tranquille depuis ce cruel moment. Non, monsieur, il n'en est pas une où ma malheureuse victime ne se soit présentée à moi, inondée du sang que j'avais arraché de son cœur.

– Calmez-vous, mademoiselle, calmez-vous, je vous conjure, dit M. de Courval en mêlant ses larmes à celles de cette fille intéressante ; avec l'âme sensible que vous avez reçue de la nature, je conçois vos remords ; mais il n'y a pas même l'apparence du crime dans cette fatale aventure, c'est un malheur affreux, sans doute, mais ce n'est que cela ; rien de prémédité, rien d'atroce, le seul désir de vous soustraire au plus odieux attentat... un meurtre, en un mot, fait par hasard, en se défendant... Rassurez-vous, mademoiselle, rassurez-vous donc, je l'exige ; le plus sévère des tribunaux ne ferait qu'essuyer vos larmes ; oh ! combien vous vous êtes trompée, si vous avez craint qu'un tel événement vous fît perdre sur mon cœur tous les droits que vos qualités vous assurent. Non, non, belle Florville, cette occasion, loin de vous déshonorer, relève à mes yeux l'éclat de vos vertus ; elle ne vous rend que plus digne de trouver une main consolatrice qui vous fasse oublier vos chagrins.

– Ce que vous avez la bonté de me dire, reprit Mlle de Florville, M. de Saint-Prât me le dit également ; mais vos excessives bontés à l'un et à l'autre n'étouffent pas les reproches de ma conscience : jamais rien n'en calmera les remords. N'importe, reprenons, monsieur, vous devez être inquiet du dénouement de tout ceci.

Mme de Dulfort fut désolée sans doute ; ce jeune homme, très intéressant par lui-même, lui était trop particulièrement recommandé pour ne pas déplorer sa perte ; mais elle sentit les raisons du silence, elle vit que l'éclat, en me perdant, ne rendrait pas la vie à son protégé, et elle se tut. Mme de Lérince, malgré la sévérité de ses principes, et l'excessive régularité de ses mœurs, se conduisit encore mieux, s'il est possible, parce que la prudence et l'humanité sont les caractères distinctifs de la vraie piété ; elle publia d'abord dans la maison, que j'avais fait la folie de vouloir retourner à Paris pendant la nuit, pour jouir de la fraîcheur du temps, qu'elle était parfaitement instruite de cette petite extravagance ; qu'au reste, j'avais d'autant mieux fait, que son projet, à elle, était d'y aller souper le même soir ; sous ce prétexte, elle y renvoya tout son monde. Une fois seule avec M. de Saint-Prât et son amie, on envoya chercher le curé ; le pasteur de Mme de Lérince devait être un homme aussi sage et aussi éclairé qu'elle ; il remit sans difficulté une attestation en règle à Mme de Dulfort, et enterra lui-même, secrètement, avec deux de ses gens, la malheureuse victime de ma fureur.

Ces soins remplis, tout le monde reparut ; le secret fut juré de part et d'autre, et M. de Saint-Prât vint me calmer en me faisant part de tout ce qui venait d'être fait pour ensevelir ma faute dans le plus profond oubli ; il parut désirer que je retournasse à mon ordinaire chez Mme de Lérince... elle était prête à me recevoir... Je ne pus le prendre sur moi ; alors il me conseilla de me distraire. Mme de Verquin, avec laquelle je n'avais jamais cessé d'être en commerce, comme je vous l'ai dit, monsieur, me pressait toujours d'aller encore passer quelques mois avec elle ; je parlai de ce projet à son frère, il l'approuva, et, huit jours après, je partis pour la Lorraine ; mais le souvenir de mon crime me poursuivait partout, rien ne parvenait à me calmer.

Je me réveillais au milieu de mon sommeil, croyant entendre encore les gémissements et les cris de ce malheureux Saint-Ange, je le voyais sanglant à mes pieds, me reprocher ma barbarie, m'assurer que le souvenir de cette affreuse action me poursuivrait jusqu'à mes derniers instants, et que je ne connaissais pas le cœur que j'avais déchiré.

Une nuit, entre autres, Senneval, ce malheureux amant que je n'avais pas oublié, puisque lui seul m'entraînait encore à Nancy... Senneval me faisait voir à la fois deux cadavres, celui de Saint-Ange, et celui d'une femme inconnue de moi11, il les arrosait tous deux de ses larmes, et me montrait, non loin de là, un cercueil hérissé d'épines qui paraissait s'ouvrir pour moi ; je me réveillai dans une affreuse agitation ; mille sentiments confus s'élevèrent alors dans mon âme, une voix secrète semblait me dire : « Oui, tant que tu respireras, cette malheureuse victime t'arrachera des larmes de sang, qui deviendront chaque jour plus cuisantes ; et l'aiguillon de tes remords s'aiguisera sans cesse au lieu de s'émousser12. »

Voilà l'état où j'arrivai à Nancy, monsieur, mille nouveaux chagrins m'y attendaient ; quand une fois la main du sort s'appesantit sur nous, ce n'est qu'en redoublant que ses coups nous écrasent.

Je descends chez Mme de Verquin, elle m'en avait priée par sa dernière lettre, et se faisait, disait-elle, un plaisir de me revoir ; mais dans quelle situation, juste ciel ! allions-nous toutes deux goûter cette joie ! elle était au lit de la mort quand j'arrivai ; qui me l'eût dit, grand Dieu ! il n'y avait pas quinze jours qu'elle m'avait écrit... qu'elle me parlait de ses plaisirs présents, et qu'elle m'en annonçait de prochains ; et voilà donc quels sont les projets des mortels, c'est au moment où ils les forment, c'est au milieu de leurs amusements que l'impitoyable mort vient trancher le fil de leurs jours ; et vivant sans jamais s'occuper de cet instant fatal, vivant comme s'ils devaient exister toujours, ils disparaissent dans ce nuage obscur de l'immortalité, incertains du sort qui les y attend.

Permettez, monsieur, que j'interrompe un moment le récit de mes aventures, pour vous parler de cette perte, et pour vous peindre le stoïcisme13 effrayant qui accompagna cette femme au tombeau.

