Tout aurait sans doute pu être plus simple, mais on ne pouvait plus rien y faire. J’avais de la peine pour ma mère car le silence est une arme cruelle qui inflige de profonds traumatismes, même s’il n’y avait aucune chance qu’elle pût changer le tempérament de mon grand-père.
Après l’appel de mon oncle, ma mère s’approcha en pleurant de la table de la cuisine pour nous annoncer la nouvelle. Vingt ans s’étaient écoulés et nous devions revenir sur cette terre étrangère, une terre différente qui nous semblait farouche. Nous devions retourner à Barcelone pour enterrer ce qui avait gardé ma mère accrochée à la boite aux lettres pendant des années : mon grand-père.
La seule fois où j’y étais allée, j’avais deux ans et je ne me souvenais de rien. Seule mon imagination me permettait de recréer la vieille maison dans laquelle ma mère avait grandi quand elle était petite, aidée par quelque détail que d’aventure elle m’avait révélé dans ses récits, comme la chambre secrète à l’étage du mas catalan. Je savais que ma mère en était terriblement nostalgique, mais une raison qui surpassait ses désirs l’empêchait d’y retourner. La fierté. D’après ce que j’avais pu déduire de ses conversations avec mon père et de ce que j’avais réussi à lui soutirer une fois, elle s’était violemment disputée avec son père lors de son dernier voyage. C’était son beau-père, mais elle l’aimait et l’admirait comme si c’était son vrai père, car en définitive c’est lui qui les avait élevés après la mort de sa mère, quand elle n’avait que huit ans.
Ma mère ne s’était pas mariée avec son amour d’enfance catalan parce qu'elle avait rencontré mon père lors d'un voyage d'étude et s’était retrouvée enceinte. Par chance, tout était rentré dans l’ordre pour mes parents qui avaient formé un couple stable bien que prématuré. Pour mon grand-père, ce n’était pas si simple. Ce devait être une de ces personnes à cheval sur ses principes, et il s’opposa à leur romance. Deux ans s’écoulèrent avant qu’il ne puisse me voir. Malgré les efforts que fit ma mère pour qu’il comprenne que son choix ne lui avait pas seulement offert le meilleur de sa vie, mais aussi l’amour, mon grand-père ne put se résoudre à lui pardonner et la discussion se termina en fermant la porte à toute réconciliation. Ce fut la seule fois que je vis mon grand-père et je ne me souvenait de rien d’autre que les sanglots étouffés de ma mère qui me brulaient la gorge. Ma mère n’obtint plus jamais de réponse de sa par. Jamais, malgré les lettres qu’elle lui envoyait année après année avec une photo de nous deux (elle évitait de parler de papa) à chaque Noël. On enterra avec mon grand-père les mots qu’il n’avait jamais prononcés, scellés dans ce corps absent à tout jamais.
À onze heures du matin, trois heures après avoir appris la nouvelle, je prenais avec mes parents le train à grande vitesse à destination de Barcelone. La dernière fois que j’étais monté dans un train, c’était dans l’autre sens, vers Madrid, pour aller voir une exposition au Parc Juan Carlos I.
J’avais grandi dans la petite ville de Saragosse, même si Saint-Sébastien occupait souvent mon esprit. En fait, je n’imaginais pas de monde au-delà de ceux-là. Mais il existait bel et bien, et je le découvris en allant à Barcelone.
Mon oncle Pol nous attendait à la gare. Nous étions restés en contact avec lui et sa famille, nous passions même nos vacances d’été ensemble sur la côte basque, vers Saint-Sébastien, d’où venait mon père. Mon oncle Pol était marié avec Dolors, en second mariage, et Andrea et Sergi vivaient avec eux. Ma cousine Andrea avait le même âge que moi et nous nous étions toujours très bien entendues. Grâce à elle, je pouvais pratiquer un peu le catalan, basique, que j’avais pu apprendre en suppliant ma mère. Je parlais beaucoup mieux basque car mon père me parlait toujours dans sa langue maternelle quand nous étions seul à seul. Il ne le faisait jamais il y avait quelqu’un qui ne nous comprenait pas, même s’il ne participait pas à notre conversation.
