An VIII : le calendrier républicain restait officiellement de rigueur, mais le grégorien regagnait du terrain, à l'image de la situation générale du pays. Le décorum révolutionnaire subsistait mais le coup d'État de Brumaire, vécu par les fidèles de 89 et même parfois de 93 comme une consolidation des acquis de la Révolution, apparaissait à beaucoup comme le début du retour en arrière. Les émigrés étaient nombreux à rentrer. Fatigués de ces dix années qui venaient de faire basculer la France d'un monde dans un autre, bien des Français aspiraient au calme que promettent les régimes forts et les uniformes au pouvoir, quitte à frémir par procuration au récit des exploits militaires, sur des champs de bataille, les plus éloignés possible, ou à la lecture de romans noirs, situés également par-delà les frontières.
Que pouvait penser le badaud qui, l'été ou l'automne de l'an VIII, apercevait ce livre nouveau, à la devanture du libraire Massé, rue Helvétius, ci-devant rue Sainte-Anne, ou, à deux pas, chez l'un de ses confrères du Palais-Royal : Les Crimes de l'amour, nouvelles héroïques et tragiques ? Le titre ni le sous-titre n'avaient de quoi trop le surprendre. Ils lui promettaient un frisson d'inquiétude sinon banal, du moins connu, pouvait-il croire. Depuis deux siècles, les recueils d'histoires tragiques s'étaient succédé et la mode venait de s'en renouveler dans les dernières années du XVIIIe siècle. Au XVIe siècle, c'était l'Italie qui avait donné l'exemple de récits sanglants. Sous le Directoire, il venait d'outre-Manche et, les romans d'Ann Radcliffe ou de Lewis suscitant une floraison d'imitations, tout un imaginaire traditionnel était écoulé sous le label anglais. Les critiques associaient ce goût de leur temps pour la terreur à l'épisode révolutionnaire que les Français venaient de vivre. Les crimes de l'amour auraient relayé ceux du pouvoir.
En feuilletant les quatre volumes du libraire Massé, l'acheteur savait que l'attendait un double dépaysement, historique et géographique. Onze nouvelles l'entraîneraient vers les guerres religieuses ou dynastiques des XVe et XVIe siècles, avant de le ramener dans le présent, le feraient voyager en Angleterre et en Italie, puis plus loin dans le Nord jusqu'en Suède, plus loin dans le Sud jusque dans une Espagne marquée par la présence arabe. La France elle-même, dans ce contexte littéraire, se mettait à ressembler aux paysages lointains et le présent prenait certains reflets inquiétants du passé. Aux marches du pays, les Ardennes et la Forêt-Noire étalaient leur zone d'ombre ; dans son cœur même, les recoins du Massif central échappaient au contrôle des forces de l'ordre – fussent-elles royales, républicaines ou bientôt impériales. Ces décors appelaient des conspirations et des paroxysmes. D'innocentes victimes seraient séquestrées dans des châteaux isolés, des désirs impatients briseraient les règles de la décence.
D.A.F. Sade, auteur d'Aline et Valcour : le nom d'auteur sur la couverture pouvait ne rien dire à notre acheteur, ni lui rappeler le roman qui, cinq ans plus tôt, entrelaçait un drame familial dans l'Ile-de-France et les aventures de deux amants traversant le continent africain à la recherche l'un de l'autre. Mais une lecture particulièrement attentive du recueil de nouvelles devait lui faire soupçonner ce qui se racontait dans les milieux littéraires parisiens et ce que les critiques ne se firent pas faute de répéter dans leurs feuilletons. Cet homme de lettres, cet honnête D.A.F. Sade était l'auteur de romans parfaitement scandaleux, publiés anonymement durant les années révolutionnaires : Justine en 1791, La Philosophie dans le boudoir en 1795, La Nouvelle Justine, suivie de l'Histoire de Juliette, sa sœur en 1797, autant de livres dont on ne voulait même pas prononcer le nom.