Mme de Verquin, qui n'était plus jeune, elle avait pour lors cinquante-deux ans, après une partie folle pour son âge, se jeta dans l'eau pour se rafraîchir, elle s'y trouva mal, on la rapporta chez elle dans un état affreux, une fluxion de poitrine se déclara dès le lendemain ; on lui annonça le sixième jour qu'elle avait à peine vingt-quatre heures à vivre. Cette nouvelle ne l'effraya point ; elle savait que j'allais venir, elle recommanda qu'on me reçût ; j'arrive, et, d'après la sentence du médecin, c'était le même soir qu'elle devait expirer. Elle s'était fait placer dans une chambre meublée avec tout le goût et l'élégance possibles ; elle y était couchée, négligemment parée, sur un lit voluptueux, dont les rideaux de gros de Tours lilas, étaient agréablement relevés par des guirlandes de fleurs naturelles ; des touffes d'œillets, de jasmins, de tubéreuses et de roses, ornaient tous les coins de son appartement, elle en effeuillait dans une corbeille, en couvrait et sa chambre et son lit. Elle me tend la main dès qu'elle me voit.

– Approche, Florville, me dit-elle, embrasse-moi sur mon lit de fleurs... Comme tu es devenue grande et belle !... Oh ! ma foi, mon enfant, la vertu t'a réussi... On t'a dit mon état... on te l'a dit, Florville... je le sais aussi... dans peu d'heures je ne serai plus ; je n'aurais pas cru te revoir pour aussi peu de temps... (Et comme elle vit mes yeux se remplir de larmes) Allons donc, folle, me dit-elle, ne fais donc pas l'enfant !... tu me crois donc bien malheureuse ? n'ai-je pas joui autant que femme au monde ? Je ne perds que les années où il m'eût fallu renoncer aux plaisirs : et qu'eussé-je fait sans eux ? En vérité, je ne me plains point de n'avoir pas vécu plus vieille ; dans quelque temps, aucun homme n'eût voulu de moi, et je n'ai jamais désiré de vivre que ce qu'il fallait pour ne pas inspirer du dégoût. La mort n'est à craindre, mon enfant, que pour ceux qui croient ; toujours entre l'enfer et le paradis, incertains de celui qui s'ouvrira pour eux, cette anxiété les désole ; pour moi qui n'espère rien, pour moi qui suis bien sûre de n'être pas plus malheureuse après ma mort que je ne l'étais avant ma vie, je vais m'endormir tranquillement dans le sein de la nature, sans regret comme sans douleur, sans remords comme sans inquiétude. J'ai demandé d'être mise sous mon berceau de jasmins, on y prépare déjà ma place, j'y serai, Florville, et les atomes émanés de ce corps détruit serviront à nourrir... à faire germer la fleur, de toutes, que j'ai le mieux aimée. Tiens (continua-t-elle en badinant sur mes joues avec un bouquet de cette plante), l'année prochaine, en sentant ces fleurs, tu respireras dans leur sein l'âme de ton ancienne amie ; en s'élançant vers les fibres de ton cerveau, elles te donneront de jolies idées, elles te forceront de penser encore à moi.

Mes larmes se rouvrirent un nouveau passage... je serrai les mains de cette malheureuse femme, et voulus changer ces effrayantes idées de matérialisme contre quelques systèmes moins impies ; mais à peine eus-je fait éclater ce désir, que Mme de Verquin me repoussa avec effroi...

– Ô Florville ! s'écria-t-elle, n'empoisonne pas, je t'en conjure, mes derniers moments, de tes erreurs, et laisse-moi mourir tranquille ; ce n'est pas pour les adopter à ma mort que je les ai détestées toute ma vie... Je me tus ; qu'eût fait ma chétive éloquence auprès de tant de fermeté ? j'eusse désolé Mme de Verquin sans la convertir, l'humanité s'y opposait ; elle sonna, aussitôt j'entendis un concert doux et mélodieux, dont les sons paraissaient sortir d'un cabinet voisin.

– Voilà, dit cette épicurienne14, comme je prétends mourir ; Florville, cela ne vaut-il pas bien mieux qu'entourée de prêtres, qui rempliraient mes derniers moments de troubles, d'alarme et de désespoir ?... Non, je veux apprendre à tes dévots que, sans leur ressembler, on peut mourir tranquille, je veux les convaincre que ce n'est pas de la religion qu'il faut pour mourir en paix, mais seulement du courage et de la raison.

L'heure avançait : un notaire entra, elle l'avait fait demander ; la musique cesse, elle dicte quelques volontés ; sans enfants, veuve depuis plusieurs années, et par conséquent maîtresse de beaucoup de choses, elle fit des legs à ses amis et à ses gens. Ensuite elle tira un petit coffre d'un secrétaire placé près de son lit.

– Voilà maintenant ce qui me reste, dit-elle : un peu d'argent comptant et quelques bijoux. Amusons-nous le reste de la soirée ; vous voilà six dans ma chambre, je vais faire six lots de ceci, ce sera une loterie, vous la tirerez entre vous, et [chacun] prendra ce qui lui sera échu.

Je ne revenais pas du sang-froid de cette femme ; il me paraissait incroyable d'avoir autant de choses à se reprocher, et d'arriver à son dernier moment avec un tel calme, funeste effet de l'incrédulité ; si la fin horrible de quelques méchants fait frémir, combien ne doit pas effrayer davantage un endurcissement aussi soutenu !

Cependant, ce qu'elle a désiré s'exécute ; elle fait servir une collation magnifique, elle mange de plusieurs plats, boit des vins d'Espagne et des liqueurs, le médecin lui ayant dit que cela est égal dans l'état où elle se trouve.

La loterie se tire ; il nous revient à chacun près de cent louis, soit en or, soit en bijoux. Ce petit jeu finissait à peine qu'une crise violente la saisit.

– Eh bien ! est-ce pour à présent ? dit-elle au médecin, toujours avec la sérénité la plus entière.

– Madame, je le crains.

– Viens donc, Florville, me dit-elle, en me tendant les bras, viens recevoir mes derniers adieux, je veux expirer sur le sein de la vertu...

Elle me serre fortement contre elle, et ses beaux yeux se ferment pour jamais.

Étrangère dans cette maison, n'ayant plus rien qui pût m'y fixer, j'en sortis sur-le-champ... je vous laisse à penser dans quel état... et combien ce spectacle noircissait encore mon imagination.

