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I  Compte rendu de Villeterque dans le Journal des arts, des sciences et de littérature.

 

Livre détestable d'un homme soupçonné d'en avoir fait un plus horrible encore ; je ne sais ni ne veux savoir à quel point ce soupçon est fondé. Un journaliste a le droit de juger les livres et non pas celui d'accuser les hommes. Je dis plus, il doit plaindre celui qui est poursuivi par un soupçon aussi terrible, jusqu'à ce que, déclaré coupable, il soit dévoué à l'exécration publique.

Dans un morceau ayant pour titre Idée sur les romans, et qui précède Les Crimes de l'amour, l'Auteur se propose trois questions à résoudre : Pourquoi ce genre porte-t-il le nom de roman ? – Chez quel peuple devons-nous en chercher la source et quels sont les plus célèbres ? – Quelles sont enfin les règles qu'il faut suivre pour parvenir à l'art de l'écrire ?

Je ne m'arrêterai point aux deux premières questions, qui ont été plusieurs fois et parfaitement traitées, et sur lesquelles, avec une apparente érudition toute remplie d'erreurs, l'auteur divague complètement. Je passe aux principes de ce qu'il appelle à cet égard le perfectionnement de l'art.

« Ce n'est pas, dit l'auteur, en faisant triompher la vertu qu'on intéresse. – Cette règle n'est nullement essentielle dans le roman, elle n'est pas même celle qui doit conduire à l'intérêt ; car lorsque la vertu triomphe, les choses étant ce qu'elles doivent être, nos larmes sont taries avant que de couler ; mais si, après les plus rudes épreuves, nous voyons enfin LA VERTU TERRASSÉE PAR LE VICE, indispensablement nos âmes se déchirent, et l'ouvrage nous ayant excessivement émus, doit indubitablement produire l'intérêt qui seul assure des lauriers. »

N'est-ce pas là réduire en principes le plan de l'infâme ouvrage que l'auteur désavoue ? N'est-ce pas là en repoussant seulement l'infamie attachée à la forme exécrable de ce livre, s'exposer au danger de paraître en adopter les bases premières qui, en dernier résultat, ne présentent que l'intention de montrer LA VERTU TERRASSÉE PAR LE VICE ?

Quelle peut donc être d'ailleurs l'utilité de ces tableaux du crime triomphant ? Ils réveillent dans le méchant ses inclinations malfaisantes, ils arrachent à l'homme vertueux, mais ferme dans ses principes, des cris d'indignation, et à l'homme faible et bon des pleurs de découragement. Ces horribles peintures du crime ne peuvent même servir à le rendre plus odieux ; elles sont donc inutiles et dangereuses.

Ces principes désastreux sont si évidemment faux qu'ils sont démentis par celui même qui les soutient. Dans la nouvelle, ayant pour titre : Eugénie de Franval, l'auteur dit, « En laissant le crime dans l'ombre qu'il recherche, n'est-il pas comme anéanti ? Le scandale est sûr en l'ébruitant ; le récit qu'on en fait éveille les passions de ceux qui sont enclins au même genre de délits. »

Voilà l'auteur en contradiction avec lui-même, et cela doit arriver souvent lorsqu'on soutient des opinions erronées.

Je n'ai pu lire sans indignation ces quatre volumes d'atrocités révoltantes ; on n'est pas même dédommagé du dégoût qu'elles inspirent par le style ; celui de l'auteur, dans cet ouvrage, est pitoyable, toujours hors de mesure, plein de phrases de mauvais goût, de contre-sens, de réflexions triviales. On remarque dans quelques pages des pensées raisonnables et fondées sur des principes de justice, mais elles y sont comme clouées, on sent qu'elles ne tiennent à rien de ce qui les précède ou de ce qui les suit.

Qu'on n'imagine pas qu'un seul crime suffise à l'auteur pour chacune de ses nouvelles ; il les entasse : c'est un tissu d'horreurs. Ici une femme est violée par son fils, elle le tue, elle conduit sa mère à l'échafaud, elle épouse son père, etc. ; là c'est un père qui élève sa fille dans des principes exécrables, vit avec elle, et la détermine à empoisonner sa mère, etc. ; et c'est là cependant ce que l'auteur appelle le perfectionnement de l'art.

