Laurence et Antonio, 
NOUVELLE ITALIENNE

 

Les malheurs de la bataille de Pavie, le caractère atroce et fourbe de Ferdinand, la supériorité de Charles Quint, le crédit singulier de ces fameux marchands de laine, prêts à partager le trône français, et déjà sur celui de l'Église1 la situation de Florence assise au centre de l'Italie et paraissant faite pour la dominer : la réunion de toutes ces causes, en faisant désirer le sceptre de cette capitale, ne semblait-elle pas le destiner plus particulièrement, sans doute à celui des princes de l'Europe dont l'éclat était le plus brillant ? Charles Quint, qui le sentait et que ces vues devaient conduire, se comporta-t-il néanmoins comme il aurait dû, en préférant à Don Philippe, à qui ce trône était si nécessaire pour maintenir ses possessions en Italie, en lui préférant, dis-je, celle de ses bâtardes, qu'il maria à Alexandre de Médicis ? et pouvant rendre son fils duc de Toscane, comment se contenta-t-il de ne donner qu'une princesse à cette belle province2 ?

Mais ni ces événements, ni le crédit qu'il assurait aux Florentins, ne parvinrent à éblouir les Strozzi ; puissants rivaux de leur prince, rien ne leur fit perdre l'espoir de chasser tôt ou tard les Médicis d'un trône dont ils se supposaient plus dignes et où ils prétendaient depuis longtemps.

Nulle maison, en effet, ne tenait en Toscane un rang plus élevé que celle des Strozzi... qu'une meilleure conduite eût bientôt rendus possesseurs de ce sceptre envié de Florence.

Ce fut lors du plus grand éclat de cette famille3, lorsque tout prospérait autour d'elle, que Charles Strozzi, frère de celui qui soutenait la splendeur du nom, moins livré aux affaires du gouvernement qu'à ses fougueuses passions, profitait du crédit immense de sa famille pour les assouvir plus impunément.

Il est rare que les moyens de la grandeur, en flattant les désirs dans une âme mal née, ne deviennent bientôt ceux du crime ; que n'entreprendra point le scélérat heureux qui se voit au-dessus des lois par sa naissance, qui méprise le ciel par ses principes, et qui peut tout par ses richesses ?

Charles Strozzi, l'un de ces hommes dangereux à qui rien ne coûte pour se satisfaire, atteignait sa quarante-cinquième année, c'est-à-dire l'âge où les forfaits, n'étant plus la suite de l'impétuosité du sang, se raisonnent, se combinent avec plus d'art, et se commettent avec moins de remords. Il venait de perdre sa seconde femme, et l'on était à peu près sûr, dans Florence, que la première étant morte victime de la multitude des mauvais procédés de cet homme, la seconde devait avoir eu le même sort.

Charles avait peu vécu avec cette seconde épouse, mais il avait de la première un fils, pour lors âgé de vingt ans, dont les excellentes qualités dédommageaient cette maison des travers de son second chef et consolaient Louis Strozzi, l'aîné de la famille, celui qui soutenait la guerre contre les Médicis, et de n'avoir plus lui-même d'épouse et de n'avoir jamais été père. Tout l'espoir de cette illustre race n'existait donc que dans le jeune Antonio, fils de Charles et neveu de Louis ; on le regardait généralement comme celui qui devait hériter des richesses et de la gloire des Strozzi, comme celui qui pouvait même régner un jour dans Florence, si la fortune inconstante retirait ses faveurs aux Médicis. On comprend aisément, d'après cela, et combien cet enfant devait être chéri, et quels soins on prenait de son éducation.

Rien n'égalait la manière heureuse dont Antonio répondait à ces vues ; vif pénétrant, plein d'esprit et d'intelligence, n'ayant d'autres torts qu'un peu trop de candeur et de bonne foi, heureux défaut des belles âmes, déjà très instruit, d'une figure charmante, nullement corrompu par les mauvais exemples et les dangereux conseils de son père, brûlant du désir de s'immortaliser, enthousiaste de la gloire et de l'honneur, humain, prudent, généreux, sensible, Antonio, comme on le voit, devait à bien des titres mériter l'estime générale ; et si quelque inquiétude naissait sur lui dans l'esprit de son oncle, c'était de voir un jeune homme aussi rempli de vertus, sous la conduite d'un tel père ; car, Louis, toujours dans les camps, Louis pénétré d'ambition, ne pouvant se charger qu'à peine de ce précieux enfant, l'avait laissé, malgré tant de risques, s'élever dans la maison de Charles.

Qui le croirait ! le caractère méchant et jaloux de ce mauvais père ne voyait pas sans une sombre envie tant de belles qualités chez Antonio ; et, dans la crainte d'en être éclipsé tôt ou tard, bien loin de les encourager, il ne tâchait qu'à les flétrir. Ces procédés n'eurent heureusement point de suite ; l'excellent naturel d'Antonio le mit à l'abri des séductions de Charles ; il sut distinguer les crimes de son père et les haïr, sans cesser d'aimer celui que ces vices souillaient ; mais sa trop grande confiance le rendit néanmoins, quelquefois, dupe d'un homme qu'il devait à la fois chérir et mésestimer ; le cœur l'emporta souvent sur l'esprit4, et voilà ce qui rend les mauvais conseils d'un père si dangereux ; ils séduisent le cœur en domptant la raison, ils s'emparent à la fois de toutes les qualités de l'âme, et l'on est déjà corrompu, croyant n'avoir fait qu'aimer ou qu'obéir.

– Mon fils, disait un jour Charles à Antonio, le vrai bonheur n'est point où l'on vous le dit ; qu'attendez-vous de ce vain éclat du parti des armes, où votre oncle veut vous engager ? Cette considération acquise par la gloire est comme ces feux follets qui trompent le voyageur ; elle séduit l'imagination et n'apporte pas une volupté de plus aux sens. Vous êtes assez riche, mon fils, pour vous passer du trône ; laissez aux Médicis le poids fatigant de l'empire ; le second de l'État est toujours plus heureux que le premier ; rarement les myrtes de l'Amour croissent aux pieds du laurier de Mars. Ah ! mon ami, une caresse de Cypris vaut mille fois mieux que toutes les palmes de Bellone, et ce n'est pas au milieu des camps que la volupté nous enchaîne, le bruit des armes l'effarouche ; le zèle et la valeur, ces fanatiques vertus de l'homme sauvage en raidissant notre âme contre les séductions du plaisir, lui ôtent cette mollesse délicieuse si propre à le goûter ; on a fait le métier d'un barbare, on est inscrit dans des fastes qu'on ne lira jamais ; on a quitté les roses du temple de Cythère, en préférant celui de l'Immortalité, où l'on n'a cueilli que des ronces. Votre fortune surpasse celle d'aucun citoyen ; tous les plaisirs vont vous environner, vous n'aurez d'autre étude que leur choix et c'est pour les chagrins du sceptre que vous renoncez à tant d'attraits ? Au milieu des soucis de l'administration, s'offrira-t-il une heure à vos amusements ? et naissons-nous pour d'autres soins que pour ceux du plaisir ? Ah ! crois-moi cher Antonio, la pourpre est loin des charmes qu'on lui suppose ; veut-on conserver son éclat, on perd en soucis fâcheux les plus beaux instants de sa vie ; néglige-t-on de le rehausser, nos envieux le flétrissent bientôt ; leurs mains nous arrachent un sceptre que les nôtres ne peuvent plus soutenir ; ainsi, toujours entre l'ennui de régner et la crainte de n'en être pas dignes nous arrivons au bord du tombeau sans avoir connu de jouissances ; une nuit obscure nous enveloppe alors comme le dernier de nos sujets, et nous avons follement sacrifié, pour y survivre, ce qui sans réussir nous y plonge, avec le remords déchirant d'avoir tout perdu pour des illusions.

Qu'est-ce, d'ailleurs que ce fragile empire où tu prétends, mon fils ? les tyrans de Florence peuvent-ils jouer un rôle en Italie, quand ils n'auront d'autre énergie que la leur ? Jette un coup d'œil rapide sur l'état actuel de l'Europe, sur les intérêts de ses rois... sur les rivaux qui nous entourent ; un prince altier5 veut envahir la monarchie de l'univers... tous les autres doivent s'y opposer ; dans cette hypothèse, Florence ne doit-elle pas être le premier objet de leurs désirs ? n'est-ce pas des bords de l'Arno que ce prince ambitieux, ou ses concurrents, doivent donner des fers à l'Italie ? Florence sera donc le foyer de la guerre ; son trône, le temple de la discorde. François Ier se relèvera des malheurs de Pavie ; une bataille perdue n'est rien pour les Français ; il rentrera en Italie, il y rentrera avec des troupes si nombreuses, que les Sforza n'imagineront même plus de pouvoir lui disputer le Milanais, il se rendra maître de Florence... Charles Quint s'y opposera, il sentira la faute qu'il a commise de ne pas assurer ce trône à don Philippe, il fera tout pour l'en rendre maître. Que nous reste-t-il contre de si grands intérêts ? le pape ?... Médicis lui-même, et dont les négociations, plus dangereuses que les armes, n'auront pour objet que de replacer sa maison dans Florence, en l'asservissant au plus fort ?... Venise, dont la sage politique, ne tendant qu'au maintien de l'équilibre en Italie, ne souffrira jamais en Toscane de ces petits souverains qui, toujours à charge dans la balance, et sans en maintenir aucun côté, ne travaillent qu'à faire pencher pour eux l'un ou l'autre. Tout, mon fils, tout nous suscitera des ennemis ; ils écloront de toutes parts, sans qu'aucun allié se présente ; nous aurons ruiné notre fortune écrasé notre maison pour ne plus nous trouver dans Florence, un jour, que les plus faibles et les moins opulents... Laisse donc là tes chimères, te dis-je, et, ramenant tes désirs sur des objets d'une possession plus facile et plus agréable vole oublier dans les bras du plaisir la folle ambition de tes vastes desseins.

Mais ces discours, ni d'autres plus dangereux encore, parce qu'ils avaient pour but les mœurs ou la religion, ne parvenaient à corrompre Antonio ; il plaisantait sur les sentiments de son père, et le suppliait de lui permettre de ne pas s'y rendre, l'assurant que si jamais il parvenait au trône, il saurait s'y maintenir avec tant d'art et de sagesse, que ce serait lui qui illustrerait la couronne, bien plus qu'il n'en recevrait d'éclat. Alors Charles employait d'autres moyens pour ternir des vertus qui l'éblouissaient. Il tendait des pièges aux sens d'Antonio, il l'entourait de tout ce qu'il croyait susceptible de le séduire plus certainement ; il le plongeait, de sa main même, dans un océan de voluptés, l'encourageait à ces désordres par des leçons et des exemples. Antonio, jeune et crédule, cédait un instant par faiblesse, et la gloire se ranimant bientôt dans son âme fière, dès que le calme des passions le rendait à lui-même, il secouait avec horreur toutes les entraves de la mollesse, et retournait vaincre auprès de Louis.

Un motif plus puissant encore que l'ambition entretenait dans le cœur d'Antonio le soin des mœurs et le goût des vertus ; qui ne connaît les miracles de l'amour ?

L'intérêt des Pazzi s'accordait fort aux sentiments d'Antonio pour l'héritière de cette maison, également rivale des Médicis ; et pour fortifier le parti des Strozzi et pour culbuter plus aisément les ennemis communs, on ne demandait pas mieux que d'accorder à Antonio, Laurence, cette héritière dont notre jeune héros était aimé dès ses plus tendres ans, et qu'il adorait lui-même depuis que son jeune cœur avait su parler. Fallait-il voler aux combats, c'était des mains de Laurence qu'Antonio recevait des armes ; ces mêmes mains couvraient Antonio de lauriers, dès qu'il en avait su cueillir ; un seul mot de Laurence enflammait Antonio, il eût conquis pour elle la couronne du monde, qu'en la plaçant à ses genoux, il n'aurait encore cru rien faire.

Laurence réunissant sur sa tête tous les biens des Pazzi, que de nouveaux titres acquéraient les Strozzi par ces liens ! ils furent donc décidés. Peu après, cette belle fille, qui n'avait encore que treize ans, perdit son père, et comme elle n'avait plus de mère depuis longtemps, que Louis, toujours à l'armée, ne pouvait se charger de cette précieuse nièce, on ne trouva rien de mieux que d'achever son éducation dans le palais de Charles, où, plus rapprochée de son mari futur, elle serait à même d'acquérir les talents, les vertus qui pourraient plaire à celui dont elle allait partager le sort, et d'entretenir dans ce jeune cœur les sentiments d'amour et de gloire qu'elle y avait nourris jusqu'alors.

L'héritière des Pazzi est donc aussitôt conduite chez son beau-père, et là, voyant tous les jours Antonio, elle se livre, plus qu'elle n'avait fait encore, aux sentiments délicieux que les charmes de ce jeune guerrier avaient fait naître dans son cœur.

Cependant il faut se séparer ; Mars appelle son enfant chéri, Antonio doit aller combattre ; il n'a pas encore assez cueilli de palmes pour être digne de Laurence ; c'est sur les ailes de la gloire qu'il veut être couronné par l'hymen ; de son côté, Laurence est trop jeune pour subir les lois de ce dieu ; tout nécessite donc des délais.

