— Je suis étonné de vous trouver encore ici.
Jack grimaça comme une douleur lui traversait la jambe. Il s’en tirait assez bien avec une seule béquille à l’intérieur de la maison, mais ici, sur le sol irrégulier de la cour de l’écurie, c’était une autre paire de manches. Pour ne rien arranger, son injection de scotch de la veille lui laissait l’impression que le soleil lui perçait deux trous dans le crâne à travers les rétines.
À l’ombre d’un arbre, Beth était en train de brosser l’épaule luisante d’un grand cheval brun attaché à la clôture. Vu qu’il sortait tout juste d’un entretien au téléphone avec le notaire, Jack songea soudain qu’il s’agissait désormais de son grand cheval brun. Maintenant qu’il le découvrait de plus près, l’animal lui paraissait plus grand. Et il sentait la merde. Littéralement.
— Je vous avais dit que j’y serais, répondit-elle en coulant un regard par-dessus son épaule, croisant le sien une fraction de seconde.
La sueur brillait sur son front ; elle avait assombri le dos de son tee-shirt. Beth déglutit et détourna le regard vers ses enfants. À une dizaine de mètres, sous l’ombre d’un vieux chêne, Ben brossait un cheval noir moucheté de blanc sur la croupe. Katie était assise par terre derrière l’arbre, avec Henry.
Les enfants riaient et discutaient avant qu’il n’arrive, mais sitôt qu’il entra dans la cour, ils se murèrent dans le silence. Le garçon le surveillait du coin de l’œil tandis que la petite fille refusait tout bonnement de le regarder. Tout comme le matin même dans la cuisine, lorsqu’ils avaient cherché un trou de souris pour se cacher en le voyant. Les gosses normaux n’avaient pas peur en entrant dans une pièce. Ils n’étaient pas aussi timorés, aussi calmes. Il avait eu l’impression d’être un ogre, d’autant que Mme Harris lui avait avoué par la suite qu’ils s’étaient comportés comme si de rien n’était après qu’il eut quitté la cuisine.
Le soleil à son zénith lui frappait fort sur le crâne. Il s’essuya le front d’un revers de manche et s’avança jusqu’à la lisière de l’ombre, en restant à bonne distance du cheval. Son orteil heurta une pierre et sa jambe se tordit : une douleur ardente lui vrilla le genou. Inspirant par le nez, il attendit qu’elle s’atténue pour redevenir soutenable.
— Vous devriez éviter ce genre d’endroit, non ? dit Beth en portant un regard réprobateur vers sa jambe.
— Ça va.
Elle disait vrai : il était censé surélever sa jambe et y appliquer de la glace. Mais il avait déjà dû ravaler une partie de son orgueil pour descendre jusqu’ici dans la voiturette de golf de Danny. S’il devait en plus faire passer son premier entretien d’embauche cloué sur un canapé, il se considérerait définitivement comme un poids mort. Il y avait des limites aux humiliations qu’un homme pouvait endurer.
La mine dubitative, Beth rendit son attention au cheval, continuant de le brosser régulièrement son encolure.
— J’ai décidé d’accepter les termes du testament.
Il vit la main de Beth s’arrêter dans son geste comme elle attendait la suite. Le bras sortant de la manche de son tee-shirt était bien trop maigre, mais son jean usé moulait joliment la rondeur de ses fesses.
— … ce qui fait de moi le nouveau propriétaire du domaine, précisa-t-il.
Elle reprit brusquement son activité, sans un mot, s’éloignant de lui pour se déplacer le long du cheval et lui nettoyer le ventre avec de grands gestes.
D’ordinaire, les gens nerveux se montraient bavards. Il avait interrogé des centaines de personnes effrayées durant sa carrière : criminels, victimes, et tous ceux qui se trouvaient entre ces deux extrêmes. Beth avait de toute évidence appris à contrôler ses émotions à un certain moment. Mais quand ? Et pourquoi ?