Vous, qui écrivez des romans ! ce n'est plus dans le monde, dans le cours des événements qui troublent ou embellissent la vie ; ce n'est plus dans la connaissance parfaite et délicate du cœur humain que vous devez chercher vos sujets : c'est dans l'histoire des empoisonneurs, des débauchés, des assassins, qu'il faut puiser. Montrez-nous des scélérats heureux, le tout pour la plus grande gloire et l'encouragement de la vertu.

Rousseau, Voltaire, Marmontel, Fielding, Richardson, etc., vous n'avez pas fait de romans ; vous avez peint des mœurs, il fallait peindre des crimes. Vous faites aimer la vertu, en nous prouvant qu'elle seule conduit au bonheur ; ce n'est pas cela : vous deviez nous montrer LA VERTU TERRASSÉE PAR LE VICE ; c'est ainsi qu'on instruit et qu'on intéresse. Mais vous n'étiez pas du nombre des élus que la nature a créés pour la peindre ; vous n'avez pas été ses amants dès que celle-ci vous mit au monde. Vous n'avez pas entr'ouvert avec frémissement son sein, pour y chercher son art. Vous n'aviez pas la soif ardente de tout décrire ; vous ne saviez pas donner treize coups de poignard à propos. On ne voit pas dans vos pâles ouvrages, de mères qui étranglent leurs enfants, d'enfants qui empoisonnent leurs mères, de fils qui les violent. Adieu Rousseau, Voltaire, Marmontel, Fielding et Richardson, on ne vous lira plus.

II  L'AUTEUR DES Crimes de l'amour A VILLETERQUE,  Folliculaire1.

 

Je suis convaincu il y a bien longtemps que les injures dictées par l'envie, ou par quelque autre motif plus vil encore, parvenant ensuite à nous par le souffle empesté d'un folliculaire, ne doivent pas affecter davantage un homme de lettres, que ne l'est des aboiements du mâtin de basse-cour, le voyageur paisible et raisonnable. Plein de mépris en conséquence pour l'impertinente diatribe du folliculaire Villeterque, je ne prendrais assurément pas la peine d'y répondre, si je ne voulais mettre le public en garde contre les perpétuelles diffamations de ces messieurs.

Par le sot compte que Villeterque rend des Crimes de l'Amour, il est clair qu'il ne les a pas lus ; s'il les connaissait, il ne me ferait pas dire ce à quoi je n'ai jamais pensé ; il n'isolerait pas des phrases qu'on lui a dictées sans doute, pour, en les tronquant à sa guise, leur donner ensuite un sens qu'elles n'eurent jamais.

Cependant, sans l'avoir lu (je viens de le prouver), Villeterque débute par traiter mon ouvrage de DÉTESTABLE et par assurer CHARITABLEMENT « que cet ouvrage DÉTESTABLE vient d'un homme soupçonné d'en avoir fait un plus HORRIBLE encore ».

Ici, je somme Villeterque de deux choses auxquelles il ne peut se refuser : 1ode publier, non des phrases isolées, tronquées, défigurées, mais des traits entiers qui prouvent que mon livre mérite la qualification de DÉTESTABLE, tandis que ceux qui l'ont lu conviennent, au contraire, que la morale la plus épurée en forme la base principale ; ensuite, je le somme de PROUVER que je suis l'auteur de ce livre plus HORRIBLE encore. Il n'y a qu'un calomniateur qui jette ainsi, sans aucune preuve, des soupçons sur la probité d'un individu. L'homme véritablement honnête prouve, nomme, et ne soupçonne pas. Or, Villeterque dénonce sans prouver ; il fait planer sur ma tête un affreux soupçon, sans l'éclaircir, sans le constater ; Villeterque est donc un calomniateur ; donc Villeterque ne rougit pas de se montrer comme un calomniateur, même avant que de commencer sa diatribe.

Quoi qu'il en soit, j'ai dit et affirme que je n'avais point fait de livres immoraux, que je n'en ferai jamais ; je le répète encore ici, et non pas au folliculaire Villeterque, j'aurais l'air d'être jaloux de son opinion, mais au public dont je respecte le jugement autant que je méprise celui de Villeterque2.

Après cette première gentillesse, l'écrivassier entre en matière ; suivons-le, si le dégoût ne nous arrête pas ; car il est difficile de suivre Villeterque sans dégoût : il en fait éprouver pour ses opinions, il en fait naître pour ses écrits, ou plutôt, pour ses plagiats, il en inspire... N'importe, un peu de courage.