Mais quelque empire que l'ambition ait sur Antonio, il ne peut s'arracher sans des larmes, et Laurence ne voit point partir son amant sans en verser de bien amères.

– Ô maîtresse adorée de mon cœur ! s'écrie Antonio en ce fatal instant, pourquoi faut-il que d'autres soins que ceux de vous plaire m'enlèvent au bonheur d'être à vous ? Ce cœur où j'aspire à régner bien plus que sur aucun peuple, me suivra-t-il au moins dans mes conquêtes ? et plaindrez-vous votre amant si des revers, imprésumables alors que l'on combat pour vous, viennent à ralentir un instant ses succès ?

– Antonio, répondait modestement Laurence, en tournant ses beaux yeux remplis de larmes sur ceux de l'objet de sa flamme, douteriez-vous d'un cœur qui doit vous appartenir à jamais ?... Que ne me conduisez-vous sur vos traces ? Perpétuellement sous vos regards ou combattant à vos côtés, en vous prouvant si je suis digne de vous, j'allumerais bien mieux ce flambeau de la gloire qui va guider vos pas : ah ! ne nous quittons point, Antonio, j'ose vous en conjurer ; le bonheur ne peut exister pour moi qu'où vous êtes.

Antonio, tombant aux pieds de sa maîtresse, ose mouiller de ses pleurs les belles mains qu'il couvre de baisers :

– Non, dit-il à Laurence, non, ma chère âme, restez près de mon père ; mes devoirs, votre âge, tout l'exige... il le faut ; mais aimez-moi, Laurence, jurez-moi, comme si nous étions déjà aux pieds des autels, cette fidélité qui doit me rendre heureux, et mon cœur plus tranquille n'écoutant plus que ses devoirs, me fera voler où sa voix m'appelle avec un peu moins de douleur.

– Eh ! quels serments faut-il que je vous fasse ? ne les lisez-vous pas tous dans cette âme, qui n'est enflammée que pour vous ?... Antonio, si une seule pensée étrangère pouvait l'occuper un instant, bannissez-moi pour jamais de vos yeux, et que jamais Laurence ne soit l'épouse d'Antonio !

– Ces discours flatteurs me rassurent, j'y crois Laurence, et pars moins agité.

– Allez, Strozzi, allez combattre, allez, puisqu'il le faut, chercher d'autres douceurs que celles que ma tendresse vous prépare ; mais croyez que toutes les jouissances de la gloire, qui vont enivrer votre cœur ne le flatteront jamais autant que le mien l'est, par l'espérance d'être bientôt digne de vous ; et s'il est vrai que vous m'aimiez, Antonio, n'affrontez pas des dangers inutiles ; songez que ce sont mes jours que vous allez exposer dans les combats, et qu'après le malheur de vous avoir perdu, je n'existerais pas un instant.

– Eh bien ! je le ménagerai, ce sang qui doit brûler pour vous ; enflammé par l'amour et la gloire, je renoncerais plutôt à celle-ci, que je n'immolerai cet amour où je puise mon bonheur et ma vie.

Et voyant sa maîtresse en larmes :

– Calme-toi, Laurence, calme-toi, je reviendrai triomphant et fidèle, et les baisers de ta bouche de rose récompenseront à la fois l'amant et le vainqueur.

Antonio s'arrache, et Laurence est évanouie dans les bras de ses femmes ; elle croit encore, dans son délire, entendre les accents flatteurs qui viennent de l'enchanter... elle étend ses bras, ne saisit qu'une ombre, et retombe dans les plus violents accès de la douleur.

Avec l'âme que l'on connaît à Charles Strozzi, avec ses principes et ses passions, il est aisé de sentir qu'il ne fut pas maître de la jeune beauté qu'on avait eu l'imprudence de laisser dans ses mains, sans concevoir au même instant le projet barbare de l'enlever à son fils.

Eh ! qui, sans l'adorer, pouvait en effet voir Laurence ? Quel être eût pu résister à la flamme de ses grands yeux noirs, où la volupté même avait choisi son temple ?... Accours, fils de Vénus, prête-moi ton flambeau, pour tracer, si je puis, des rayons dont il brûle, les séduisants appas que tu plaças dans elle ; fais entendre toi-même les accents qu'il me faut employer pour offrir une idée des attraits dont ta puissance l'embellit ; peindrais-je, hélas ! sans ton secours, cette taille souple et déliée que tu dérobas chez les Grâces ? esquisserai-je ce sourire fin où régnait la pudeur à côté du plaisir ?... verra-t-on, sans tes soins, les roses de son teint s'animer au milieu des lys ? ces cheveux du plus beau blond flotter au bas de sa ceinture... cet intérêt, dans tout l'ensemble, qui dispose si bien à ton culte ?... Oui, Dieu puissant, inspire-moi, mets dans mes mains le pinceau d'Apelle, guidé par tes doigts délicats... c'est ton ouvrage que je veux rendre... c'est Hébé enchaînant les dieux, ou plutôt c'est toi-même, Amour, caché par coquetterie sous les traits de la plus belle des femmes, pour mieux connaître ton empire et l'exercer plus sûrement !

Charles, enivré déjà du poison séduisant qu'il a puisé dans les yeux de Laurence, ne songe plus qu'à troubler le bonheur du malheureux qu'il a mis au jour. L'horreur de ce projet inquiète peu Strozzi ; ce n'est pas avec son âme qu'on peut être effrayé du crime ; cependant il se déguise ; la ruse est l'art du scélérat, elle est le moyen de tous ses forfaits. Les premiers soins de Charles sont de consoler Laurence ; cette innocente fille témoigne de la gratitude à des bontés qu'elle croit sincères, et loin du motif qui les inspire, elle ne songe qu'à en rendre grâces. Strozzi voit bien que ce n'est pas à son âge qu'il détruira dans cette jeune fille les sentiments qu a fait naître son fils ; il révoltera s'il parle d'amour ; il faut donc user de finesse. La première idée qui s'offre à l'esprit de Charles, est d'employer avec cette belle personne une partie des séductions dont il a fait usage avec son fils, quand il a voulu le détourner de la gloire : des fêtes se donnent journellement dans son palais ; Charles a soin d'y réunir tout ce que la jeunesse de Florence peut offrir de plus délicieux, elle ne peut m'aimer, se disait-il, mais si elle en aime un autre que mon fils, voilà une diversion déjà favorable pour moi, voilà un outrage aux sentiments qu'elle lui a jurés, et, de ce moment, une facilité qu'elle m'offre pour l'entraîner dans d'autres travers... Même distraction dans l'intérieur : Laurence n'était servie que par les pages de Charles, et on avait soin de l'entourer des plus beaux6.

Parmi ceux-ci, un, préféré par Charles, âgé de seize ans, et qu'on nommait Urbain, parut bien innocemment fixer un peu plus les regards de Laurence. Urbain était d'une figure délicieuse, l'air de la santé et de l'embonpoint, quoique sa taille et tous ses membres fussent d'une régularité parfaite ; il avait de l'esprit, de la gentillesse, de l'effronterie, et tout cela mêlé de tant de grâces, qu'on lui pardonnait toujours tout : sa vivacité, ses saillies, la plaisante tournure de son imagination amusèrent Laurence... bien éloignée de prendre garde à ses autres charmes ; et c'était à lui qu'elle devait les premiers ris qu'on eût vus sur ses lèvres depuis l'absence d'Antonio.

Urbain reçoit aussitôt l'ordre de Charles de voler au-devant des désirs de Laurence :

– Plais-lui, fais-lui ta cour... va plus loin, dit le perfide Strozzi, ta fortune est faite, si tu peux l'enflammer... Écoute-moi, mon cher Urbain, je vais t'ouvrir mon cœur ; quoique jeune, je connais ta discrétion, et tu dois savoir combien je t'aime ; il s'agit de me servir ; le mariage qu'on m'a proposé pour Antonio me déplaît ; il n'y a d'autres façons de le rompre que de lui enlever le cœur de Laurence ; fais réussir ce projet, fais-toi chérir de la maîtresse de mon fils, et je te rends un des plus grands seigneurs de Toscane ; ta naissance est élevée, tu peux, comme mon fils, prétendre à la main de Laurence... séduis-la, tu l'épouses, mais que sa défaite sois constatée : pourrais-je te la donner sans cela ?... il faut qu'elle succombe... n'achève pas cependant ta conquête sans me prévenir... Dès que Laurence aura cédé... aussitôt que tu te seras rendu maître de sa personne, entraîne-la dans un de ces cabinets qui entourent mon appartement... tu m'avertiras... je serai témoin de ta victoire... Laurence, confondue, sera forcée de te donner la main... et si tout réussit... si tu sais joindre l'adresse à la témérité... ah ! cher Urbain, quel bonheur sera ta récompense !

Il était difficile que de tels discours ne produisissent pas les plus grands effets sur un enfant de l'âge et du caractère d'Urbain ; il se jette aux pieds de son maître, il le comble de remerciements, il lui avoue qu'il n'a pas attendu jusqu'à présent à ressentir pour Laurence la flamme la plus vive, et que le plus beau de ses jours sera celui où cette passion se couronnera.

– Eh bien ! dit Charles, travailles-y, sois assuré de ma protection ; ne négligeons rien de ce qui peut assurer des desseins qui te flattent, et qui font de même le plus doux espoir de ma vie.

Charles, malgré ce premier succès, comprit qu'il fallait mettre en jeu plus d'un ressort ; après avoir sondé plusieurs des femmes de Laurence, il démêla que celle dont il devait le plus attendre était une certaine Camille, première duègne de la jeune Pazzi, et qu'elle avait près d'elle depuis le berceau. Camille était belle encore, elle pouvait inspirer des désirs ; il était vraisemblable qu'elle se rendrait à ceux de son maître. Strozzi, dont le suprême talent était la connaissance la plus profonde du cœur humain... Strozzi, qui savait que la meilleure manière de faire accepter la complicité d'un crime à une femme était de l'avoir, n'attaqua d'abord Camille que dans cette première intention ; l'or, plus puissant encore que ses discours, la lui amena bientôt. Par un hasard des plus heureux pour Charles, l'âme de cette détestable créature était aussi noire, aussi perverse que celle de Strozzi ; ce que l'une enfantait, l'autre se faisait un charme de l'exécuter : l'on eût dit que ces cœurs horribles étaient l'ouvrage de l'Enfer.

Camille n'avait nulle raison de jalousie qui pût légitimer les horreurs dont elle consentait à se charger : n'ayant jamais été dans le cas d'aucune rivalité avec sa maîtresse, pourquoi l'aurait-elle enviée ? Mais on proposait à Camille des atrocités, il n'en fallait pas davantage pour une femme qui, de son propre aveu, n'était jamais plus contente, que quand on la mettait à même de mal faire.

Strozzi, parfaitement au fait du caractère de ce monstre, ne lui cache plus que son plan est d'abuser de Laurence ; que ce dessein, au reste, n'alarme point Camille, c'est une simple fantaisie, qui n'empêchera pas Charles de laisser à la fidèle duègne l'entière possession de son amour. Camille, effrayée d'abord, se rassure néanmoins après ; elle désire le cœur de Strozzi, sans doute, mais comme c'est bien plutôt par intérêt ou méchanceté que par délicatesse, dès que Charles satisfait l'une de ces passions et amuse l'autre, les sentiments qu'il aura vraiment pour elle l'intéressent moins ; qu'on lui commande des horreurs, et qu'on la paie, Camille est la plus heureuse des femmes. Strozzi parle du projet de faire séduire Laurence par le jeune page ; Camille approuve ce plan, elle répond de le suivre, et l'on ne songe plus qu'à l'exécution. Chaque soir, dans l'appartement de Charles, se tenaient des assemblées secrètes sur la manière de tendre ou de diriger les pièges concertés ; on se rendait compte des différentes entreprises, on combinait de nouvelles ruses ; Urbain, Camille sont les principaux agents de ces perfides négociations, où les Furies président à côté des bacchantes.

Que d'écueils pour la malheureuse Pazzi ! Sa candeur... sa naïveté... sa franchise... son extrême confiance y résisteront-elles ?... Est-ce la vertu qui désarme le crime ? ne l'irrite-t-elle pas, au contraire, soit en lui donnant plus de moyens de s'exercer, soit en raison de la hauteur des barrières qu'elle lui présente ? Quel dieu préservera donc Laurence de tant de trames ourdies pour l'entraîner dans l'abîme ?

Urbain fit bientôt valoir tous ses charmes et tous les agréments de son esprit ; mais quand, au lieu d'amuser, il s'avisa de vouloir plaire... il ne réussit pas ; eh ! quel autre qu'Antonio pouvait régner dans le cœur de Laurence ? Ce cœur, honnête et délicat, qui trouvait sa félicité dans ses devoirs, pouvait-il un moment s'éloigner de son objet ? Cette innocente fille n'eut pas même l'air de s'apercevoir qu'Urbain eût d'autre désir que celui de la distraire ; il est du caractère de la vertu de ne jamais soupçonner le mal.