Son silence ne suscitant aucun commentaire, Jack insista :
— Je me suis dit que vous voudriez savoir que le job est toujours à vous… Si vous le voulez toujours, naturellement.
— Vous êtes sérieux ? dit-elle en s’arrêtant pour se tourner face à lui.
La lumière du jour faisait ressortir la pâleur de sa peau et accentuait les cernes sous ses yeux verts hypnotiques. Avait-elle eu cette mine épuisée le soir dernier ? Il s’en souviendrait sans doute s’il n’avait pas été complètement torché. Pour une première impression, c’était réussi.
Bien joué, O’Malley, se dit-il avec un pincement de regret.
Elle ajouta à voix basse :
— Rien ne vous y oblige. Vous ne me connaissez même pas.
— Mon oncle Danny vous avait embauchée. Ça me suffit amplement. (Il hocha la tête vers la bête.) Il saute aux yeux que vous savez vous occuper des chevaux. Quel genre de tâches mon oncle vous avait-il confiées ?
La lettre que Danny lui avait remise était ridiculement vague.
— J’ai une certaine expérience en comptabilité, répondit Beth. Il voulait que je fasse établir des devis pour refaire le toit et aménager le paysage.
Comme fâché de se voir temporairement délaissé, le cheval la bouscula du bout des lèvres, et Beth manqua de trébucher. Sans même se retourner, elle tendit le bras et lui caressa l’encolure.
— Alors tout ça reste à faire, déclara Jack. Je n’ai jamais été propriétaire.
— Je ne sais pas, dit-elle, indécise.
Se retournant vers le cheval, elle se pencha pour reposer sa brosse dans un seau et l’échanger contre un petit objet métallique en forme de pic.
Elle comptait quoi ? Refuser ? Et ce curieux tiraillement au creux de son ventre ? D’où provenait-il ?
— Que penseriez-vous d’une période d’essai ? Disons deux semaines. On voit comment ça fonctionne pour vous comme pour moi, ensuite, si vous ne vous plaisez pas ici, j’aurai au moins eu le temps de vous trouver un remplaçant.
Jack retint son souffle comme elle se penchait pour soulever le sabot du cheval. La ceinture de son jean bâilla pour dévoiler le haut d’un string de satin noir. Un plomb sauta sous le crâne de Jack et son sang reflua vers son bas-ventre.
Merde. Comment discuter innocemment avec elle maintenant ?
Tandis qu’elle nettoyait tour à tour chaque sabot, Jack détourna le regard. Il chercha à se rappeler le score du match de la semaine passée à Philadelphie, mais la tentative eut peu d’effet sur le diaporama d’images pornographiques qui défilaient sous son crâne. Sur le décor de fond que constituait le cheval, son esprit ajouta un chapeau de cow-boy et une paire de bottes à Beth pour compléter la vision de strip-teaseuse qu’il lui avait superposée. Bon Dieu ! Ça ne tournait pas rond chez lui. D’accord il n’avait pas baisé depuis plusieurs mois — depuis l’accident en fait — mais sa réaction devant Beth était carrément à côté de la plaque.
Il passait beaucoup trop de temps avec Sean.
— OK. (Elle se redressa et balança le pic dans le seau.) On fait un essai sur deux semaines. Mais je ne vous promets rien.
Et dire qu’il était venu jusqu’ici en pensant la voir sauter de joie à l’annonce de sa décision.
— Merci. Vous pouvez garder les chambres que vous occupez pour le moment. On discutera de vos responsabilités dans les jours qui viennent. Restons-en à ce pour quoi Danny vous a embauchée. Ça vous va ?
— Tout à fait. C’est très bien.
Beth détacha la longe et mena le cheval vers le portail du pâturage quelques mètres plus loin. Le cheval la suivit docilement, et Jack s’efforça de ne pas mater ses fesses.
— Il faudra que vous appeliez votre voisin pour l’avertir, lança-t-elle par-dessus son épaule.