L'accumulation des crimes commis involontairement par Mlle de Florville ou tout à fait volontairement par Eugénie de Franval, dans deux des nouvelles du recueil, n'est pas sans faire songer au mouvement de surenchère qui anime l'histoire des deux sœurs, Justine et Juliette. « Reconnais-moi », s'exclame Florville, au comble de la douleur et de l'exaspération, « reconnais à la fois ta sœur, celle que tu as séduite à Nancy, la meurtrière de ton fils, l'épouse de ton père et l'infâme créature qui a traîné ta mère à l'échaufaud ». La voilà incestueuse, meurtrière, infanticide et matricide, malgré elle. « Tu es à la fois parjure, faussaire, incestueux et calomniateur », crie Mme de Franval à son mari, sans savoir que sa mort lui permettra d'ajouter l'assassinat à la litanie de ces crimes. Ce que Florville vit comme une effroyable fatalité est assumé, revendiqué comme un choix de vie par Franval et sa fille. Le crime est source de malheur et de remords pour les uns, les autres en tirent gloire et jouissance. La même différence oppose l'honnête Justine et Juliette l'impudique. Elle transmue le calvaire de la première en une prestigieuse carrière pour la seconde, alors que le détail de ce qu'elles subissent l'une et l'autre n'est pas si différent.
Le romancier exotérique des Crimes de l'amour se contente d'effacer les traces trop visibles de ce qui fait le scandale d'œuvres ésotériques comme Justine : la crudité des descriptions sexuelles et le triomphe du crime au dénouement Justine finissait frappée par la foudre qui est désormais réservée au pire incestueux et criminel : « La foudre qui s'est tue jusqu'à cet instant, étincelle dans les deux et mêle ses éclats aux bruits funèbres qu'on entend. » Elle couronne le destin de celui qui, tel Don Juan, a choisi la transgression systématique. Aucun sévice n'est épargné à Justine et à ses compagnes de malheur. Il suffit de quelques allusions dans Les Crimes de l'amour pour savoir que Mme de Franval appartient à la même race des victimes. « Inondée de ses larmes, dans l'abattement de la mélancolie, ses beaux cheveux négligemment épars sur une gorge d'albâtre », elle ressemble « à ces belles vierges que peignit Michel-Ange au sein de la douleur ». Marquée par la religion, elle est vouée à la passivité et à la souffrance. Ce que les romans ésotériques – certains diront pornographiques – énumèrent dans la lumière crue de leurs orgies, est évoqué ici dans le demi-jour et au détour d'une phrase. Nous entrevoyons l'épouse martyre « évanouie et en sang sur le seuil de la porte d'une de ses femmes », puis « renversée aux pieds de Franval, ses mains saignantes », nous apprenons enfin qu'elle rendit l'âme « dans des supplices impossibles à dire ». Il n'en faut pas plus pour imaginer le pire ; la figure rhétorique distingue deux types d'écriture, explicite ou implicite.
Les nouvelles des Crimes de l'amour ne représenteraient-elles qu'une version édulcorée de la grande danse de mort sadienne, de son rituel de sperme et de sang ? La critique moderne les a longtemps boudées, fascinée par les textes tétanisés dans la violence. L'effort de Sade pour se soumettre à la décence minimale requise pour une publication non clandestine, lui permet des effets discrets sans doute, mais non moins forts, littérairement. « A l'heure indiquée, il fit trouver la femme et la fille de ce malheureux. Tout était bien fermé du côté de la place, de manière qu'on ne voyait, dans l'appartement où il tenait ses victimes, rien du latin qui pouvait s'y passer » : telle est la scène des Cent vingt journées de Sodome qui précède immédiatement le viol des victimes au moment où leur père et mari meurt sur l'échafaud. Sade la réutilise dans Ernestine, mais, s'il ne nous décrit plus ce qui se passe précisément dans l'appartement et sur la place publique, d'autres détails apparaissent qui alourdissent l'atmosphère. Ernestine arrive dans une pièce : « ce salon, assez vaste, donnait sur la place publique ; mais les fenêtres étaient closes absolument de ce côté : une seule, sur les derrières, faiblement entrouverte, laissait pénétrer quelques rayons, à travers les jalousies baissées sur elle, et personne n'était dans cette pièce quand Ernestine y parut ». L'univers du roman est emblématiquement fermé sur lui-même, celui de la nouvelle fait jouer l'ombre et la lumière, le visible et l'invisible, le dicible et l'indicible. L'angoisse et l'espoir, également, pour parler en termes psychologiques. Les détails du décor y prennent un relief, un pouvoir évocateur, absents de la cruauté chirurgicale des Cent vingt journées.