Charles s'était flatté de réussir avant l'époque convenue du mariage d'Antonio... il se trompa ; l'envie de ne rien brusquer, pour mieux assurer ses succès, lui avait fait perdre beaucoup de temps. Antonio revint, Louis l'accompagnait ; Laurence avait atteint l'âge prescrit ; elle entrait dans sa quatorzième année, le mariage se consomma.

S'il est difficile de peindre la joie naïve de Laurence, en se trouvant au comble de ses vœux... l'excessif transport d'Antonio... le consentement de Louis, il l'est sans doute davantage d'exprimer la douleur de Charles, en voyant que toutes les démarches qui devaient assurer son crime allaient devenir bien plus difficiles à présent... Laurence, au pouvoir d'un époux, dépendrait-elle aussi intimement de lui ? Mais les obstacles enflamment les scélérats, Charles n'en devint que plus furieux, et jamais la perte de sa belle-fille ne fut plus constamment jurée.

L'ascendant des Médicis l'emportant toujours dans Florence, il fallut donc qu'Antonio renonçât aux douceurs de l'hymen pour aller combattre encore. Louis presse lui-même son neveu ; il lui représente qu'il ne peut se passer de lui, et qu'il n'est point de raisons personnelles qui doivent lui faire négliger les intérêts généraux.

– Ah, ciel ! je vous perds une seconde fois, Antonio ! s'écria Laurence ; à peine connaissons-nous le bonheur, qu'on se plaît à nous séparer ! Hélas ! qui sait si le sort nous sera toujours favorable !... il vous a déjà préservé, j'en conviens, mais vous comblera-t-il toujours de ses dons ? Ah ! Strozzi, Strozzi, je ne sais, mille affreux pressentiments, que je n'éprouvais pas à notre première séparation, viennent m'alarmer aujourd'hui, j'entrevois des malheurs prêts à fondre sur nous, sans qu'il me soit possible de discerner la main qui doit s'appesantir... Antonio, m'aimeras-tu toujours ?... songe que tu dois bien plus maintenant à l'épouse, que tu ne devais jadis à l'amante... Que de titres t'enchaînent à moi !...

– Qui les sent mieux que ton époux, Laurence ? Multiplie-les sans cesse à mes yeux, tous ces droits enchanteurs, et mon âme encore plus exigeante t'en découvrira de nouveaux.

– Mais, Strozzi, pourquoi nous quitter cette fois ? ce qui ne se pouvait, l'an passé, n'a plus aujourd'hui nul obstacle ; ne suis-je pas ton épouse ? quelque chose au monde peut-il m'empêcher d'être auprès de toi ?

– Le tumulte et le danger des camps conviennent-ils à ton sexe, à ton âge ?... Non, chère âme, non, demeure ; cette absence-ci sera moins longue que l'autre, une campagne va décider du succès de nos armes, nous sommes pour jamais anéantis, ou nous régnons avant six mois.

Laurence accompagna son époux jusqu'à San Giovanni, peu distant du quartier de Louis, continuant de l'assurer toujours qu'elle présageait des malheurs qu'il lui était impossible de désigner... lui disant qu'un voile obscur s'étendait pour elle sur l'avenir, sans qu'elle pût le percer. A ces sombres idées, les pleurs de la jeune épouse d'Antonio coulaient avec abondance, et c'est ainsi qu'elle se sépara de tout ce qu'elle aimait au monde.

La pieuse Laurence ne voulut pas quitter les environs de la célèbre abbaye de Vallombrosa, sans y aller faire un vœu pour les succès des armes de son mari. En arrivant dans cette ténébreuse retraite, située au fond d'une forêt obscure où pénètrent à peine les rayons du soleil... où tout inspire cette sorte de terreur religieuse qui plaît tant aux âmes sensibles, Laurence ne put s'empêcher de répandre de nouvelles larmes ; elles inondèrent l'autel du Dieu qu'elle allait implorer... Là, au sein des pleurs et de la douleur, prosternée près du sanctuaire, ses cheveux flottant en désordre, ses deux bras élevés vers le ciel... la componction, l'attendrissement, prêtant à ses beaux traits plus d'intérêt encore ; là, dis-je, il semble que cette sublime créature, élancée vers son Dieu, reçoive des rayons de ce même Dieu saint les vertus qui la caractérisent... On eût accusé l'Éternel d'injustice, s'il n'eût pas exaucé les vœux de l'ange céleste, où se peignait aussi bien son image.

Charles, qui avait accompagné sa belle-fille, mais qui, plein de mépris pour ses actes pieux, n'avait pas même voulu pénétrer au temple, après avoir chassé dans les environs, vint la reprendre, et la conduisit à une terre qu'il possédait assez près de là dans une situation plus agreste encore. Il avait été convenu que l'été se passerait dans cette maison : les troubles qui allaient agiter Florence en rendaient l'habitation dangereuse ; cette solitude, d'ailleurs, était du goût de Charles. Le crime se plaît dans ces sites affreux ; l'obscurité des vallons, le sombre imposant des forêts, en enveloppant un coupable des ombres du mystère, semblent le disposer plus énergiquement aux complots qu'il médite ; l'espèce d'horreur que ces situations jettent dans l'âme l'entraîne à des actions ayant cette même teinte de désordre qu'imprime la nature à ces lieux effrayants ; on dirait que la main de cette incompréhensible nature veuille asservir tout ce qui vient la contempler dans ses caprices... aux mêmes irrégularités qu'elle présente.

– Oh, Dieu ! quel désert, dit Laurence effrayée, en apercevant un amas de tours au fond d'un précipice, tellement couronné de sapins et de mélèzes7 que l'air y circulait à peine, y a-t-il, poursuivit-elle, d'autres êtres que des bêtes féroces qui puissent habiter ce séjour ?

– Que les abords ne vous révoltent pas, répondit Charles, les dedans vous dédommageront.

Après bien des peines et des fatigues, puisque aucune voiture ne pouvait parvenir dans ce lieu, Laurence y arrive enfin, et reconnaît qu'effectivement rien ne manque, dans ce séjour solitaire, de tout ce qui peut y rendre la vie agréable ; une fois descendu dans ce bassin, indépendamment d'un château commode et parfaitement meublé, on trouvait des parterres, des bosquets, des potagers et des pièces d'eau8.

Les premiers instants se passèrent à s'établir ; mais l'épouse d'Antonio, quoique au milieu du luxe et de l'abondance, ne voyant absolument personne venir dans ce réduit obscur, s'aperçut promptement que sa retraite n'était qu'une honnête prison ; elle témoigne un peu d'inquiétude, Charles allègue les malheurs du temps, les difficultés, le danger des chemins... la décence qui paraît exiger que, pendant qu'Antonio est à l'armée, sa femme vive dans la solitude...

– Cet ennui s'égayera pourtant, dit Charles avec fausseté ; vous le voyez, ma fille, je n'ai rien épargné de ce qui peut vous plaire : Camille qui vous est attachée, Urbain qui vous amuse, sont du voyage et s'empressent à vous prévenir... Vos dessins... votre guitare, un assez bon nombre de livres, parmi lesquels je n'ai point oublié Pétrarque, que vous chérissez, tout est ici... tout va servir à vous distraire, et six mois s'écoulent bien vite.

Laurence s'informe des moyens d'écrire à son mari.

– Vous me donnerez vos lettres, répond Charles, et chaque semaine elles partiront dans mon paquet.

Cet arrangement, qui paraissait gêner les pensées de Laurence, fut très éloigné de lui plaire ; elle n'en témoigna pourtant rien... Dans le fait, elle n'avait point encore à se plaindre ; elle dissimula donc, et les jours s'écoulèrent.

Tout reprit le même cours que dans la capitale ; mais l'extrême pudeur de Laurence s'alarma promptement des libertés d'Urbain : vivement excité par son maître, et bien autant sans doute par ses propres dispositions, l'impudent page avait enfin osé convenir de ses feux ; cette hardiesse surprit étonnamment l'épouse d'Antonio ; vivement alarmée, elle vole aussitôt vers Charles, elle lui porte les plaintes les plus amères contre Urbain... Strozzi l'écoute d'abord avec attention...

– Ma chère fille, lui dit-il ensuite, je crois que vous mettez trop d'importance à des dissipations conseillées par moi-même. Considérez tout cela avec infiniment plus de philosophie ; vous êtes jeune, ardente, dans l'âge des plaisirs, votre époux est absent : ah ! chère fille, ne portez pas si loin une sévérité de mœurs, dont vous ne recueillerez que des privations ; la leçon d'Urbain est faite, mon enfant, vous ne courez avec lui nul danger. A l'égard de la lésion bizarre que vous craignez de faire aux sentiments dus à votre époux, elle est nulle ; un mal qu'on ignore n'affecte jamais. M'alléguerez-vous l'amour ? Mais la satisfaction d'un besoin n'outrage en rien des sentiments moraux, réservez pour votre époux tout ce qui tient à la métaphysique de l'amour10, et qu'Urbain jouisse du reste ; je dis plus : quand même l'image de cet époux chéri viendrait à s'oublier, quand même les plaisirs goûtés avec Urbain parviendraient à éteindre l'amour que vous conservez follement pour un être que les dangers de la guerre vous raviront peut-être au premier moment, où serait donc le crime à cela ? Eh ! Laurence !... Laurence, votre époux, même instruit de tout, serait le premier à vous dire que la plus grande de toutes les folies est de resserrer entre soi des désirs qui, étendus... qui, multipliés, peuvent, de deux captifs volontaires, former les êtres les plus libres et les plus heureux de ce monde.

L'infâme, profitant alors du désordre que jette son affreux discours dans l'âme vertueuse de cette intéressante créature, ouvre un cabinet dans lequel est Urbain :

– Tenez ! s'écrie-t-il, femme trop crédule, vous avez reçu de ma main un mari qui ne saurait vous satisfaire, acceptez, pour vous consoler, un amant capable de tout réparer.

Et l'indigne page, s'élançant aussitôt sur la triste et vertueuse épouse d'Antonio, veut la contraindre aux derniers excès...

– Malheureux ! s'écrie Laurence, en rejetant Urbain avec horreur, fuis loin de moi, si tu ne veux courir le risque de tes jours !... et vous, mon père... vous de qui je devais attendre d'autres conseils... vous qui deviez guider mes pas dans la carrière de la vertu... vous que je venais implorer contre les attentats de ce misérable... je ne vous demande plus qu'une faveur... laissez-moi sortir dans l'instant de cette maison que je déteste ; j'irai trouver mon époux dans les champs de la Toscane... j'irai partager son sort, et, quels que soient les périls qui me menacent, ils seront toujours moins horribles que ceux dont je me vois entourée chez vous.

Mais Charles furieux, se jetant au travers de la porte où la jeune femme s'élançait pour fuir :

– Non ! lui dit-il, non, créature aveuglée, tu ne sortiras point de cet appartement, qu'Urbain ne soit satisfait !

Et le page, enhardi, renouvelle ses indignes efforts, lorsque tout à coup un mouvement involontaire l'arrête... il considère Laurence... il n'ose achever... il est ému... il verse des larmes... Merveilleux ascendant de la vertu !... Urbain tombe aux pieds de celle qu'on veut lui faire outrager, il ne peut que lui demander grâce... il n'a que la force d'implorer son pardon... Strozzi s'emporte :

– Sors ! dit-il à son page, va porter loin de chez moi tes remords et ta timidité ! Et vous, madame, préparez-vous à tous les effets de mon ressentiment.

Mais cette intéressante femme, à qui la vertu prête des forces, se réfugie dans une embrasure, en s'armant du poignard de Strozzi, imprudemment laissé sur une table...

– Approche, monstre ! lui dit-elle, approche, si tu l'oses à présent : mes premiers coups seront pour toi, les seconds m'arracheront le jour.

Une aussi courageuse action dans une femme qui touchait à peine à sa seizième année, en impose totalement à Strozzi ; il n'était pas encore le maître de sa belle-fille, comme il espérait de le devenir un jour ; il se calme, ou plutôt, il feint.

– Quittez cette arme, Laurence, dit-il avec sang-froid, quittez-la, je vous l'ordonne par toute l'autorité que j'ai sur vous...

Et lui ouvrant la porte de l'appartement...

– Sortez, madame, continua-t-il, sortez, vous êtes libre, je vous donne ma foi de ne plus vous contraindre... Je me trompais, il est des âmes à la félicité desquelles il ne faut jamais travailler ; trop de préjugés les offusquent, il faut les y laisser languir ; sortez, vous dis-je, et laissez cette arme.

Laurence obéit sans répondre, et dès qu'elle a franchi la porte de cet appartement fatal, elle jette le poignard et rentre chez elle.

L'unique consolation de cette malheureuse en de semblables crises était la perfide Camille, point encore démasquée aux yeux de sa maîtresse ; elle se jette dans les bras de cette créature ; elle lui raconte ce qui s'est passé, fond en larmes, et conjure sa duègne de tout mettre en usage pour faire parvenir secrètement une lettre à son mari. Camille, enchantée de prouver son zèle à Charles en trahissant aussitôt Laurence, se charge de la commission ; mais cette charmante femme, trop circonspecte pour accuser le père de son époux, se plaint seulement à Antonio du mortel ennui qui la dévore dans la maison de Charles ; elle peint le désir qu'elle a d'en être dehors, la nécessité dont il serait qu'elle pût l'aller joindre à l'instant, ou qu'il vînt au moins la voir un seul jour.