Dans mon Idée sur les romans, le très ignare Villeterque assure qu'avec une apparente érudition, je tombe dans une infinité d'erreurs. Ne serait-ce pas encore ici le cas de prouver ? Mais il faudrait avoir soi-même un peu d'érudition pour relever des erreurs en érudition, et Villeterque, qui va bientôt prouver qu'il n'a même pas connaissance des livres scolastiques, est bien loin de l'érudition qu'il faudrait pour prouver mes erreurs. Aussi se contente-t-il de dire que j'en commets, sans oser les relever. Certes, il n'est pas difficile de critiquer ainsi ; je ne m'étonne plus s'il y a tant de critiques et si peu de bons ouvrages ; et voilà pourquoi la plupart de ces journaux de littérature, à commencer par celui de Villeterque, ne seraient nullement connus, si leurs rédacteurs ne les glissaient dans les poches, comme ces adresses de charlatans lancées dans les rues.

Mes erreurs bien établies, bien démontrées, comme on le voit, sur la parole du savant Villeterque, qui n'ose pourtant en citer une, l'aimable folliculaire passe à mes principes, et c'est ici où il est profond, c'est ici où Villeterque tonne, foudroie : on ne tient point à la finesse, à la sagacité de ses raisonnements ; ce sont des éclairs, c'est de la foudre ; malheur à qui n'est pas convaincu, dès qu'Aliboron-Villeterque a parlé !

Oui, docte et profond Vile stercus, j'ai dit, et je dis encore, que l'étude des grands maîtres m'avait prouvé que ce n'était pas toujours en faisant triompher la vertu qu'on pouvait prétendre à l'intérêt, dans un roman ou dans une tragédie ; que cette règle, ni dans la nature, ni dans Aristote, ni dans aucun de nos poétiques, est seulement celle à laquelle il faudrait que tous les hommes s'assujettissent pour leur bonheur commun, sans être absolument essentielle dans un ouvrage dramatique, de quelque genre qu'il soit. Mais ce ne sont point mes principes que je donne ici ; je n'invente rien : qu'on me lise, et l'on verra que, non seulement ce que je rapporte, en cet endroit de mon discours, n'est que le résultat de l'effet produit par l'étude des grands maîtres, mais que je ne me suis même pas assujetti à cette maxime, telle bonne, telle sage que je la croie. Car enfin, quels sont les deux principaux ressorts de l'art dramatique ? Tous les bons auteurs ne nous ont-ils pas dit que c'était la terreur et la pitié ? Or, d'où peut naître la terreur, si ce n'est des tableaux du crime triomphant, et d'où naît la pitié, si ce n'est de ceux de la vertu malheureuse ? Il faut donc ou renoncer à l'intérêt, ou se soumettre à ces principes. Que Villeterque n'ait pas assez lu pour être persuadé de la bonté de ces bases, rien de plus simple. Il est inutile de connaître les règles d'un art, quand on s'en tient à faire des Veillées qui endorment, ou à copier de petits contes dans les Mille et une Nuits, pour les donner ensuite orgueilleusement sous son nom. Mais si le plagiaire Villeterque ignore ces principes, parce qu'il ignore à peu près tout, du moins il ne les conteste pas ; et quand, pour prix de son journal, il a escroqué quelques billets de comédie, et que, placé au rang des gratis, on lui donne, pour sa mauvaise monnaie, la représentation des chefs-d'œuvre de Racine et de Voltaire, qu'il apprenne donc là, en voyant Mahomet, par exemple, que Palmire et Séide périssent l'un et l'autre innocents et vertueux, tandis que Mahomet triomphe ; qu'il se convainque, à Britannicus, que ce jeune prince et sa maîtresse meurent vertueux et innocents pendant que Néron règne ; qu'il voie la même chose dans Polyeucte, dans Phèdre, etc., etc. ; qu'en ouvrant Richardson, lorsqu'il est de retour chez lui, il voie à quel degré ce célèbre Anglais intéresse en rendant la vertu malheureuse. Voilà des vérités dont je voudrais que Villeterque se convainquît, et, s'il pouvait l'être, il blâmerait moins bilieusement, moins arrogamment, moins sottement enfin, ceux qui les mettent en pratique, à l'exemple de nos plus grands maîtres. Mais c'est que Villeterque, qui n'est pas un grand maître, ne connaît pas les ouvrages des grands maîtres ; c'est qu'aussitôt qu'on arrache la cognée du bilieux Villeterque, le cher homme ne sait plus où il en est. Écoutons, néanmoins, cet original, quand il parle de l'usage que je fais des principes ; oh ! c'est ici que le pédant est bon à entendre.