L’oncle Pol n’avait pas changé d’un pouce, quelques kilos en trop, brun, et quelques cheveux blancs qui rechignaient à se montrer malgré ses quarante-sept ans. Mais ce jour-là, il était triste. Je ne l’avais jamais vu comme ça. J’observais les cernes qui marquaient son visage. Même dans cet état, il m’adressa son sourire affable. Il prit ma mère dans ses bras qui ne put se retenir et se remit à pleurer. Sa douleur me faisait plus souffrir que la perte elle-même. Un instant, je haïs son père. Pol nous accompagna à sa voiture pour nous emmener jusqu’au mas, à une trentaine de kilomètres de la capitale.
La route me parut longue jusqu’à Can Soler. Ma mère était une Soler. La maison était sur une route qui sillonnait la Cordillère prélittorale. Parmi les panneaux qui défilaient, celui de Montmeló attira mon attention, c’est là que se déroulaient les Grands Prix de F1. Entre Montornés del Vallés et Villanova del Vallés, on tourna à droite pour pénétrer dans la propriété.
Je fus surpris par cette maison colossale. C’était sans aucun doute un mas ancien qui avait gardé sa forme originale. Avant d’arriver au bâtiment, il fallait traverser un chemin bordé de pins et de sapins. En le parcourant, une étrange sensation s’empara de moi et je m’efforçai un moment de ressentir ce qu’avait éprouvé ma mère en s’arrachant à cette terre.
Un groupe assez important nous attendait devant la voiture. Il y avait toute la famille de ma mère et quelques amis de mon grand-père. Curieusement, tout le monde reçu mes parents à bras ouverts, comme si cette guerre stupide était finie ou comme si une loi insensée avait été abolie. Pour une fois, l’air semblait empli de paix.
Andrea m’attendait, elle pleurait. Elle m’accompagna jusqu’à la chambre qu’elle avait préparé pour moi, au troisième étage. Si j’avais été surpris par les abords de la maison, je le fus d’autant plus en découvrant l’intérieur. Tout était décoré avec une infinie précision. Les sols des couloirs, de la cuisine et des salles de bain étaient en céramique catalane, comme celui du patio intérieur. Les chambres et les salons étaient en bois. Des revêtements d’un raffinement exquis. Au moins mon grand-père avait-il bon goût.
Ma chambre était grande, avec une baie vitrée qui donnait sur la piscine. Ébahie, j’oubliai un instant la raison pour laquelle je me trouvais là. Me laissant envahir par cette sensation qui se resserrait sur moi, je me calmai peu à peu. Je sortis mes vêtements pour les ranger dans l’armoire encastrée. Dans la salle d’eau, il y a avait une baignoire qui avait l’air ancienne malgré son très bon état. On aurait dit qu’elle avait été conçue pour se retrouver là, en plein milieu, avec ses robinets à vis indépendants. Andrea m’arracha à mes réflexions :
- Je suis vraiment contente que tu sois là ! C’est dommage que tu n’aies pas pu venir plus tôt. C’est beau, hein ? dit-elle pour commencer.
- Oui, c’est très beau, même si j’aurais aimé venir pour d’autres raisons, répondis-je en haussant les sourcils.
- C’est sûr. Ta mère a l’air très touchée...
- Forcément... C’est dur quand même. Il ne l’a jamais appelée, ni jamais envoyé de lettre. Mais maintenant, tout est fini.
- Oui, c’est triste. Mais nous, on doit faire en sorte de passer un bon moment. Tu reste combien de temps ?
- Une semaine, je suppose. Ton père et ma mère doivent s’occuper des papiers et de quelques autres trucs.
- Parfait. Demain je te présenterai des amis du village.
- Des amis ? Je sais pas, Andrea... Je crois pas que ce soit le bon moment.
- Cette après-midi, on ira aux obsèques, et après on sera avec toute la famille, je t’assure que demain t’auras besoin de te défouler un peu. Et ça te fera du bien.
- Dans ce cas, on verra ce qu’on fait demain.
- D’accord. Je rentre chez moi me préparer. On se voit tout à l’heure.
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Il avait été décidé de l’incinérer le jour même. Mon grand-père avait été clair, on devait brûler ses restes et les disperser dans la Méditerranée. Mais le pire restait à venir... les obsèques. J’avais décidé de rester aux côtés de ma mère toute l’après-midi, car même si elle semblait tenir le coup, je savais qu’intérieurement elle était effondrée. Je ne comprenais pas pourquoi, mais c’était comme ça.