Cette lettre n'est pas plus tôt écrite, qu'elle est remise à Charles par Camille ; Strozzi l'ouvre avec précipitation, et ne peut s'empêcher, malgré toute sa fureur, d'admirer la sage retenue de cette jeune personne, qui vivement outragée, sans doute, n'ose pourtant pas nommer son persécuteur. Il brûle la lettre de sa belle-fille, et en écrit promptement une à Antonio d'un style bien différent :

Venez aussitôt ma lettre reçue, disait-il à son fils ; pas un moment à perdre, vous êtes trahi, et vous l'êtes par le serpent que j'ai moi-même nourri dans ma maison. Votre rival est Urbain... ce fils d'un de nos alliés, qui fut élevé près de vous, et presque avec les mêmes égards ; je n'ai osé le punir, la circonstance était trop délicate... Ce crime m'étonne et me révolte à tel point que j'imagine quelquefois me tromper. Accourez donc... venez tout éclaircir. Vous arriverez mystérieusement chez moi... vous éviterez tous les yeux, et j'offrirai moi-même aux vôtres l'affreux tableau de votre déshonneur... Mais ménagez cette infidèle, c'est la seule grâce que je vous demande ; elle est faible, elle est jeune : je ne suis irrité que contre Urbain, c'est sur lui seul qu'il faut que votre vengeance éclate.

Un courrier vole au camp de Louis, et, pendant l'intervalle, Strozzi achève de préparer ses ruses. D'abord il console Laurence, il la flatte... et, grâce à son art séducteur, il lui persuade que tout ce qu'il a fait n'est que pour éprouver sa vertu et la placer dans un plus grand jour...

– Quel triomphe pour ton mari, Laurence, quand il apprendra ta conduite !... Ah ! ne doute pas, chère enfant, de l'extrême plaisir qu'elle m'a fait ; puissent tous les époux avoir des femmes qui te ressemblent, et l'amour conjugal, le plus beau présent de la divinité, rendrait bientôt tous les hommes heureux.

Rien n'est confiant comme la jeunesse, rien n'est crédule comme la vertu ; la jeune épouse d'Antonio se jette aux pieds de son beau-père, elle lui demande pardon de ce qui a pu lui échapper de trop violent dans sa défense ; Charles l'embrasse, et voulant encore mieux sonder ce jeune cœur, il demande à sa fille si elle n'a point écrit à Antonio :

– Mon père, répond Laurence, avec cette candeur qui la fait adorer... puis-je vous cacher quelque chose ? Oui, j'ai fait partir une lettre, j'en ai chargé Camille.

– Elle aurait dû m'en faire part.

– Ne la réprimandez pas de son zèle pour moi.

– Je la gronderai de sa discrétion.

– Je vous demande sa grâce.

– Elle est accordée, Laurence... Et dans cette lettre ?...

– Je prie Antonio de revenir, ou de me permettre de l'aller joindre ; mais aucune plainte de cette scène, dont j'ignorais la cause, et dont je ne puis me fâcher à présent.

– Nous ne lui en ferons point un mystère, ma fille : il faut qu'il connaisse votre amour, il faut qu'il soit instruit de son triomphe.

Tout s'apaise, et la plus grande intelligence règne maintenant dans une maison que venaient de troubler tant de désordres ; mais ce calme ne devait pas régner longtemps, l'âme des scélérats laisse-t-elle respirer en paix la vertu ? Semblables aux flots d'une mer inconstante, il faut que ses crimes perpétuels bouleversent tout ce qui ose se confier sur son élément, et ce n'est qu'au fond du tombeau que l'innocence trouve un port assuré, aux écueils sans nombre de cet océan dangereux.

Charles machinait à la fois, et tout ce qui pouvait légitimer l'accusation dont il venait de charger l'épouse de son fils, et tout ce qui pouvait le débarrasser en même temps d'un complice timide, dont il voyait bien qu'il avait à se défier. Le machiavélisme commençait à faire des progrès en Toscane ; ce système11, enfanté dans Florence, devait commencer par séduire les habitants de cette ville ; Charles était un de ses plus grands sectateurs, et, à moins qu'il ne fût obligé de feindre, il en affichait toujours les maximes. Il avait lu dans ce grand système de politique qu'il fallait amadouer les hommes, ou les sacrifier, parce qu'ils se vengent des légères offenses, et qu'ils ne peuvent se venger lorsqu'ils sont morts12. Il avait lu dans les discours du même auteur13 que l'affection du complice doit être bien grande, si le danger où il s'expose ne lui paraît encore plus grand ; qu'en conséquence, il fallait donc, ou ne choisir que des complices intimement liés à soi, ou s'en défaire dès qu'on s'en était servi14.

Charles, partant de ces funestes principes, donne donc des ordres analogues ; il s'assure de Camille, renflamme le zèle d'Urbain, l'encourage par le nouvel espoir des plus sublimes récompenses, et laisse arriver Antonio.

Lejeune époux effrayé accourt à la hâte ; un instant de calme le lui permet. Il entre de nuit chez Charles, et se jette en pleurant dans ses bras.

– Eh quoi ! mon père, elle me trahit !... L'épouse que j'adorais... elle... elle !... mais êtes-vous bien sûr ? vos yeux ne vous ont-ils pas trompé ?... se peut-il que la vertu même... ah ! mon père !

– Puissé-je ne l'avoir jamais conduite dans cette maison ! dit Charles, en pressant Antonio sur son sein ; l'ennui, la solitude... ton absence, toutes ces causes l'ont sans doute entraînée dans le crime affreux que mes yeux n'ont que trop découvert !

– Ah ! gardez-vous bien de m'en persuader, mon père ! Dans la fureur où je suis... je ne répondrais peut-être pas de ses jours... Mais cet Urbain... ce monstre ! que nous comblions de bontés... c'est sur lui que va retomber toute ma rage... Me l'abandonnez-vous, mon père ?

– Calme-toi, Antonio... convaincs-toi, ta tranquillité l'exige ; mais à quoi servirait ton courroux ?

– A me venger d'un traître, à punir une perfide.

– Pour elle, non, je m'y oppose, mon fils... au moins jusqu'à ce que tu sois éclairé ; peut-être me trompai-je, ne condamne pas cette infortunée, et sans que tes yeux aient vu son crime, et sans que tu aies entendu ce qu'elle peut dire pour le justifier. Passons la nuit tranquille, Antonio, et demain tout s'éclaircira.

– Mais, mon père, si je la voyais dès le même instant ? si j'allais tomber à ses pieds... ou lui percer le cœur !

– Apaise ce désordre, Antonio, et, je te le répète, ne prends aucun parti que tu n'aies tout vu, ne te décide à rien que tu n'aies entendu Laurence.

– Ô Dieu ! habiter la même maison qu elle... passer une nuit près d'elle, ne pas la punir si elle a tort... ne pas jouir de ses chastes embrassements si elle est innocente !

– Infortuné jeune homme, cette alternative de ton aveugle amour ne peut t'être permise, ton épouse est criminelle sans doute, et ce n'est pas l'instant de te venger.

– Ah ! trouverai-je jamais celui de la haïr ! Laurence, sont-ce là ces serments de m'adorer toujours ! que t'ai-je fait pour m'outrager ainsi ?... Les lauriers que j'allais cueillir... n'était-ce pas pour te les présenter ?... Si je désirais d'illustrer ma maison, c'était pour t'embellir de son éclat... pas une seule pensée d'Antonio qui ne s'adressât à Laurence... pas une seule de ses actions qui ne l'eût pour principe... et quand je t'idolâtre, quand tout mon sang versé pour toi ne m'eût pas encore paru suffisant à te convaincre de mon amour... quand je te comparais aux anges du ciel... quand le bonheur dont ils jouissent était l'image de celui que j'attendais dans tes bras... tu me trahissais donc aussi cruellement !... non, il ne sera point de supplice assez effrayant... il n'en sera point d'assez horrible !... qui, moi ? me venger de Laurence !... la supposer coupable... je le verrais sans le croire... elle me le dirait, que j'accuserais mes sens d'erreur, bien plutôt qu'elle d'inconstance... Non, non, ce n'est que moi qu'il faut punir, mon père... c'est dans mon cœur que s'enfoncera le poignard... Ô Laurence, Laurence ! que sont devenus ces jours délicieux où les serments de ton amour s'imprimaient si bien dans mon âme ?... N'était-ce donc que pour me tromper que l'amour t'embellissait, en prononçant ces promesses flatteuses ! ta douce voix n'augmentait-elle de charmes que pour me séduire avec plus d'art ? et toutes les expressions de ta tendresse devaient-elles se changer dans mon cœur en autant de serpents qui le dévorent ?... Mon père... mon père... sauvez-moi de mon désespoir... Il faut ou que j'expire, ou que Laurence soit fidèle !

Il ne pouvait y avoir au monde que la seule âme du féroce Strozzi, que de tels accents ne déchirassent pas ; mais les méchants se plaisent au spectacle des maux qu'ils causent, et chacune des gradations de la douleur dont ils absorbent leurs victimes, est une jouissance pour eux. Ceux qui connaîtront l'espèce d'âme où le crime établit son empire, imagineront aisément que celle de Charles devait être loin de s'ébranler à cette douloureuse scène ; le barbare, au contraire, est enchanté de voir son fils dans la situation où il le veut, pour s'assurer du crime qu'il ose en attendre. A force de prières, Antonio consentit pourtant à passer le reste de la nuit sans voir Laurence ; il s'abîma dans sa douleur sur un fauteuil, près du lit de Charles, et le jour vint enfin éclairer la scène horrible qui allait convaincre Antonio.

– Il faut patienter jusqu'à cinq heures, dit Charles en s'éveillant ; tel est l'instant où ton indigne épouse attend Urbain au parc dans le cabinet d'orangers.

Il vient enfin, ce moment affreux.

– Suis-moi, dit Charles à son fils... pressons-nous, Camille vient de m'avertir, et ton déshonneur se consomme...

Les deux Strozzi s'avancent au fond des jardins... plus on approche, moins Antonio peut se contenir...

– Arrêtons-nous, dit Charles... de ce lieu nous pourrons tout voir...

A ces mots, il entrouvre à son fils une charmille... à dix pieds au plus du fatal cabinet... Oh ! juste ciel ! quel spectacle pour un époux adorant sa femme ! Antonio voit Laurence étendue sur un lit de verdure, et le traître Urbain dans ses bras... Il ne se contient plus : franchir le feuillage qui lui sert de rempart... voler sur le couple adultère, et poignarder l'infâme qui le déshonore, tout cela n'est pour lui que l'ouvrage d'un instant... Son bras se lève sur sa coupable épouse ; mais l'état dans lequel il croit que sa présence l'a mise le désarme... La malheureuse a les yeux fermés, elle ne respire plus... la pâleur de la mort couvre ses belles joues... Antonio menace... on ne l'entend point... il frémit, il pleure, il chancelle...

– Elle est morte ! s'écrie-t-il... elle n'a pu soutenir ma vue... La nature m'enlève la douceur de me venger moi-même ; je verserais en vain son sang... elle ne sentirait plus mes coups... Qu'on la secoure... qu'on rende cette perfide à la lumière... qu'on me donne le cruel plaisir de déchirer ce cœur ingrat qui put me trahir à ce point... je veux qu'elle respire, par chacun de ses sens, la mort affreuse que je lui prépare... oui, qu'on lui rende le jour... peut-être que... Ô Laurence, Laurence ! puis-je douter encore ?... Qu'on la ranime, mon père... qu'on la ranime, je veux l'entendre, je veux savoir d'elle-même quelles raisons ont pu la porter à ce comble d'horreur... je veux voir s'il lui restera assez de fausseté pour justifier son parjure... de quel œil elle en soutiendra toute la honte.

Il n'était plus besoin de secours pour le malheureux page : noyé dans son sang, près de Laurence, il rendit l'âme sans proférer une parole ; et ce ne fut pas sans une joie maligne que Charles vit expirer ce maladroit complice, dont il n'avait presque rien à espérer pour le crime, et tout à craindre pour la délation.

On rapporte Laurence dans son appartement ; elle ouvre les yeux... elle ignore ce qui s'est passé... elle demande raison à Camille de cet assoupissement subit qui s'est emparé d'elle dans le berceau d'orangers... l'a-t-on quittée ?... a-t-elle été seule ? elle aperçoit du trouble... qu'est-il arrivé ?... elle éprouve un malaise dont la cause lui est inconnue ; dans le rêve affreux de cette léthargie, elle a cru voir Antonio s'élancer sur elle et menacer ses jours... est-il vrai ?... son mari serait-il dans ces lieux ? Toutes les questions de Laurence se croisent et se multiplient ; elle en commence vingt, et n'en finit aucune. Cependant Camille est loin de la rassurer :

– Vos crimes sont connus, madame, lui dit-elle, préparez-vous à les expier.

