Ce que la chenille appelle : la fin du monde

l’Être l’appelle : un Papillon !

R. Bach, Illusions

Versailles… ou la fuite

Mercredi 2 février 1977

C’est ma fête. J’ai 38 ans. J’entrouvre les yeux lentement, il fait soleil et le temps semble doux. Gabriel est déjà levé. Je l’ai entendu tousser et cracher, comme tous les matins ; puis, comme tous les matins, les choses se sont calmées, et je me suis lovée dans un demi-sommeil qui m’incite à rester au lit jusqu’à ce que j’aie trouvé une bonne raison de me lever. Le réveil indique 6 : 52. À sept heures, il va sonner. Je savoure ces huit minutes, seconde par seconde… encore cinq… encore trois… encore une… C’est l’heure ! Alexandre et Mélanie se bousculent dans l’escalier.

— Vos gueules, les enfants !

J’entends la voix de Gabriel et je frissonne. Je n’ai plus le choix, je dois les affronter. Je me lève sans joie, enfile mon plus beau peignoir et fais un détour par la salle de bains pour me coiffer et me brosser les dents : je suis prête ! Je sais qu’ils oublieront que c’est ma fête. Gabriel n’y pense jamais, et les enfants ne s’en souviendront qu’au moment du dîner. Ils reviendront de l’école, piteux, mal à l’aise, et moi je vais souffrir toute la journée.

Élise, chère Élise, tu ne souffriras que si tu le veux.

Or, aujourd’hui, je ne veux pas. Aujourd’hui, je ne souffrirai pas. Je respire profondément et compte jusqu’à dix avant d’entrer dans la cuisine en m’embrassant les mains et en chantant :

« Ma chère Élise, c’est à ton tour, de te laisser parler d’amour ! »

L’effet est foudroyant. Les deux enfants me sautent au cou.

— Bonne fête, maman !

— Bonne fête, maman !

Gabriel s’avance en me tendant les bras. Déjà, de loin, il sent l’alcool.

— Bon anniversaire, mon chérie !

Il m’appelle toujours mon chérie, même en faisant l’amour, même durant nos disputes.

— Veux-tu des confitures ?

— Oui, merci !

Mélanie tartine mes rôties, Alexandre m’apporte un jus d’orange ; j’ai réussi ! Ils peuvent partir en paix pour l’école, je ne pleurerai pas. J’avais le choix ; on a toujours le choix de s’apitoyer sur son sort ou de poser un geste pour se libérer de son angoisse.

Je me sens tout à coup sereine et presque heureuse malgré la situation tendue qui existe entre Gabriel et moi. Il boit trop, je ne le supporte plus. Déjà, à huit heures, il en est à son deuxième gin. Son verre à la main, il descend se réfugier au sous-sol. Je l’entends aller et venir en bousculant tout sur son passage. J’ouvre la radio. Seule dans la cuisine, je feuillette tranquillement le journal en sirotant un deuxième café.

Je ne vais certainement pas rester cloîtrée dans la maison. Il fait trop beau. Je veux me faire belle aussi pour étrenner mes trente-huit ans ! Je retouche ma coiffure, soigne mon maquillage, enfile ma plus belle jupe et choisis mon chemisier préféré.

L’envie me prend de me payer une petite folie : je vais descendre à pied jusqu’au centre d’achats, puis m’attarder à la librairie pour acheter quelques bons livres. Prendre mon temps, parcourir les allées, bouquiner à mon aise ; c’est ma journée, et je me fête !

Gabriel s’apprête également à sortir. C’est l’heure de son pèlerinage quotidien à la sacro-sainte Société des alcools. Tous les matins, à la même heure, il sort acheter son 40 onces… Ce n’est pas une habitude, c’est un rite. Si au moins il en profitait pour faire une petite marche de santé !

— Tabarnak ! Où sont mes bas ?

— Probablement dans ton tiroir.

— Host… de Cal… où sont mes gants ?

— Dans tes poches ou sur la table, près de l’entrée !

Il ferme la porte avec fracas. Mon Dieu, combien de temps encore vais-je pouvoir endurer ça ? J’ai à peine le temps de me poser la question que la porte d’entrée claque à nouveau. Gabriel revient.

— Host… de Cal… de Tabar… Quand les trois jurons se suivent, la situation est grave.

— Qu’est-ce que tu as ?

Impardonnable imprudence, le ciel me tombe aussitôt sur la tête.

— Ah ! tu veux savoir ce que j’ai ? Eh bien, tu vas le savoir ! Le petit crisse n’a même pas été foutu de déblayer l’entrée de garage !

J’essaie de rester douce :

— Il l’a fait, mon amour, je t’assure, mais comme il a neigé et venté toute la nuit… et avec la rafale… la poudrerie…

— Alexandre travaille comme un con parce que tu l’élèves comme un con !

Rouge de colère, Gabriel s’énerve et tape du poing.

— Je t’en prie, chéri, calme-toi !

J’ai dit exactement ce qu’il ne fallait pas dire ! Je le savais pourtant, mais je l’ai dit quand même : Calme-toi… et la corrida commence.

— Je me calmerai si je veux !

Mieux vaut m’enlever de là. Je me dirige vers le vestiaire et attrape mon manteau.

— Où est-ce que tu vas ?

— À la librairie, m’acheter des livres.

— Des livres ! Encore des livres ! C’est tout ce que tu sais faire, lire !

Gabriel est furieux. Il crie et commence sérieusement à me faire peur. Chaque fois que je change de place : il me suit. Il est tout rouge. Il a les yeux exorbités. Il s’engueule avec lui-même. Il s’ambitionne. J’ai peur ! Je me retire dans un coin et reste silencieuse, bien décidée à laisser passer la crise sans ajouter un mot. Mais voilà qu’il se rapproche. Je suis coincée, traquée, prise au piège. Il ne me laisse aucune issue. La violence de son regard me transperce.

— Je vais te mettre du plomb dans la tête !

Il lève le bras, ouvre la main… il va me frapper !

La paume de sa main se rabat violemment sur ma tempe et ma tête cogne contre le mur. Tout se déroule au ralenti. C’est flou. Je vois sa figure cramoisie, sa bouche ouverte, et n’ai plus qu’une idée : me sauver. Il faut faire vite. Je me ressaisis et cours vers la porte, en empoignant mon sac à main qui était resté sur le divan. Gabriel me rattrape. Il se plante devant moi, saisit mon poignet d’une main, et tord le collet de mon manteau de l’autre. Ses yeux me fixent avec une telle rage que j’en frissonne de tout mon corps. Il a la figure boursouflée, il respire fort et son haleine exhale une forte odeur d’alcool. Mon Dieu, aidez-moi !

