6

Jack ouvrit les yeux dès qu’il entendit la série de bips sourds retentir sur le panneau de contrôle mural. Dans la chambre plongée dans l’obscurité, plusieurs voyants verts clignotèrent à l’unisson.

Quelqu’un était en train de désactiver l’alarme.

Habitué à ne dormir que d’un œil, le policier sortit aussitôt de sa torpeur.

Il avisa le cadran digital de sa montre : 4 h 30. Un peu tôt pour voir se lever l’un des occupants de la maison, ce qui laissait supposer que l’intrus matinal avait quelque activité illicite à son programme. Les seules personnes à connaître le code à part lui étaient Beth et Mme Harris. Peu probable que Mme Harris soit debout de si bonne heure. Et quand bien même elle aurait souffert d’insomnie, il ne lui serait sûrement pas venu à l’idée de sortir dehors : elle se serait tout bonnement installée avec une tasse de thé devant une rediffusion à la demande des Experts. Quant à Beth, depuis maintenant presque une semaine qu’elle habitait sous son toit, elle faisait son possible pour éviter de se retrouver seule avec lui. Il n’avait pas la moindre idée de ce qu’elle ferait si elle se réveillait en pleine nuit.

Il fallait néanmoins qu’il sache, aussi enfila-t-il un short. Laissant sa béquille au pied de son lit, il attacha son attelle et boitilla pieds nus jusqu’à la porte. Il s’arrêta, tendant l’oreille à tout bruit de mouvement, et ses sens se mirent soudain en alerte maximale : il venait d’entendre grincer la porte de derrière tandis qu’on l’ouvrait et la refermait avec un léger clic.

Beth était-elle sortie, ou avait-elle fait entrer un individu dans la maison ? Quelqu’un avait-il réussi à s’y introduire ? Un professionnel n’aurait guère de mal à désactiver l’alarme vétuste de son oncle.

Par sécurité, Jack retourna jusqu’à sa table de chevet chercher l’arme qu’il y gardait sous clé, avant de regagner le seuil. Un frisson hérissa les poils de sa nuque comme il jetait un coup d’œil discret par l’encadrement.

La cuisine était vide.

Seul le bourdonnement du réfrigérateur troublait le calme dans la pièce sombre.

Il boitilla furtivement jusqu’à la fenêtre et scruta à travers la vitre. La lune jetait une lueur éthérée sur la terrasse, éclairant la silhouette de Beth, tout de blanc vêtue, qui marchait en direction de la piscine.

Elle était seule.

Jack poussa un soupir de soulagement et attrapa l’une des vieilles cannes à l’embout caoutchouté de son oncle, dans le porte-parapluie près de la porte. Il sentit l’adrénaline courir dans ses veines, comme l’eau dans un tuyau d’incendie, tandis qu’il sortait sur la terrasse pour la suivre.

Caché dans l’obscurité, il la regarda s’avancer au bord de la piscine et laisser glisser son peignoir dans la pénombre. Un clair de lune argenté illuminait ses membres graciles. Jack sentit son entrejambe se tendre. Beth balança le peignoir sur une table, puis descendit les marches de la piscine et se mit à faire tranquillement quelques longueurs. Il poussa doucement le portillon en fer forgé et alla s’asseoir dans un des fauteuils face au bassin. Enclenchant la sécurité de son arme, il posa celle-ci sur une des petites tables.

Une grenouille-taureau coassa du côté du lac, mais toute l’attention de Jack était accaparée par les clapotis de la nageuse. Beth fendait les eaux sombres avec aisance, laissant derrière elle un sillage de lumière pâle qui scintillait sous le clair de lune. Il savait qu’elle n’était pas nue (il avait aperçu les contours d’un maillot une-pièce noir) mais la vision n’en restait pas moins incroyablement érotique.