— Mon voisin ?
Il se concentra sur le souvenir de sa grand-mère, l’imaginant à l’église, priant, chapelet en main, allumant un cierge… Manque de pot, son cerveau avait développé la fonction « Image incrustée » et diffusait son petit film porno parallèlement aux images pieuses.
Voilà qui l’enverrait droit en enfer…
Beth lui adressa un regard interrogateur.
— Jeff Stevens, dit-elle. Il était dans l’écurie quand nous sommes arrivés ce matin.
La vision de son voisin bizarroïde le fit aussitôt débander.
— Ah… Oui… Jeff Stevens. Je l’appellerai cet après-midi. Désolé. Je ne vis pas ici depuis très longtemps, moi non plus. Vous savez, ils sont pas forcés de travailler, ajouta-t-il en tournant la tête vers les enfants. Je m’attends pas à ce qu’ils fassent quoi que ce soit. Ce sont juste des gamins.
— Merci, mais ils ont insisté pour m’aider. Ils aiment bien les animaux.
— OK. Tant qu’ils savent qu’ils y sont pas forcés, ça marche pour moi. En parlant d’animaux, Henry vous a pas causé trop de soucis ?
— Pas du tout. Par contre, il garde ses distances avec les chevaux. Je crois qu’il a peur d’eux, dit-elle en riant.
— Henry est l’ex-chien policier le plus froussard que je connaisse, mais bon, je ne lui en veux pas.
Jack se tut un instant pour observer Beth : son visage s’éclairait pour la première fois d’un sourire. Une flamme rieuse dansa dans son regard, l’espace de quelques secondes, mais l’image s’imprima aussitôt dans l’esprit de Jack. Il tenait à revoir ce regard.
Beth ouvrit le portail et laissa le cheval entrer dans le pâturage. Alors qu’elle refermait le portail, elle sursauta et émit un petit cri de douleur. Un filet de sang coula le long de son avant-bras.
Jack avança sur sa béquille :
— Qu’est-ce qui s’est passé ?
— Je me suis écorché la main sur un truc, répondit-elle en tournant son bras pour examiner le côté de sa paume.
— Faites voir.
Jack tendit le bras et referma les doigts sur son poignet gracile. À peine eut-il le temps de sentir son pouls sous son pouce qu’elle sursauta et retira sa main. Elle perdit aussitôt ses couleurs.
— Holà ! s’exclama-t-il en lâchant prise.
Les yeux hagards, le visage pâle, elle tremblait devant lui.
— Ça n’est rien. Une… une simple égratignure.
Elle tremblotait jusque dans sa voix. Un animal de cinq cents kilos pouvait la chahuter sans qu’elle s’en émeuve, mais le seul contact de sa main à lui avait suffi à la paniquer.
— Bon. Mais venez tout de même nettoyer ça à la maison, proposa-t-il en adoptant un ton neutre.
Il fit mine de ne pas remarquer combien elle avait été effrayée tandis qu’elle glissait ses mains tremblotantes dans les poches de son jean. Elle leva le menton et redressa les épaules, contrariant quasiment la réaction viscérale de son corps. Jack sentit une fibre vibrer en lui devant les efforts qu’elle déployait pour se contrôler… Il n’admirait pas seulement son physique. Le courage de Beth aussi était sacrément attirant.
— De toute manière, il est déjà midi passé, dit-il. Il reste pas mal de choses du brunch et je crois que la chaleur commence à vous monter à la tête.
Elle opina du chef et se racla la gorge.
— On vous rejoint dans quelques minutes.
Tandis qu’elle se dirigeait vers ses enfants, Jack pivota et regagna la voiturette de golf stationnée devant l’écurie.
Pourquoi avaient-ils tous si peur de lui ? Ils n’avaient pas bronché devant Mme Harris, ce matin. Est-ce qu’ils avaient quelque chose à se reprocher ? Probablement pas. Si son intention avait été d’escroquer Danny, Beth aurait mis les bouts la nuit dernière. À moins qu’elle n’envisage de le rouler, lui… Mais quelque chose ne collait pas. La manière dont elle venait de réagir n’était pas logique.