Soudainement mue par une force insoupçonnée, je regarde à mon tour Gabriel dans les yeux, et lui dis calmement :

— Si tu voulais me faire peur, tu as réussi, mais c’est fini, je n’ai plus peur ! Maintenant pousse-toi, et laisse-moi passer !

Surpris, Gabriel lâche prise. Sans perdre une seconde, je file vers la sortie. Je suis sur le point de refermer la porte, quand Gabriel se retourne et donne un violent coup de poing dans le mur qui sépare la cuisine du salon. Ma collection de porcelaine de Delft vole en éclats ; les assiettes et les vases se fracassent sur le plancher. Figée sur le pas de la porte, j’hésite un instant, déjà prête à retourner réparer les dégâts.

Élise, chère Élise, ta vie vaut plus que de la vaisselle !

Maîtrisant mon chagrin, je relève la tête et sors en refermant la porte tout doucement derrière moi. J’ai les jambes molles, mon cœur bat à tout rompre. J’ai peur. Peur que Gabriel parte à mes trousses. Peur que Gabriel me rattrape. Je me sens pourchassée comme une bête. Affolée, traquée, je me sauve à toutes jambes, en regardant constamment derrière moi. Ce n’est pas vrai, je fais du cinéma. On ne voit ça qu’au cinéma. Dans la vraie vie, ce n’est pas comme ça. Dans la vraie vie, on ne se frappe pas. Dans la vraie vie, on ne se sauve pas ! Je m’enfonce dans un cauchemar… je rêve ! C’est ça, j’ai trouvé, je rêve ! Je rêve et je vais me réveiller : je veux me réveiller !

Je perds pied et me retrouve à plat ventre dans la neige. C’est froid ! Donc, je ne rêve pas. Je tourne ma propre vie, je sauve ma propre peau, et j’ai peur… vraiment peur ! Comment en suis-je arrivée à fuir le seul homme que j’aime ? Comment puis-je craindre à ce point l’être avec qui j’ai partagé presque vingt ans de ma vie ?

J’arrive à l’arrêt d’autobus complètement épuisée. Je n’ai certes plus envie d’aller bouquiner. Je suis perdue. Je ne sais plus quoi faire, ni où aller. J’entre dans une cabine pour appeler Lorraine, ma sœur cadette, et lui propose simplement que nous lunchions ensemble. Elle accepte avec joie. Nous nous rencontrerons à son bureau.

Le bus me mène à la première station de métro. J’ai froid. Je tremble. J’ai mal à mon amour… mon grand amour ! Assise au fond du banc, je me laisse bercer par le mouvement du wagon. Je regarde fixement mon reflet dans la vitre. Je me sens vieille, tout à coup, épouvantablement vieille, comme si la vie me rattrapait subitement. J’ai le cœur gros, je n’arrive plus à retenir mes larmes.

Élise, chère Élise, combien de femmes, avant toi, ont pleuré dans le métro ?

Les inconnus qui m’entourent m’observent avec indifférence. Aucun d’eux ne peut imaginer le drame qui se joue pour la millième fois dans ma tête, parfois en accéléré, parfois au ralenti, pour dédramatiser la situation, pour mieux comprendre.

Je dois m’avouer que la guenille brûlait chez nous depuis un bon moment, mais j’espérais toujours le miracle : un jour, Gabriel finirait par comprendre, un jour Gabriel cesserait de boire, un jour on se retrouverait tous les deux, amoureux et heureux comme avant… comme avant quoi ?

Il y avait parfois, de loin en loin, des moments de tendresse, mais ce n’était plus comme avant… comme avant la colère, comme avant la bouteille. Maudite bouteille !

Lorraine fait les cent pas sur le trottoir. Elle est un peu pressée, nous irons donc luncher tout de suite.

— La cafétéria, ça te va ?

— Ça ira.

Encore fébrile, je lui raconte sans ménagement ce qui vient de se passer. Lorraine se doutait bien que quelque chose n’allait pas, mais jamais elle n’aurait imaginé que la situation était aussi grave.

Nous commandons deux lasagnes, pour la forme. Je n’ai pas faim. Elle n’a plus faim.

— Je ne veux pas retourner à la maison ce soir.

— Veux-tu venir chez nous ?

— Non, pas chez vous, Gabriel pourrait rappliquer.

— Alors, où ?

— Je ne sais pas, peut-être chez Jacqueline…

— Et les enfants ?

— Oh ! Mon Dieu ! J’oubliais les enfants !

Vite un téléphone ! J’appelle à l’école et demande à la secrétaire de leur faire le message de se rendre directement chez Jacqueline après la classe. Mon amie n’est pas encore au courant de mon histoire, mais je sais qu’elle sera la première à nous ouvrir sa porte.

Quand je la rejoins vers quatre heures, Jacqueline me rassure, mes enfants sont au parc avec les siens. Je lui raconte tout rapidement. Elle ne comprend pas ; elle a vu Gabriel, il y a une heure, à peine.

— Tu n’as rien remarqué ?

— Non, il avait l’air normal, très correct, très sociable, comme d’habitude.

— Et il ne t’a parlé de rien ?

— Il m’a simplement demandé si nous avions passé l’après-midi ensemble ; quand j’ai répondu non, il a souri puis il s’est éloigné.

Me sentant vulnérable, Jacqueline me serre fort dans ses bras, puis elle me prend par la taille et m’entraîne dans la cuisine.

— Allez, viens m’aider, je vous garde à souper.

Le temps d’enfiler un tablier et je me retrouve devant une montagne de pommes de terre à éplucher.

— Vous pouvez même rester à coucher, si tu veux !

— Mais…

— Ne t’inquiète pas, on va camper ! Mélanie partagera le grand lit d’Anne-Marie, et Alexandre dormira sur le divan du salon…

— Et moi ?

— Je te réserve le sofa du sous-sol, bien au chaud, près de la cheminée.

Cette invitation me plaît. Demain matin, la situation nous paraîtra plus claire. Gabriel aura eu le temps de réfléchir aux conséquences de son geste, et nous pourrons peut-être avoir enfin une conversation un peu plus calme.