– Mes crimes ?... oh, ciel !... vous m'effrayez !... Camille, quel crime ai-je commis ? quel est ce sommeil magique dans lequel je suis tombée malgré moi ?... en aurait-on profité pour renouveler des horreurs ?... mais Charles m'a désabusée, il préparait un triomphe à ma vertu... il ne tendait point de piège à mon innocence... il me l'a dit... m'aurait-il trompée ? Dieu ! quel est mon état... Ah ! je vois tout... je suis trahie... pendant cet affreux sommeil... Urbain... le monstre... et Strozzi, tous deux d'accord sans doute... Ah ! Camille, dis-moi tout... dis-moi tout, Camille, ou je te regarde comme ma plus mortelle ennemie !

– Épargnez ces feintes, madame, répond la duègne, elles sont inutiles, tout est découvert... Vous aimiez Urbain, vous lui donniez des rendez-vous dans le parc... vous ne l'avez rendu que trop heureux, et quel instant avez-vous choisi ? le même où votre époux accouru, sur la lettre dont vous m'aviez chargée pour lui, venait vous témoigner son amour et son zèle, en profitant du seul jour que lui laissait le soin des armes.

– Antonio est ici ?

– Il vous a vue, madame, il a surpris vos coupables amours, il en a poignardé l'objet... Urbain n'est plus ; l'évanouissement où vous ont plongée la honte et le désespoir vous a sauvé la vie, vous ne devez qu'à cette seule cause de n'avoir pas suivi votre amant au tombeau.

– Camille, je ne t'entends pas, un trouble affreux s'empare de ma raison... je sens que je m'égare... aie pitié de moi, Camille... qu'as-tu dit ?... qu'ai-je fait ?... que veux-tu me persuader ?... Urbain mort... Antonio dans ces lieux... Ô Camille ! secours ta malheureuse maîtresse...

Et Laurence, à ces mots, s'évanouit.

Elle rouvrait à peine les yeux, que Charles et Antonio entrent dans son appartement ; elle veut se précipiter aux genoux de son mari.

– Arrêtez, madame, lui dit froidement Antonio ; ce mouvement, dicté par vos remords, est loin de m'attendrir ; je ne viens pourtant point, en juge prévenu, vous condamner avant de vous entendre ; je ne prononcerai qu'après avoir appris, de vous-même, quelles raisons ont pu vous porter à l'infâme action que j'ai surprise.

Rien n'égale à ces mots le funeste embarras de Laurence : elle voit bien qu'on a trompé ses sens... mais que dire ? Se défendra-t-elle, ainsi qu'elle le doit ? elle ne le peut qu'en dévoilant les horribles complots de Charles... qu'en armant le fils contre le père... S'accusera-t-elle ? elle est perdue... ce qui est pis, elle se rend indigne de regagner jamais le cœur de son époux. Ô funeste situation !... Laurence eût préféré la mort... Et cependant il faut répondre :

– Antonio, dit-elle avec tranquillité, depuis que nous sommes unis, avez-vous vu quelque chose de moi qui dût vous faire croire que je fusse capable de passer, dans un instant, de la vertu au crime ?

Antonio. – Il est impossible de répondre d'une femme.

Laurence. – J'avais l'orgueil de croire à l'exception, j'imaginais que le cœur où vous régniez ne pouvait plus appartenir à d'autres.

Charles. – Quels détours !... quel artifice ingénieux ! est-il question de savoir si le mal a pu se commettre ou non ?... doute-t-on de ce qu'on a vu ? Nous vous demandons les motifs qui ont pu vous porter à cet excès, et non s'il est vrai que vous soyez coupable, ou que vous puissiez être innocente.

– Que de raisons, mon père, dit Laurence à Charles, devraient vous engager à me traiter avec moins de rigueur ! A supposer que je fusse criminelle, n'est-ce pas à vous à prendre ma défense ?... n'est-ce pas de vous que je dois attendre de la pitié ?... ne devez-vous pas servir de médiateur entre votre fils et moi ? ne vous ayant point quitté depuis l'absence de mon époux... qui doit mieux croire que vous à l'innocence d'une femme... d'une femme qui fait de sa vertu son unique trésor ?... Strozzi, accusez-moi vous-même, et je me croirai coupable.

– Il n'est pas nécessaire que mon père vous accuse, dit Antonio, le courroux dans les yeux ; les témoins... les délateurs, tout devient inutile après ce que j'ai vu.

Laurence. – Ainsi, Antonio me croit adultère... il ose soupçonner celle qu'il aime... celle qui lui jure qu'elle eût préféré la mort au crime affreux dont on l'accuse...

Et tendant ses beaux bras vers son époux, en versant un torrent de larmes :

– Est-il vrai, mon époux m'accuse ? il peut croire un moment que Laurence a cessé de l'adorer ?

– Traîtresse ! s'écrie Antonio en repoussant les bras de son épouse... ta séduction ne m'en impose plus... n'imagine pas me désarmer par ces paroles doucereuses qui faisaient autrefois le charme de mes jours... je ne les entends plus... je ne saurais plus les entendre... Ce miel d'amour qui coule de tes lèvres ne peut plus enivrer mon cœur ; je ne trouve plus, dans ce cœur endurci pour toi, que de la rage et de la haine.

– Ô ciel ! je suis bien malheureuse ! s'écria Laurence, en fondant en larmes, puisque celui de mes accusateurs qui devrait être le plus pénétré de mon innocence est celui qui m'attaque le plus sévèrement... (Et reprenant avec chaleur : ) Non, Antonio, non, tu ne le crois pas... il est impossible que j'aie pu me souiller de ce crime, plus impossible encore que tu puisses le croire.

– Il est inutile, mon fils, d'entendre plus longtemps cette criminelle, dit Charles, en voulant éloigner Antonio, qu'il ne voyait que trop prêt à faiblir... son âme, déjà corrompue, lui suggère d'affreux mensonges qui ne serviraient qu'à t'irriter davantage... Allons prononcer sur son sort.

– Un moment... un moment ! s'écria Laurence, en se précipitant à genoux vers les deux Strozzi, et leur formant une barrière de son corps... non, vous ne me quitterez pas que je ne sois justifiée... (et fixant Charles)... Oui, seigneur, vous me justifierez... (fièrement) c'est de vous que j'attends ma défense... vous seul êtes en état de l'entreprendre.

– Levez-vous, Laurence, dit Antonio tout ému... levez-vous, et répondez plus juste, si vous voulez convaincre. Votre justification ne regarde pas mon père, vous seule êtes en état de l'établir, et comment l'oserez-vous, après ce que j'ai vu ? n'importe, répondez, étiez-vous ou non dans le jardin, il y a quelques instants ?

Laurence. – J'y étais.

Antonio. – Vous y êtes-vous rendue seule ?

Laurence. – Je n'y fus jamais de cette manière, Camille m'accompagnait, comme elle fait toujours.

Antonio. – Avez-vous donné rendez-vous à quelqu'un dans cette promenade ?

Laurence. – A personne.

Antonio. – Qui donc a pu faire trouver Urbain dans le même lieu que vous ?

Laurence. – Il est impossible que je puisse vous rendre compte de cela... Ô Charles ! daignerez-vous l'expliquer à votre fils ?

Charles. – Elle veut que je dise ce qui put l'entraîner au crime ; je le dirai donc, mon fils, puisqu'elle l'exige. Dès le lendemain de votre mariage, cette créature perverse ne cessa d'avoir des yeux pour Urbain ; ils se sont écrit, je l'ai su, j'ai balancé pour vous l'apprendre... était-ce à moi de vous la dénoncer ?... j'ai rompu le commerce... j'ai châtié Urbain, je l'ai menacé de toute ma colère ; je respectais encore assez cette misérable pour ne pas lui parler de ses torts ; j'imaginais qu'en contenant l'un des deux, l'autre n'oserait faiblir... ma bonté m'a séduit, elle m'a trompé ; arrête-t-on jamais une femme qui veut se perdre ! J'ai continué de les surveiller l'un et l'autre... c'est Camille qui s'en est chargée ; je ne voulais être instruit que par celle de ses femmes qui l'aimait le plus... qui, ne l'ayant point quittée depuis son enfance, devait naturellement, ou l'accuser le moins, ou la défendre le mieux. C'est de Camille que j'ai su que cette intrigue, commencée à Florence, se continuait dans cette campagne ; j'ai cru dès lors devoir renoncer à toute considération, j'ai cru devoir vous avertir, je l'ai fait. Vous voyez comme elle se défend... que voulez-vous davantage, mon fils, que vous faut-il de plus pour vous contraindre à punir cette malheureuse ?... à venger votre honneur offensé ?

– Camille m'accuse, seigneur ! dit Laurence à Charles, avec autant de surprise que de fierté.

– Il faut l'entendre, dit Antonio, et s'adressant à la duègne : Vous à qui je me suis confié du soin de tout ce que j'aimais... parlez, Laurence est-elle coupable ?

Camille. – Seigneur...

Antonio. – Parlez, vous dis-je, je le veux.

Laurence. – Répondez Camille, je l'exige aussi, quelle preuve avez-vous que je sois coupable ?

Camille. – Madame peut-elle me faire cette question, après ce qu'elle sait elle-même ? Ignore-t-elle, ou ne se rappelle-t-elle plus qu'elle a voulu me charger de cette coupable correspondance, qu'elle m'a dit qu'elle était bien malheureuse de n'avoir pas connu le jeune Urbain avant Antonio, et que, dès qu'il était d'une naissance qui pouvait assortir madame, elle n'eût jamais voulu d'autre époux ?

– Exécrable créature ! dit Laurence en voulant se précipiter sur cette femme, et contenue par Charles, dans quel gouffre de l'enfer vas-tu chercher les calomnies dont tu te souilles ?... Et se présentant à Antonio le sein découvert : Eh bien ! seigneur, punissez-moi... punissez-moi dès l'instant, s'il est vrai que je sois aussi coupable qu'on ose me peindre à vos yeux... Voilà mon cœur, plongez-y votre poignard, ne laissez pas subsister plus longtemps un monstre qui a pu vous trahir à ce point ; je ne suis plus digne que de votre haine et de votre vengeance... Arrachez-moi la vie, ou je vais moi-même prendre ce soin.

Et, en prononçant ces paroles, elle se précipite sur le poignard d'Antonio ; mais celui-ci s'opposant à cette fureur...

– Non, Laurence, non, lui dit-il, tu ne mourras point ainsi, il faut que tu sois réservée à de plus grandes douleurs... que chaque jour ton crime, à tes yeux présenté, te fasse mieux sentir l'aiguillon du remords.

Laurence. – Antonio, je ne suis point une adultère ; au même instant où tu m'accuses, une secrète voix te parle en ma faveur... démêle la vérité... informe-toi ; à quelque point que tu me croies un monstre... il en respire ici de plus affreux que moi ; connais-les avant de me condamner, démêle-les avant que de m'ôter ton cœur, et ne me méprise pas avant que d'être mieux éclairci. J'ai été au jardin, accompagnée de la seule Camille ; à peine étais-je arrivée sous le bosquet, qu'un assoupissement surnaturel est venu s'emparer de mes sens... On dit que tu m'as vue... que tu m'as vue dans les bras d'Urbain... que tu as tué Urbain... j'ignore tout... je n'ai éprouvé que des rêves horribles, et le plus profond sommeil.

Charles. – Quelle effronterie ! Camille, auriez-vous plongé, par quelque philtre, votre maîtresse dans cette léthargie dont elle n'a pu se défendre ?... Urbain... le malheureux Urbain, dénué de toute espèce de fortune, vous a-t-il proposé de faire la vôtre pour obtenir de vous ce service ? et vous y êtes-vous prêtée ?

Camille. – Quelque fortune que m'eût offert Urbain, seigneur, et m'eût-il rendue maîtresse d'un empire, eussé-je voulu l'obtenir au prix d'une telle infamie ?... mon âge... ma position, la confiance dont on m'honore dans cette maison, mon extrême attachement pour ma maîtresse, tout doit vous répondre de moi sans doute, et si vous cessiez de m'estimer, seigneur, je demanderais à me retirer sur-le-champ.

– Que réponds-tu, perfide ? dit alors Antonio, en lançant des regards furieux sur Laurence, que réponds-tu à ces accusations où règnent la franchise et la vérité ?

Laurence. – Rien, seigneur, prononcez... ce n'était que de votre âme que j'attendais ma défense... Prononcez, seigneur, j'ai tout dit, il me devient impossible d'ajouter à ma justification... tout parle contre moi... Antonio, crédule, aime mieux m'accuser que d'ouvrir les yeux ; Antonio, trompé par tout ce qui l'entoure, aime mieux croire ses plus dangereux ennemis que celle qui l'idolâtrera jusqu'au dernier soupir... je n'ai plus qu'à subir ma sentence... je n'ai plus qu'à prier mon époux... et celui qui aurait dû me servir de père... qui me charge, quand il sait bien que je suis innocente, je n'ai plus qu'à les supplier l'un et l'autre de déterminer promptement mon sort.

– Ah ! Laurence ! s'écrie le jeune Strozzi en regardant encore avec tendresse celle dont il se croyait si vivement outragé, Laurence, est-ce donc là ce que tu m'avais juré dès mes plus tendres ans ?