Je dis que pour intéresser, il faut quelquefois que le vice offense la vertu ; je dis que c'est un moyen sûr de prétendre à l'intérêt, et sur cet axiome, Villeterque attaque ma moralité. En vérité, en vérité, je vous le dis, Villeterque, mais vous êtes aussi bête en jugeant les hommes qu'en prononçant sur leurs ouvrages. Ce que j'établis ici est peut-être le plus bel éloge qu'il soit possible de faire de la vertu, et, en effet, si elle n'était pas aussi belle, pleurerait-on ses infortunes ? Si moi-même je ne la croyais pas l'idole la plus respectable des hommes, dirais-je aux auteurs dramatiques : Quand vous voudrez inspirer la pitié, osez attaquer un instant ce que le ciel et la terre ont de plus beau, et vous verrez de quelle amertume sont les larmes produites par ce sacrilège ? Je fais donc l'éloge de la vertu, quand Villeterque m'accuse de rébellion à son culte ; mais Villeterque, qui n'est pas vertueux sans doute, ne sait pas comment on adore la vertu. Aux seuls sectateurs d'une divinité appartient l'accès de son temple, et Villeterque, qui n'a peut-être ni divinité ni culte, ne connaît pas un mot de tout cela. Mais quand, la page d'ensuite, Villeterque assure que penser comme nos grands maîtres, qu'honorer comme eux la vertu, devient une preuve indubitable que je suis l'auteur du livre où elle est le plus humiliée, on avouera que c'est là où la logique de Villeterque éclate dans tout son jour. Je prouve que sans mettre en action la vertu, il est impossible de faire un bon ouvrage dramatique ; je l'élève, puisque je pense et que je dis que l'indignation, la colère, les larmes doivent être le résultat des insultes qu'elle reçoit ou des malheurs qu'elle éprouve, et de là, selon Villeterque, il s'ensuit que je suis l'auteur du livre exécrable où l'on voit précisément tout le contraire des principes que je professe et que j'établis ! Oui, certes, tout le contraire ; car l'auteur du livre dont il s'agit ne semble prêter au vice de l'empire sur la vertu que par méchanceté... que par libertinage ; dessein perfide, duquel sans doute il n'a pas cru devoir retirer aucun intérêt dramatique, tandis que les modèles que je cite ont toujours pris une marche contraire, et que moi, tant que ma faiblesse m'a permis de suivre ces maîtres, je n'ai montré le vice dans mes ouvrages que sous les couleurs les plus capables de le faire à jamais détester, et que si, parfois, je lui ai laissé quelque succès sur la vertu, ce n'a jamais été que pour rendre celle-ci plus intéressante et plus belle. En agissant par des voies opposées à celles de l'auteur du livre en question, je n'ai donc pas consacré les principes de cet auteur ; en abhorrant ces principes, et m'en éloignant dans mes ouvrages, je n'ai donc pas pu les adopter ; et l'inconséquent Villeterque, qui imagine prouver mes torts, précisément par ce qui m'en disculpe, n'est donc plus qu'un lâche calomniateur qu'il est important de démasquer.

Mais à quoi servent ces tableaux du crime triomphant, dit le folliculaire. Ils servent, Villeterque, à mettre les tableaux contraires dans un plus beau jour, et c'est assez prouver leur utilité. Au surplus, où le crime triomphe-t-il, dans ces nouvelles que vous attaquez avec autant de bêtise que d'impudence ? Qu'on m'en permette une très courte analyse, seulement pour prouver au public que Villeterque ne sait ce qu'il dit, quand il prétend que je donne dans ces nouvelles le plus grand ascendant au vice sur la vertu.

Où la vertu se trouve-t-elle mieux récompensée que dans Juliette et Raunai ?