Tout est silencieux. La bûche qui crépite dans l’âtre inonde la pièce d’une chaude couleur rougeâtre. Je n’arrive pas à dormir. Je pense à Gabriel qui ne sait pas où nous sommes, comme il doit s’inquiéter ! C’est absurde ! Comment en sommes-nous arrivés là ? Que s’est-il passé ? Il aura fallu moins de cinq minutes pour tout casser. C’est impossible, ça ne se peut pas, on ne se sépare pas comme ça.

Je repense à ma vie avec Gabriel, à mon amour pour Gabriel. Demain, je vais l’appeler, lui parler tout doucement, lui expliquer. Nous sommes à l’orée d’une ère nouvelle. J’ai la certitude que nous allons sortir vivants de cette tempête pour nous retrouver plus forts et plus amoureux. Nous nous sommes mariés pour le meilleur et pour le pire, nous vivons le pire, mais le meilleur est pour demain. Je connais des couples qui ont survécu à des moments extrêmement difficiles et qui ont finalement repris la route ensemble…

Peu à peu, mes rêves de bonheur prennent toute la place et me grisent. Il fait bon, il fait chaud, je prie un peu : donnez-moi la sérénité… le courage… la sagesse… Quel programme !

J’entends des pas dans l’escalier. Jacqueline s’approche de mon lit tout doucement.

— Dors-tu ?

— Non.

— Tant mieux…

Elle allume une bougie plantée sur un gros morceau de gâteau.

— J’avais oublié de te souhaiter un bon anniversaire !

— C’est pourtant vrai, je n’y pensais plus.

— J’ai apporté deux fourchettes, au cas où…

Je repousse la couverture pour lui faire une petite place dans mon lit, comme lorsque nous étions adolescentes et que nous passions la nuit à ricaner. Mon père criait : Taisez-vous, mes calvettes, je travaille demain matin ! Mais nous étions intarissables. Nous le sommes encore. Appuyées l’une contre l’autre, nous chuchotons, en échangeant des confidences que seule la braise du foyer connaîtra.

***

Les enfants sont partis pour l’école comme tous les matins, mais ils reviendront chez Jacqueline après la classe. D’ici là, je déciderai si nous devons retourner à la maison.

Cette nuit de repos m’a fait du bien. Je me sens plus forte, et mieux en mesure d’agir, mais d’abord je dois téléphoner à Gabriel pour le rassurer et lui laisser savoir où nous sommes.

— Comme c’est bizarre, il n’y a pas de réponse !

Jacqueline me fait remarquer que c’est l’heure de son pèlerinage. J’attends ! J’essaie encore… toujours rien !

— Jacqueline, j’ai peur ! Et s’il s’était suicidé ?

— Bon, ça suffit les drames !

Jacqueline saute dans sa voiture, va faire un détour devant notre maison, puis revient aussi vite.

— L’auto de Gabriel est là ! Et lui aussi, je l’ai vu par la fenêtre !

— Alors, pourquoi ne répond-il pas ?

— Je ne sais pas, essaie encore.

— Rien… toujours rien !

— J’ai l’impression qu’en gardant le silence, il tente de t’attirer dans ses filets.

— Tu crois ?

— J’en suis sûre.

— Qu’est-ce que je fais ?

— Laisse-le languir encore un peu.

Je tourne en rond comme un renard qui craint le piège. Si seulement quelqu’un pouvait me guider. J’ai trouvé ! Je téléphone à Marc-André, le neveu de Gabriel. Il m’invite à luncher. Je le rejoins dans un bistrot, rue Saint-Denis.

— Merci de prendre le temps de m’écouter.

Mon récit ne l’étonne pas. Il connaît bien son oncle, et pense lui aussi que Gabriel fait exprès de ne pas répondre au téléphone, sachant très bien que je vais m’inquiéter et probablement rappliquer.

— Pour l’instant, je te conseille de retourner chez Jacqueline. Après souper, je viendrai te chercher, et nous irons ensemble à Versailles voir si le Roi se meurt !

Dix-neuf heures ! Vingt heures ! Marc-André ne donne toujours pas de nouvelles. Et voilà que je me surprends à attendre encore. Je me réfugie dans un état second qui me coupe les jambes et m’enlève toute capacité de fonctionner. Impossible de lire, impossible de sortir, impossible de dormir : j’attends ! J’attends l’appel, le signal, la cloche, comme à l’école.

Les enfants s’amusent au sous-sol. Jacqueline joue du piano, et moi, recroquevillée sur le divan, je répète en boucle la même scène dans ma tête : Marc-André arrive enfin… nous partons ensemble à Versailles… De loin, j’aperçois Gabriel… Il vient vers moi… m’ouvre ses bras… mais, juste au moment où nos doigts vont se toucher, ma vue s’embrouille et tout recommence.

Chaque fois que le téléphone sonne, je sursaute. Le mari de Jacqueline répond rapidement puis raccroche aussitôt pour ne pas monopoliser la ligne. Il ne faut jamais donner à la personne qui a promis de nous appeler, l’excuse de répondre : J’ai essayé, mais c’était toujours occupé !

Bientôt vingt-deux heures… et Marc-André n’est pas encore arrivé. Je ne sais plus quoi penser. J’ai téléphoné à son bureau, sans succès. Aucune réponse chez lui non plus. Donc, il doit être en route. Mais, peut-être lui est-il arrivé quelque chose ? Peut-être a-t-il eu un accident ?

Élise, chère Élise, combien de fois as-tu appréhendé un accident ?

Chaque fois qu’il tardait, j’avais peur que Gabriel ait eu un accident. Je passais des heures à la fenêtre, surveillais les voitures et tournais la tête aussitôt qu’une auto s’approchait. Gabriel avait eu un accident ! Plus le temps passait, plus j’en étais certaine. Je pleurais, je tremblais, je m’affolais. Je me voyais déjà veuve, ou femme d’un paraplégique. Quand Gabriel arrivait, tard, très tard, je lui sautais au cou en l’embrassant, trop heureuse qu’il soit sain et sauf, qu’il me revienne bien vivant. Pauvre conne ! Il me bécotait, me rassurait :

— Mon pauvre chérie, tu n’aurais pas dû m’attendre, ce n’est pas raisonnable.

— Tu sens l’alcool !

— Tu sais ce que c’est, j’ai pris un verre avec des clients… un gros contrat…

Bien sûr, je savais, je comprenais, je m’excusais même de l’avoir attendu.

— Tu aurais dû te coucher, tu le sais que ça m’inquiète quand tu m’attends comme ça. Non, mais, regarde-toi, ma biche, tu as les yeux cernés. Promets-moi de ne plus veiller aussi tard !

— Quand même, tu aurais pu m’appeler !