– Antonio, reprend Laurence avec vivacité, cède au mouvement qui te parle en ma faveur... N'arrête point ces larmes qui mouillent tes paupières, viens les répandre dans mon sein... dans ce sein brûlé de ton amour... viens déchirer, si tu le veux, ce cœur que tu crois coupable, et qu'enflamme toujours ta tendresse... oui, j'y consens, anéantis des jours dont tu ne crois plus l'hommage digne de toi, mais ne me laisse pas mourir dans l'affreuse idée d'être soupçonnée... d'être méprisée de mon époux... Pourquoi Urbain n'existe-t-il plus ?... moins fourbe... peut-être sa candeur... Antonio, que ne peux-tu m'entendre ? pourquoi les expressions sont-elles enchaînées sur mes lèvres ? pourquoi m'accuses-tu par préférence ?... et qui doit t'aimer plus que moi ?

Mais Antonio n'entendait plus ces dernières paroles ; entraîné par son père... convaincu du crime de sa femme, il va prononcer contre elle... il va, trop malheureusement séduit, consentir au malheur de la plus vertueuse et de la plus infortunée des créatures.

– Mon fils, dit Charles, cette jeune personne ne m'a jamais trompé, j'ai reconnu la fourberie de son caractère dès les premiers jours de son hymen. Bien moins ennemi des Médicis que ton oncle, je songeais à finir les troubles qui nous divisent et qui déchirent le sein de la patrie, en te donnant une des nièces de Côme... il est encore temps ; c'est un ange de beauté, de douceur et de vertus ; mais il faudrait deux choses impossibles à obtenir de toi : que tu renonçasses à la vaine ambition qui t'aveugle... que, content d'être le second dans Florence, tu laissasses le trône aux Médicis, qui, maintenant soutenus par l'empereur, le conserveront infailliblement, et que tu susses te venger du monstre qui t'outrage.

– L'immoler !... moi, mon père, immoler Laurence !... elle qui, malgré son crime, semble m'aimer encore avec autant d'ardeur !

– Homme faible, des sentiments feints pour te mieux tromper peuvent-ils t'en imposer toujours ? Si Laurence t'aimait, t'aurait-elle trahi ?

– La perfide, je ne lui pardonnerai de mes jours !

– Et, dans ce cas, peux-tu la laisser vivre ? dois-je le souffrir moi-même ? puis-je permettre qu'une femme qui te déshonore trouve un asile dans ma maison ?... et cette postérité que j'attends de toi... que je désire, qui doit faire ma consolation... peux-tu t'y soustraire, mon fils ?... il te faut une femme... il t'en faut une absolument, et ne pouvant en avoir deux, il faut donc sacrifier celle qui t'outrage à celle de qui nous devons attendre notre mutuel bonheur. Que la femme que tu prendras soit le lien par lequel je voulais enchaîner la discorde et terminer nos différends, ou qu'une autre te convienne mieux, de toute manière, il te faut une épouse ; ce devoir irrésistible est l'arrêt de Laurence.

– Mais pouvons-nous prononcer seuls sur le sort de cette coupable ?

– Assurément, dit Charles, il est inutile de publier notre infamie ; et, d'ailleurs, la politique des princes sur cette matière peut-elle jamais être celle des peuples ? qu'espères-tu de Laurence aujourd'hui ? revient-on jamais à la vertu, quand on s'est précipité si jeune dans le vice ? elle ne vivrait que pour perpétuer ton déshonneur, que pour multiplier tes chagrins, que pour te rendre chaque jour la fable et le mépris de nos compatriotes... Si tu règnes, Antonio... élèveras-tu sur le trône de Florence celle qui souilla ton lit ? Pourras-tu présenter à l'hommage des peuples celle qui ne sera digne que de leur mépris ? Et cet amour que les sujets accordent si volontiers aux enfants de leur maître, oseras-tu l'exiger pour le résultat des honteuses amours de ta perfide épouse ? Si les Florentins viennent à découvrir que l'enfant du Strozzi qu'ils auront couronné n'est que le fruit illégitime de l'intempérance de sa mère, t'imagines-tu qu'ils en feront leur prince après toi ? Tu prépares dans tes États des discussions certaines, des révolutions inévitables, qui feront incessamment rentrer ta famille dans le néant dont tu ne l'auras sortie qu'un jour. Ah ! renonce à tes projets d'ambition, si tu ne peux offrir au peuple, sur lequel tu prétends régner, une compagne qui en soit aussi digne que toi ! Mais que m'importent ta honte et ta flétrissure ! languis, languis en paix dans les fers où cette misérable te captive, aime-la criminelle et coupable, respecte-la, t'accablant de sa haine et de son mépris... sois vil aux yeux de toute l'Europe, mais bannis de ce cœur faible l'ambition qu'en vain tu voudrais allier avec tant de bassesse ; des sentiments de grandeur et de gloire peuvent-ils naître dans une âme de boue ? Flétris-toi seul au moins, n'exige point que je partage ton déshonneur, n'imagine pas de m'y envelopper, je saurai fuir la présence d'un fils si peu digne de moi... expirer loin d'une infamie qu'il n'eut pas la force de venger15.

De fausses larmes vinrent prêter encore plus d'énergiec aux épouvantables discours de Charles. Antonio se laissa convaincre... Laurence n'était plus sous ses yeux, tout la peignait infidèle ; il signa son arrêt. Il fut convenu, entre le père et le fils, que Camille serait chargée du soin de plonger la coupable dans l'éternelle nuit du tombeau ; on statua que sa mort serait publiée comme le fruit d'une maladie ; qu'Antonio irait finir la campagne commencée sous les ordres de son oncle, et qu'au retour, les deux frères conviendraient d'un nouveau mariage. Antonio aurait bien voulu voir encore une fois sa malheureuse épouse avant que de partir ; un mouvement secret, dont il n'était pas maître, paraissait l'entraîner invinciblement vers cette victime infortunée de la scélératesse de Charles, mais il y résistait, son père avait soin de ne pas le quitter, et de le raffermir s'il chancelait. Antonio partit sans voir Laurence, il s'éloigna, fondant en larmes... tournant à chaque instant ses yeux sur le triste château qui allait servir de cercueil à celle qu'il avait tant aimée... à celle qui était plus que jamais digne de tous les sentiments de son cœur.

– Eh bien ! Camille, dit Charles dès qu'il se vit certain du fruit de son forfait, elle nous appartient maintenant... Ton imagination comprend-elle ce qui peut résulter de la situation où je la place ?... et l'art avec lequel je me suis défait, par les mains de mon fils, de ce complice maladroit, qui ne pouvait plus que me nuire ; qu'en penses-tu ? Mais écoute-moi, Camille, et continue de me servir avec le même zèle, si tu veux jouir de la fortune certaine que je t'assure, je ne veux pas devoir Laurence à la force ; ce triomphe est trop faible pour mon cœur outragé : je veux la contraindre à me supplier d'être à elle... je ne me rendrai qu'à ses instances, je veux qu'elle m'en fasse... Écoute-moi, Camille, je vais tout t'expliquer, tu vas voir combien ton secours m'est encore nécessaire. Laurence adore Antonio ; c'est par cet amour même, que tu dois te garder de détruire, que je vais l'obliger à me tout accorder. Il faut nourrir l'espoir dans ce cœur tout de feu ; ton soin sera de l'embraser sans cesse ; nous allons consigner Laurence dans une prison de mon château... L'arrêt de son mari, dirons-nous, la condamne à la mort, ce n'est que par pitié que nous l'y soustrayons. Laurence, devant périr, trouvera ce sort doux, en comparaison de celui qui lui était destiné ; là, tu l'entretiendras sans cesse de la possibilité de calmer son mari, et de faire éclater un jour son innocence aux yeux d'Antonio ; tu t'excuseras de lui avoir servi de délatrice, tu te rejetteras sur ce que tu as été toi-même dupe de tout ; en un mot, tu tâcheras de regagner sa confiance... elle ne verra que toi, cela ne sera pas difficile. Tu ne cesseras de m'offrir comme le seul conciliateur qui puisse jamais réussir à lui rendre un jour le repos qu'elle a perdu. Elle te fera part de mes prétentions sur elle ; elle n'a pas osé les dire à son mari, elle te les avouera, Camille ; de ces aveux-là mêmes naîtront tes séductions. Eh bien ! diras-tu, voilà les moyens de briser vos fers ; ne résistez point aux vues de Charles, enchaînez-les par l'attrait des plaisirs, et ne doutez pas qu'un jour lui-même ne conduise Antonio à vos genoux. Tu attiseras surtout cette flamme dont elle brûle pour son mari, tu lui proposeras de te charger de ses lettres, tu modéreras toujours, en un mot, avec art, et cet amour pour mon fils, et la soumission que j'exige d'elle ; de cette manière, mes vues seront remplies ; elle m'invoquera pour finir son supplice, elle m'accordera tout pour revoir Antonio, elle exigera même que je me satisfasse, afin de la rendre plus tôt à son époux... et voilà le but de mes désirs.

Camille, aussi pervertie que son maître, ne s'effraya nullement de ces exécrables desseins ; ces monstrueux discours ne la firent point frémir... Stupide et méchante créature, qui ne sentait pas que les armes qu'elle allait aiguiser pouvaient la percer elle-même, et qu'avec un scélérat comme Strozzi... (elle venait de le voir)... le complice avait autant à craindre que la victime ! Elle ne le vit pas, ou ne l'aperçut que trop tard ; c'est une permission de la providence, que l'aveuglement qui accompagne toujours le crime ; et cette sécurité de celui qui s'y livre devient l'arrêt du ciel, qui venge la nature.

Une prison est aussitôt préparée pour Laurence ; Camille voulait qu'elle fût affreuse, Charles s'y oppose :

– Non, dit-il, ménageons nos coups par politique, ne frappons les plus forts qu'au besoin ; je veux que Laurence trouve dans sa cellule tous les meubles qui peuvent adoucir sa situation ; elle y sera splendidement servie, rien ne lui manquera.

Tout étant prêt dès le même soir, Strozzi, qui brûle d'être assuré de sa conquête, entre chez sa belle-fille, et lui déclare qu'il est muni de l'ordre de son mari de la faire mourir dans un bain.

– Dans un bain, seigneur ?... ce supplice est-il bien affreux ?

– C'est le moins douloureux de tous.

– Oh ! qu'importe, qu'importe ! je n'ai plus de malheur à craindre, je n'ai plus de tourments à redouter ; la perte du cœur d'Antonio était le seul qui pût m'anéantir, je l'ai éprouvé dans toute son horreur ; la vie m'est indifférente aujourd'hui, je consens à la perdre... Mais vous qui connaissiez aussi bien mon innocence, d'où vient qu'il vous a plu de m'accuser... de me couvrir de calomnies ? pourquoi donc avez-vous souffert les atrocités de Camille ?

– Dès que vous eûtes connu mes désirs, que vous leur eûtes résisté avec tant de rigueur, pûtes-vous imaginer un instant que ma vengeance ne vous écraserait pas ?

– Vous me trompâtes donc bien cruellement, quand vous m'assurâtes que vos épreuves n'étaient que des pièges à ma vertu, dont le lustre ressortait avec plus d'éclat ?

– Ces récriminations deviennent superflues, il faut céder à votre étoile.

– Ainsi donc je suis votre victime ! C'est donc vous seul qui me sacrifiez... vous dont j'attendais des secours dans mes jeunes ans, vous qui deviez assurer mes pas dans le sentier de la sagesse, vous qui deviez me tenir lieu du tendre père que m'ont ravi mes malheurs... c'est vous, cruel, qui, parce que je n'ai plus d'appui dans le monde, qui, parce que je n'ai pas voulu céder au crime, allez barbarement trancher mes tristes jours !... (et poursuivant avec des larmes) hélas ! j'aurai bien peu vécu sans doute... assez pourtant pour connaître les hommes et pour détester leurs horreurs... Ô mon père ! mon père ! daignez sortir du sein des morts... que mes accents plaintifs puissent ranimer vos cendres, venez protéger encore une fois votre malheureuse Laurence... venez la contempler sur le bord du cercueil, où tous les crimes réunis contre elle la font descendre au printemps de ses jours... Vous l'éleviez, disiez-vous, pour s'asseoir sur un des plus beaux trônes de l'Italie, et vous n'avez fait que la vendre à des bourreaux.

– Un moyen s'offre encore, pour vous sauver de l'infortune.

– Un moyen ? quel est-il ?

– Vous ne m'entendez pas, Laurence ?

– Ah ! beaucoup trop, seigneur... mais n'espérez rien de l'état où vous me réduisez... non, n'en attendez rien, Strozzi ; je mourrai pure et innocente... digne de toi, mon cher Antonio ; cette idée me console, et j'aime mille fois mieux la mort à ce prix, qu'une vie infâme, qui m'avilirait à tes yeux.

– Eh bien ! Laurence, il faut me suivre.

– Ne pourrais-je pas jouir des derniers adieux de mon époux ?... Pourquoi n'est-ce pas lui qui me donne la mort ? elle serait moins affreuse pour moi, si je la recevais de sa main.

– Il n'est plus ici.