Les personnages acquièrent un frémissement et une ambiguïté dont pouvait se passer l'abstraction des orgies et des tortures. Justine et Juliette étaient dès les premières pages figées dans leur rôle respectif L'amour effleurait, il est vrai, la vertueuse Justine, prête à s'éprendre du sodomite marquis de Bressac ; un mouvement de pitié échappait bien également à Juliette ; mais ce n'était que des tentations fugitives et sans lendemain. Si plusieurs des figures des Crimes de l'amour relèvent du même manichéisme, en revanche le brigand Tranche-Montagne ne renonce pas, dans son repaire des Cévennes, à toutes les politesses du baron de Franlo. Son amour pour celle qu'il a choisi d'épouser ne se démentira jamais. Elle-même, d'abord révulsée d'horreur à l'idée de basculer dans le monde des hors-la-loi, semble se résigner sans trop de peine à vivre parmi eux et donne toute satisfaction à son brigand de mari. Les regrets qui l'accablent ensuite, délivrée et rendue à ses parents, sont-ils seulement d'avoir écouté son ambition, sans que s'y mêle le souvenir de Franlo ?
Le châtiment confère à Oxtiern ou à Franval une complexité qui manquait à leur personnage de scélérat. Tout-puissants, la naissance et la fortune leur avaient permis de réaliser leurs désirs les plus fous. Les résistances du réel les meurtrissent avec la brutalité du refoulé. Franval, qui collectionnait les crimes, voit converger vers lui tous les châtiments, il est au même moment frappé dans sa fortune, dans son corps, dans l'objet même de sa passion, sa fille. La société et la nature se déchaînent contre lui. Oxtiern également passe d'un absolu du crime à un absolu du malheur : il est plongé vivant dans l'obscurité des mines. On entend la voix de l'auteur dans la dénonciation de ce juste châtiment : « La prison d'un homme dédommage-t-elle la société des maux qu'il lui a faits ? » L'emprisonnement permet de confondre les méchants et leurs victimes. « Il n'y a point de situation dans le monde qui puisse se comparer à celle d'un prisonnier, dont l'amour embrase le cœur. » C'est Herman, séparé d'Ernestine, qui parle ici, mais les plaintes de tous les emprisonnés – pour de bonnes ou de mauvaises raisons – finissent par se ressembler. Sade poursuivi autrefois pour ses frasques se pose en philosophe victime d'une nouvelle inquisition. Et quand Laurence, la chaste amoureuse de la nouvelle italienne, prisonnière de son beau-père, se voit arracher ses livres, ses cahiers, et jusqu'au portrait de son fiancé, comment ne pas y entendre un écho de l'expérience vécue par Sade, arraché de la Bastille en 89 pour une autre geôle et laissant derrière lui ses livres, ses manuscrits surtout, le rouleau des Cent vingt journées en particulier ?
Jean Paulhan ne nous avait-il pas prévenus ? Sade s'identifie aux victimes aussi bien qu'aux bourreaux. Il est des paroxysmes et des convulsions où, par-delà le plaisir et la souffrance, on ne distingue plus les uns des autres. Fantasmatiquement ou littérairement parlant. De part et d'autre de Laurence et Antonio, « l'océan de voluptés » où le libertin florentin veut plonger le héros, ressemble à « l'océan de douleurs » où croit se perdre l'héroïne. Tel est aussi le dénouement d'Eugénie de Franval, quand le héros, au milieu d'une nature en désordre, finit dans un orgasme de sang : « son sang impur coule sur la victime et semble la flétrir bien plus que la venger ». Fin moralisante ? voire. La décence des Crimes de l'amour a des perversités qu'ignorait la crudité de Juliette ou des Cent vingt journées.