— J’ai essayé, mais la ligne était occupée

— C’est impossible !

— C’est ça, traite-moi de menteur pendant que tu y es !

— Je ne te traite pas de menteur, je te dis simplement que personne n’a téléphoné… à part un vendeur de journaux !

— Et il était quelle heure ?

— Dix-neuf heures, je crois…

— C’est ça ! C’est exactement ça ! Dix-neuf ! Je me souviens, j’ai regardé ma montre !… Non, mais, tu vois comme tu es ?

Pauvre Gabriel, il travaillait comme un forcené et moi je doutais de lui. J’étais la reine des ingrates. Et pour qui croyais-je donc qu’il peinait si fort ? Mais pour nous, bien sûr, sinon ce n’était pas la peine. Il me prenait alors amoureusement dans ses bras et sa voix charmeuse me glissait à l’oreille :

— Crois-tu que c’est drôle de passer mes soirées dans les bars avec tous ces clients ennuyeux ? Je voudrais t’y voir, tiens ! Crois-moi, mon chérie, je préférerais mille fois passer mes soirées à la maison avec toi et les enfants.

Et moi je le croyais. Je le plaignais même. J’en rage ! Et voilà que, ce soir, je m’inquiète encore pour cet imbécile de Marc-André, qui ne daigne même pas donner signe de vie. Je suis folle, complètement folle !

— Allez, habille-toi, on s’en va faire un tour !

La voix de Jacqueline me ramène à la réalité. Elle a raison, il faut sortir, aller voir ce qui se passe et en avoir le cœur net ! Mais le cœur net de quoi ?

Nous empruntons le boulevard de Blois, puis le boulevard Tracy, à la vitesse d’un corbillard. Mon cœur s’agite. J’ai les mains moites. Nous approchons, nous y sommes presque.

— Regarde, Jacqueline, l’auto de Marc-André est garée devant la porte !

Le traître ! Il m’a trahie. Il devait m’appeler. Il avait promis ! J’ai mal à mon amour… j’ai mal à l’autre… j’ai mal à la vie… la chienne de vie !

Jacqueline rebrousse chemin et nous rentrons chez elle en silence. Les enfants sont déjà couchés. Je retrouve la chaleur du sous-sol. Je me sens seule, abandonnée, trahie. Tout tourne autour de moi. Je ferme les yeux, je me laisse aller, je vais mourir… Je veux mourir !

***

Comme prévu, Jacqueline et son mari se sont envolés cette nuit pour une semaine de vacances aux Bermudes. Ils sont partis sans faire de bruit, et c’est la sonnerie persistante du téléphone qui m’oblige à sortir du lit. Visiblement mal à l’aise, Marc-André choisit ses mots pour m’expliquer qu’hier soir, déviant de notre programme, il avait décidé de se présenter seul chez son oncle, afin de le préparer à notre rencontre, et que pris au piège, il n’avait réussi à quitter la place qu’aux petites heures du matin.

— Gabriel t’aime, Élise. Il a beaucoup pleuré, mais ce matin il est calme et il attend tes excuses.

— Mes excuses ? Quelles excuses ?

Je bondis et raccroche furieusement. Monsieur attend des excuses ! Non mais, je vais lui en faire, moi, des excuses ! Il peut toujours attendre, je ne rentrerai pas de tout le week-end, tant pis pour lui, je l’emmerde ! Je crie, comme ça, mais dans le fond j’ai la trouille. J’ai peur de revenir à la maison. À peine rentrée, tout recommencerait, les chicanes, les cris… Je n’en peux plus !

Élise, chère Élise, aussi longtemps qu’on crie qu’on n’en peut plus, c’est qu’on en peut encore ; quand on n’en peut vraiment plus, on ne crie plus, on agit !

Ma décision est prise, je ne rentrerai pas.

***

Depuis qu’ils ont appris par Lorraine la nouvelle de mon départ, mes parents s’inquiètent pour moi et pour les enfants. Juste un coup de fil pour les rassurer : Je vais bien, les enfants aussi, et j’irai les voir tout à l’heure, c’est promis.

Johanne, la plus jeune de mes sœurs, me propose d’héberger Mélanie pour quelques jours, et Alexandre ira se reposer chez Marc-André. Certaine que mes deux enfants seront en sécurité, je peux me permettre d’accepter l’invitation de Lorraine et d’Antoine qui m’offrent leur hospitalité, le temps de me retourner et d’y voir clair.

Je fais un saut dans les magasins et trouve en solde quelques vêtements pour Alexandre qui n’a que son jean, un t-shirt et un chandail à se mettre sur le dos. Comme l’argent passe vite ! Il ne me reste que six dollars en poche.

Nous nous sommes tous donné rendez-vous à l’entrée du métro, d’où chacun empruntera sa route. Mélanie suit sa tante Johanne et son oncle Robert, tandis que Marc-André part avec Alexandre. J’espère au moins qu’ils savent à quel point je les aime, et combien il m’est pénible de me séparer d’eux.

Il fait beau. Le ciel est d’un bleu profond. Je me sens libre, pauvre et traquée. Gabriel ne sait toujours pas où nous sommes. J’ai demandé à Jean, un ami fidèle, de lui téléphoner pour le rassurer, sans lui dévoiler nos cachettes. Pour le moment, j’ai besoin d’être seule pour réfléchir.

***

Samedi 5 février

Il est six heures. Lorraine et Antoine dorment encore. Allongée sur le divan du salon, j’essaie de prolonger la nuit, quand le voisin d’en haut se met à tousser et à cracher comme Gabriel le faisait chaque matin. Je réagis de tout mon corps. Mes genoux se cognent, mes dents claquent, j’ai froid. Il fait bon dans la pièce, et pourtant je grelotte. J’ai la sensation d’avoir les os gelés. Je tremble. En fait, ça fait des mois que je tremble ; depuis que je sais pour Gabriel. Son médecin a été formel : cirrhose et varices à l’œsophage ! Il va bientôt cracher le sang, s’il ne l’a déjà fait, et risque l’hémorragie à chaque instant.

La tête cachée sous mon oreiller, je repense à tout cela en entendant ce voisin tousser. Quand enfin le silence revient, je me calme et je pleure en laissant couler mes larmes. Elles sont chaudes et salées quand je les lèche ; ce retour à l’enfance me réconforte.