Si elle est malheureuse dans la Double Épreuve, y voit-on le crime triompher ? Assurément non, puisqu'il n'y a pas un seul personnage criminel dans cette nouvelle toute sentimentale.

La vertu, comme dans Clarisse, succombe, j'en conviens, dans Henriette Stralson ; mais le crime n'y est-il pas puni par la main même de la vertu ?

Dans Faxelange, ne l'est-il pas plus rigoureusement encore, et la vertu n'est-elle pas délivrée de ses fers ?

Le fatalisme de Florville et Courval laisse-t-il triompher le crime ? Tous ceux qui s'y commettent involontairement ne sont que les effets de ce fatalisme dont les Grecs armaient la main de leurs dieux : ne voyons-nous pas tous les jours les mêmes événements dans les malheurs d'Œdipe et de sa famille ?

Où le crime est-il plus malheureux et mieux puni que dans Rodrigue ?

Le plus doux hymen ne couronne-t-il point la vertu, dans Laurence et Antonio, et le crime n'y succombe-t-il pas ?

Dans Ernestine, n'est-ce pas de la main du vertueux père de cette infortunée qu'Oxtiern est puni ?

N'est-ce pas sur un échafaud que monte le crime, dans Dorgeville ?

Les remords qui conduisent la Comtesse de Sancerre au tombeau ne vengent-ils pas la vertu qu'elle outrage ?

Dans Eugénie de Franval, enfin, le monstre que j'ai peint ne se perce-t-il pas lui-même ?

Villeterque... folliculaire Villeterque, où donc le crime triomphe-t-il dans mes nouvelles ? Ah ! si je vois quelque chose triompher ici, ce n'est, en vérité, que ton ignorance et ton lâche désir de diffamation !

A présent, je demande à mon méprisable censeur de quel front il ose appeler un tel ouvrage une complication d'atrocités révoltantes, quand aucun des reproches qu'il lui prête ne se trouve fondé ? Et cela prouvé, que résulte-t-il du jugement porté par cet inepte phraseur ? De la satire sans esprit, de la critique sans discernement, et du fiel sans aucun motif ; et tout cela parce que Villeterque est un sot, et que, d'un sot, il n'émana jamais que des sottises.

Je suis en contradiction avec moi-même, ajoute le pédagogue Villeterque, quand je fais parler un de mes héros d'une manière opposée à celle dont j'ai parlé dans ma préface. Mais, détestable ignorant, apprends donc que chaque acteur d'un ouvrage dramatique doit y parler le langage établi par le caractère qu'il porte ; qu'alors c'est le personnage qui parle, et non l'auteur, et qu'il est on ne saurait plus simple, dans ce cas, que ce personnage, absolument inspiré par son rôle, dise des choses totalement contraires à ce que dit l'auteur quand c'est lui-même qui parle. Certes, quel homme eût été Crébillon s'il eût toujours parlé comme Atrée ; quel individu que Racine, s'il eût pensé comme Néron ; quel monstre que Richardson, s'il n'eût eu d'autres principes que ceux de Lovelace ! Oh ! monsieur Villeterque, que vous êtes bête ! voilà, par exemple, une vérité sur laquelle les personnages de mes romans et moi, nous nous entendrons toujours, quand il nous arrivera, soit aux uns, soit aux autres, de nous entretenir de votre fastidieuse existence. Mais quelle faiblesse de ma part ! dois-je donc employer des raisons où il ne faut que du mépris ? Et, en effet, que mérite de plus un lourdaud qui ose dire à celui qui partout a puni le vice : Montrez-moi des scélérats heureux, c'est ce qu'il faut au perfectionnement de l'art ; l'auteur des Crimes de l'Amour vous le prouve ! Non, Villeterque, je n'ai ni dit, ni prouvé cela ; et, pour en convaincre, j'en appelle de ta bêtise au public éclairé : j'ai dit tout le contraire, Villeterque, et c'est le contraire qui sert de base à mes ouvrages.

Une belle invocation termine enfin la basse diatribe de notre barbouilleur : « Rousseau, Voltaire, Marmontel, Fielding, Richardson, vous n'avez pas fait de romans, s'écrie-t-il : vous avez peint des mœurs, il fallait peindre des crimes ! » Comme si les crimes ne faisaient pas partie des mœurs, et comme s'il n'y avait pas des mœurs criminelles et des mœurs vertueuses ! Mais ceci est trop fort pour Villeterque, il n'en sait pas tant.