Trop de distance existait entre la façon de penser de Mme de Verquin et la mienne, pour que je pusse l'aimer bien sincèrement ; n'était-elle pas d'ailleurs la première cause de mon déshonneur, de tous les revers qui l'avaient suivi ? Cependant cette femme, sœur du seul homme qui réellement eût pris soin de moi, n'avait jamais eu que d'excellents procédés à mon égard, elle m'en comblait encore, même en expirant ; mes larmes furent donc sincères, et leur amertume redoubla, en réfléchissant qu'avec d'excellentes qualités, cette misérable créature s'était perdue involontairement, et que, déjà rejetée du sein de l'Éternel, elle subissait cruellement, sans doute, les peines dues à une vie aussi dépravée. La bonté suprême de Dieu vint néanmoins s'offrir à moi, pour calmer ces désolantes idées ; je me jetai à genoux, j'osai prier l'Être des êtres15 de faire grâce à cette malheureuse ; moi qui avais tant de besoin de la miséricorde du ciel, j'osai l'implorer pour d'autres, et, pour le fléchir autant qu'il pouvait dépendre de moi, je joignis dix louis de mon argent au lot gagné chez Mme de Verquin, et fis sur-le-champ distribuer le tout aux pauvres de sa paroisse.

Au reste, les intentions de cette infortunée furent suivies ponctuellement ; elle avait pris des arrangements trop sûrs pour qu'ils pussent manquer : on la déposa dans son bosquet de jasmins, sur lequel était gravé le seul mot : VIXIT.

Ainsi périt la sœur de mon plus cher ami ; remplie d'esprit et de connaissances, pétrie de grâces et de talents, Mme de Verquin eût pu, avec une autre conduite, mériter l'estime et l'amour de tout ce qui l'aurait connue ; elle n'en obtint que le mépris. Ses désordres augmentaient en vieillissant ; on n'est jamais plus dangereux, quand on n'a point de principes, qu'à l'âge où l'on a cessé de rougir ; la dépravation gangrène le cœur, on raffine ses premiers travers, et l'on arrive insensiblement aux forfaits, s'imaginant encore n'en être qu'aux erreurs ; mais l'incroyable aveuglement de son frère ne cessa de me surprendre : telle est la marque distinctive de la candeur et de la bonté ; les honnêtes gens ne soupçonnent jamais le mal dont ils sont incapables eux-mêmes, et voilà pourquoi ils sont aussi facilement dupes du premier fripon qui s'en empare, et d'où vient qu'il y a tant d'aisance et si peu de gloire à les tromper ; l'insolent coquin qui y tâche n'a travaillé qu'à s'avilir, et sans même avoir prouvé ses talents pour le vice, il n'a prêté que plus d'éclat à la vertu.

En perdant Mme de Verquin, je perdais tout espoir d'apprendre des nouvelles de mon amant et de mon fils, vous imaginez bien que je n'avais pas osé lui en parler dans l'état affreux où je l'avais vue.

Anéantie de cette catastrophe, très fatiguée d'un voyage fait dans une cruelle situation d'esprit, je résolus de me reposer quelque temps à Nancy, dans l'auberge où je m'étais établie, sans voir absolument qui que ce fût, puisque M. de Saint-Prât avait paru désirer que j'y déguisasse mon nom ; ce fut de là que j'écrivis à ce cher protecteur, décidée de ne partir qu'après sa réponse.

Une malheureuse fille qui ne vous est rien, monsieur, lui disais-je, qui n'a de droits qu'à votre pitié, trouble éternellement votre vie ; au lieu de ne vous entretenir que de la douleur où vous devez être relativement à la perte que vous venez de faire, elle ose vous parler d'elle, vous demander vos ordres et les attendre, etc.

Mais il était dit que le malheur me suivrait partout, et que je serais perpétuellement, ou témoin ou victime de ses effets sinistres.

Je revenais un soir, assez tard, de prendre l'air avec ma femme de chambre ; je n'étais accompagnée que de cette fille et d'un laquais de louage, que j'avais pris en arrivant à Nancy ; tout le monde était déjà couché. Au moment d'entrer chez moi, une femme d'environ cinquante ans, grande, fort belle encore, que je connaissais de vue depuis que je logeais dans la même maison qu'elle, sort tout à coup de sa chambre, voisine de la mienne, et se jette, armée d'un poignard, dans une autre pièce vis-à-vis... L'action naturelle est de voir... je vole... mes gens me suivent ; dans un clin d'œil, sans que nous ayons le temps d'appeler ni de secourir... nous apercevons cette misérable se précipiter sur une autre femme, lui plonger vingt fois son arme dans le cœur, et rentrer chez elle, égarée, sans avoir pu nous découvrir. Nous crûmes d'abord que la tête avait tourné à cette créature ; nous ne pouvions comprendre un crime dont nous ne dévoilions aucun motif ; ma femme de chambre et mon domestique voulurent crier ; un mouvement plus impérieux, dont je ne pus deviner la cause, me contraignit à les faire taire, à les saisir par le bras, et à les entraîner avec moi dans mon appartement, où nous nous enfermâmes aussitôt.

Un train affreux se fit bientôt entendre ; la femme qu'on venait de poignarder s'était jetée, comme elle avait pu, sur les escaliers, en poussant des hurlements épouvantables ; elle avait eu le temps, avant que d'expirer, de nommer celle qui l'assassinait ; et comme on sut que nous étions les derniers rentrés dans l'auberge, nous fûmes arrêtés en même temps que la coupable. Les aveux de la mourante ne laissant néanmoins aucun doute sur nous, on se contenta de nous signifier défense de sortir de l'auberge jusqu'à la conclusion du procès. La criminelle, traînée en prison, n'avoua rien, et se défendit fermement ; il n'y avait d'autres témoins que mes gens et moi, il fallut paraître... il fallut parler, il fallut cacher avec soin ce trouble qui me dévorait secrètement, ... moi qui méritais la mort comme celle que mes aveux forcés allaient traîner au supplice, puisque aux circonstances près, j'étais coupable d'un crime pareil. Je ne sais ce que j'aurais donné pour éviter ces cruelles dépositions ; il me semblait, en les dictant, qu'on arrachait autant de gouttes de sang de mon cœur, que je proférais de paroles ; cependant il fallut tout dire : nous avouâmes ce que nous avions vu. Quelques convictions qu'on eût d'ailleurs sur le crime de cette femme, dont l'histoire était d'avoir assassiné sa rivale, quelque certains, dis-je, que l'on fût de ce délit, nous sûmes positivement, après, que, sans nous, il eût été impossible de la condamner, parce qu'il y avait dans l'aventure un homme de compromis, qui s'échappa, et que l'on aurait bien pu soupçonner ; mais nos aveux, celui du laquais de louage surtout, qui se trouvait homme de l'auberge... homme attaché à la maison où le crime avait eu lieu... ces cruelles dépositions, qu'il nous était impossible de refuser sans nous compromettre, scellèrent la mort de cette infortunée.

A ma dernière confrontation, cette femme, m'examinant avec le plus grand saisissement, me demanda mon âge.

– Trente-quatre ans, lui dis-je.