Dans la pénombre, je pense à Gabriel. Dort-il ? Pleure-t-il ? Je ne veux pas lui téléphoner avant de m’en sentir prête. Je sais trop bien qu’en entendant sa voix, je vais m’attendrir. Comment lui faire comprendre que l’alcool a vraiment pris trop de place dans sa vie, dans notre vie ? Pas un jour, pas une heure sans alcool, c’est insupportable. Je n’ai pas le droit de permettre que le comportement de Gabriel bouleverse à ce point ma vie et celle des enfants. Je me sens humiliée, démolie, constamment déchirée entre Dr Jeckyll et Mr Hyde. Combien de temps devrais-je encore endurer sans réagir ? J’ai pourtant tout tenté : j’ai bu avec lui, et me suis retrouvée malade et désabusée. Comme je n’ai jamais aimé perdre le contrôle de moi-même, j’ai vite éliminé cette option. J’ai compté les bouteilles, je les ai marquées, j’ai même souvent pensé les vider dans l’évier, mais je n’ai jamais osé. J’ai pleuré, j’ai supplié, sans succès. Aujourd’hui, sans regret et sans amertume, je dis simplement : c’est assez ! Ma décision est prise. Je ne retournerai pas à la maison avant d’avoir fait un cheminement important de mon côté, et que Gabriel en ait fait un du sien. Je n’ai plus le droit d’hésiter. Les enfants doivent savoir où je m’en vais. Je ne leur ai jamais rien caché. Ils connaissent la maladie de leur père et comprennent, eux aussi, que ça ne peut plus durer.

Lorraine me rejoint.

— As-tu faim ? Je vais nous faire du vrai gruau, avec de la cassonade.

Elle est douce Lorraine, et tellement généreuse. Je l’entends fredonner, elle est heureuse. Sa cuisine blanc et jaune est inondée de soleil en ce matin d’hiver. Si je peignais le portrait de ma sœur, mon tableau serait lui aussi blanc et jaune, et Lorraine s’y détacherait comme une belle fleur, gaie, vibrante et simple, dansant dans un rayon de soleil. Chez elle tout est délicat, bien décoré, de bon goût.

Antoine vient nous rejoindre. Je le sens désolé, déchiré dans cette histoire. Gabriel et lui sont de bons amis, ils ont même travaillé ensemble, au début, quand Antoine est arrivé d’Égypte. C’est Gabriel qui l’a invité à la maison un soir de Noël, et c’est chez nous, ce soir-là, qu’il a rencontré ma sœur Lorraine…

— Le petit déjeuner est servi !

Ça sent bon et pleurer m’a creusé l’appétit. Le téléphone de Jean nous arrive entre deux cafés. Il a parlé à Gabriel qui lui a paru dans de bonnes dispositions, mais il me conseille d’attendre un peu avant de l’appeler. Il accepte de servir d’intermédiaire entre nous, et me rappellera aussitôt qu’il aura des nouvelles.

Pour me distraire, Lorraine m’entraîne dans les magasins. Les enfants me manquent. Je les sens loin ! J’ai parlé à chacun d’eux, ce matin, au téléphone. Ils sont perturbés, bien sûr, mais je les ai trouvés calmes. Leur confiance me rassure.

Je refuse pour l’instant de faire des plans. Je suis en léthargie. Je regarde les vitrines et déambule dans la rue comme une âme en peine. J’ai hâte de revenir chez Lorraine, mais je ne veux pas la bousculer. Je ne sais d’ailleurs pas très bien pourquoi j’ai envie de rentrer.

Antoine nous a cuisiné un bon repas. Nous soupons tranquillement tous les trois quand, violant le secret de ma cachette, mon amie Barbara s’amène avec un livre et quelques fleurs à la main.

— Excuse-moi d’arriver, comme ça, à l’improviste, mais je tenais absolument à souligner ton anniversaire.

Comment pourrais-je lui en vouloir, quand je la vois là, devant moi, épanouie, enjouée ! Ses yeux magnifiques lui mangent la moitié de la face, et son sourire extraordinaire dévore le reste. Ses cheveux ébouriffés, sa jupe plissée et sa blouse paysanne lui donnent un air de saltimbanque. C’est une bohème, une romanichelle, un cadeau de la nature.

— Mais, qui t’a dit où j’étais ?

— Marc-André m’a téléphoné ce matin.

Comme c’est drôle, j’avais presque oublié que Barbara avait déjà été mariée avec Marc-André. Au bout de deux ans, leur union s’est effritée, mais notre amitié est restée intacte.

— J’ai pensé qu’un livre et quelques fleurs…

— Quelle bonne idée ! J’adore les livres et j’ai toujours apprécié les fleurs.

Lorraine nous a préparé du café à la crème glacée, un vrai délice ! Nous bavardons amicalement, tous les quatre, en écoutant de la musique de jazz. Je ne me suis jamais sentie aussi bien : la présence de Barbara, la tendresse de Lorraine, la gentillesse d’Antoine, et cette sensation de calme, de tranquillité, de liberté…

Pour la première fois depuis mon départ, j’envisage l’idée de vivre seule ; avec les enfants, bien sûr, mais sans Gabriel. Ne plus l’entendre crier, ne plus l’entendre sacrer : la paix ! La sainte paix ! Barbara a été le témoin impuissant de tant de scènes violentes, que sa seule présence me réconforte. Sa complicité me donne du courage.

Élise, chère Élise, le temps serait-il enfin venu de briser les chaînes ?

***

Dimanche 6 février

Je campe toujours chez Lorraine. Le téléphone de Jean me réveille. Il m’apporte des nouvelles. Gabriel n’a pas bu depuis deux jours. Il souffre. Il a insisté pour me voir, mais Jean a refusé de lui dire où j’étais. Demain, si je me sens bien, je tenterai peut-être une approche, mais pour l’instant je n’aurais pas la force de faire face à ses reproches, encore moins à ses larmes.

Lorraine fait tout ce qu’elle peut pour me rendre la vie plus agréable. Après déjeuner, elle décide de changer ma coiffure : une bonne coupe, une nouvelle mise en plis, et me voilà transformée. Toujours triste, mais plus montrable. Je lave ma blouse et mes dessous pour la quatrième fois en autant de jours. Ma sœur-fée me prête un tailleur-pantalon, un bracelet et des boucles d’oreilles… pourvu que la voiture d’Antoine ne se transforme pas en citrouille !

Les parents d’Antoine m’ont invitée à partager leur réunion dominicale. Lorraine leur a raconté que Gabriel était en voyage d’affaires pour quelques jours, et cette raison leur a suffi.

On nous réserve comme toujours un accueil bien chaleureux. La mère d’Antoine nous offre des fruits, du gâteau et du café très, très fort, dans de toutes petites tasses.