Son esprit très imaginatif n’avait aucun mal à dévêtir le corps humide de la jeune femme. Dans son fantasme, elle le suppliait de la toucher. Jack changea de position sur son siège pour soulager la tension de son entrejambe. La douleur lui vrilla le genou, le ramenant brutalement à la réalité.

Il inspira entre ses dents et souffla lentement. Un filet de sueur coula dans son dos nu. Maintenant que l’adrénaline était retombée, sa jambe accusait le coup de l’effort qu’il avait fourni pour venir jusqu’ici. S’il s’apprêtait vraiment à raccrocher les gants, il devrait apprendre à modérer sa vigilance : de toute évidence, Beth n’avait eu aucune intention criminelle en se levant cette nuit. Mais quand même, qui aurait l’idée de sortir nager aux aurores ?

— Vous avez bien failli me filer une crise cardiaque, lança-t-il à la jeune femme lorsqu’elle arriva contre le bord du bassin.

Elle s’arrêta brusquement et se retourna en poussant un petit hoquet de surprise, avant de nager sur place.

— Vous ne savez donc pas qu’il est dangereux de se baigner seule ? continua-t-il. Supposez que vous ayez une crampe ?

— Je… je suis désolée, balbutia-t-elle, les yeux arrondis de peur. Je ne voulais pas vous réveiller. J’ai essayé de ne pas faire de bruit.

Les mots sortaient maladroitement de sa bouche et son regard nerveux naviguait de Jack à son arme. Il lui avait foutu la frousse de sa vie. Elle n’avait franchement pas besoin de ça.

Bien joué, O’Malley.

— Désolé, Beth. Vous n’avez rien à vous reprocher. C’est moi qui ai réagi sans réfléchir. Les réflexes de flic ont la vie dure. (Il soupira et décida d’opter pour une approche plus directe.) Je ne compte pas vous faire de mal, Beth, ni à vous ni aux enfants. Vous n’avez aucune raison d’avoir peur de moi, dit-il en frottant sa nuque contractée.

— Je sais, répondit-elle avant de nager doucement vers l’échelle.

Elle sortit de la piscine, l’eau ruisselant le long de son corps mince, et se tourna vers lui. Le clair de lune éclairait sa peau. Bien qu’encore trop maigre, elle était néanmoins bien faite, avec des rondeurs là où il fallait. Ses seins étaient juste assez gros pour remplir les paumes d’un homme, et malgré l’air chaud, ses tétons pointaient sous le tissu humide de son maillot. Surprenant son regard fixé sur elle, elle se dépêcha de s’envelopper dans son peignoir.

Jack ravala sa salive et cligna des yeux.

Beth se laissa tomber sur une chaise à quelques pas de lui, joignit ses mains tremblantes et ramena les pans du peignoir sur ses chevilles, couvrant ainsi chaque centimètre de ses adorables jambes.

Une pointe de culpabilité le saisit. Il n’avait plus qu’à voler les bonbons d’un gamin pour parachever son image de sale type.

— Je n’arrivais pas dormir et je ne voulais pas réveiller les enfants, expliqua-t-elle en coulant un regard vers lui. Vous êtes venu jusqu’ici sans vos béquilles ? Ça n’est pas très prudent.

Merveilleux. Il lui fichait la pétoche et elle, en retour, s’inquiétait pour sa santé. Il ne s’était jamais senti aussi con qu’en ce moment.

— Non, je me suis appuyé sur une canne. (Et un coup de plus à son ego déjà bien entamé.) Mon genou va bien.

— Tant mieux, dit-elle en hochant la tête.

— Vous savez, on est vendredi. Vous avez largement fait vos quarante heures cette semaine. Prenez votre journée pour vous détendre avec les enfants, proposa-t-il en étendant ses longues jambes devant lui. Je peux m’occuper de la propriété pour la journée. Il y a une salle de cinéma et un petit centre commercial à une quinzaine de kilomètres plus loin sur l’autoroute. C’est loin d’être une grande ville, mais vous n’avez jamais emmené les enfants nulle part depuis votre arrivée ici. Vous pouvez utiliser le pick-up dans le garage à votre guise. Sans vouloir critiquer, votre voiture ne semble pas très fiable.