– Trente-quatre ans ?... et vous êtes de cette province ?

– Non, madame.

– Vous vous appelez Florville ?

– Oui, répondis-je, c'est ainsi qu'on me nomme.

– Je ne vous connais pas, reprit-elle ; mais vous êtes honnête, estimée, dit-on, dans cette ville ; cela suffit malheureusement pour moi...

Puis, continuant avec trouble :

– Mademoiselle, un rêve vous a offerte à moi au milieu des horreurs où me voilà ; vous y étiez avec mon fils... car je suis mère et malheureuse, comme vous voyez... vous aviez la même figure... la même taille... la même robe... et l'échafaud était devant mes yeux...

– Un rêve ! m'écriai-je... un rêve, madame !

Et le mien se rappelant aussitôt à mon esprit, les traits de cette femme me frappèrent ; je la reconnus pour celle qui s'était présentée à moi avec Senneval, près du cercueil hérissé d'épines... Mes yeux s'inondèrent de pleurs ; plus j'examinais cette femme, plus j'étais tentée de me dédire..., je voulais demander la mort à sa place... je voulais fuir et ne pouvais m'arracher... Quand on vit l'état affreux où elle me mettait, comme on était persuadé de mon innocence, on se contenta de nous séparer ; je rentrai chez moi anéantie, accablée de mille sentiments divers dont je ne pouvais démêler la cause ; et, le lendemain, cette misérable fut conduite à la mort.

Je reçus le même jour la réponse de M. de Saint-Prât ; il m'engageait à revenir. Nancy ne devant pas m'être fort agréable après les funestes scènes qu'il venait de m'offrir, je le quittai sur-le-champ, et m'acheminai vers la capitale, poursuivie par le nouveau fantôme de cette femme, qui semblait me crier à chaque instant : C'est toi, malheureuse, c'est toi qui m'envoies à la mort, et tu ne sais pas qui ta main y traîne.

Bouleversée par tant de fléaux, persécutée par autant de chagrins, je priai M. de Saint-Prât de me chercher quelque retraite où je pusse finir mes jours dans la solitude la plus profonde, et dans les devoirs les plus rigoureux de ma religion ; il me proposa celui où vous m'avez trouvée, monsieur ; je m'y établis dès la même semaine, n'en sortant que pour venir voir, deux fois le mois, mon cher protecteur, et pour passer quelques instants chez Mme de Lérince. Mais le ciel, qui veut chaque jour me frapper par des coups sensibles, ne me laissa pas jouir longtemps de cette dernière amie, j'eus le malheur de la perdre l'an passé ; sa tendresse pour moi n'a pas voulu que je me séparasse d'elle à ces cruels instants, et c'est également dans mes bras qu'elle rendit les derniers soupirs.

Mais qui l'eût pensé, monsieur ? cette mort ne fut pas aussi tranquille que celle de Mme de Verquin ; celle-ci, n'ayant jamais rien espéré, ne redouta point de tout perdre ; l'autre sembla frémir de voir disparaître l'objet certain de son espoir ; aucun remords ne m'avait frappée dans la femme qu'ils devaient assaillir en foule... celle qui ne s'était jamais mise dans le cas d'en avoir, en conçut. Mme de Verquin, en mourant, ne regrettait que de n'avoir pas fait assez de mal, Mme de Lérince expirait, repentante du bien qu'elle n'avait pas fait. L'une se couvrait de fleurs, en ne déplorant que la perte de ses plaisirs ; l'autre voulut mourir sur une croix de cendres, désolée du souvenir des heures qu'elle n'avait pas offertes à la vertu16.

Ces contrariétés me frappèrent ; un peu de relâchement s'empara de mon âme ; et pourquoi donc, me dis-je, le calme, en de tels instants, n'est-il pas le partage de la sagesse, quand il paraît l'être de l'inconduite ? Mais à l'instant, fortifiée par une voix céleste qui semblait tonner au fond de mon cœur : Est-ce à moi, m'écriai-je, de sonder les volontés de l'Éternel ? Ce que je vois m'assure un mérite de plus : les frayeurs de Mme de Lérince sont les sollicitudes de la vertu, la cruelle apathie de Mme de Verquin n'est que le dernier égarement du crime. Ah ! si j'ai le choix de mes derniers instants, que Dieu me fasse bien plutôt la grâce de m'effrayer comme l'une, que de m'étourdir à l'exemple de l'autre.

Telle est enfin la dernière de mes aventures, monsieur. Il y a deux ans que je vis à l'Assomption, où m'a placée mon bienfaiteur ; oui, monsieur, il y a deux ans que j'y demeure, sans qu'un instant de repos ait encore lui pour moi, sans que j'aie passé une seule nuit où l'image de cet infortuné Saint-Ange, et celle de la malheureuse que j'ai fait condamner à Nancy, ne se soient présentées à mes yeux ; voilà l'état où vous m'avez trouvée, voilà les choses secrètes que j'avais à vous révéler ; n'était-il pas de mon devoir de vous les dire, avant que de céder aux sentiments qui vous abusent ? Voyez s'il est maintenant possible que je puisse être digne de vous... voyez si celle dont l'âme est navrée de douleur peut apporter quelques joies sur les instants de votre vie. Ah ! croyez-moi, monsieur, cessez de vous faire illusion ; laissez-moi rentrer dans la retraite sévère qui me convient seule ; vous ne m'en arracheriez que pour avoir perpétuellement devant vous le spectacle affreux du remords, de la douleur et de l'infortune.

 

Mlle de Florville n'avait pas terminé son histoire, sans se trouver dans une violente agitation. Naturellement vive, sensible et délicate, il était impossible que le récit de ses malheurs ne l'eût considérablement affectée.

M. de Courval, qui, dans les derniers événements de cette histoire, ne voyait pas plus que dans les premiers de raisons plausibles qui dussent déranger ses projets, mit tout en usage pour calmer celle qu'il aimait.

– Je vous le répète, mademoiselle, lui disait-il, il y a des choses fatales et singulières dans ce que vous venez de m'apprendre ; mais je n'en vois pas une seule qui soit faite pour alarmer votre conscience, ni faire tort à votre réputation... une intrigue à seize ans... j'en conviens, mais que d'excuses n'avez-vous pas pour vous... votre âge, les séductions de Mme de Verquin... un jeune homme peut-être très aimable... que vous n'avez jamais revu, n'est-ce pas mademoiselle ? continua M. de Courval avec un peu d'inquiétude... que vraisemblablement vous ne reverrez même jamais...

– Oh ! jamais, très assurément, répondit Florville en devinant les motifs d'inquiétude de M. de Courval.