Je fais la connaissance de tante Claire, une Égyptienne corpulente et animée, qui lit dans le marc de café. À peine ai-je fini de boire le mien, qu’elle s’empare de ma tasse. Après l’avoir examinée et manipulée avec précaution, elle s’adresse à moi d’une voix forte et en roulant les « r » :

— Mon petit, je vois un départ ! Vous venez de passer une porte, c’est la première. Il y en aura deux autres !

Ses yeux noirs me fixent sans cligner et sa voix me darde jusqu’au cœur. Elle pèse chacun de ses mots, en les entrecoupant d’un long silence, pour bien me faire comprendre la portée de ses paroles :

— Vous m’entendez ? Trois portes ! Vous passerez trois portes, puis vous serez très heureuse !

Sa figure toute ridée s’éclaire d’un sourire radieux quand elle me rend ma tasse, à croire qu’elle a tout oublié. Comment une femme inconnue pourrait-elle deviner que je viens effectivement de quitter Versailles ? Vous venez de passer UNE porte ! Sa voix profonde résonne encore dans ma tête : Il y aura DEUX autres portes ! Trois portes… je frissonne.

Durant le trajet du retour, je me recroqueville sur la banquette arrière de la voiture, n’osant dire un mot, encore tout impressionnée par la portée des paroles de cette gentille sorcière.

Il est très tard quand Alexandre téléphone pour me rassurer. Marc-André l’a ramené chez mes parents, il y passera la nuit. Demain, il ira à l’école, comme d’habitude. Après ? Après, je ne sais pas, on verra !

Tandis que nous parlons, une téléphoniste intervient. Prétextant une urgence, Gabriel a exigé qu’on interrompe la conversation. Affolée, je raccroche. Je refuse de lui parler. Maintenant qu’il a découvert ma cachette, il va vouloir venir me chercher. Je ne veux pas. J’ai peur de lui… j’ai peur de moi.

Le téléphone sonne à nouveau. Cette fois, plus aucun doute, c’est lui ! Lorraine répond nerveusement :

— Allô !

Je l’implore par signes de répondre que je ne suis pas là.

— Élise ? Non, elle n’est pas chez nous…

Je prends mes cliques et mes claques et dévale l’escalier. Antoine me suit. J’entends la voix tremblotante de Lorraine :

— N’insiste pas, Gabriel, puisque je te dis qu’Élise n’est pas ici ! C’est vrai, je te le jure !

Elle ne ment plus, je suis partie. Antoine me laisse à la première station de métro.

— Où iras-tu ?

— Chez des amis. Surtout, ne vous inquiétez pas, je vous téléphonerai en arrivant.

— Sois prudente.

— Ne crains rien, merci.

Il me laisse à regret et retourne apaiser Lorraine qui doit être dans tous ses états. Il sera bientôt minuit. Je suis seule dans la station Sauvé, et j’ignore où je vais coucher. J’ose téléphoner chez Jean. C’est Monique, sa femme, qui répond, un peu inquiète vu l’heure tardive ; son mari n’est pas là, mais elle accepte avec joie de m’héberger.

Je suis la seule femme du wagon. Trois hommes sont montés derrière moi. L’un d’eux me dévisage curieusement. Je dois avoir l’air bizarre. Je tremble. J’ai la désagréable sensation d’être poursuivie. Pour me calmer, je me fais du cinéma : je deviens une espionne. Je dissimule des microfilms dans mon sac, et dans quelques instants je franchirai la frontière sous le regard soupçonneux d’un douanier armé jusqu’aux dents. Quand je pense qu’il y a des gens qui passent leur vie à se sauver.

Station Guy, enfin rendue ! Je ne croise personne, ni dans la station, ni dans la rue. Il est tard. Il fait terriblement froid, je suis transie, et je meurs de peur… peur de personne ! Un couple me rejoint dans l’abribus. Les deux amoureux ne me regardent pas. Ils s’embrassent comme Gabriel et moi nous nous embrassions autrefois.

L’autobus arrive enfin. Je choisis le siège isolé près de la porte, pour ne pas être importunée. De temps en temps, le chauffeur m’observe à la dérobée ; jamais je n’oublierai son regard. Le couple descend à l’arrêt suivant. J’ai l’autobus pour moi toute seule.

Terminus ! La porte à peine ouverte, je descends rapidement et traverse la rue en regardant constamment derrière moi. Je cours comme si j’avais le diable à mes trousses. J’ai beau me répéter qu’il n’y a personne, certaines histoires de viol me hantent encore. J’arrive enfin, la porte s’ouvre, Monique est là ! Je me jette dans ses bras, peureuse, haletante, je suis sauvée !

Elle m’entraîne dans sa chambre et referme la porte pour ne pas réveiller les enfants. Elle m’offre une tasse de chocolat.

— J’ai pensé que tu aimerais te réchauffer un peu.

— Quelle bonne pensée ! Mais avant, tu permets que je passe un coup de fil ?

— Bien sûr !

Je rassure Lorraine et Antoine, puis je rejoins Monique, sagement assise sur le bord du lit.

— Ta sœur s’en est bien tirée finalement ?

— Elle a craint durant un moment que Gabriel s’amène chez elle pour vérifier ses dires, mais maintenant tout va bien, le cauchemar est terminé. Gabriel a téléphoné chez mes parents. Il a parlé à mon père qui lui a fait promettre de ne pas venir chercher Alexandre. Gabriel a promis…

Je parle et Monique m’écoute patiemment, jusqu’à ce que je m’arrête, complètement épuisée. Elle m’invite à la suivre dans la chambre d’ami, où je pourrai me reposer en toute sécurité.

J’entends de la musique. Quelle merveilleuse façon de commencer la journée ! Il est neuf heures, la lessive est en branle, et Monique joue de la flûte traversière entre deux brassées. Bientôt le silence se fait et je n’entends plus que le ronron régulier de la machine à laver. Monique s’approche à pas feutrés. J’ouvre la porte.

— As-tu bien dormi ?

— Comme un ange !

— As-tu faim ?

— Un peu.

Elle m’entraîne dans la cuisine où des piles de linge sale jonchent le plancher.

— C’est jour de lessive, comme tu vois !

Monique dresse un plateau et nous allons prendre le petit déjeuner dans la salle à manger. Elle vient s’asseoir en face de moi.

— Allez, goûte-moi ces biscottes !

— Une seule, merci, je n’ai pas très faim.

Elle me regarde avec tendresse.