Au reste, était-ce à moi que devaient s'adresser de tels reproches, moi qui, plein de respect pour ceux que nomme Villeterque, n'ai cessé de les exalter dans mon Esquisse sur les romans ? Et d'ailleurs ces mortels perpétuellement loués par moi, et que cite Villeterque, n'ont-ils aussi présenté des crimes ? Est-ce une fille bien vertueuse que la Julie de Rousseau ? Est-ce un homme bien moral que le héros de Clarisse ? Y a-t-il beaucoup de vertu dans Zagid et dans Candide, etc., etc.? Oh ! Villeterque, j'ai dit quelque part que quand on voulait écrire sans aucun talent pour ce métier, il valait beaucoup mieux faire des escarpins ou des bottes : je ne savais pas alors que ce conseil s'adresserait à vous ; suivez-le, mon ami, suivez-le, vous serez peut-être un cordonnier passable, mais à coup sûr vous ne serez jamais qu'un triste écrivain. Eh ! console-toi, Villeterque, on lira toujours Rousseau, Voltaire, Marmontel, Fielding et Richardson ; tes stupides plaisanteries sur cela ne prouveront à qui que ce soit que j'ai dénigré ces grands hommes, quand je ne cesse au contraire de les offrir pour modèles ; mais ce qu'on ne lira sûrement jamais, Villeterque, ce sera vous : premièrement parce qu'il n'existe rien de vous qui puisse vous survivre, et qu'à supposer même que l'on rencontrât quelques-uns de vos vols littéraires, on aimera mieux les lire dans l'original, où ils s'offrent dans toute leur pureté, que souillés par une plume aussi grossière que la vôtre.

Villeterque, vous avez déraisonné, menti, vous avez entassé des bêtises sur des calomnies, des inepties sur des impostures, et tout cela pour venger des auteurs à la glace, au rang desquels vos ennuyeuses compilations vous placent à si juste titre3 ; je vous ai donné une leçon, et suis prêt à vous en donner de nouvelles, s'il vous arrive encore de m'insulter.

D.-A.-F. SADE.

 

III

 

L'auteur du libelle de vingt pages, vomi contre moi, à l'occasion de ma critique d'un de ses ouvrages, LE CIT. DESADE, désavoue, par un écrit que j'ai entre les mains, tout ce qui est offensant pour moi. Ceux qui connaissent cet exécrable libelle, trouveront peut-être que cette réparation n'est pas suffisante ; mais ceux qui en connaissent l'auteur ne douteront pas que c'est la seule que je pouvais parvenir à obtenir de lui. Je ne parle ici ni du titre ni du contenu de ce libelle, par des raisons que ceux qui l'ont lu et qui respectent l'opinion générale doivent approuver.

VILLETERQUE,

ancien militaire et associé de l'Institut national.

Journal des Arts, 15 nivôse an IX

(5 janvier 1801).

 

IV  Compte rendu dans le Journal de Paris.

 

Les Crimes de l'Amour, Nouvelles héroïques et tragiques ; par D.A.F. Sade auteur d'Aline et Valcour. 4 vol. in-12, ornés de grav. – Prix 6fs – A Paris, chez Massé, rue Helvétius, no 580 ; et chez les Mnds de Nouveautés.

Ce recueil de nouvelles est précédé d'une Idée sur les romans, morceau historique et didactique, dans lequel les lecteurs ne donneront probablement pas leur assentiment aux jugements de l'auteur sur le Télémaque, ni à sa diatribe contre l'auteur du Paysan perverti et de La Vie de mon père.

Sade termine sa poétique, par le désaveu formel d'un roman qu'on a la cruauté de lui attribuer, et dont le titre seul suffirait pour salir un journal.

Parmi les Nouvelles de ce recueil, on distinguera la première comme un excellent morceau d'histoire ; elle est remplie d'intentions dramatiques. Peut-être fera-t-il penser que si l'auteur s'en était tenu à l'histoire, ses succès eussent été plus durables.

Ses Nouvelles ont des longueurs ; on pourra les attribuer à la fécondité de l'imagination de l'écrivain. Il en résulte du moins une grande variété dans ses tableaux. Le dernier roman de cette collection est bien sombre. Dans un siècle et dans un pays où il y aurait plus de mœurs, de telles peintures ne serviraient qu'à flétrir l'âme en pure perte.