– Eh bien ! mademoiselle, concluons, reprit celui-ci, terminons, je vous en conjure, et laissez-moi vous convaincre le plus tôt possible qu'il n'entre rien dans le récit de votre histoire qui puisse jamais diminuer dans le cœur d'un honnête homme, ni l'extrême considération due à tant de vertus, ni l'hommage exigé par autant d'attraits.

Mlle de Florville demanda la permission de retourner encore à Paris consulter son protecteur pour la dernière fois, en promettant qu'aucun obstacle ne naîtrait assurément plus de son côté. M. de Courval ne put se refuser à cet honnête devoir ; elle partit, et revint au bout de huit jours avec Saint-Prât. M. de Courval combla ce dernier d'honnêtetés ; il lui témoigna, de la manière la plus sensible, combien il était flatté de se lier avec celle qu'il daignait protéger, et le supplia d'accorder toujours le titre de sa parente à cette aimable personne ; Saint-Prât répondit, comme il le devait, aux honnêtetés de M. de Courval, et continua de lui donner du caractère de Mlle de Florville les notions les plus avantageuses.

Enfin parut ce jour tant désiré de Courval, la cérémonie se fit, et, à la lecture du contrat, il se trouva bien étonné quand il vit que, sans en avoir prévenu personne, M. de Saint-Prât avait, en faveur de ce mariage, fait ajouter quatre mille livres de rente de plus à la pension de pareille somme qu'il faisait déjà à Mlle de Florville, et un legs de cent mille francs à sa mort.

Cette intéressante fille versa d'abondantes larmes en voyant les nouvelles bontés de son protecteur, et se trouva flattée, dans le fond, de pouvoir offrir à celui qui voulait bien penser à elle, une fortune pour le moins égale à celle dont il était possesseur.

L'aménité, la joie pure, les assurances réciproques d'estime et d'attachement présidèrent à la célébration de cet hymen... de cet hymen fatal, dont les Furies éteignaient sourdement les flambeaux.

M. de Saint-Prât passa huit jours à Courval, ainsi que les amis de notre nouveau marié ; mais les deux époux ne les suivirent point à Paris : ils se décidèrent à rester jusqu'à l'entrée de l'hiver à leur campagne, afin d'établir dans leurs affaires l'ordre utile à les mettre ensuite en état d'avoir une bonne maison à Paris. M. de Saint-Prât était chargé de leur trouver un joli établissement près de chez lui, afin de se voir plus souvent, et, dans l'espoir flatteur de tous ces arrangements agréables, M. et Mme de Courval avaient déjà passé près de trois mois ensemble, il y avait même déjà des certitudes de grossesse, dont on s'était hâté de faire part à l'aimable Saint-Prât, lorsqu'un événement imprévu vint cruellement flétrir la prospérité de ces heureux époux, et changer en affreux cyprès les tendres roses de l'hymen.

Ici ma plume s'arrête... je devrais demander grâce aux lecteurs, les supplier de ne pas aller plus loin... oui... oui, qu'ils s'interrompent à l'instant, s'ils ne veulent pas frémir d'horreur... Triste condition de l'humanité sur la terre... cruels effets de la bizarrerie du sort... Pourquoi faut-il que la malheureuse Florville, que l'être le plus vertueux, le plus aimable et le plus sensible, se trouve, par un inconcevable enchaînement de fatalités, le monstre le plus abominable qu'au pu créer la nature ?

Cette tendre et aimable épouse lisait, un soir, auprès de son mari, un roman anglais d'une incroyable noirceur17, et qui faisait grand bruit pour lors.

– Assurément, dit-elle en jetant le livre, voilà une créature presque aussi malheureuse que moi.

– Aussi malheureuse que toi ! dit M. de Courval en pressant sa chère épouse dans ses bras... Ô Florville, j'avais cru te faire oublier tes malheurs... je vois bien que je me suis trompé... devais-tu me le dire aussi durement !...

Mais Mme de Courval était devenue comme insensible ; elle ne répondit pas un mot à ces caresses de son époux ; par un mouvement involontaire, elle le repousse avec effroi, et va se précipiter loin de lui sur un sofa, où elle fond en larmes ; en vain cet honnête époux vient-il se jeter à ses pieds, en vain conjure-t-il cette femme qu'il idolâtre, de se calmer, ou de lui apprendre au moins la cause d'un tel accès de désespoir ; Mme de Courval continue de le repousser, de se détourner quand il veut essuyer ses larmes, au point que Courval, ne doutant plus qu'un souvenir funeste de l'ancienne passion de Florville ne fût venu la renflammer de nouveau, il ne put s'empêcher de lui en faire quelques reproches ; Mme de Courval les écoute sans rien répondre, mais se levant à la fin :

– Non, monsieur, dit-elle à son époux, non... vous vous trompez en interprétant ainsi l'accès de douleur où je viens d'être en proie : ce ne sont pas des ressouvenirs qui m'alarment, ce sont des pressentiments qui m'effrayent... Je me vois heureuse avec vous, monsieur... oui, très heureuse... et je ne suis pas née pour l'être ; il est impossible que je le sois longtemps ; la fatalité de mon étoile est telle, que jamais l'aurore du bonheur n'est pour moi que l'éclair qui précède la foudre... et voilà ce qui me fait frémir, je crains que nous ne soyons pas destinés à vivre ensemble. Aujourd'hui votre épouse, peut-être ne le serai-je plus demain... Une voix secrète crie au fond de mon cœur que toute cette félicité n'est pour moi qu'une ombre, qui va se dissiper comme la fleur qui naît et s'éteint dans un jour. Ne m'accusez donc ni de caprice, ni de refroidissement, monsieur ; je ne suis coupable que d'un trop grand excès de sensibilité, que d'un malheureux don de voir tous les objets du côté le plus sinistre, suite cruelle de mes revers...

Et M. de Courval, aux pieds de son épouse, s'efforçait de la calmer par ses caresses, par ses propos, sans néanmoins y réussir, lorsque tout à coup... il était environ sept heures du soir, au mois d'octobre... un domestique vient dire qu'un inconnu demande avec empressement à parler à M. de Courval... Florville frémit... des larmes involontaires sillonnent ses joues, elle chancelle ; elle veut parler, sa voix expire sur ses lèvres.

M. de Courval, plus occupé de l'état de sa femme que de ce qu'on lui apprend, répond aigrement qu'on attende, et vole au secours de son épouse ; mais Mme de Courval craignant de succomber au mouvement secret qui l'entraîne... voulant cacher ce qu'elle éprouve devant l'étranger qu'on annonce, se relève avec force, et dit :

– Ce n'est rien, monsieur, ce n'est rien, qu'on fasse entrer.