Ce n’était pas de la culpabilité qu’il avait lue dans son regard.
Beth était terrifiée.
* * *
Beth et les enfants ôtèrent leurs chaussures boueuses avant d’entrer dans la maison. L’air climatisé qui vint l’envelopper aussitôt qu’elle pénétra dans la cuisine était un pur bonheur.
— Regardez qui voilà, s’exclama Mme Harris avec un sourire. J’allais descendre vous chercher. Il est midi passé.
— Venez vous laver les mains, ordonna Beth aux enfants en les emmenant à l’évier. Et savonnez-les bien.
Le produit réveilla l’entaille longue de quelques centimètres comme elle se frottait les mains en veillant à débarrasser ses ongles des petites saletés. Le robinet fermé, elle regarda ses jambes, puis les enfants : tous trois étaient maculés de boue, de paille et de toiles d’araignée.
— Nous devrions peut-être manger à l’extérieur ? Je ne m’étais pas rendu compte que nous étions si sales, dit Beth en se tournant pour remmener les enfants sur la terrasse.
— Ne vous embêtez pas pour ça. Nous ne sommes pas dans un musée. Je crois qu’une boisson fraîche ne vous fera pas de mal, Beth. Du thé glacé ? (Mme Harris ouvrit le réfrigérateur et versa deux verres de lait.) Ces deux-là ont besoin de manger. Ils n’ont pas une once de graisse. Vous aimez le jambon ? demanda-t-elle aux deux enfants.
— Oui, m’dame, répondit Ben en se glissant sur une chaise autour de la table, aussitôt rejoint par Katie.
— Laissez, je m’en occupe, dit Beth en accourant pour l’aider. Je ne veux pas vous donner du travail supplémentaire.
— Ne dites pas de bêtises. Je suis ravie que vous vous installiez ici. Mais vous pouvez tout de même dresser la table si vous le souhaitez.
Beth sortit l’argenterie du tiroir.
— Cet endroit est bien trop calme, répéta la gouvernante en déposant sur la table une assiette de jambon coupé en tranches. Je m’y suis faite… Danny était pratiquement devenu un ermite ces dernières années. Mais Jack a besoin de compagnie… Il a longtemps été policier. Tout ce temps libre est nouveau pour lui.
Beth lâcha tout à coup les couverts sur la table.
Quelle idiote ! Jack avait pourtant expliqué que Henry était un ancien chien policier. Mais son cerveau exténué n’avait pas fait le lien.
Super. Elle avait délivré une fausse identité à un policier. S’agissait-il d’un crime ou d’un délit ?
— Vous vous sentez bien, ma chérie ? s’inquiéta Mme Harris. Vous n’avez pas l’air dans votre assiette. Il faut faire attention lorsque vous travaillez à l’extérieur par une telle chaleur. Je parie que vous n’aviez même pas d’eau avec vous. Asseyez-vous, et buvez ceci, dit-elle en l’installant gentiment sur une chaise avant de lui tendre un verre de thé glacé.
Une salade de pommes de terre, quelques sandwichs, des œufs à la diable et une assiette de biscuits vinrent bientôt rejoindre le jambon. Les enfants piochèrent dans le tas. À coup sûr, nul ne mourrait de faim aussi longtemps que Mme Harris occuperait la cuisine. Et comme cuisinière, il faut dire qu’elle s’imposait.
Mais l’appétit de Beth s’était envolé dès que la gouvernante avait dévoilé la profession de Jack… Qui sait s’il n’avait pas aperçu sa photo sur un avis de recherche au cours de l’année passée. Elle sentit une boule acide monter dans sa gorge à l’idée qu’il puisse contacter Richard. Il suffisait d’un coup de téléphone. Un simple coup de fil. Son regard se porta aussitôt vers ses enfants. Est-ce que Richard les tuerait eux aussi ? Ils n’étaient pour lui que des points de détail mais sa cruauté était sans limites. À moins qu’il n’eût d’autres projets pour eux ? Son cœur se serra tandis qu’elle passait en revue ses options, et envisageait leur sort.