— Non, vous avez entièrement raison. C’est un tas de ferraille ! (Surpris par sa réponse, il sourit.) Nous avons des loisirs très simples. (Elle hésita, puis ajouta :) Les enfants se plaisent sur la propriété.

Et c’était vrai. Pendant que leur mère travaillait à l’écurie ou s’attelait à la comptabilité, les gamins passaient leurs journées à nager ou à se promener sur les terres avec Henry.

— Je suis content de voir qu’ils prennent leurs marques. Ben semble être de plus en plus à l’aise. En revanche, je ne crois pas avoir entendu Katie prononcer un seul mot.

— Elle est un peu timide, surtout avec les hommes. Elle n’est pas habituée à eux. Ben se souvient de son père, mais Katie était encore bébé à sa mort, expliqua doucement Beth, la voix chargée d’émotion.

— Comment est-il mort ?

— Il a été tué dans un accident de voiture en rentrant de la salle de sport. C’est très ironique, parce qu’il était pompier, et j’étais toujours morte de peur quand il partait travailler. Je n’ai jamais songé à m’inquiéter quand il n’était pas de service.

Elle se tut d’un coup.

Jack l’observait du coin de l’œil. Son regard s’était fait distant et ses yeux humides brillaient. Elle essuya sa joue d’un revers de main.

Voilà maintenant qu’il la faisait pleurer. T’es un champion, O’Malley.

— Je ne voulais pas vous causer de peine, s’excusa-t-il. Ce ne sont pas mes affaires. Je me demandais juste pourquoi ils étaient si posés.

Le visage de Beth s’emplit d’une immense tristesse. Elle avait énormément aimé son mari. Une pointe d’envie perça la poitrine de Jack. S’il venait à mourir demain, personne ne le regretterait de cette façon.

— Ça va. Voilà maintenant sept ans qu’il est parti. Ça a été dur à l’époque. Surtout pour Ben : il avait du mal à comprendre. Il n’arrêtait pas de demander quand est-ce que son papa rentrerait à la maison. Chaque année, le temps efface un peu plus ses souvenirs. À ce train, je me demande s’il se souviendra encore de son père quand il sera adulte.

Une teinte gris pâle colorait l’horizon. Comme si l’arrivée de l’aube jetait un voile de malaise sur ces révélations sorties de l’ombre, elle se leva pour partir :

— Je ferais mieux d’aller m’habiller. Les enfants ne vont pas tarder à se lever.

Jack la suivit du regard tandis qu’elle remontait le chemin vers la maison d’un pas résolu. Il s’approcha alors en boitillant du bassin, détacha le velcro de son attelle, qu’il posa sur le bord, et se glissa dans l’eau fraîche, soulageant le feu de son genou en même temps que celui de son entrejambe.

Aussi douloureux qu’il eût été, ce n’était certainement pas un deuil vieux de sept ans qui l’avait poussée à sortir nager aux aurores. Quels pouvaient bien être les démons qui l’avaient tirée de son lit au beau milieu de la nuit ? Il devrait marcher sur des œufs pour ne pas la brusquer.

Mais il comptait bien découvrir son secret. Et quelque chose lui disait que le plus tôt serait le mieux.

* * *

Après un rapide bain, Jack regagna clopin-clopant la maison et passa un short sec. Alors qu’il enfilait un tee-shirt délavé, il entendit quelque chose tomber dans la cuisine avec un bruit sec.

Il passa la tête par la porte. Katie se tenait devant le réfrigérateur ouvert, au milieu d’une grande flaque de jus d’orange, les pieds nus parmi les éclats du pichet brisé qui jonchaient le sol. Du jus dégoulinait sur le devant des placards, dans le réfrigérateur, et le long de ses jambes maigrelettes, se répandant sur le carrelage. Une vive terreur s’imprima sur le visage de l’enfant dès que Jack entra dans la pièce.