Le laquais sort ; il revient le moment d'après, suivi d'un homme de trente-sept à trente-huit ans, portant sur sa physionomie, agréable d'ailleurs, les marques du chagrin le plus invétéré.

– Ô mon père ! s'écria l'inconnu en se jetant aux pieds de M. de Courval, reconnaîtrez-vous un malheureux fils séparé de vous depuis vingt-deux ans, trop puni de ses cruelles fautes par les revers qui n'ont cessé de l'accabler depuis lors ?

– Qui ? vous mon fils !... grand Dieu !... par quel événement... ingrat, qui peut t'avoir fait souvenir de mon existence ?

– Mon cœur... ce cœur coupable qui ne cessa pourtant jamais de vous aimer... écoutez-moi mon père... écoutez-moi, j'ai de plus grands malheurs que les miens à vous révéler ; daignez vous asseoir et m'entendre ; et vous madame, poursuivit le jeune Courval, en s'adressant à l'épouse de son père, pardonnez si, pour la première fois de ma vie que je vous rends mon hommage, je me trouve contraint à dévoiler devant vous d'affreux malheurs de famille qu'il n'est plus possible de cacher à mon père.

– Parlez, monsieur, parlez, dit Mme de Courval en balbutiant, et jetant des yeux égarés sur ce jeune homme ; le langage du malheur n'est pas nouveau pour moi, je le connais depuis mon enfance.

Et notre voyageur, fixant alors Mme de Courval, lui répondit avec une sorte de trouble involontaire :

– Vous, malheureuse... madame ?... Oh ! juste ciel, pouvez-vous l'être autant que nous !

On s'assied... L'état de Mme de Courval se peindrait difficilement... elle jette les yeux sur ce cavalier... elle les replonge à terre... elle soupire avec agitation... M. de Courval pleure, et son fils tâche à le calmer, en le suppliant de lui prêter attention. Enfin la conversation prend un tour plus réglé.

– J'ai tant de choses à vous dire, monsieur, dit le jeune Courval, que vous me permettrez de supprimer les détails pour ne vous apprendre que les faits ; et j'exige votre parole, ainsi que celle de madame, de ne les pas interrompre que je n'aie fini de vous les exposer.

Je vous quittai à l'âge de quinze ans, monsieur ; mon premier mouvement fut de suivre ma mère que j'avais l'aveuglement de vous préférer ; elle était séparée de vous depuis bien des années ; je la rejoignis à Lyon, où ses désordres m'effrayèrent à tel point que, pour conserver le reste des sentiments que je lui devais, je me vis contraint à la fuir. Je passai à Strasbourg, où se trouvait le régiment de Normandie...

Mme de Courval s'émeut, mais se contient.

– J'inspirai quelque intérêt au colonel, poursuivit le jeune Courval, je me fis connaître à lui, il me donna une sous-lieutenance ; l'année d'après je vins avec le corps en garnison à Nancy ; j'y devins amoureux d'une parente de Mme de Verquin... je séduisis cette jeune personne, j'en eus un fils, et j'abandonnai cruellement la mère.

A ces mots, Mme de Courval frissonna, un gémissement sourd s'exhala de sa poitrine, mais elle continua d'être ferme.

– Cette malheureuse aventure a été la cause de tous mes malheurs. Je mis l'enfant de cette demoiselle infortunée chez une femme près de Metz, qui me promit d'en prendre soin, et je revins, quelque temps après, à mon corps. On blâma ma conduite ; la demoiselle n'ayant pu reparaître à Nancy, on m'accusa d'avoir causé sa perte ; trop aimable pour n'avoir pas intéressé toute la ville, elle y trouva des vengeurs ; je me battis, je tuai mon adversaire, et passai à Turin avec mon fils, que je revins chercher près de Metz. J'ai servi douze ans le roi de Sardaigne. Je ne vous parlerai point des malheurs que j'y éprouvai, ils sont sans nombre. C'est en quittant la France qu'on apprend à la regretter. Cependant, mon fils croissait, et promettait beaucoup. Ayant fait connaissance, à Turin, avec une Française qui avait accompagné celle de nos princesses qui se maria dans cette cour18, et cette respectable personne s'étant intéressée à mes malheurs, j'osai lui proposer de conduire mon fils en France pour y perfectionner son éducation, lui promettant de mettre assez d'ordre dans mes affaires pour venir le retirer de ses mains dans six ans ; elle accepta, conduisit à Paris mon malheureux enfant, ne négligea rien pour le bien élever, et m'en donna très exactement des nouvelles.

Je parus un an plus tôt que je n'avais promis ; j'arrive chez cette dame, plein de la douce consolation d'embrasser mon fils, de serrer dans mes bras ce gage d'un sentiment trahi... mais qui brûlait encore mon cœur... Votre fils n'est plus, me dit cette digne amie, en versant des larmes, il a été la victime de la même passion qui fit le malheur de son père ; nous l'avions mené à la campagne, il y devint amoureux d'une fille charmante, dont j'ai juré de taire le nom ; emporté par la violence de son amour, il a voulu ravir par la force ce qu'on lui refusait par vertu... un coup, seulement dirigé pour l'effrayer, a pénétré jusqu'à son cœur, et l'a renversé mort...

Ici, Mme de Courval tomba dans une espèce de stupidité qui fit craindre un moment qu'elle n'eût tout à coup perdu la vie ; ses yeux étaient fixes, son sang ne circulait plus. M. de Courval, qui ne saisissait que trop la funeste liaison de ces malheureuses aventures, interrompit son fils et vola vers sa femme... elle se ranime, et avec un courage héroïque :

– Laissons poursuivre votre fils, monsieur, dit-elle, je ne suis peut-être pas au bout de mes malheurs.

Cependant le jeune Courval, ne comprenant rien au chagrin de cette dame pour des faits qui semblent ne la concerner qu'indirectement, mais démêlant quelque chose d'incompréhensible pour lui, dans les traits de l'épouse de son père, ne cesse de la regarder tout ému ; M. de Courval saisit la main de son fils, et distrayant son attention pour Florville, il lui ordonne de poursuivre, de ne s'attacher qu'à l'essentiel et de supprimer les détails, parce que ces récits contiennent des particularités mystérieuses qui deviennent d'un puissant intérêt.