Mais l'auteur a sans doute pensé que cette teinte nous convenait encore pour quelque temps, puisque dans ce genre, la réalité parmi nous continue à surpasser la fiction.

Journal de Paris, 6 brumaire an IX

(28 octobre 1800).

V  Compte rendu dans La Décade philosophique.

Les Crimes de l'amour, par D.A.F. Sade, auteur d'Aline et Valcour.

Fidèle aux principes qu'il a établis dans Aline et Valcour, D.A.F. Sade continue d'attribuer à l'amour, presque tous les crimes qui déshonorent l'espèce humaine. On (je ne dis pas il) l'avait déjà fait dans un ouvrage qu'il était destiné à notre siècle de produire : ouvrage infâme dont on n'ose même répéter le titre, tout décent qu'il paraît. L'auteur des Crimes de l'Amour a fait une dénégation solennelle de cette infernale production. Malheureusement dans tous ses ouvrages, il est question et toujours question des crimes de l'amour dans ceux qu'il nie, comme dans ceux qu'il avoue, ce sont toujours les crimes de l'amour ! Voilà sans doute ce qui a fait attribuer le premier à l'auteur des autres. Quand on voit les mêmes principes, la même morale, le même style, on a quelque droit de porter ce jugement. Je plains bien sincèrement D.A.F. Sade, d'être dans le cas de se justifier.

La Décade philosophique, littéraire et politique,

30 frimaire an IX

(21 décembre 1800).


1 On appelle journaliste un homme instruit, un homme en état de raisonner sur un ouvrage, de l'analyser, et d'en rendre au public un compte éclairé, qui le lui fasse connaître ; mais celui qui n'a ni l'esprit, ni le jugement nécessaire à cette honorable fonction, celui qui compile, imprime, diffame, ment, calomnie, déraisonne, et tout cela pour vivre, celui-là, dis-je, n'est qu'un folliculaire ; et cet homme, c'est Villeterque. (Voy. sa feuille du 30 vendémiaire an IX, no 90.)

2 C'est ce même mépris qui me fit garder le silence sur l'imbécile rhapsodie diffamatoire d'un nommé Despaze, qui prétendait aussi que j'étais l'auteur de ce livre infâme que pour l'intérêt même des mœurs on ne doit jamais nommer. Sachant que ce polisson n'était qu'un chevalier d'industrie, vomi par la Garonne pour venir stupidement dénigrer à Paris des arts dont il n'avait pas la moindre idée, des ouvrages qu'il n'avait jamais lus, et d'honnêtes gens qui auraient dû se réunir pour le faire mourir sous le bâton ; parfaitement instruit que cet homme obscur, ce bélître, n'avait durement forgé quelques détestables vers que dans cette perfide intention, des effets de laquelle le mendiant attendait un morceau de pain, je m'étais décidé à le laisser honteusement languir dans l'humiliation et l'opprobre où le plongeait incessamment son barbouillage, craignant de souiller mes idées en les laissant errer, même une minute, sur un être aussi dégoûtant. Mais comme ces messieurs ont imité les ânes qui braient tous à la fois, quand ils ont faim, il a bien fallu, pour les faire taire, frapper sur tous indistinctement. Voilà ce qui me contraint à les tirer un instant, par les oreilles, du bourbier où ils périssaient, pour que le public les reconnaisse au sceau de l'ignominie dont se couvre leur front ; et, ce service rendu à l'humanité, je les replonge d'un coup de pied, l'un et l'autre, au fond de l'égout infect où leur bassesse et leur avilissement les feront croupir à jamais.

3 On ne connaît, Dieu merci ! de ce gribouilleur, que des Veillées qu'il appelle philosophiques, quoiqu'elles ne soient que soporifiques ; ramassis dégoûtant, monotone, ennuyeux, où le pédagogue, toujours sur des échasses, voudrait bien qu'aussi bêtes que lui, nous consentissions à prendre son bavardage pour de l'élégance, son style ampoulé pour de l'esprit, et ses plagiats pour de l'imagination ; mais malheureusement, on ne trouve en le lisant que des platitudes quand il est lui-même, et du mauvais goût quand il pille les autres.