Une minute. Jack n’avait manifesté aucun signe laissant penser qu’il l’avait reconnue. Il avait peut-être été flic à l’autre bout du pays. En outre, elle s’était teint les cheveux en noir et les avait laissés pousser. Le stress aidant, elle avait beaucoup maigri, en particulier du visage. Et puis il y avait ce phénomène qui agissait sur son teint et lui donnait cet air cadavérique. Elle se rassura.
— Vous ne comptez pas manger, ma chérie ? demanda Mme Harris.
— Je me préparerai un en-cas une fois que j’aurai un peu moins chaud, répondit Beth avec un sourire forcé, sur un ton faussement léger. Vous disiez que Jack était policier ?
— Oui. Jusqu’à son accident il y a quelques mois.
Beth but une gorgée de thé.
— Est-ce qu’il rendait souvent visite à son oncle ?
— Non. Il travaillait à environ deux heures d’ici, à South Bend — c’est une banlieue de Philadelphie. Quand il était plus jeune, Jack passait beaucoup de temps ici, mais une fois qu’il est devenu inspecteur, ses visites se sont faites plus rares, expliqua Mme Harris la voix teintée de regret, tandis qu’elle remplissait de thé glacé le verre de Beth.
— Merci.
Jack ne travaillait donc pas dans le district où résidait Richard. Mais punaise, ça n’était pas passé loin.
Mme Harris tira une chaise et s’assit ; elle prit un biscuit et mordit dedans.
— Vous êtes encore pâlichonne. Vous avez trimé dur toute la matinée. Il faut manger un peu.
Beth avait le ventre noué à la seule idée d’avaler quoi que ce soit ; elle se servit cependant une tranche de jambon et de la salade de pommes de terre. Mme Harris n’avait pas tort. Il fallait qu’elle mange un peu pour reprendre des forces. Mieux valait éviter de sauter un repas : elle pouvait à tout moment être forcée de fuir à nouveau. Si seulement elle disposait d’un point de chute.
* * *
Jack entra dans la cuisine en boitant et tira une chaise en face de Beth et des enfants. Ben ne broncha pas, mais Katie, malgré le rempart que constituait la table, se fit toute petite sitôt qu’il s’assit. Beth semblait à deux doigts de vomir.
Jack sentait son genou l’élancer sous la table, à chaque battement de cœur. Il lui semblait qu’on avait glissé des éclats de verre sous sa rotule. La vérité était qu’il avait beaucoup trop forcé sur sa jambe ce matin. La douleur devait probablement se lire sur ses traits, car il vit Mme Harris ouvrir le congélateur à la volée pour en sortir un sachet de glace pilée.
— Il faut allonger ta jambe, décréta-t-elle avec un regard qui le défiait de la contredire.
Sans discuter, Jack souleva sa jambe sur la chaise qu’elle lui glissait. Son genou avait approximativement la taille d’un ballon de basket. S’il ne désenflait pas d’ici demain, son kiné allait à coup sûr lui en faire tout un plat.
Mme Harris lui déposa un comprimé d’ibuprofène dans la paume et Jack le fit descendre à l’aide du thé glacé qu’elle venait de poser devant lui.
— Merci.
Pour détourner son esprit de la douleur, il dirigea son attention sur les personnes autour de lui. Les enfants dévoraient de bon cœur. Beth, quant à elle, mangeait sa tranche de jambon du bout des dents. Elle aurait pourtant bien eu besoin de prendre cinq ou six kilos, sous peine de s’envoler à la première rafale de vent. Avait-elle seulement avalé quoi que ce soit aujourd’hui ?