– Au désespoir de la mort de mon fils, continue le voyageur, n'ayant plus rien qui pût me retenir en France... que vous seul, ô mon père !... mais dont je n'osais m'approcher, et dont je fuyais le courroux, je résolus de voyager en Allemagne... Malheureux auteur de mes jours, voici ce qui me reste de plus cruel à vous apprendre, dit le jeune Courval, en arrosant de larmes les mains de son père ; armez-vous de courage, j'ose vous en supplier.

En arrivant à Nancy, j'apprends qu'une Mme Desbarres, c'était le nom qu'avait pris ma mère dans ses désordres, aussitôt qu'elle vous eut fait croire à sa mort, j'apprends, dis-je, que cette Mme Desbarres vient d'être mise en prison pour avoir poignardé sa rivale, et qu'elle sera peut-être exécutée le lendemain.

– Ô monsieur ! s'écria ici la malheureuse Florville, en se jetant dans le sein de son mari avec des larmes et des cris déchirants... ô monsieur ! voyez-vous toute la suite de mes malheurs ?

– Oui, madame, je vois tout, dit M. de Courval, je vois tout, madame, mais je vous conjure de laisser finir mon fils.

Florville se contint, mais elle respirait à peine ; elle n'avait pas un sentiment qui ne fût compromis, pas un nerf dont la contraction ne fût effroyable.

– Poursuivez, mon fils, poursuivez, dit ce malheureux père ; dans un moment je vous expliquerai tout.

– Eh bien, monsieur, continua le jeune Courval, je m'informe s'il n'y a point de malentendu dans les noms ; il n'était malheureusement que trop vrai que cette criminelle était ma mère ; je demande à la voir, je l'obtiens, je tombe dans ses bras... « Je meurs coupable, me dit cette infortunée, mais il y a une fatalité bien affreuse dans l'événement qui me conduit à la mort ; un autre devait être soupçonné, il l'aurait été, toutes les preuves étaient contre lui ; une femme et ses deux domestiques, que le hasard faisait trouver dans cette auberge, ont vu mon crime, sans que la préoccupation dans laquelle j'étais me permît de les apercevoir ; leurs dépositions sont les uniques causes de ma mort ; n'importe, ne perdons pas en vaines plaintes le peu d'instants où je puis vous parler ; j'ai des secrets de conséquence à vous dire, écoutez-les mon fils. Dès que mes yeux seront fermés, vous irez trouver mon époux, vous lui direz que parmi tous mes crimes, il en est un qu'il n'a jamais su, et que je dois enfin avouer... Vous avez une sœur, Courval... elle vint au monde un an après vous... Je vous adorais, je craignis que cette fille ne vous fit tort, qu'à dessein de la marier un jour, on ne prît sur le bien qui devait vous appartenir. Pour vous le conserver plus entier, je résolus de me débarrasser de cette fille, et de mettre tout en usage pour que mon époux, à l'avenir, ne recueillît plus de fruit de nos nœuds. Mes désordres m'ont jetée dans d'autres travers, et ont empêché l'effet de ces nouveaux crimes, en m'en faisant commettre de plus épouvantables ; mais pour cette fille, je me déterminai sans aucune pitié à lui donner la mort ; j'allais exécuter cette infamie, de concert avec la nourrice que je dédommageais amplement, lorsque cette femme me dit qu'elle connaissait un homme, marié depuis bien des années, désirant chaque jour des enfants, et n'en pouvant obtenir, qu'elle me déferait du mien sans crime, et d'une manière peut-être à la rendre heureuse j'acceptai fort vite. Ma fille fut portée la nuit même à la porte de cet homme avec une lettre dans son berceau. Volez à Paris, dès que je n'existerai plus, suppliez votre père de me pardonner, de ne pas maudire ma mémoire et de retirer cet enfant près de lui.

A ces mots ma mère m'embrassa... chercha à calmer le trouble épouvantable dans lequel venait de me jeter tout ce que je venais d'apprendre d'elle... Ô mon père, elle fut exécutée le lendemain. Une maladie affreuse me réduisit au tombeau, j'ai été deux ans entre la vie et la mort, n'ayant ni la force ni l'audace de vous écrire ; le premier usage du retour de ma santé est de venir me jeter à vos genoux, de venir vous supplier de pardonner à cette malheureuse épouse, et vous apprendre le nom de la personne chez laquelle vous aurez des nouvelles de ma sœur ; c'est chez M. de Saint-Prât.

M. de Courval se trouble, tous ses sens se glacent, ses facultés s'anéantissent... son état devient effrayant.

Pour Florville, déchirée en détail19 depuis un quart d'heure, se relevant avec la tranquillité de quelqu'un qui vient de prendre son parti :

– Eh bien ! monsieur, dit-elle à Courval, croyez-vous maintenant qu'il puisse exister au monde une criminelle plus affreuse que la misérable Florville ?... reconnais-moi, Senneval, reconnais à la fois ta sœur, celle que tu as séduite à Nancy, la meurtrière de ton fils, l'épouse de ton père, et l'infâme créature qui a traîné ta mère à l'échafaud... Oui, messieurs, voilà mes crimes ; sur lequel de vous que je jette les yeux, je n'aperçois qu'un objet d'horreur ; ou je vois mon amant dans mon frère, ou je vois mon époux dans l'auteur de mes jours, et si c'est sur moi que se portent mes regards, je n'aperçois plus que le monstre exécrable qui poignarda son fils et fit mourir sa mère. Croyez-vous que le ciel puisse avoir assez de tourments pour moi, ou supposez-vous que je puisse survivre un instant aux fléaux qui tourmentent mon cœur ?... Non, il me reste encore un crime à commettre, celui-là les vengera tous.

Et dans l'instant, la malheureuse, sautant sur un des pistolets de Senneval, l'arrache impétueusement, et se brûle la cervelle, avant qu'on eût le temps de pouvoir deviner son intention. Elle expire sans prononcer un mot de plus.

M. de Courval s'évanouit, son fils, absorbé de tant d'horribles scènes, appela comme il put au secours ; il n'en était plus besoin pour Florville, les ombres de la mort s'étendaient déjà sur son front, tous ses traits renversés n'offraient plus que le mélange affreux du bouleversement d'une mort violente, et des convulsions du désespoir... elle flottait au milieu de son sang.