De peur qu’elle ne marche sur un morceau de verre, Jack hurla « Ne bouge pas ! » tout en chaussant ses baskets.

Les yeux écarquillés, Katie commença à reculer, sans prêter attention aux tessons sous ses pieds.

À mesure que Jack approchait, la fillette lançait des regards paniqués vers la porte, évaluant la distance entre Jack et celle-ci. Jack sentit son estomac se serrer : ce n’étaient pas les éclats de verre qui effrayaient à ce point la fillette, mais bien lui !

Il baissa la voix, comme pour parler à une victime.

Car c’était très clairement ce qu’elle était.

— N’aie pas peur, Katie. Je ne suis pas fâché. Tu as juste renversé un peu de jus. Mais je ne veux pas que tu te coupes les pieds avec le verre sur le sol. Ne bouge plus, s’il te plaît. Je vais avancer vers toi.

Sans élever la voix, il marcha lentement vers la fillette qui restait figée sur place, ses yeux verts rivés sur lui. Elle tremblait violemment quand il arriva près d’elle.

— Bon. Maintenant, je vais te prendre dans mes bras.

Passant ses grosses mains sous les bras de l’enfant, il la souleva en la tenant à distance. Son genou protesta douloureusement tandis qu’il se retournait pour la transporter à l’autre bout de la cuisine, ses longs doigts encerclant le petit buste de la fillette. Il la déposa sur le plan de travail puis attrapa une chaise et s’assit en face d’elle, d’une part pour paraître moins grand, mais aussi parce que sa jambe était sur le point de le lâcher.

Jack sentit un étau lui broyer le cœur en voyant trembler la lèvre inférieure de la fillette. Sa blessure physique lui parut soudain bien insignifiante au regard du traumatisme psychologique que cette enfant avait manifestement subi. Il ravala une boule de pitié.

— Tu veux bien me montrer tes pieds que je voie si tu n’as pas de morceaux de verre ? (Tout en disant cela, il attrapa un torchon pour lui sécher les jambes. Les pieds minuscules de l’enfant entre ses mains, il vérifia soigneusement l’absence de coupures.) Je ne vois rien. Est-ce que tu as mal quelque part ?

Katie fit non de la tête. Elle ouvrait toujours de grands yeux, mais Jack constata avec soulagement qu’elle avait cessé de trembler.

Des aboiements lui parvinrent tout à coup de sous la porte de la cuisine.

— Tiens, sors donc dehors avec Henry pendant que je nettoie tout ça ? Je ne voudrais pas qu’il se coupe une patte sur un bout de verre. Et mets des chaussures.

Katie attendit qu’il se lève et recule pour descendre du plan de travail et sortir en trombe par la porte en attrapant ses baskets à la volée.

Il la regarda de derrière la vitre passer ses petits bras autour du cou du chien et enfouir son visage dans sa fourrure. Henry attendait patiemment sans bouger. Comme le chien tournait la tête vers lui, Jack vit avec surprise une lueur d’intelligence briller dans le regard de l’animal.

Sa tristesse céda alors la place à une immense colère contre celui qui avait instillé cette crainte chez la fillette. Il avait beau avoir vu quantité d’enfants maltraités au cours de sa longue carrière, il n’avait jamais cessé d’être horrifié par le degré de souffrance qu’un adulte était capable d’infliger à un enfant sans défense. Il jura dans sa barbe tout en jetant une poignée de serviettes en papier sur le sol pour éponger le jus. L’être humain était réellement ignoble.

Levant soudain les yeux, il vit Beth debout sur le seuil. Elle avait les traits tirés et tendus et s’était changée pour passer un jean et un débardeur tout simple.

— Laissez-moi vous aider, dit-elle en ouvrant la porte du cellier à l’autre bout de la pièce pour en sortir une pelle et un balai. Elle s’accroupit et commença à ramasser les plus gros éclats.