Henry, assis aux pieds de Katie, jouait son rôle de chien affamé. Les grands yeux marron du chien suivaient les mouvements de la fourchette de l’assiette à la bouche de la petite fille, tel un spectateur sur un court de tennis. Un filet de bave coulait de ses babines noires sur le sol. Katie lui glissa un morceau de jambon sous la table ; Jack fit mine de ne rien remarquer.
Ils étaient plus crasseux l’un que l’autre et puaient cette odeur caractéristique de chevaux. La sueur leur plaquait les cheveux au front. Il faisait bien trop chaud pour travailler dehors. Espérons que Beth n’ait pas l’intention de retourner à l’écurie cet après-midi car il se verrait forcé d’y opposer son veto.
— Vous savez nager, les enfants ? demanda-t-il soudain.
— Oui, m’sieur, répondit Ben sans lever les yeux.
— Tu peux m’appeler Jack. (S’entendre appeler « monsieur » le vieillissait.) Eh ben, y a une piscine de ce côté. Vous pouvez l’utiliser si ça vous dit, à condition qu’il y ait un adulte avec vous. Ça cogne tellement fort aujourd’hui. Vous avez aussi une plage en bas, au bord du lac. J’aimerais beaucoup la nettoyer, et retaper l’embarcadère et le hangar à bateaux. (Il jeta un regard à Beth.) On devrait dresser une liste. Et j’y pense : vu que vous vous établissez ici pour quelque temps, vous pouvez monter le reste de vos affaires.
Une frustration se lut sur ses traits. La moindre des choses eût été qu’il se lève et transporte leurs bagages à l’intérieur. Au lieu de quoi, il restait cloué à son siège comme un foutu vieillard.
Les enfants cessèrent tous deux de manger pour fixer leur mère.
— On va faire un test de quinze jours, expliqua Beth.
Avec un large sourire, qui amusa Jack, Ben se leva de table et sortit en trombe, en s’écriant :
— Je m’occupe des bagages.
En voilà au moins un que l’arrangement rendait heureux.
Sans son frère pour lui servir de bouclier, Katie laissa tout à coup paraître une expression paniquée. Elle darda un regard vers Beth : elle mourait d’envie de se décaler d’un siège, mais se rapprocher de sa mère l’obligeait à se rapprocher de lui. De toute évidence, il pouvait toujours courir. Katie ne lui adressait même pas un regard.
Il fallait qu’il fasse quelque chose. Elle n’avait aucune raison d’avoir peur de lui. Et pour être franc, il devait admettre que ça l’agaçait.
— Katie ? J’ai un service à te demander, dit-il en prenant soin de ne pas esquisser de geste dans sa direction.
Jack parlait doucement, sans élever la voix ; malgré cela, le visage de la fillette blêmit, et ses petits doigts se mirent à trembler au son de cette voix. Jack sentait un pincement au cœur rien qu’en la regardant.
— Ça concerne Henry, continua-t-il.
En entendant son nom, le chien leva son arrière-train et vint poser sa tête sur les genoux de Jack. Le policier lui gratta la tête. En dépit de son absence de conscience professionnelle et de sa capacité d’attention aussi grosse que celle d’une puce, Henry avait un bon fond. Ce gros nigaud préférait tout simplement les caresses à la castagne.
— Henry est un chien policier très, très qualifié, tu sais. (En quelque sorte. Ça n’était pas tout à fait un mensonge… Henry avait suivi une formation poussée. Qu’il ne lui soit absolument rien resté de cette formation était un tout autre problème.) Avec ma blessure, je ne peux pas l’entraîner tous les jours comme je devrais. Il risque de tout oublier. Ce serait vraiment dommage.
Les yeux du chien se mirent à briller comme Jack lui grattait un point sensible juste derrière l’oreille. Jack tourna la tête vers Henry, surveillant Katie du coin de l’œil. Les yeux de la fillette étaient écarquillés comme des soucoupes et sa mine avait perdu cette expression maladive.