— Et maintenant, Élise, que comptes-tu faire ?

Le poids de la réalité retombe d’un coup sur mes épaules. Je flottais dans un univers si doux que j’en avais presque oublié Gabriel et les enfants. Ce que je compte faire ? Honnêtement, je ne le sais pas. Je me sens coupable de laisser Gabriel sans nouvelles, et j’ai peur de lui téléphoner. Je le connais trop bien. Je sais qu’il va tenter de m’amadouer par de belles paroles, par de grandes promesses.

Retourner à la maison maintenant équivaudrait à faire comme si rien de tout cela ne s’était passé. J’aurais vécu et fait vivre cette aventure aux enfants, tout à fait inutilement. À la première occasion, Gabriel renierait ses serments, et tout serait à recommencer. Je dois m’accorder un peu de temps et tisser des amarres solides. Je me sens tellement vulnérable. Je lui parlerais, il pardonnerait, je pleurerais… et tout rentrerait dans l’ordre. Or, je ne veux plus revenir en arrière, quand le mot d’ordre était silence.

Voir l’homme qu’on aime se détruire jour après jour, se sentir complètement impuissante devant cette situation, et fonctionner quand même, ça se fait, on y arrive. Mais quand la violence s’en mêle, quand la dignité humaine est en jeu, on n’a pas le droit de laisser l’autre nous démolir.

Monique m’écoute. Je parle sans arrêt. Je tourne en rond :

— Je dois d’abord trouver du travail, je dois d’abord trouver un appartement, je dois d’abord trouver de l’argent, je dois d’abord…

Tout s’embrouille. Je ne sais plus où j’en suis. Si seulement il pouvait se passer quelque chose qui me dégage de la nécessité de poser un geste. Mon Dieu ! faites que ce calice passe sans que j’en boive… Et si jamais Vous avez besoin d’une petite suggestion, j’ai dans la tête un scénario de premier ordre : Gabriel reçoit un choc si sérieux qu’il arrête de boire sur-le-champ, il joint les Alcooliques Anonymes, revient vers moi repentant, et je retourne à la maison, heureuse de partager avec lui la paix de sa sobriété nouvelle.

Élise, chère Élise, serait-il toujours souhaitable que Dieu se prête à « nos » miracles ?

J’ai tellement peur d’agir, de poser un geste. Ah ! si seulement la situation pouvait se régler d’elle-même ! Si Gabriel mourrait, par exemple, notre histoire finirait bien, et je pourrais porter mon veuvage en bannière. Cette pensée horrible m’épouvante. Moi, Élise, sainte Élise, qui vit avec Gabriel le plus beau roman d’amour depuis Roméo et Juliette, je suis prête à supprimer mon héros d’un coup sec, juste pour que mon histoire finisse bien, c’est affreux !

— Tu comprends, Monique, tout ce que je fais, c’est pour son bien !

— Accorde-toi du temps. Les choses finissent toujours par se tasser. Vis un jour à la fois, c’est bien assez, crois-moi !

Je la crois, mais je voudrais tout voir, tout savoir, tout de suite ! Si je trouverai du travail ? Si Gabriel arrêtera de boire ? Si je retournerai à la maison ? Si ? Si ? Si ? Comme je dois être lassante ! Pauvre Monique, elle est d’une telle patience avec moi. J’essaie de me calmer, de changer de sujet de conversation.

— Partez-vous toujours en Europe au mois d’août ?

— Toujours, ce sera notre deuxième voyage de noces.

Monique me répond simplement, comme si elle ne voyait pas les détours que je prends pour la distraire. Je l’aide à ranger la vaisselle.

— J’ai peur que Gabriel se suicide !

Ça y est, me voilà repartie. Je suis décidément incapable de parler d’autre chose.

***

Alexandre vient me rejoindre chez Lorraine, nous y passerons la nuit. Mélanie loge toujours chez Johanne et Robert. Elle s’ennuie un peu et se demande comment cette histoire va finir. Elle est persuadée que si je rencontrais son père, tout s’arrangerait. Elle ne comprend pas pourquoi j’hésite à retourner à la maison. Quand je lui explique que ce n’est qu’une question de temps ; ça la rassure. Elle me fait confiance. Alexandre aussi est courageux, il tente de me supporter le plus possible. Je peux compter sur leur appui. Je ne leur ai jamais menti et ils savent que je les mettrai au courant de mes décisions le temps venu.

Lorraine installe un matelas d’appoint sur le plancher de la chambre afin que nous puissions dormir tous ensemble. Gabriel n’a pas rappliqué ; quel soulagement !

Brisée de fatigue, je n’arrive pas à fermer l’œil. Je fixe le plafond de la chambre en espérant trouver une réponse… au matin, la solution me paraît claire : je vais louer une chambre, juste une chambre, n’importe où, pour quelques jours. Si j’ai un pied-à-terre quelque part, je serai en meilleure posture pour rencontrer Gabriel puisque je me sentirai retenue à l’extérieur et, de ce fait, moins vulnérable.

Forte de ma décision, Lorraine et moi feuilletons le journal du matin à la rubrique chambres à louer, dans l’espoir d’y découvrir un coin de rêve.

— Chambre meublée, quarante dollars par semaine.

— C’est bien trop cher !

— Et celle-ci : Grande chambre double, dans maison privée, chez gens tranquilles…

— Pour moi toute seule, peut-être, mais avec Alexandre et Mélanie ?

Soudain, j’ai peur de me retrouver seule avec les enfants dans une chambre inconnue, une maison inconnue, chez des gens inconnus.

Antoine téléphone du bureau. En passant au coin des rues Saint-Laurent et Henri-Bourrassa, il a noté qu’on y annonçait des appartements à louer au mois. Lorraine s’emballe pour m’encourager.

— La voilà ta solution !

— J’irai voir ça plus tard ; pour l’instant, il faut que j’aille à la banque.

Depuis le jour où, à la suite d’une dispute, Gabriel a vidé notre compte conjoint, il ne me reste plus qu’un maigre compte personnel dans lequel j’ai accumulé le peu d’argent gagné en travaillant quelquefois à temps partiel. Je ne dispose en tout et pour tout que de sept cent vingt dollars !

— Je voudrais retirer cinquante dollars, s’il vous plaît.

Pendant que la caissière compte les billets, je regarde nerveusement autour de moi pour m’assurer que Gabriel n’est pas dans les parages. Je me sens comme on doit se sentir quand on est sur le point de commettre un hold-up : traquée, tendue, sur le qui-vive.