Le propre de l'écriture sadienne est de ne savoir s'arrêter. Elle doit sans cesse se dépasser. Son mouvement la porte à vouloir toujours dire plus, soit dans le pléonasme, soit dans la litote. Les Infortunes de la vertu est à l'origine un conte philosophique vottairien qui souligne ironiquement le décalage entre les valeurs prônées par la morale officielle et les réalités de la société. Justine ou les malheurs de la vertu puis La Nouvelle Justine vont noircir le trait, détailler les violences, multiplier les agressions. Le texte s'enfonce dans l'outrance, laissant encore place, pourtant, à une surenchère possible. Alors que les libertins se livrent sous nos yeux à tout ce qui peut – et ne peut pas – se faire, il leur faut parfois s'enfermer dans un cabinet, nous claquer la porte au nez, pour nous contraindre à imaginer pire. Ou, du moins, à supposer un pire imaginable.
Le mouvement est inverse dans Aline et Valcour ou dans Les Crimes de l'amour. L'écrivain recherche un surcroît d'effet dans une retenue de l'écriture. Le brouillon d'Eugénie de Franval montre comment il procède. Une première version évoquait les leçons de volupté données par le père à sa fille : « Franval lui en apprit tous les mystères, il lui en traça toutes les routes (...). Elle aurait voulu le recevoir dans mille temples à la fois. » Cette première version développait ensuite l'émotion du complice qui a obtenu le droit d'admirer la jeune fille dans sa nudité : « L'encens vola aux pieds du dieu dont le sanctuaire lui était interdit. » Ces phrases représentent me formulation moyenne. Des métaphores convenues, plus précisément religieuses (le temple, l'encens, le sanctuaire) disent les réalités du sexe. Au-delà, on passerait du figuré au propre – si l'on peut dire – et on obtiendrait un langage pornographique. En deçà, c'est le texte imprimé des Crimes de l'amour qui résume toute la scène incestueuse dans ces seuls mots : « telle est l'époque où Franval voulait consommer son crime : Frémissons !... il le fut », et la scène avec Valmont, le complice, par une phrase : « Tout était disposé pour satisfaire Valmont ; et son tête-à-tête eut lieu près d'une heure dans l'appartement même d'Eugénie. » En choisissant de supprimer deux passages encore trop explicites, Sade s'autocensure et explore, du même coup, les pouvoirs du langage classique. Il lui suffit de faire remarquer que Mme de Franval partage tous les désirs de son mari pour rappeler, à qui sait entendre, quels ils sont. Deux, trois occurrences de sang suggèrent les grandes boucheries des Cent vingt journées, mais la focalisation diffère. La scène avec Valmont s'achevait comme une pièce de théâtre : « Une gaze tombe, il faut se retirer. » Or la gaze, c'est aussi l'euphémisme du langage classique.
L'excès fonctionne finalement comme la retenue. La Nouvelle Justine cite La Mettrie : « On dit mieux les choses en les supprimant, on irrite les désirs, en aiguillonnant la curiosité de l'esprit sur un objet en partie couvert, qu'on ne devine pas encore, et qu'on veut avoir l'honneur de deviner. » Le texte conclut : « Tels sont les motifs de la gaze que nous jetons sur les scènes que nous ne faisons qu'annoncer. » Sade sait jouer des différents langages et chacun d'entre eux contient les autres comme un palimpseste.
La meilleure preuve en est que, dans le registre même de la littérature avouable, une intrigue peut donner lieu à deux versions et à deux dénouements. Le motif suédois fournit la matière d'un drame, Oxtiern ou les effets du libertinage (1791, repris en 1799), et d'une nouvelle, Ernestine. Sur scène, le dénouement est heureux : Oxtiern, le libertin, n'a pu faire exécuter l'amant de la jeune fille, ni mener à bien son projet de meurtre de la fille par le père. Dans l'imaginaire romanesque, dans l'espace de la lecture privée, ces deux crimes sont perpétrés, quoique punis ensuite. Le vice peut être frappé sans que la vertu soit heureuse. La morale est sauve dans Oxtiern, l'ambivalence se maintient dans Ernestine. Sur les onze nouvelles du recueil, trois seulement s'achèvent sans sacrifice de la vertu. Mais un dénouement peut toujours en cacher un autre. Laurence et Antonio raconte l'histoire d'un père rival de son fils, La Comtesse de Sancerre celle d'une mère rivale de sa fille. La première nouvelle finit heureusement, selon les canons traditionnels, la seconde fait couler le sang des deux amants. Le lecteur qui passe de l'une à l'autre, prend la mauvaise habitude de soupçonner le malheur derrière la joie et le pire derrière l'anodin. Le choix du sombre et du tragique dans Les Crimes de l'amour permet à Sade de faire miroiter tour à tour les certitudes de la morale et les séductions du libertinage.
