Épilogue

On ne peut entrevoir l’avenir qu’avec les yeux du présent. Le 2 février 1977, j’avais la certitude de vivre la journée la plus noire de toute ma vie, sans me douter que j’écrivais la première page du roman Un jour la jument va parler… qui allait connaître un succès inespéré.

Un jour la jument va parler… Le titre m’a été inspiré par un récit entendu dans le troisième volet d’une série télévisée consacrée à Henri VIII, roi d’Angleterre. Quand son tristement célèbre mari s’ennuyait, Jeanne Seymour, sa troisième épouse, s’efforçait de le distraire en lui inventant des histoires, dont celle-ci que je me permets de vous raconter de mémoire :

À l’époque où les gens se faisaient justice eux-mêmes, un homme avait été condamné à mort par son riche créancier pour une dette qu’il n’arrivait pas à rembourser : « Si dans un an, jour pour jour, vous ne m’avez pas remis la totalité de l’argent qui m’est dû, vous serez pendu haut et court à la potence que vous voyez au bout de mon champ… »

Puis, se souvenant qu’il était de bon ton d’accorder au condamné un sursis pour permettre à Dieu d’exercer Sa Divine Clémence, le créancier avait ajouté, non sans un brin de dérision : « à moins que la jument ne parle ! »

« Pendez-moi tout de suite ! s’écria le condamné, car je ne pourrai supporter l’angoisse de vivre pendant un an dans l’attente inexorable de la potence ! » « Prends quand même le pari, lui conseilla son meilleur ami, d’ici un an, tu pourrais mourir de mort naturelle, ton créancier pourrait mourir de mort naturelle, tu pourrais faire de bonnes affaires, voire hériter… »

Au bout d’un an, comme rien de tout cela ne s’était produit, l’homme s’apprêtait à monter sur l’échafaud, la mort dans l’âme… quand la jument s’est mise à parler.

Après avoir entendu cette histoire, j’ai adopté l’expression « la jument va parler » chaque fois que je me retrouvais confrontée à un problème difficile à résoudre ; si bien que le titre Un jour la jument va parler… est allé de soi quand j’ai décidé de faire publier mon premier roman.

Dans Un jour la jument va parler… j’ai raconté deux ans de ma vie, en composant des personnages derrière lesquels se cachaient des êtres réels, vivants, qui pouvaient facilement se reconnaître. Certains d’entre eux portaient leur propre prénom, les autres s’appelaient tour à tour complicité, amitié, tendresse, amour… Les années se sont écoulées, mais dans mon cœur le souvenir de chacun est resté intact.

Ce matin, dans mon miroir, j’ai retrouvé, dans les yeux d’une femme vieillissante, l’étincelle qui allumait autrefois le regard d’Élise ; elle me ressemble trop pour que je la renie.

J’ai aimé Gabriel jusqu’à la déchirure. Philippe m’a consolée quand j’en avais besoin. Et l’amour de Gilbert a embrasé ma vie.

Bien sûr, ces trois hommes ne s’appellent pas Gabriel, Philippe ou Gilbert, mais le rôle que chacun d’eux a joué dans ma vie vous a été dévoilé sans tricher.

Follement éprise de Gabriel, j’ai cru durant longtemps que l’amour faisait mal. Je caressais la douleur de l’absence et sublimais les élans passionnés qui me déchiraient le cœur et l’âme : je souffrais, donc j’aimais.

Avec Philippe, j’ai connu l’amitié dans ce qu’elle a de plus profond, de plus sincère. Toujours bon prince, il m’appelait Comtesse et m’aimait en silence, en oubliant parfois qu’une guerre nous séparait.

Puis ce fut le tour de Gilbert, dont l’amour tendre et doux m’est arrivé comme un cadeau ; un amour différent, sans tempêtes tropicales, sans montagnes russes, sans orages, sans déchirements. Un homme qui m’aime autant que je l’aime, profondément, librement, fidèlement, sans retenue, sans méfiance, sans que je lui demande jamais s’il me trouve trop grosse, trop ridée, ou trop vieille.

Les personnages ne grossissent pas, ne se rident pas, ne vieillissent pas. Tapis dans l’ombre, entre les pages, ils s’animent et reprennent leur rôle aussitôt qu’on les y invite. Je vous les ai présentés comme je les ai connus, et vous laisse le soin d’imaginer la suite. Pour vous aider, j’ajouterai

simplement que l’amour de Gilbert ne s’est jamais démenti, que mes amis, hommes ou femmes, me sont restés fidèles, et que Gabriel, enfin sobre, a probablement vécu heureux.

Dans la vraie vie, je fête ce soir la parution de mon huitième roman. Enfermée malgré moi dans ma chambre, j’attends que mon amoureux me fasse signe pour aller retrouver tous ceux que nous aimons : parents, amis, enfants, petits-enfants et arrières petites-filles qui attendent dans le salon. Les plus jeunes jacassent et trépignent d’impatience. J’entends leurs rires, leurs éclats de voix. Soudain, c’est le silence. On frappe deux coups à ma porte :

— Venez, venez, on vous attend, Madame !

Mon amoureux me tend la main, puis me prend dans ses bras et m’embrasse aussi tendrement qu’autrefois. Tant pis pour ceux qui nous attendent. Un dernier baiser furtif, un je t’aime balbutié à l’unisson, et nous quittons la chambre en nous tenant par la main.

La mise en scène vaut le coup d’œil : en plus des chandelles qui enjolivent un énorme gâteau, tous les invités tiennent deux longues bougies dans leurs mains. Un reposoir rien que pour moi ! Avec un peu d’orgueil, je me prendrais pour une sainte…

Impressionné par toutes ces flammes, un de mes petits-fils s’approche de moi :

— Dis, grand-maman, toi, tu es un petit peu vieille, hein ?

— Quand tu auras mon âge, tu verras que ce n’est pas si vieux que ça.

— Mais, quand tu seras vraiment, vraiment vieille, quand tu auras cent ans, par exemple, est-ce que je pourrai encore venir dans ton lit pour que tu me racontes des histoires ?

— Des histoires, dans mon lit, à cent ans ? Si ça te tente, mon amour, pourquoi pas ?

Assise dans ma balançoire rose, blottie contre mon amoureux, je regarde un à un tous nos enfants. Nommons-les une dernière fois : Alexandre, Mélanie, Bernard, Marie-Claude et Annabelle ; chacun d’eux a suivi sa route, en empruntant des sentiers parfois tortueux, parfois raboteux. Avec le temps, ils ont fini par devenir adultes, et je les sens, ce soir, apaisés et heureux. Quand on ne la bâillonne pas, la jument parle pour tout le monde :

Élise, chère Élise, l’heure est venue pour toi de refermer le livre…

Tout va changer ce soir, on prend un nouveau départ… la promesse de Fugain me séduit. La vie n’est que mouvement, que changement. Il est un temps pour vivre et un temps pour écrire, la survie d’un roman appartient aux lecteurs.

Bien affectueusement,

Marcelyne Claudais