La caissière est souriante et gentille, comme d’habitude. Le gérant me salue, comme d’habitude. L’agent de sécurité me dit : Bonjour, madame ! comme d’habitude… Ils ne remarquent rien ? Ça ne se voit donc pas que je suis en train d’accoucher de la plus importante décision de toute ma vie ? Je voudrais leur crier : Regardez-moi, j’ai quitté la maison, mon mari me cherche, je me cache, j’ai peur de lui… et je vais peut-être divorcer !

Un client m’ouvre la porte en souriant, je lui rends son sourire et je sors. Enfin je respire, je suis libre ! Je marche très lentement en fixant le bout de mes bottes. J’ai la désagréable impression que tout le monde me regarde. Et moi, je ne veux voir personne.

Nous sommes aujourd’hui mardi, le huit février, demain, il y aura exactement une semaine que je me sauve ; une semaine ou un siècle, je ne le sais plus. Je porte les mêmes vêtements depuis ce jour-là. Il faudra pourtant que je me décide… oui mais, d’abord, trouvons la chambre !

Je me rends à l’adresse indiquée par Antoine : 20, Henri-Bourassa ouest. Une grosse boîte en béton blanc juste au coin de la rue Saint-Laurent. J’hésite encore avant d’entrer, comme si ma vie allait changer en passant le seuil. Je jette un coup d’œil dans le miroir du hall, emprunte un air assuré, et pénètre dans la loge du concierge, un jeune homme d’environ trente ans, à qui je raconte une histoire que j’invente à mesure :

— Mon mari est malade… très malade… on a dû l’opérer d’urgence ! Comme j’habite en banlieue… et que je n’ai pas de voiture… j’aimerais louer un appartement… disons, pour trois semaines… afin de me rapprocher de l’hôpital.

— Quelle grandeur ?

— Pardon ?

— Vous le voulez de quelle grandeur l’appartement ? Un et demi ? Deux et demi ? Trois et demi ? C’est vous qui décidez !

— Le moins cher, c’est combien ?

— Meublé ?

— De préférence, oui.

— Les moins chers, c’est les batchéleurs !

— Combien ?

— Cent quatre-vingts par mois, chauffé, éclairé, avec accès à la piscine… seulement l’été comme de raison.

— Je peux voir ?

— Suivez-moi !

Il sort un énorme trousseau de clés de son tiroir et passe devant moi pour me conduire à l’ascenseur. En montant, j’en profite pour mentionner que j’ai deux enfants et qu’ils vivront avec moi durant cette période. Ce monsieur a l’air de s’en foutre complètement. Il me conduit au bout d’un long corridor.

— Je vais d’abord vous faire visiter le 315 puis le 317. Ils sont pareils, sauf que le 315 est mieux décoré !

D’énormes fleurs de vinyle, orange et prune, ornent la porte du réfrigérateur et le couvercle du bol de toilette. J’ai malgré moi un mouvement de recul.

— Est-ce que je peux visiter l’autre ?

— Pas de problème, c’est juste en face !

Nous entrons au 317, c’est propre, très propre même, et l’ameublement me paraît convenable. Évidemment c’est petit, mais pour trois semaines.

— Ça va, je le prends !

Nous redescendons à la loge où ce concierge semble régner en maître sur une montagne de papiers, qu’il repousse allégrement pour se faire de la place.

— Vous le prenez rien que pour trois semaines ?

— Si possible, oui. Vous savez, ce n’est pas une question d’argent, je suis prête à payer le mois en entier, s’il le faut…

Élise, chère Élise, à quoi bon faire semblant d’être riche ?

Absorbé par des calculs extrêmement sérieux, le jeune homme n’écoute pas. Il refait plusieurs fois l’addition, mordille son stylo, puis relève la tête :

— Ça va faire cent vingt pour le loyer, plus quatre-vingt-dix piastres de dépôt pour les meubles !

— Pour les meubles ?

— Les boss demandent toujours ça ; sans ça, y en a qui partent avec… ça va faire deux cent dix piastres !

— Je peux faire un chèque ?

J’éprouve un certain malaise en pensant à mon compte d’épargne qui va fondre à vue d’œil. Puis je signe mon premier bail à mon nom. Même si ce n’est que pour trois semaines, ce détail est très important pour moi.

— Moi, je fais ça rien que pour vous, parce que les boss y demandent au moins trois mois d’habitude !

— Je vous en remercie, monsieur !

La perspective de passer trois semaines enfermée dans ce building anonyme me paralyse. Trois semaines, comme cela me paraît long !

Je retourne chez Lorraine, momentanément soulagée. Alexandre y est déjà. Ma décision le surprend plus qu’elle ne l’inquiète. Il me pose des questions auxquelles j’essaie de répondre simplement, sans inventer de détails que j’ignore.

— Et si tout se règle avant trois semaines ?

— Nous quitterons l’appartement, c’est tout.

Antoine et Lorraine acceptent de m’aider en me prêtant l’essentiel pour me dépanner, en attendant que je puisse aller à la maison chercher quelques affaires ou que je retourne à la maison retrouver mes affaires :

Trois assiettes, trois tasses, trois soucoupes, trois bols à soupe, un grand bol, deux draps, trois couvertures, trois oreillers… quelques conserves, des ustensiles, un ouvre-boîte, du papier de toilette, des serviettes, du savon, un peu de shampoing, de la mousse pour le bain…

— Un radio-réveil pour l’ambiance et une bougie pour le romantisme !

Lorraine ajoute quelques bonbons, des fruits, des napperons tissés, et un oiseau de porcelaine pour nous porter bonheur. Elle remplit finalement une grosse boîte de choses essentielles : du lait, du pain, du beurre, des œufs, et dépose délicatement sur le dessus un gâteau au chocolat tout frais.

— Attendez ! Attendez, il manque encore quelque chose !

Antoine nous prête un appareil de télévision noir et blanc, qui dormait dans le placard.

— Il n’est pas neuf, mais il fonctionne.

— Et pour trois semaines, ce sera parfait !

Nous voilà prêts à nous mettre en route. L’auto d’Antoine est si chargée, que nous y montons tous les quatre avec peine. Mon sourire a pâli. Je me laisse traîner comme un veau qu’on mène à l’abattoir. Dépassée par les événements, je fonctionne comme un automate ; j’avance et voudrais reculer en même temps. Je n’ai plus qu’une envie : retrouver Mélanie que je n’ai pas vue depuis plusieurs jours, et passer une bonne nuit, tous les trois enfin réunis.