L'épopée du désir, dans sa version ésotérique, fait défiler toutes les perversions. Quand il peut aller jusqu'au bout de lui-même, le libertin se révèle cruel, sodomite, incestueux, scatologique. Mais derrière la gaze de la décence, sa cruauté se réduit à quelques voies de fait, jusqu'à la première effusion de sang, et son goût de la transgression se concentre sur l'inceste. Le contexte n'en autorise pas moins une définition précise de cette cruauté que la postérité nommera sadisme ; et sa netteté lui donne la frappe d'une maxime classique : « Les méchants se plaisent au spectacle des maux qu'ils causent, et chacune des gradations de la douleur dont ils absorbent leurs victimes est une jouissance pour eux. » Le ton léger des contes et historiettes, conçus originellement comme le contrepoint des Crimes de l'amour, autorise les références à la sodomie et à l'homosexualité : Attrapez-moi toujours de même ou Il y a place pour deux présentent avec complaisance des prélats ou des précepteurs friands de garçons. Les Crimes de l'amour tirent principalement leurs effets de l'inceste, qui permet d'accéder à la dignité tragique.
Il faut dire que les amours consanguines avaient, sur la scène classique, reçu leurs lettres de noblesse littéraire. La tradition qui remonte au théâtre grec était réactualisée dans les dernières décennies du XVIIIe siècle et faisait de l'inceste un véritable lieu commun. Le goût philosophique et bourgeois pour les robinsonnades, pour les premiers malins du monde multipliait les frères et les sœurs livrés à eux-mêmes, tandis que l'aristocratie, repliée sur soi, vantait une endogamie poussée à l'extrême. Le drame bourgeois semble se nourrir d'incestes, évités de justesse, grâce à quelque adultère ancien. L'œuvre de Beaumarchais n'échappe pas à la règle. La tragédie, des Guèbres de Voltaire (1768) à Abufar de Ducis (1795), la fiction romanesque, de Cleveland de Prévost (1731-1739) à René de Chateaubriand (1802), ont affectionné ces étreintes interdites, mais que la mort ou la révélation d'une identité nouvelle faisait rapidement rentrer dans l'ordre. Le roman libertin, seul, les laissait s'épanouir : qu'on pense à Félicia de Nerciat (1775), au Rideau levé attribué à Mirabeau (1788) ou encore aux œuvres de Rétif qui parvient à confondre les frissons de la transgression et les effusions moralisantes.
Sade orchestre à sa façon ce thème auquel le public était donc habitué. Plus question d'esquive. L'inceste au contraire s'aggrave. Il est double, triple. Dans Florville et Courval, l'héroïne va coucher tour à tour avec son frère, avec le fils qu'elle a eu de lui, puis avec son père. Le meurtre de la mère complète le schéma œdipien. Frémissements et pressentiments n'empêcheront pas la consommation de ces amours. Mais l'héroïne ne survit pas à la prise de conscience. C'est au contraire de l'acceptation lucide, du choix volontaire de l'inceste qu'Eugénie de Franval tire sa force. Le père et la fille savent ce qu'ils font. C'est en toute conscience qu'Eugénie appelle Franval « mon ami. mon frère » et se débarrasse de sa mère. Cette passion transforme un débauché en une figure tragique, jetant son défi aux forces de la société, de la religion et de la nature. La Forêt-Noire, où se cachait le château des Cent vingt journées, sert de cadre à ses feux. La vertueuse belle-famille possède des terres en plaine (en Picardie), celles de Franval réclament les hauteurs et l'obscurité des Ardennes ou de la Forêt-Noire. L'élitisme et le goût de la transgression se mêlent chez lui. Il ne se livre pas à de longues dissertations comme ses pairs de l'Histoire de Juliette, ne fouille pas la Bible, les récits de voyage et les traités philosophiques pour justifier son amour. Il lui suffit de quelques passes d'armes rhétoriques avec le curé venu le prêcher. Débarrassé de ses timidités et de ses excuses théoriques, l'inceste dans Eugénie de Franval atteint à la pureté cristalline du scandale.