On porta M. de Courval dans son lit, il y fut deux mois à l'extrémité ; son fils, dans un état aussi cruel, fut assez heureux néanmoins pour que sa tendresse et ses secours pussent rappeler son père à la vie ; mais tous les deux, après des coups du sort si cruellement multipliés sur leur tête, se résolurent à quitter le monde. Une solitude sévère les a dérobés pour jamais aux yeux de leurs amis, et là, tous deux dans le sein de la piété et de la vertu, finissent tranquillement une vie triste et pénible, qui ne leur fut donnée à l'un et à l'autre que pour les convaincre, et eux, et ceux qui liront cette déplorable histoire, que ce n'est que dans l'obscurité des tombeaux où l'homme peut trouver le calme, que la méchanceté de ses semblables, le désordre de ses passions, et, plus que tout, la fatalité de son sort, lui refuseront éternellement sur la terre.


1 Le manuscrit porte la trace d'une hésitation sur l'espérance de vie de Courval : vingt, vingt-cinq ou trente ans.

2 Rente. Florville dispose d'une rente de 4000 livres (p. 98) auxquelles s'en ajoutent quatre mille autres, lors de son mariage (p. 142). Voir Faxelange note 1.

3 L'avoir. L'italique indique un terme qui appartient au jargon libertin, selon l'une des habitudes des romans du temps.

4 Gauloise. Contrairement au sens actuel, gaulois peut alors désigner un amour courtois. Voir, par exemple, Cécile, ou l'amour gaulois, anecdote de la cour de Siegebert, roi d'Austrasie, dans le Recueil de nouveaux contes amusants (Londres-Paris, 1781).

5 Doublé son existence. Formule fréquente à l'époque pour désigner un accroissement de sensations (Laclos Les Liaisons dangereuses, lettre LXXIV) ou la procréation (Julie philosophe 1791, éd. Tchou, 1968, t. I, p. 163). Sade l'emploie dans cette dernière acception ici et dans une autre nouvelle des Crimes de l'amour : « une pauvre fille qui, trop livrée au sentiment le plus naturel, a doublé son existence par excès de sensibilité » (Dorgeville, t. X, p. 389). Voir aussi l'Histoire de Juliette, t. IX p. 187, note. L'expression concerne l'expansion de la bienfaisance à la fin du Dialogue entre un prêtre et un moribond (t. XIV, p. 64).

6 Oh ! mon ami, ne cherche jamais à corrompre la personne que tu aimes, cela peut aller plus loin qu'on ne pense, disait un jour une femme sensible à l'ami qui voulait la séduire. Femme adorable laisse-moi citer tes propres paroles, elles peignent si bien l'âme de celle qui, peu après, sauva la vie à ce même homme, que je voudrais graver ces mots touchants au temple de mémoire, où tes vertus t'assurent une place7.

7 D'après Gilbert Lely, cette note s'adresse à Marie-Constance Quesnet, dédicataire de Justine en 1791.

8 Paraphrase du pari de Pascal : « Si vous gagnez, vous gagnez tout ; si vous perdez, vous ne perdez rien. »

9 Se raréfiait. Emploi métaphorique, courant à l'époque, d'un terme scientifique. Rousseau parle de l'épanouissement de la joie « qui semble raréfier tout notre être » (Émile, livre V).

10 Âme de feu. Cette formule qu'on trouve dans La Nouvelle Héloïse (IVe partie, lettre 17) et chez tous ses imitateurs, est appliquée par Sade à Rousseau lui-même dans l'idée sur les romans (voir supra p. 38). Il l'utilise dans sa production ésotérique pour caractériser les libertins. Voir, par exemple, le lien entre âme de feu, goûts énergiques et partis violents de l'intérêt et de l'ambition, dans l'Histoire de Juliette (t. IX, p. 235). L'amour incestueux du fils de Clairville peut avoir été inspiré à Sade par un épisode de la vie de Ninon de Lenclos, raconté par Bret dans les Mémoires sur la vie de Mlle de Lenclos (Amsterdam-Paris, 1751, p. 120-132).

11 Qu'on n'oublie pas l'expression : Une femme inconnue de moi, afin de ne pas confondre. Florville a encore quelques pertes à faire, avant que le voile ne se lève, et ne lui fasse connaître la femme qu'elle voyait en songe.

12 Sur les songes prémonitoires voir Faxelange note 5.

13 Stoïcisme. Sade réduit la philosophie stoïcienne à l'idéal du repos, de l'apathie, comme l'explique Clairwill à Juliette : « voilà les principes qui m'ont amenée à cette tranquillité, à ce repos des passions, à ce stoïcisme... » (t. VII, p. 271). Un tel stoïcisme est compatible avec le matérialisme et l'épicurisme dont l'héroïne de Sade se réclame plus loin.

14 Épicurienne. L'épicurisme de Mme de Verquin est celui de Sade qui mêle l'idéal de l'ataraxie et celui de l'apathie. Il actualise le matérialisme atomiste de Démocrite et de Lucrèce selon les perspectives de Diderot et de d'Holbach, et interprète la notion de plaisir dans une acception essentiellement sexuelle. Sur l'épicurisme à la fin du XVIIe siècle et au début du siècle suivant, voir l'Idée sur les romans p. 36.

15 Être des êtres. Nom de Dieu, traditionnel chez les mystiques des XVIIe et XVIIIe siècles aussi bien que chez les philosophes, Voltaire ou Rousseau. Robespierre l'emploie dans son discours sur l'Être suprême. Voir J. Deprun, « Les noms divins dans deux discours de Robespierre », Annales historiques de la Révolution française, 1972, p. 167-169. On trouvera Être suprême dans Eugénie de Franval.

16 Dans ce parallèle entre la mort de l'athée et celle du croyant, Sade répond à l'argumentation traditionnelle de l'apologétique qui mettait en avant le désespoir de l'athée et les consolations de la religion. Il avait déjà joué de ce contraste dans le Dialogue entre un prêtre et un moribond.

17 Roman anglais d'une incroyable noirceur. l'idée sur les romans témoigne de l'engouement du public, sous le Directoire et le Consulat, pour les romans noirs anglais (p. 42 et note 34).

18 Turin était la capitale du royaume de Piémont-Sardaigne que Sade connaît. On se souvient que Mme de Dulfort, « femme d'un certain âge », a été « autrefois attachée à la princesse de Piémont » (p. 118). Les échanges matrimoniaux étaient fréquents entre les cours de Paris et de Turin. La princesse évoquée ici est peut-être Anne-Marie d'Orléans, nièce de Louis XIV, qui épousa Victor-Amédée II (1666-1732).

19 Déchirée en détail. La formule est celle-là même qu'affectionnent les libertins qui rêvent de la souffrance maximale pour leurs victimes. Ainsi cet ordre donné par Catherine de Russie dans l'Histoire de Juliette : « de quart d'heure en quart d'heure on interrompra ce supplice pour la pendre en détail et pour la rouer à demi » (t. IX p. 279).