Jack sentit sa colère retomber comme elle levait la tête vers lui.

— Qui lui a fait du mal ? demanda-t-il tout bas.

— Personne n’a jamais fait de mal à Katie, répliqua Beth, en gardant toutefois les yeux fixés sur sa tâche pour ne pas croiser son regard.

Elle poussa le reste des tessons et les serviettes trempées dans la pelle, puis jeta le tout dans la poubelle.

— Alors de quoi a-t-elle si peur ?

La jeune femme ne répondit pas immédiatement. Elle continua de nettoyer les éclaboussures sur différentes surfaces, puis rangea pelle et balai dans le débarras avant de refermer doucement la porte. Les épaules affaissées, elle gardait la main serrée sur le bouton de la porte, et le regard rivé au sol.

— C’est une longue histoire, Jack. Je ne peux pas en parler. Donnez-lui un peu de temps, s’il vous plaît.

— Si vous pensez qu’une aide psychologique peut l’aider, je connais des personnes très bien.

— C’est trop tôt, dit-elle en se tournant vers lui. (Elle redressa alors les épaules pour se grandir autant que le permettrait son petit gabarit.) Je suis désolée. Je sais que ça part d’un bon sentiment, mais pour le moment c’est impossible. Je ne peux pas, non plus, vous expliquer. Ne me posez plus de questions, s’il vous plaît. Je fais de mon mieux pour l’instant.

— Très bien, répondit doucement Jack. (Il savait reconnaître un argument futile quand il en entendait un.) Mais souvenez-vous que je peux peut-être vous aider.

Sans réfléchir, il tendit la main vers elle et lui pressa gentiment l’épaule. À la grande surprise de Jack, Beth ne broncha pas. Ses yeux s’écarquillèrent légèrement. Elle déplaça alors son regard de sa main, toujours posée sur son épaule, à son visage, et au lieu d’y lire la peur habituelle, il devina dans ses yeux qu’elle s’étonnait de sa propre réaction. Il vit les pupilles de Beth se dilater et déplaça sa main de quelques centimètres à peine, caressant sa peau délicate du bout des doigts. Elle prit une brève inspiration et pinça sa lèvre inférieure entre ses dents. Jack devint aussitôt dur comme un roc sous le désir qui commençait à palpiter en lui, bourdonnait dans ses veines à chaque pulsation ; chaque battement le poussait à se rapprocher d’elle. À toucher. Goûter. Posséder.

Son regard rivé au sien, il se pencha vers elle. Son parfum l’enveloppait, excitait l’envie primitive qui montait en lui. Il laissa glisser sa main pour encercler la colonne gracile de son cou ; sa peau était chaude comme du satin et son pouls s’affolait sous son pouce. Son regard tomba sur sa bouche.

À l’instant où il rompit le contact visuel, Beth cligna des yeux. Il vit ses mâchoires se crisper et elle détourna la tête, ne lui laissant qu’une fraction de seconde pour remarquer l’indéniable montée de passion dans son regard.

Mais cette fraction de seconde lui avait suffi. Elle le désirait physiquement, même si son cerveau n’était pas aux commandes. La main de Jack le démangeait de toucher à nouveau sa peau lisse et nue.

— Beth, dit-il en avançant d’un demi-pas.

Elle recula, et il laissa retomber sa main. Merde. Il l’avait poussée trop loin. Elle baissa les yeux, indiquant clairement par ce recul et ce refus de croiser son regard qu’elle regrettait ce bref moment de rapprochement.

Un moment ? Un instant, plutôt. Ça n’avait duré que quelques secondes. Mais bon Dieu, que ces secondes lui avaient semblé bonnes.

— Je vais descendre à l’écurie nourrir les chevaux. Ben est déjà là-bas. (Elle marcha jusqu’à la porte et s’arrêta sur le seuil.) J’aimerais que les choses soient différentes. Si vous préférez qu’on s’en aille, dites-le et on s’en ira. Je comprends que notre présence vous mette mal à l’aise. Nous ne sommes pas exactement la petite famille type. Vous n’aviez pas la moindre idée de ce dans quoi vous vous embarquiez.