Le fascinant est que, sous la plume de Sade, l'intensité ne contredit pas l'ironie. Florville accumule les crimes sans le savoir ; cette surenchère devient une gageure : battre le roman anglais sur son propre terrain. « Cette tendre et aimable épouse lisait un soir auprès de son mari, un roman anglais d'une incroyable noirceur et qui faisait grand bruit pour lors. – Assurément, dit-elle en jetant le livre, voilà une créature presque aussi malheureuse que moi. » Les héros dénudés des fictions libertines feuillettent quelque roman leste ; l'héroïne sombre lit un roman noir. La scène ici hésite entre la mise en abyme et l'autoparodie. L'onomastique d'Eugénie de Franval joue pareillement des références littéraires. Sade donne à Valmont, le complice de Franval, le nom du personnage de Laclos, et à une figure secondaire, le bijoutier Zaïde, celui d'une héroïne de Mme de La Fayette. Eugénie, incestueuse et matricide, emprunte son prénom à La Philosophie dans le boudoir où la jeune héroïne la précède dans les mêmes égarements, tandis que le brave et vertueux curé Clervil reçoit le même nom, phonétiquement, que la pire compagne de Juliette, Clairwill. Tels sont aussi les échos qui circulent entre les deux pans de la création sadienne.
D.A.F. Sade, comme le nomme la page de titre, ne peut s'empêcher de placer tous ces signes qui contredisent son refus officiel d'endosser la paternité de Justine ou de La Philosophie dans le boudoir, textes présentés comme posthumes. Il a pourtant déployé bien des efforts pour se faire accepter, en l'an VIII, par le public. Passé par cette triple épreuve du feu que constituent les années de prison, la condamnation à mort, puis la misère, il se raccroche à l'espoir d'être reconnu comme homme de lettres. Au début de la Révolution, sortant des geôles du roi, il publie sous le manteau Justine ou les malheurs de la vertu et donne au théâtre Oxtiern ou les effets du libertinage. En 1795, l'équilibre est maintenu entre La Philosophie dans le boudoir, ouvrage posthume de l'auteur de Justine et Aline et Valcour qui poursuit la veine d'Oxtiern. Le pornographe récidive en 1797 avec La Nouvelle Justine et il se murmure dans les milieux littéraires qu'il prépare une suite de La Philosophie dans le boudoir, autrement corsée. Dans le reflux idéologique du Directoire, les attaques nominales se multiplient contre un auteur jugé insupportable. Certains se souviennent même que l'auteur de livres scandaleux est le protagoniste de faits divers qui ne le furent pas moins et qui avaient défrayé la chronique en 1768 et en 1772. On avait alors parlé de femmes disséquées vives, d'autres empoisonnées, de rapt et de viol d'enfants... Trente ans plus tard, la folle rumeur d'Arcueil et de Marseille rattrape le malheureux, coupable de quelques peccadilles de grand seigneur. Il ne convient plus de se targuer de son patriotisme, il faut prouver son sérieux d'homme de lettres.
Accusé d'avoir écrit Justine ou les malheurs de la vertu, Sade fait rejouer et publie Oxtiern avec un sous-titre trop parfaitement symétrique pour être honnête : Oxtiern ou les malheurs du libertinage. Il choisit, parmi la cinquantaine de nouvelles qu'il garde depuis la Bastille, onze d'entre elles, d'une incontestable dignité « héroïque et tragique ». Il en épure le style, élimine les mots malsonnants et les scènes trop directement évocatrices. Sur le modèle des recueils de Baculard d'Arnaud ou de Florian, c'est-à-dire selon le principe de la variété géographique et historique des intrigues, il construit Les Crimes de l'amour. En 1784, les Six Nouvelles de Florian réunissaient des nouvelles française, allemande, espagnole, grecque, portugaise et persane ; en 1792, ses Nouvelles nouvelles convoquaient d'autres nationalités. Dans les Épreuves du sentiment, Baculard d'Arnaud mêlait à ce type de nouvelle nationale des anecdotes historiques. Sade, à son tour, fait alterner nouvelles, contes et anecdotes, diversifie les décors et les époques. L'universalité du désir n'en paraît que mieux. Du Moyen Âge à l'époque contemporaine, du Sud au Nord, les mêmes désirs brisent les mêmes freins moraux.