Mon père devait rentrer à Saragosse le lendemain, mais nous avions décidé de rester quelques jours, jusqu’à ce que ma mère en ait fini avec les papiers. Mon oncle était la seule famille directe qui lui restait et ils étaient en bons termes, ils ont donc simplement fait moitié-moitié ; car, malgré la distance et le silence, mon grand-père avait prévu un héritage équitable, même si ma mère aurait préféré plus qu'un legs matériel pour soulager l’angoisse accumulée pendant toutes ces années.
Le lendemain de la mort de mon grand-père, le jour se leva baigné par le soleil d’avril. On était le vingt-et-un. En début de matinée, une veste n’était pas de trop, mais une fois le soleil un peu plus haut, une chemisette suffisait. Tout ce baratin nous invitant à faire abstraction de l’existence baignait dans un certain bonheur, cernés de montagnes et d’odeur saline. La mer, derrière nous, attendait impatiemment les rayons d’un soleil prêt à dorer nos peaux matinales. Si le temps restait le même pendant notre séjour, je me lèverais tous les jours de bon matin pour en profiter. J’adorai Saint-Sébastien, mais je préférai les eaux catalanes. J’étais toujours restée loin des eaux froides de la mer Cantabrique. Mais dans la Méditerranée... c’était plus facile.
Mon père apparu entre les arbustes que j’essayais tant bien que mal d’esquiver pour me dire au revoir.
- Prend soin de ta mère. Même si elle n’en a pas l’air, elle est épuisée, me dit-il en voyant quelqu’un s’approcher. C’était mon oncle qui venait le chercher.
- Oui, je sais. Elle n’a pas beaucoup dormi, pas vrai ?
- Non, tu as raison.
- Mais je ne comprends pas qu’elle se mette dans cet état, ils ne se parlaient plus depuis des années... lançai-je.
- C’est normal, ma chérie. C’était son père.
- Oui, mais...
- Toi, ce que tu dois faire, c’est la soutenir et faire en sorte qu’elle se sente mieux. Je peux compter sur toi ?
- Bien sûr papa. Toujours.
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Andrea m’avait donné rendez-vous à dix-huit heures, je me mis à fureter dans la maison déserte. Son silence me suscitait peine et curiosité. Peut-être ces murs pouvaient-ils me raconter le secret que cachait mon grand-père. J’avais l’espoir que, derrière son silence mortel, se cacherait une raison logique à tant de fierté. Mais ce n’était pas un film de science-fiction et les murs restèrent silencieux. Après avoir pénétré dans toutes les chambres, je prêtai attention à l’armoire encastrée dans laquelle j’avais rangé mes vêtements. Quelque chose clochait. Elle était moderne, avec des miroirs, comme si elle voulait pénétrer mes entrailles. Une idée folle et invraisemblable me traversa l’esprit.
J’ouvris une de ses portes et regardai à l’intérieur. Rien. Juste des tiroirs et une tringle chargée de cintres sur lesquels suspendaient des vêtements. Derrière la seconde porte, même chose. Du moins en apparence : de fines lignes semblaient marquer le contour d’un rectangle. C’était une trappe. Derrière cette trappe, que je retirai délicatement, je trouvai un petit coffret vert. Mon cœur s’emballa à l’idée d’avoir découvert la cachette de mon grand-père. Aurais-je trouvé un trésor caché ? De petites roues noires numérotées de zéro à neuf m’empêchaient de le découvrir. Un nombre à quatre chiffres.
Alors que mes mains devenaient moites et que mon esprit s’écrasait sous l’effort, je faisais tout mon possible pour découvrir ce secret si bien gardé. J’essayai l’année de naissance de mon grand-père, celui de ma grand-mère, l’année de leur mariage... Rien. Je tentai l’année de la mort de ma grand-mère et même les années de naissance de mon oncle et de ma mère. Rien ne fonctionnait. J’essayai le numéro correspondant à l’année du départ de ma mère. Sans succès. Sans conviction, je finis par rentrer mon année de naissance et un léger déclic ouvrit la porte. Je n’y croyais pas. Le code correspondait mon année de naissance. Pourquoi ?