— Tu crois que tu pourrais prendre ma relève et l’entraîner ? C’est une sacrée responsabilité.
La fillette hocha la tête de manière presque imperceptible.
— Est-ce que tu sais lire ?
Bon sang, quel âge avait-elle d’ailleurs ? Cinq, six ans ? À peine sept ?
Elle acquiesça à nouveau.
— Bon. Alors je vais t’écrire ses ordres principaux sur une feuille. (Il prit un petit morceau de jambon dans l’assiette.) Tu lui donnes un ordre, par exemple : « Couché ! » (Le chien ne bougeait pas.) Et s’il obéit, tu lui donnes la récompense.
Le chien restait debout et remuait son gros arrière-train.
— Seulement s’il obéit, insista Jack en montrant le jambon au chien qui bavait. Comme tu vois, il a déjà oublié pas mal de choses.
Le chien poussa un soupir et se laissa tomber au sol avec un gémissement de protestation. Jack lui tendit la friandise.
— C’était un peu lent, mon pépère.
Henry engloutit le jambon et ferma les yeux.
— Tu crois que tu peux faire ça ?
À nouveau, elle hocha très faiblement la tête et pour la première fois, regarda Jack. Un tout petit pas.
Ben franchit la porte en tirant une énorme valise à roulettes, deux sacs en toile accrochés à l’épaule. Katie descendit de sa chaise pour le rejoindre et tous deux disparurent bientôt dans le hall.
Beth se racla la gorge en se levant pour les suivre.
— Merci, dit-elle.
Il lui sembla voir ses yeux larmoyer.
Beth partie, Jack savoura un instant la béatitude que lui procurait sa bonne action, jusqu’à ce que Mme Harris déboule et tire le bon Samaritain de sa rêverie éveillée.
— Dois-je comprendre que tu as cessé de t’apitoyer sur ton sort ?
Il grimaça :
— Je me suis montré si désagréable que ça ?
Mme Harris lui renvoya un regard éloquent.
— Désolé.
— Tu as le droit d’être en colère à cause de ta blessure, Jack, et même celui de déprimer… Mais il va te falloir tourner la page. Pourquoi crois-tu que ton oncle a voulu que tu vives ici ? Ça n’était pas le genre d’homme à manipuler les gens par plaisir. Tu sais qu’il n’a jamais été comme ça.
Jack haussa les épaules. Elle disait vrai. Jamais son oncle n’avait essayé de se mêler de sa vie. Il se bornait à garder le contact, l’invitant simplement de temps à autre à venir passer le week-end.
— Le notaire pourra te le confirmer. Il a ajouté cette clause à son testament un mois environ après ton accident… après que Quinn lui a dit que tu avais probablement perdu ton genou.
Jack était bouche bée.
— Danny répétait sans cesse que le mieux pour toi était de revenir à la maison. Mais que tu ne t’en rendais pas compte. (Le regard de Mme Harris dévia vers la porte vitrée.) Et, je crois que… quelque part… il savait qu’il allait mourir.
— Il va me manquer. J’aurais dû lui rendre visite plus souvent.
— Certainement, répondit-elle sans prendre de gants. Il se faisait du souci pour toi, Jack. Sean et Quinn, eux, ont leur famille comme garde-fou. Danny disait que tu avais, toi aussi, besoin d’un ancrage.
— Il avait peut-être raison… (Jack replaça le sachet de glace et changea de sujet.) Alors, que pensez-vous de nos invités ?
— Ils nous cachent quelque chose. (Mme Harris ouvrit le réfrigérateur et en sortit une canette de Coors Light. Elle la tendit à Jack pour qu’il la lui décapsule.) Tu crois qu’ils ont des ennuis ?
— Allez savoir, répondit-il en secouant la tête. Restez tout de même vigilante. Juste au cas où.
— T’en fais pas. J’ai l’œil.
Elle leva la canette et s’envoya une lampée de bière.
Fichtre !