– Il est parti... sans me voir... sans écouter ma justification... sans me permettre d'embrasser ses genoux !... il est parti, me croyant coupable !... Ô Charles... Charles ! vous n'avez plus la possibilité d'un tourment qui puisse déchirer mon cœur avec autant de furie... Frappez... frappez sans crainte ! Antonio me méprise... je n'ai plus que la mort à désirer, je la demande, je l'exige... C'est au linceul à recevoir mes larmes, c'est à la tombe à les engloutir... (et après un accès de douleur affreux) Seigneur, continua cette infortunée, me sera-t-il permis d'avoir au moins en expirant le portrait d'Antonio sous mes yeux ?... Ce portrait peint par Raphaël, dans des temps plus heureux pour moi... cette image chérie que j'adore, et qui me rend aussi bien ses traits... pourrai-je fixer mes derniers regards sur elle, et mourir en l'idolâtrant ?

– Ni ce portrait, ni la vie ne vous seront enlevés, Laurence, je vous dis qu'il faut me suivre, mais non pas à la mort.

– Que ce soit au trépas, plutôt qu'à l'infamie, seigneur ; souvenez-vous que je préfère la mort aux traitements indignes que vous me destinez, sans doute.

– Entrez, Camille, dit Charles avec tranquillité, entrez, et conduisez vous-même votre maîtresse dans l'appartement qui lui est destiné, puisque sa défiance de moi est encore plus affreuse au moment même où je lui sauve la vie.

Laurence suivit Camille, et ne vit pas sans étonnement le nouveau séjour qu'on lui destinait...

– Que veut-on faire de moi, s'écrie-t-elle, et pourquoi m'enfermer ? Je suis innocente ou coupable : je ne mérite rien dans le premier cas ; dans le second, je suis un monstre qu'il ne faut pas laisser vivre un instant.

– Que cette indulgence ne vous étonne, ni ne vous afflige, madame, répondit la duègne ; je ne la vois que comme un augure très favorable pour vous ; Charles, devenu le maître de votre destinée, Charles, qu'Antonio avait supplié de vous donner la mort, n'imagine ce moyen, sans doute, que pour adoucir votre époux... que pour vous donner le temps de faire éclater votre innocence, et vous remettre ensuite avec lui.

– Ce ne sont point là les desseins de Charles... et quelle confiance puis-je prendre, d'ailleurs, en celle qui les interprète... en celle qui n'a payé mes bontés pour elle que par d'affreux mensonges et des calomnies ?... Perfide créature ! toi seule es la cause de mes maux... ce n'est qu'à toi seule que je dois ma perte... quelles horreurs ne sont pas sorties de ta bouche ! comment as-tu pu agir aussi indignement avec moi ?

– J'ai pu être trompée moi-même dans beaucoup de choses, madame ; tout ceci est une énigme qu'il n'appartient qu'au temps de résoudre ; que l'avenir seul vous occupe, songez que vous pouvez beaucoup, que vos jours, votre bonheur... que tout est en votre puissance... songez-y... vous aimez Antonio, vous pouvez le revoir... ô Laurence, Laurence ! je n'en puis dire davantage ; adieu.

Laurence, très agitée, passa huit jours dans cette situation, sans entendre parler ni de Camille, ni de son beau-père ; elle était servie par un vieillard qui ne la laissait manquer de rien, mais duquel il était impossible de tirer aucune sorte d'éclaircissements. Son état fut cruel pendant cette première partie de ses malheurs ; la crainte, l'inquiétude... le désespoir, surtout, de ne plus se trouver peut-être à même de prouver son innocence, le regret (à tel prix que cela eût pu être) de ne l'avoir pas fait éclater assez quand elle le pouvait, et d'avoir été contenue par des considérations trop délicates pour que le barbare qui la sacrifiait eût pu les sentir, tels étaient les sentiments confus qui la déchiraient tour à tour, tel était le chaos d'idées où flottait son imagination ; l'infortunée se noyait dans ses larmes, elle les faisait couler, avec une joie amère, sur ce portrait charmant d'un époux trop crédule, trop prompt à l'accuser, et qu'elle n'adorait pas moins.

Comme rien encore ne lui était refusé, elle profita, dans des moments de calme, de ses talents, pour adoucir ses maux ; elle fit, de sa main, la copie de ce portrait si cher, et transcrivit de son sang, au bas, ces vers que Pétrarque, son auteur favori, avait faits pour celui de Laure16 :

 

Pero ch'a vista ella17 si mostra unile,

Promettendomi pace nell' aspetto

Ma poi ch' i' vengo a raggionare con lei ;

Benignamente assai par che m'ascolte ;

Se risponder sapesse a' detti miei.

Pigmalion, quanto lodar' ti dei

Dell' imagine tua se mille volte

N'avesti quel ch'i' sol' una vorrei !

PÉTR., Son. 57.

 

Camille parut le neuvième jour, et trouva sa maîtresse dans un grand abattement ; elle lui fit sentir, avec toute l'adresse dont sa fausseté la rendait susceptible, que le seul moyen qui pût lui rester de rompre ses fers, et d'être rendue à son mari, était de céder aux désirs de Charles :

– Que ses titres vis-à-vis de vous ne vous effrayent point, madame, continuait cette sirène ; ce crime n'existe que par le mélange du même sang, mais ce ne sont ici que des liens de convention, vous ne tenez à Charles que par alliance. Ah ! croyez-moi, ne balancez point ! vous connaissez Charles, il n'est que trop certain qu'Antonio l'a laissé maître de vos jours, et je ne vous réponds pas des effets de sa vengeance, si vous continuez à l'irriter par des refus.

Mais aucun sophisme ne réussit ; ces indignes propos révoltèrent Laurence, elle brava toutes les menaces, et rien ne put la déterminer.

– Camille, répondait en pleurant la jeune épouse de Strozzi, vous m'avez assez plongée dans le malheur, ne cherchez pas à m'y engloutir. De tous les fléaux qui m'écrasent, le plus affreux pour moi serait de manquer à mon époux ; non, Camille, non, je ne conserverai point mes jours au prix d'un pareil crime. De toute façon, il faut que je périsse, mon arrêt est prononcé, je ne le sens que trop, la mort ne sera rien pour moi si je la reçois innocente, elle me serait horrible si j'étais coupable.

– Vous ne mourrez pas, Laurence... vous ne mourrez pas, je vous le jure, si vous accordez à Charles ce qu'il exige de vous ; je ne vous réponds de rien sans cela.

– Eh bien ! à supposer que je fusse assez faible pour céder à tes odieuses instances, et que je payasse ma liberté de mon honneur, t'imagines-tu, malgré tes affreux raisonnements, que j'oserais m'offrir à mon époux, souillée d'un crime aussi abominable ?... En venant d'être la maîtresse du père, aurais-je le front de devenir la femme du fils ? Crois-tu que cette horreur serait longtemps ignorée de lui ? Fussé-je même parvenue à vaincre toutes mes répugnances, de quel œil me verrait Antonio, quand il aurait su mon ignominie ? Non, non, encore une fois, Camille, j'aime mieux mourir honorée de lui, que de m'y conserver par une action faite pour mériter son mépris ; c'est le cœur, c'est l'estime de mon époux qui font le charme de ma vie, toute la douceur en serait troublée, si je n'étais plus digne de l'un et de l'autre ; dût-il même ignorer ce que j'aurais fait d'affreux pour me rendre à lui, le trouble horrible de ma conscience ne me laisserait pas goûter un seul instant de calme : j'expirerais de même, et dans un désespoir dont il aurait bientôt connu la source.

Ce ne fut pas sans d'affreux accès de fureur que Charles apprit le peu de succès des sollicitations de Camille ; les obstacles conduisent à la cruauté dans une âme comme celle de Strozzi.

– Allons, dit Charles, changeons de route : ce que je n'obtiens pas de la ruse... des tourments me le vaudront peut-être ; l'espoir la soutient, ses chimères la consolent : il faut, en la traitant avec sévérité, anéantir toutes ses illusions... elle me détestera, que m'importe ?... elle me hait déjà... Camille, il faut la mettre dans une prison plus affreuse, il faut lui ôter toutes les douceurs dont elle jouit maintenant, lui arracher surtout ce portrait où elle puise les forces qui l'engagent à me résister, qui la console et la fortifie dans ses maux... il faut lui rendre enfin sa situation si funeste, doubler tellement le poids de ses fers, qu'elle y succombe, ou qu'elle m'implore.

La cruelle Camille exécute sur-le-champ les ordres de son maître, on traîne Laurence dans une chambre où pénètrent à peine les rayons du soleil, elle y est revêtue d'une robe noire ; on lui annonce qu'on n'entrera chez elle que tous les trois jours, pour lui porter une nourriture bien inferieure à celle qu'elle a eue jusqu'alors. Ses livres, sa musique, les moyens de tracer ses idées, tout lui est ravi cruellement ; mais quand Camille demande le portrait, quand elle veut l'enlever des mains de sa maîtresse, Laurence pousse des cris effrayants vers le ciel.

– Non, dit-elle, non ! ne m'ôtez pas ce qui peut calmer mon sort ! au nom de Dieu, ne me l'arrachez pas ! prenez mes jours, vous en êtes les maîtres, mais que j'expire au moins sur ce portrait chéri ; mon unique consolation est de lui parler... de le baigner à chaque instant de mes larmes... Ah ! ne me privez pas du seul bien qui me reste... je lui peins mes maux, il m'entend... son doux regard les adoucit, je le pénètre de mon innocence, il la croit ; un jour, rendu à mon époux, il lui dira ce que j'ai souffert... A qui m'adresserais-je, si je ne l'avais plus ? Ô Camille, ne m'enlevez pas ce trésor !

Les ordres étaient précis, il fallut les exécuter ; le portrait s'arrache de force, et Laurence s'évanouit. Tel est l'instant où Charles ose venir contempler sa victime...

– La perfide ! s'écrie-t-il, en tenant dans ses mains le portrait qu'on vient de lui remettre... le voilà donc, l'objet qui captive son cœur... qui l'empêche de se rendre à moi !

Et jetant au loin ce bijou :

– Mais que dis-je, hélas ! que fais-je, Camille ? Sera-ce en la tourmentant que je pourrai fléchir sa haine ?... Comme elle est belle... et comme je l'idolâtre !... Ouvre les yeux, Laurence, ose croire un moment ton époux à tes pieds, laisse-moi jouir de l'illusion... Camille, pourquoi ne saisirais-je pas cet instant ?... qui empêche ?... Non, non, je veux exciter son courroux encore mieux, ne pouvant allumer son amour. Elle ne serait pas assez malheureuse, si je n'en triomphais que dans les bras du sommeil.

Charles se retire ; Camille, à force de soins, ranime les sens de sa maîtresse, et l'abandonne à ses réflexions.

Quand Laurence voit Camille entrer le troisième jour ensuite, elle étend les bras vers cette furie, elle la conjure d'obtenir sa mort.

– Pourquoi veut-on me conserver plus longtemps, dit-elle, puisqu'il est sûr que je n'accorderai jamais ce qu'on exige de moi ? Qu'on abrège mes jours, je le demande avec insistance, ou, surmontant à la fin les principes de religion qui m'ont retenue jusqu'ici, je me détruirai certainement moi-même ; mes maux sont trop affreux pour que je puisse les endurer plus longtemps ; dites à Charles, qui se plaît à me faire souffrir, que le bonheur qu'il goûte est prêt à s'éteindre, que je le supplie de m'en sacrifier les derniers instants, en me plongeant tout de suite au tombeau.

Camille ne répond que par de nouvelles séductions ; il n'est rien qu'elle ne mette encore en usage ; elle développe près de sa jeune maîtresse la plus adroite éloquence du crime, mais sans réussir ; Laurence persiste à demander la mort, et seulement quelques secours religieux, si l'on veut les lui accorder. Charles, prévenu par Camille, ose rentrer dans ce lieu d'horreur.

– Plus de pitié ! dit-il à sa victime, mais apprends que tu ne périras pas seule ; il est là, ton indigne époux, et le sort qui l'attend est le même que celui qui va t'arracher la vie, sa mort précédera la tienne ; adieu, tu n'as plus qu'un instant à vivre...

Il se retire. Dès que Laurence est seule, elle se livre aux égarements les plus affreux...

– Cher époux ! s'écrie-t-elle, tu mourras, mon bourreau me l'a dit ; mais ce sera du moins près de moi... tu sauras peut-être que j'étais faussement accusée ; nous volerons ensemble aux pieds d'un Dieu qui nous vengera ; si le bonheur n'a pu luire à nos yeux sur la terre, nous le retrouverons dans le sein de ce Dieu juste, toujours ouvert aux malheureux... Tu m'aimes, Antonio, tu m'aimes encore, j'ai toujours dans mon cœur ces derniers regards que tu daignas jeter sur moi, quand tu t'arrachas de mes bras... On t'aveuglait, on te séduisait, Antonio, je te pardonne ; puis-je entrevoir tes torts quand mon âme s'occupe de toi ? Elle sera pure, cette âme, elle sera digne de la tienne ; je ne me serai point conservée par un forfait horrible, je n'aurai pas mérité ton mépris... mais s'il était vrai que tes jours fussent au prix du crime qu'on exige... s'il était vrai que je pusse te sauver en cédant... Non, tu ne le voudrais pas, Antonio ! la mort t'effrayerait moins que l'infidélité de ta Laurence... Ah ! renonçons ensemble à ces liens terrestres qui ne nous captivent que sur un océan de douleurs, brisons-les, puisqu'il le faut, et périssons tous deux au sein de la vertu.