Je ne trouvai aucun lingot d’or mais deux petites boites fermées avec des cordelettes de couleurs différentes, une bleue et une rouge. La rouge renfermait une pile de lettres ouvertes. Bien que gênée de violer cette intimité je ne pus contrôler mon émotion et ma surprise en tenant dans mes mains ces vingt lettres affranchies à Saragosse. C’étaient les lettres que ma mère avait envoyées avec nos photos, les photos de notre évolution. Vingt Noëls d’absence. Les enveloppes contenaient encore les cartes postales, mais les photos n’y étaient plus. Je pestai en me demandant où elles pouvaient bien être.
La boite bleue était plus volumineuse. Je l’ouvrai aussi. Quelle ne fut pas ma surprise en découvrant vingt enveloppes destinées à ma mère de la part de mon grand-père ! Les enveloppes étaient fermées et timbrées. C’était comme si elles étaient tombées dans une boîte aux lettres abandonnée. J’ouvris une des cartes non sans précaution. Elle se déchira juste un peu sur un coin. J’y découvris la réponse à de nombreux silences, écrite à la main, et à ce qu’il semblait, avec une plume. Ça et un vieux billet de dix mille pesetas.
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Décembre, 1993
Chère Nuria,
Quatre ans ont passés, quatre ans sans nous voir. Sur la photo, ma fille est magnifique. Elle me fait beaucoup penser à toi, mais toi tu ressembles de plus en plus à ta mère. Vous me manquez beaucoup toutes les trois. Je ne comprends toujours pas comment tu as pu me faire ça. T’en aller avec lui. Me laisser seul. J’espère qu’un jour je pourrai te revoir, toi et la petite. J’aurais tellement de chose à lui dire. J’aimerais lui dire la vérité. Que tu es partie avec ce garçon et que tu l’as arrachée de ma vie. Chaque jour, je meurs un peu plus en pensant que tu es dans les bras d’un autre et que c’est lui qu’elle appelle papa.
À toi pour toujours,
Eduard Soler
Il fallut que je relise la lettre plusieurs fois pour être sure que je ne m’étais pas trompée. Que je reprenne ma respiration. Mon pouls avait soudain disparu et mes mains produisaient une sueur froide qui me brûlait de l’intérieur. Les lettres semblaient devenir des poignards tranchants qui sectionnaient chacune de mes terminaisons nerveuses.
Je saisis la seconde lettre et l’ouvris sans aucune précaution.
Décembre, 1999
Chère Nuria,
Je n’arrive pas à croire que douze ans soient passés. Aitana a déjà l’air d’une jeune femme. Depuis un certain temps, je pense à prendre la voiture pour venir vous chercher, mais je me fais vieux, et je ne peux plus me mesurer à l’homme qui partage ton lit. Je ne peux m’empêcher de le haïr, lui qui a tout ce que je désirais. Tu devrais aller en enfer pour avoir fui sans me laisser la moindre chance. En fin de compte, ce n’étaient pas les apparences qui te préoccupaient ; c’était de reconnaître que l’enfant qui grandissait en toi était de moi. J’attends le jour où tu me rendras ce que tu m’as volé. Mon cœur et ma fille.
À toi pour toujours,
Eduard Soler
Chaque fois que j’ouvrais une lettre, je trouvai dix mille pesetas ou cent euros accompagnés d'une récrimination. À chaque fois. Jusqu’à la vingtième lettre. Dans chaque lettre il disait qu’il était... qu’il était mon père. Mais ça n’avait aucun sens, mon père était Aitor Ugartemendia. N’avait-il vraiment aucune idée de cette histoire ? Ma mère avait-elle été capable de cacher une telle vérité ? M’avait-elle menti tout ce temps, affirmant que mon grand-père était un être apathique, insensible et égoïste alors qu’en réalité c’était mon géniteur ?
Je ne pus empêcher l’angoisse de m’envahir et les larmes amères que je versai avaient un arrière-goût de défaite. Les fondations de ma vie s’effondraient comme un château de cartes sans que je ne puisse rien y faire.
En prenant la dernière carte du coffret au fil bleu, je trouvai une photo en couleur. Je reconnu ma mère, qui enlaçait quelqu’un que je ne connaissais pas. Je supposai donc que c’était lui. Cet homme irascible que je n’avais pas pu connaître. Ces yeux, cependant, ressemblaient aux miens.