Sade ne se contente pas de soigner la présentation de ses nouvelles, il leur adjoint une Idée sur les romans qui se veut un essai historique sur le genre. L'époque est alors aux synthèses critiques et les tentatives se sont succédé pour définir un genre exclu du Parnasse classique qui s'est imposé comme le principal genre littéraire. On réédite l'ancien Traité de l'origine des romans de Huet, qui date du XVIIe siècle. En 1787, Marmontel avait donné un Essai sur les romans considérés du côté moral, bien timoré. En 1795, Mme de Staël publiait l'Essai sur les fictions : « il y a un ouvrage au monde, c'est La Nouvelle Héloïse, dont le principal mérite est l'éloquence de la passion ; et quoique l'objet en soit souvent moral, ce qui en reste surtout, c'est la toute-puissance du cœur. On ne peut classer une telle sorte de roman : il y a dans un siècle une âme, un génie qui sait y atteindre ». En 1800, Sade n'est pas moins enthousiaste pour Rousseau.
L'Avertissement, composé douze ans auparavant à la Bastille, dont on a gardé le manuscrit, rendait d'abord hommage à Prévost. « Prévost parut et créa, si nous osons le dire, le véritable genre du roman. » Mais de l'Avertissement à l'Idée, Sade reste fidèle à ses admirations : Prévost, Rousseau et les Anglais, Richardson et Fielding. Les critiques modernes se sont étonnés de certaines absences dans le panorama brossé par le romancier. Le silence sur Les Liaisons dangereuses prouverait sa jalousie à l'égard de la réussite de Laclos. Mais il faudrait s'étonner aussi que Sade ne mentionnât ni Jacques le fataliste, ni La Religieuse, révélés au grand public en 1796, qui pouvaient retenir son attention, l'un par la discussion du fatalisme, l'autre par la peinture des amours et des cruautés de couvent. Mais les romans de Laclos et de Diderot sont absents des autres essais sur le genre de l'époque. Le choix de Sade, plus prudent que certaines de ses considérations théoriques, reste celui de son temps.
Alors que la France du Consulat s'apprête à renouer avec le catholicisme, que le vicomte de Chateaubriand fourbit les encensoirs qui vont répandre leur encens pour le Concordat et la sortie, savamment préparée, du Génie du christianisme, Sade réaffirme son athéisme et, comme les idéologues, au même moment, s'interroge sur le besoin d'illusion de l'être humain. « Partout il faut qu'il prie, partout il faut qu'il aime. » La fiction est originellement de l'ordre de la religion et de l'amour, projection des besoins affectifs de l'individu. Mais le philosophe sait que la nature est une force aveugle et que, en amour, seul le physique est bon. Le roman moderne doit trouver son inspiration dans ces révélations de la philosophie. Les deux métaphores qui viennent sous la plume de Sade pour dire l'originalité du roman moderne sont celles du volcan et de l'inceste, c'est-à-dire deux motifs essentiels de son imaginaire. Le volcan, ou les violences d'une nature délivrée d'un finalisme béat ; l'inceste, ou les violences de l'amour délivré des lisières du moralisme. Le mot d'ordre du créateur éclate donc : « Ce sont des élans que nous voulons de toi, et non pas des règles. » Jean Fabre a justement souligné la force de la formule : « Aucun manifeste romantique n'en trouvera de plus concise ni de plus ardente pour dicter au poète son devoir. Le grand naturalisme de Sade soulève finalement l'Idée sur les romans, fait voler en éclats son appareil pédantesque. »
L'effort du recueil et de la préface pour échapper au solipsisme ne relève pas du compromis, ou, pire, de la compromission. Marqué par trente ans d'épreuves, le sexagénaire se plaît à donner au public deux images de grands criminels rachetés par la souffrance, Franval et Oxtiern. Les démêlés de Franval avec sa belle-mère rappellent ceux de Sade avec la présidente de Montreuil, mais il expie au soir de sa vie. Le roi de Suède a eu raison de pardonner ; Oxtiern, libéré, a tenu parole : « mille actions plus généreuses et plus belles les unes que les autres ont réparé ses erreurs, aux yeux de toute la Suède ; et son exemple a prouvé à cette sage nation que ce n'est pas toujours par les voies tyranniques, et par d'affreuses vengeances, que l'on peut ramener et contenir les hommes ». La France sera-t-elle aussi sage que la Suède ?