— Beth, je n’ai pas envie que vous partiez. Ce n’est pas moi qui suis mal à l’aise. Les enfants s’épanouissent ici.

Elle hocha la tête sans se retourner.

— Vous avez raison. C’est un bon endroit pour eux. Merci, dit-elle avant de sortir sur la terrasse.

Jack la regarda descendre le chemin de l’écurie à grandes enjambées. Katie et Henry accoururent à sa rencontre. Beth attrapa la fillette et la serra contre elle avant de la reposer pour continuer son chemin. Elle tenait sa fille d’une main et grattait la tête de l’animal de l’autre. À voir le grand chien trotter docilement à ses côtés, jamais on n’aurait deviné qu’il s’était fait une spécialité de sécher les cours de dressage. Ils disparurent alors dans le bosquet qui séparait l’écurie de la maison.

Jack balança la serviette dans la poubelle. Si seulement il avait su comment les aider. Mais tant qu’elle resterait muette, il serait impuissant. Il lui avait fallu près d’une semaine pour pouvoir la toucher sans qu’elle fasse un bond de trois mètres, et le geste qu’il venait d’avoir avait encore empiré les choses. Un pas en avant, vingt pas en arrière. Bon Dieu. À ce rythme, il lui faudrait des années pour gagner sa confiance.

Un instinct viscéral lui disait qu’elle n’avait pas autant de temps devant elle. C’était maintenant qu’elle avait besoin d’aide.

* * *

— Ça va ? demanda Beth à sa fille tandis qu’elles entraient dans le petit bois.

À cette heure matinale, il faisait frais dans le bosquet ombragé, malgré qu’on fût en plein été. Elle sentit sa nervosité se dissiper sous les senteurs de pin frais, tandis que la brise refroidissait sa libido déchaînée.

Jack posait beaucoup trop de questions. Et chaque fois qu’elle croisait son regard, elle y lisait de la suspicion. Mais ce matin, c’était loin d’être de la suspicion qu’elle y avait lue. Encore maintenant, son regard de braise continuait de lui enflammer les entrailles. Sa peau frissonnait toujours là où il l’avait touchée. Sa main était chaude et vigoureuse. Il lui avait fallu toute sa volonté pour s’arracher à sa caresse et résister à l’envie de se rapprocher. Il avait été à un cheveu de l’embrasser, et Dieu sait qu’elle avait désiré ce baiser, et bien plus. Elle avait presque pu sentir sa bouche réclamer la sienne tandis qu’il laissait courir sur elle ses doigts virils. Ses mamelons durcirent et une chaleur lui irradia le bas-ventre alors qu’elle revoyait le désir dans le regard de Jack. Le torse impressionnant qu’elle avait vu à la piscine au lever du jour n’arrangeait pas les choses. Jack avait un corps de coureur, avec des épaules larges et de longs membres minces et musclés : le genre de physique athlétique face auquel une femme fond et se sent pleinement féminine.

Elle prit conscience avec un pincement de regret qu’il leur fallait partir. Trouver un autre endroit où se cacher. Quelque part où elle ne serait pas tentée de baisser une nouvelle fois sa garde.

— Il est pas méchant.

La réponse de Katie tira Beth de ses pensées.

— Non, il n’est pas méchant, répondit Beth, émue par le ton surpris de sa fille.

— Il est un peu comme oncle James, continua la petite.

Il avait fallu un certain temps à James pour sympathiser avec Ben et Katie. Tout comme Jack, le vieil homme n’avait jamais eu d’enfants. Après la mort de sa tante, James s’était renfermé sur lui-même. Mais tous les trois comptaient beaucoup pour lui, et Ben et Katie avaient fini par attendrir son cœur endurci. Un lien s’était tissé entre lui et les enfants.