Décembre, 2008
Nuria, ma chérie,
Vingt ans ont passé sans que je puisse te voir. Vingt ans sans vous, mes amours. J’ai déjà soixante ans et je me sens mourir de l’intérieur, même si ça n’a rien de nouveau. J’ignore si j’aurai l’occasion de te faire mes adieux. Tu pourrais au moins me laisser l’embrasser une dernière fois. Je te jure de ne rien lui dire rien de notre secret. De ne rien lui dire de notre week-end dans la vallée de Boi. De ne pas lui dire je t’aime. Pardonne-moi d’être resté muet si longtemps, mais j’avais peur. Peur que tu me rejettes, peur qu’elle perde son innocence. Même si je sais que la mort me guette, j’ai surtout peur de ne plus pouvoir me souvenir de vous de l’autre côté. Alors je garde toutes vos photos sous mon oreiller, alors chaque nuit, je les embrasse toutes, une par une. Si un jour tu lis ces lignes, je te demande juste de me pardonner de ne pas avoir eu le courage de me battre pour toi. Car le jour où tu es entrée dans la maison pour m’annoncer que tu t’en allais, j’ai sombré dans une folie dont on revient difficilement. Je sais qu’il t’a servi d’échappatoire, c’était l’excuse parfaite. Mais je veux que tu saches que de la même manière que je suis toujours resté fidèle à ta mère, je le resterai pour toi aussi. J’ai soupiré pour toi chaque jour de ma vie, et qui sait si dans l’éternité je continuerai d’embrasser ses lèvres aujourd’hui insensibles à un amour brisé sous le supplice de la raison. Ne t’en veux pas, mon amour, j’assumerai pour deux nos erreurs et j’enterrerai avec moi le secret qui un jour nous unit.
À toi pour toujours,
Eduard Soler
Je ne trouvai rien de mieux pour me calmer que de fermer le coffret et de l’enfermer dans l’armoire comme s’il n’avait jamais existé. Ce devait être une mauvaise blague. Tout ne devait être que mensonges, je ne pouvais imaginer d’histoire plus absurde et d’amour plus infâme que celui-ci.
Le moment du repas fut une épreuve. Je comprenais maintenant les pleurs d’une femme qui avait passé vingt ans sans voir son père. Non. Ces pleurs étaient ceux d’une femme qui avait passé vingt ans loin de son amour, trompant tous ceux qu’elle aimait.
J’étais dans un terrible dilemme : Révéler la vérité (s’il s’agissait bien de cela) ou ensevelir le secret avec celui qui aurait pu être mon père. J’ignorais ce qui était le plus juste, laisser mon père vivre un éternel mensonge ou obliger ma mère à lever le masque et à briser son silence. Ces pensées importunes se bousculèrent dans ma tête pendant plus de deux jours tandis que mes lèvres restaient scellées par un pacte imaginaire.
Je sortis avec Andrea pour acheter un livre. C’était la Sant Jordi, une fête spéciale en Catalogne. Les femmes offraient un livre aux hommes et les hommes une rose aux femmes.
Selon la légende, une princesse était prisonnière d’un dragon qu’un chevalier tua en plantant une épée dans son cœur d’où le sang jaillit sous forme de roses.
Ma cousine acheta Le jeu de l’Ange de Carlos Ruiz Zafón à son chéri. De mon côté, j’explorai les étals des livres d’occasion quand l’un d’eux capta mon attention. C’était une publication ancienne du Parnasse Espagnol de Quevedo. Il contenait différents poèmes que je ne me lassais jamais de lire. Je l’achetai. Ce livre et un autre qui avait piqué ma curiosité, le dernier roman de Bernardo Atxaga, Markak. Gernika 1937, sur le bombardement nazi de la ville forale. En toute logique, mon Sant Jordi serait pour mon père, enfin, pour celui qui incarnait ma figure paternelle et que j’aimais de tout mon cœur.
En entrant dans l’enceinte du mas, je fus parcouru d’un frisson en sentant une brume pénétrer entre les arbres, se rapprocher de moi, prête à me dévorer. En descendant de voiture, je profitai un moment du soleil, quand l’un des garçon avec qui nous étions sorties les soirées précédentes s’approcha pour me dire bonjour, retirant son casque de la tête.