L'énergie des volcans et des crimes peut être canalisée pour le bien public, le brigand Tranche-Montagne redevenir le baron de Franlo, et le marquis débauché se transformer en un digne citoyen homme de lettres. A cet espoir, ou à cette illusion, la société répond par la voix de Villeterque puis par celle de Dubois, préfet de police. Villeterque refuse d'apercevoir une différence entre Les Crimes de l'amour et Justine, il er dénonce haineusement l'auteur. Le préfet de police signe des ordres de perquisition pour saisir des éditions de Justine et d'arrestation : Sade retourne en prison, une nouvelle fois. Il y passera les quatorze dernières années qui lui restent à vivre Inlassablement, il replongera sa plume dans son double encrier. D'une encre, il achève Les Journées de Florbelle, nouvelle forteresse du crime, dont le manuscrit sera saisi et détruit. De l'autre, il rédige ses grands romans historiques, encore méconnus, La Marquise de Gange, Isabelle de Bavière, Adélaïde de Brunswick.
L'écrivain présentait l'une de ses héroïnes des Crimes de l'amour, Faxelange, comme une « figure romantique ». Ceux qui, dans les décennies suivant sa mort, se réclameront du mot d'ordre romantique, avouent tout bas leur admiration mêlée d'effroi pour une œuvre dont l'inspiration se dissémine dans leurs créations. On ne peut sans doute pas isoler un sillage particulier des Crimes de l'amour. Mais Charles Nodier n'aurait peut-être pas imaginé le couple formé par Jean Sbogar, son brigand-dandy, et la belle Antonia, sans le baron de Franlo et Mlle de Faxelange. Le recueil de 1800 peut être l'un des modèles de Champavert, contes immoraux de Petrus Borel (1833). Sade se gaussait dans l'Idée sur les romans des Contes moraux de Marmontel, Borel proclame son retournement des valeurs et la nouvelle Monsieur de l'Argentière, l'accusateur reprend le scénario cruel du chantage et de la trahison qui entraîne le viol d'Ernestine et la mort de son amant. Laurence et Antonio, scènes d'une Renaissance italienne hantée par les noires leçons de Machiavel, n'est pas sans faire songer aux Chroniques italiennes : Stendhal parle aussi à leur propos d'histoires tragiques. Son idéal de la passion refuse l'apathie sadienne et la froideur du roué. Mais un François Cenci, richissime aristocrate, qui se vante de son athéisme et de ses amours infâmes, se réjouit de la mort de ses fils et violente sa fille, ressemble fort au Charles Strozzi de Sade. Stendhal refuse seulement d'adopter le point de vue du scélérat et de réduire les victimes à l'état de pâles marionnettes.
Après avoir exploré le romantisme, il faudrait interroger le symbolisme et passer en revue les décadents. Les souvenirs de Poe se confondent avec ceux de Sade dans Les Diaboliques de Barbey et dans les Contes cruels de Villiers. « Il est impossible, Monsieur, que le bonheur puisse se trouver dans le crime », affirme, péremptoire, l'antagoniste de Franval. Ramassée, la formule sert de titre à Barbey pour l'une de ses Diaboliques. Dans plus d'un recueil de contes et de nouvelles, Jean Lorrain a signé sa dette à l'égard du divin marquis.
C'est enfin le surréalisme qu'irrigue l'imaginaire des Crimes de l'amour. Il a inspiré à Maurice Heine et Gilbert Lely leur vocation de biographe et d'éditeur de Sade, tandis que Breton, Char et Eluard, pour ne choisir que les plus grands, chantaient la violence qui ouvre « une brèche dans la nuit morale », et la liberté,
Cette liberté
Pour laquelle le feu même s'est fait homme
Pour laquelle le marquis de Sade défia les siècles de ses grands arbres abstraits
D'acrobates tragiques
Cramponnés au fil de la Vierge du désir.
Michel Delon