— Alors ça ne te fait rien d’habiter quelque temps ici avec Jack ? demanda Beth alors qu’elles arrivaient dans la cour ensoleillée de l’écurie.

Elle s’arrêta et se tourna vers sa fille qui la regardait en clignant des yeux :

— On est bien ici, répondit l’enfant en passant son bras autour du cou de Henry. (Le chien tourna la tête pour lui lécher le visage.) Et je veux pas laisser Henry. On n’est pas obligés de partir, hein ?

Beth ferma les paupières, la gorge serrée.

Ils feraient vraiment mieux de s’en aller. Les choses ne se passaient pas vraiment comme elle l’avait prévu. Elle rouvrit les yeux dans un soupir et vit la lèvre de sa fille trembloter : sa résolution s’écroula.

Jack était peut-être curieux, mais elle ne croyait pas qu’il puisse représenter une menace. Du moins pas le genre de menace mortelle qui l’angoissait en ce moment. Il n’en restait pas moins qu’elle devait garder ses distances.

— Non, chérie, répondit-elle en souriant. On n’est pas obligés de partir. En tout cas pas tout de suite.

Katie fit un grand sourire qui lui déchira le cœur.

— Chouette. C’est joli ici.

Un bruit de sabot claqua contre le bois.

— Je crois que les chevaux attendent leur petit-déjeuner, dit Katie, et elle partit en sautillant vers la porte de l’écurie.

Tôt ou tard, elle serait bien obligée d’emmener sa petite fille loin d’ici. Tout ça ne durerait pas éternellement. Toutes les bonnes choses avaient une fin.

Au moment où sa fille atteignait l’ombre de l’écurie, Beth s’arrêta, son regard mystérieusement attiré vers les bois touffus à l’autre bout du pré. Une sensation vive et pesante s’empara de Beth, celle d’être épiée. Un signal d’alerte lui hérissa les cheveux et elle pivota pour scruter le reste des alentours. Les microscopiques papillons blancs voletant au-dessus des pissenlits constituaient la seule trace de vie dans le pâturage herbeux. Elle inspira profondément, et souffla par la bouche.

— Qu’est-ce qu’il y a, maman ?

Beth ramena son attention vers l’écurie en entendant la voix de sa fille, qui attendait près de la porte. Elle ouvrait de grands yeux devant l’expression angoissée de sa mère.

Beth recomposa ses traits.

— Rien, trésor. Rien du tout.

Mais tandis qu’elle rejoignait sa fille, ses bras se couvrirent de chair de poule et son regard retourna vers la lisière sombre de la forêt.

* * *

Il baissa ses jumelles et s’enfonça dans les broussailles. Elle n’avait pas pu le voir. D’abord parce qu’il n’était pas visible à l’œil nu à cette distance, ensuite parce qu’il était entièrement caché sous l’épais feuillage, tel un chasseur à l’affût d’un cerf.

Elle semblait pourtant regarder droit dans sa direction.

Il leva à nouveau les jumelles : la femme avait retourné son attention vers la petite fille. Elles discutèrent un moment puis disparurent à l’intérieur de l’écurie.

Elle lui ressemblait énormément en effet. Mais ce n’était pas à lui de décider.

Il avait des consignes : creuser toute piste prometteuse ; établir un contact visuel ; prendre des photos ; faire un rapport.

Le moment était venu de passer à la troisième étape. Il avait deux autres pistes à vérifier.

L’homme sortit son puissant appareil photo numérique de son boîtier, vissa le super-téléobjectif et le fixa sur le trépied. L’image de la femme serait petite, mais la résolution de 21 mégapixels permettrait de recadrer la photo et de l’agrandir. Une fois les clichés retravaillés, on pourrait compter les pattes d’oie autour de ses yeux.

Il dirigea l’appareil vers la porte de l’écurie et régla les paramètres. Puis il s’installa et attendit patiemment qu’elle réapparaisse.