Il était grand et brun. Une ravissante frange tombait sur son front qui portait encore la marque du casque. Son sourire était parfait et il était le seul à pouvoir me faire tout oublier un moment.
- Salut Aitana, tu fais du shopping ? dit-il en regardant le sac délateur.
- Oui, aujourd’hui c’est le jour du livre. Je souris.
- Ah, tu l’offres à quelqu’un ? demanda-t-il avec curiosité et un léger teint rosé sur les pommettes qui me charma.
- Oui, répondis-je espiègle. Mon père adore lire et j’ai trouvé ce recueil.
- Oh, c’est pour ton père... Il sembla s’apaiser.
- Oui, bien sûr, dis-je d’un ton moqueur.
- Ça te plairait de venir faire un tour avec moi ce soir ? termina-t-il le visage ardent.
- Tu veux dire au village ? m’enquis-je en haussant les sourcils.
- Je pensais plutôt aller sur la côte en moto, confessa-t-il sur un ton quasiment inaudible.
- Dans ce cas, je trouve que c’est une bonne idée. Passe me prendre à cinq heures et demie. Ça marche ? proposai-je.
- À la demie pile. À toute Aitana, salua-t-il de son sourire parfait.
Andrea entra en proclamant mon rencard aux quatre vents. Pour ma part, je jetai un œil vers les escaliers, qui m’appelaient. Et je m’armai de courage.
Je demandai à ma mère de m’accompagner pour lui montrer mes emplettes. Elle ne se doutait de rien et monta dans ma chambre. Il s’assit sur le lit pendant que j’ouvrai la porte de l’armoire, celle qui ne donnait pas sur le coffre-fort. J’avais déposé les boîtes sur une étagère. Je l’observais qui feuilletait le livre pour mon père et je me demandai pourquoi en mon for intérieur. Puis, elle leva le regard et s’étonna de me voir avec les coffrets dans la main.
- Qu’est-ce que c’est ? s’étonna-t-elle.
- J’espère qu’un jour tu pourras me le dire, dis-je sèchement.
- C’est quoi ? Elle n’avait clairement aucune idée de ce qu’elle y trouverait.
- Maman, jettes-y un œil, lis-ça calmement et on en parlera le moment venu, d’accord ?
- D’où ça sort ? insista-t-elle.
- Lis les, dis-je alors sur un ton emphatique, en lui caressant la joue. Tu sais quoi ? dis-je en franchissant la porte, le regard dans le vide. Je crois que j’aurais aimait connaître mon grand-père. Au bout du compte, il faisait partie de la famille, conclus-je en laissant ma mère pensive, essayant d’ouvrir le coffret surprise.
Vingt ans avaient passé avant que je ne découvre mon passé. Vingt fois, l’encre avait coulé d’une plume. Vingt fois, des je t’aime dans des lettres muettes. Vingt fois, des timbres restés vierges. Vingt fois, des lettres qui révélaient ma véritable identité.
Dans l’après-midi, Jordi vint me chercher en moto. Il m’offrit une rose. Il y en aurait d’autres.
Je lui demandai de m’emmener au port de Mataró, où je parcourus la jetée au bout de laquelle la Méditerranée se faisait déjà profonde. Là, je brûlait quelques pages de poèmes sincères qui parlaient de vie et de mort. Je remis mon premier cadeau à celui qui fut mon père, des vers de Quevedo qui s’envolèrent en mer pour mourir avec lui.
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Esther Sanz García (auteur)
Les moutons m'ennuyaient, alors j'ai commencé à me raconter des histoires pour m'endormir.
Esther Sanz García (1982) est née à Madrid où elle grandit. Elle vécut pendant sept ans à Barcelone où elle étudia la littérature et la narration espagnole à l'école Ateneu. Elle gagna son premier prix à dix-sept ans pour sa nouvelle Una cosa un poco loca llamada amor (Cette chose un peu folle appelée amour). En 2009, sa nouvelle Veinte cartas (Vingt lettres) gagne le concours littéraire La Grúa de Montmeló. Elle vit actuellement à Madrid où elle partage sa vie entre sa profession dans le monde du marketing et de la communication et sa passion pour l'écriture créative.