Cette infortunée se jette à terre après cette invocation, elle y reste... elle y demeure inanimée, jusqu'à l'instant où son cachot se rouvre.

Cet intervalle avait été rempli par un événement singulier ; Charles s'était déterminé à deux crimes à la fois, à celui de ne pas attendre plus longtemps pour consommer ses projets sur l'épouse de son fils, que la force allait lui soumettre, puisqu'il lui devenait impossible de réussir autrement ; et à celui d'ensevelir la mémoire de toutes ses horreurs en se débarrassant du deuxième complice qui le servait. Il avait empoisonné Camille ; mais cette nouvelle victime n'avait pas plus tôt senti les atteintes du venin, que le remords était venu la déchirer ; profitant de ses dernières forces, elle s'était hâtée d'écrire à Antonio : elle lui dévoilait les trames de son père, lui demandait pardon d'avoir aidé à les ourdir, lui apprenait que Laurence respirait encore, qu'elle était innocente, et lui conseillait de ne pas perdre un instant pour venir l'arracher aux flétrissures et à la mort qui l'attendaient inévitablement. Camille avait trouvé le secret de faire passer sa lettre au camp de Louis, et n'était venue s'étendre sur son lit de mort qu'après avoir calmé sa conscience par cette démarche ; Charles, qui l'ignore, n'en suit pas moins ses desseins ; il se prépare à les exécuter.

Il est nuit ; le scélérat, une lampe à la main, pénètre dans le cachot de sa fille, Laurence est à terre, elle y est étendue presque sans vie ; voilà l'objet... l'objet de la plus tendre compassion sur lequel ce monstre ose soupçonner d'exécrables plaisirs... il contemple cette infortunée... mais le ciel est las de ses crimes : tel est l'instant qu'il choisit enfin pour poser un terme aux exécrations de cette bête farouche... Un bruit affreux se fait entendre... c'est Louis... c'est Antonio, tous deux se précipitent sur ce criminel ; Louis veut le poignarder, Antonio détourne le fer qui menace la vie de l'auteur de ses jours :

– Laissons-le vivre, dit le généreux Antonio, voilà celle qui m'est chère, et je la retrouve innocente ! Laissons exister son bourreau, il sera bien plus malheureux que si nous lui ravissions le jour.

– J'en suis assez pénétré pour ne pas vous laisser cette jouissance, dit le féroce Charles en se poignardant lui-même...

– Ô mon père ! s'écria Antonio, voulant garantir encore une fois la vie de cet infortuné.

– Non, laisse-le, dit Louis, voilà comme devraient périr tous les traîtres ; celui-ci n'eût vécu que pour redevenir encore l'horreur du monde et de sa famille ; qu'il retourne aux enfers dont il ne s'échappa que pour notre malheur, qu'il y retourne effrayer, s'il se peut, les ombres du Styx, par l'affreux récit de ses crimes ; qu'il en soit repoussé comme il l'est de nous : c'est le dernier tourment que je lui souhaite.

Laurence est enlevée de son cachot... à peine peut-elle suffire à la surprise d'un tel événement. Des larmes, dans les bras de son cher époux, deviennent les seules expressions qui lui soient permises, dans l'état violent où elle se trouve.

Des embrassements, des félicitations lui font bientôt oublier ses malheurs, et ce qui les efface entièrement de son âme innocente et pure, c'est la félicité qui l'entoure... c'est le bonheur que répandit sur elle ce vertueux époux, pendant les quarante années que la Toscane put jouir de l'orgueil de posséder encore dans son sein une femme, à la fois si belle, si vertueuse, et si digne, à tant de titres, de l'amour, du respect et de la vénération des hommes.

 

NOTE.

 

C'est peut-être faire quelque plaisir aux amateurs de la poésie italienne que de rétablir en entier ici le 57e sonnet de Pétrarque, dont nous n'avions pu adapter que la moitié à notre sujet ; on y verra que les premiers vers de ce sonnet prouvent la vérité de la note placée au bas c'était à l'occasion de ce sonnet que le Vasari disait :

« Quel bonheur pour un peintre quand il peut se rencontrer avec un grand poète ! Il lui fera un petit portrait qui ne durera qu'un certain nombre d'années, parce que la peinture est sujette à toute sorte d'accidents, et il aura pour récompense des vers qui dureront toujours, parce que le temps n'a point de prise sur eux. Simon fut fort heureux de trouver Pétrarque à Avignon. Un portrait de Laure lui a valu deux sonnets qui le rendront immortel ce que toutes ses peintures n'auraient pu faire. »

Et voilà comme, dans le siècle de la renaissance des arts, ceux qui les cultivaient savaient établir entre eux une juste hiérarchie et se rendre une mutuelle justice ; trouverait-on cette bonne foi... cette précieuse candeur aujourd'hui ?

Voici le sonnet dont il s'agit, avec une traduction littérale en vers français ; elle est bien loin d'atteindre à son original mais les gens de lettres savent que la poésie italienne ne se traduit point.

 

SONNET.

 
 

Traduction.

 

1 C'est Léon X, de la maison de Médicis, dont il s'agit ici.

2 Sade a hésité sur l'ouverture de cette nouvelle. Il en a rédigé plusieurs débuts : « L'an 1538 fut celui de la plus grande élévation de la maison des Strozzi, rivale de celle des Médicis », « Les neuf années qui s'écoulèrent de 1528 à 1537 furent celles où la maison Strozzi se trouva au plus haut degré de grandeur » (fo 309). Il a préféré rappeler en un paragraphe la concurrence des intérêts européens en Italie. Les « marchands de laine » sont les Médicis (qui étaient plutôt des banquiers) et, si les personnages sont à peu près exactement situés, la chronologie de Sade est de pure fantaisie, don Philippe en particulier (le futur Philippe II) n'ayant que cinq ans et nulle possession dans la péninsule au moment où Alexandre de Médicis devient (en 1532) duc de Florence et épouse une des filles naturelles de Charles Quint.

3 De 1528 à 1537.

4 L'esprit. Maxime qui rappelle celle des moralistes classiques, en particulier la maxime 102 de La Rochefoucauld : « l'esprit est toujours la dupe du cœur », nuancée par Marivaux : « L'esprit est souvent la dupe du cœur » (Le Cabinet du philosophe, 1734). Chez les femmes, « l'esprit n'est jamais que le résultat des syncopes du cœur » dit encore un libertin dans Aline et Valcour (t. V, p. 350) tandis que le héros sensible s'effraie de ce que « les travers de l'esprit » ne trouvent pas toujours de digue « dans les qualités du cœur » (t. V, p. 256). Les débats moraux dans Eugénie de Franval reprennent cette opposition du cœur et de l'esprit.

5 Charles Quint.

6 Il ne faut pas oublier qu'alors, ces pages, sortis des plus grandes maisons, se trouvaient souvent parents de leurs maîtres.

7 Espèce de sapin commun dans les Alpes et dans l'Apennin, singulièrement triste et sombre.

8 Cette habitation n'est point prise dans le pays des chimères : l'auteur l'a vue et décrite sur les lieux mêmes ; elle est à quatre milles au nord de Valombroza9, dans la même forêt ; elle n'appartient plus aux Strozzi.

9 Valombroza. L'abbaye de Vallombrosa (Vallée sombre) est située à une trentaine de kilomètres à l'est de Florence.

10 Métaphysique de l'amour. L'expression est attribuée à Mme de Lambert, elle correspond à ce qu'on a pu nommer la « nouvelle préciosité » du début du XVIIIe siècle. Elle sert d'argument à Sade pour confondre dans une même hargne illusion religieuse et illusion sentimentale. A cette métaphysique, il oppose la formule de Buffon selon laquelle, en amour, seul le physique est bon, qui est citée dans l'idée sur les romans p. 36.

11 Ce fut à Laurent II de Médicis, père d'Alexandre, premier duc de Florence, que Machiavel dédia son ouvrage, intitulé le Prince, livre dont il est ici question.

12 Chap. III.

13 Chap. VI.

14 « Il faut gagner les hommes ou se défaire d'eux : ils peuvent se venger des offenses légères, mais non des offenses graves », Le Prince Folio, p. 44. Sade tire sans doute le second précepte des remarques de Machiavel sur le Syracusain Hiéron qui « abandonna ses anciennes amitiés, s'en fit de nouvelles » (p. 60). De telles remarques avaient déjà retenu l'attention de Frédéric II dans L'Anti-Machiavel : « Hiéron se défit de ses amis et de ses soldats, qui l'avaient aidé à l'exécution de ses desseins ; il lia de nouvelles amitiés et il leva d'autres troupes. Je soutiens, en dépit de Machiavel et des ingrats, que la politique d'Hiéron était très mauvaise, et qu'il y a beaucoup plus de prudence à se fier à des troupes dont on a expérimenté la valeur, et à des amis dont on a éprouvé la fidélité, qu'à des inconnus desquels l'on n'est point assuré. » Le Prince est lu le plus souvent au XVIIIe siècle comme une apologie du crime. « Machiavel n'avait pas besoin de tant se tourmenter pour enseigner une politique artificieuse et corrompue. Les hommes, méchants sans maîtres, ont pratiqué sa morale longtemps avant qu'il eût écrit », affirme Young dans Les Nuits (t. II, p. 19). Aussi Sade qui lit Le Prince en prison en 1780, y fait-il fréquemment référence. Dolmancé dans La Philosophie dans le boudoir, le président de Blamont dans Aline et Valcour, Jérôme dans La Nouvelle Justine le citent pour se débarrasser de leurs complices. Saint-Fond, Henri de Prusse se réclament du machiavélisme en politique...

15 Sade dans une première version manuscrite, insérait une justification de l'uxoricide et faisait citer par Charles en exemple les droits du sultan sur son harem : « Une femme n'est que l'esclave de son mari... » (fo 326).

16 Ce portrait de la belle Laure fut fait par le célèbre Simon de Sienne, élève du Giotto, que l'on peut regarder, après le Cimabué, comme le restaurateur de la peinture à Florence ; ils furent, l'un et l'autre, les premiers qui firent reffeurir en Italie cet art, inconnu depuis les beaux siècles de Rome. Simon, pour plaire à son ami Pétrarque, multiplia beaucoup les portraits de Laure ; il la peignit à Avignon, dans l'église de Notre-Dame-de-Dons : elle y est représentée vêtue de vert, et délivrée du dragon par saint Georges. On la voit également à Florence, dans l'église de Santa Maria Novella ; une petite flamme lui sort de la poitrine, elle est de même vêtue de vert, avec des fleurs mêlées dans sa robe, et au nombre des femmes représentant les voluptés de ce monde. Simon la peignit encore à Sienne : là elle est en vierge, et c'est ce qui fit dire à quelques imbéciles, que l'objet célébré par Pétrarque était la Sainte Vierge, mensonge absurde, suffisamment détruit de nos jours : ce n'était pas la Vierge que célébrait Pétrarque, mais Laure sous les traits de la Vierge18.

17 Ce féminin a rapport à l'image, et non pas à Laure, à qui s'adressait Pétrarque ; on n'a rien voulu changer au texte.

18 Le poème de Pétrarque, la note infrapaginale la traduction et la note finale proviennent des Mémoires sur la vie de Pétrarque que l'oncle du marquis, l'abbé de Sade, commence à publier en 1764. Ce dernier présente Simon de Sienne d'après Vasari. Il ajoute : « Soit que Simon, en faisant le portrait de Laure, se fût tellement rempli l'imagination de ses traits que son image se présentait à lui toutes les fois qu'il se proposait de peindre une belle femme, soit qu'il voulût obliger Pétrarque et lui marquer sa reconnaissance, il peignit Laure en plusieurs occasions, où il s'agissait de toute autre chose que de faire son portrait. On la voit habillée de vert aux pieds de saint Georges à cheval qui la délivre du dragon, dans cette peinture à fresque qui est sous le portique de Notre-Dame de Dons fort maltraitée par le temps. (...) Simon imagina encore de placer Laure dans une peinture qu'il fit dans l'église de Sainte-Marie Novella à Florence (...) On montre à Sienne un tableau de la Vierge fait par le même Simon qu'on dit être encore un portrait de Laure (...) » (t. I, p. 401-402). Le romancier ne précise pas avec son oncle : « On conserve à Avignon dans la Maison de Sade un ancien portrait de Laure qui pourrait bien être une copie de celui que Simon fit à la réquisition de Pétrarque. Dans ce portrait Laure vêtue de rouge, tenant une leur à la main, présente une physionomie modeste, douce et même un peu tendre : c'est à quoi fait allusion le sonnet suivant » (t. I, p. 399).

19 Sur Pygmalion, voir plus loin Eugénie de Franval, p. 315.

20 Ma chère image. L'abbé de Sade traduit : ma belle image.

21 Mémoires pour la vie de Pétrarque, tome I page 400.