Beth fit rentrer le dernier cheval du pâturage pour lui servir son dîner tout en gardant un œil sur sa fille. Katie était assise dans l’herbe à distance raisonnable, tendant un petit bout de poulet sous le nez de Henry. Le chien exécutait docilement les ordres de la fillette, s’asseyant puis se couchant, et attendait qu’elle lui offre le morceau de viande.
Beth sourit. Jack n’arrivait pas à tirer la moindre chose du chien alors que Henry aurait dansé des claquettes pour Katie s’il avait pu.
Beth et son fils avaient établi une routine quotidienne au cours des quinze derniers jours. Elle filait dans l’écurie vérifier les seaux d’eau pendant que Ben dosait la nourriture et la versait dans les mangeoires de chaque box. On entendait cogner contre les parois en bois tandis que les chevaux s’approchaient, dans l’espoir de grappiller quelques grains de céréales tombés au sol. Sa tâche finie, Ben allait chercher une fourche pour ramasser le crottin de l’allée pendant qu’elle montait au grenier préparer du foin frais.
Beth n’était qu’à deux barreaux du haut de l’échelle quand un craquement la fit tressaillir. Avec un bruit de fêlure, l’échelle en bois s’écarta du rebord et bascula en arrière. Beth fit son poids vers l’avant en tendant la main vers le mur, les yeux fixés sur le sol de l’écurie trois mètres plus bas.
Le souffle coupé, elle se figea et l’échelle cessa de bouger durant quelques secondes. Son cœur battait la chamade dans sa poitrine. Très lentement, l’échelle commença alors à retomber vers le bord du grenier. Elle souffla et tendit la main vers la traverse.
On y est presque.
Alors que sa main n’était qu’à quelques centimètres de la poutre en bois, Beth sentit l’échelle se briser en deux sous ses pieds. Tout tourna dans l’écurie et une vive douleur lui déchira le bras droit comme elle tombait sur un débris de l’échelle. Beth s’effondra dans l’allée, atterrissant sur la terre battue avec un bruit sourd. Sa bouche s’inonda de terre et de sang et, dans la fraction de seconde qui suivit, une douleur explosa sous son crâne. Tout s’obscurcit.
* * *
Jack était assis dans le bureau, sirotant un thé glacé tout en examinant le devis du couvreur. Il savait que la maison avait trois ou quatre mille mètres carrés de toit laissant à désirer, mais il ne s’était pas préparé à une telle facture.
Eh ben, merde.
Non seulement le devis faisait six pages de long, mais la putain de somme au bas dépassait ce qu’il touchait autrefois en un an. Avec un soupir résigné, il sortit une calculatrice et se mit à additionner des chiffres. Ce n’était pas parce qu’il disposait de cet argent qu’il comptait pour autant l’offrir au couvreur. Quarante-sept années à surveiller ses fins de mois avaient laissé des traces. Il avait beau être devenu millionnaire, il resterait à jamais un radin.
Après seulement quelques semaines passées sur la propriété, il commençait à comprendre pourquoi Danny avait laissé les choses partir à vau-l’eau. Ce n’était pas juste une histoire de sous. L’argent ne manquait pas. Son oncle avait toujours eu le nez pour les investissements. Mais réparer et entretenir une propriété de cette taille réclamait une somme de temps et d’énergie considérable.
Une fois le total obtenu, Jack mit le devis de côté pour Beth. Il n’avait pas de problème avec les chiffres, mais elle était bien plus douée que lui niveau calcul et comptabilité. Elle revérifierait à coup sûr le devis avant d’imprimer une feuille de calcul pour leurs dossiers, avec le professionnalisme qu’il attendait d’elle et dont il la savait capable. Jack leva les yeux vers l’horloge. Beth et les enfants ne tarderaient pas à revenir de leurs corvées du soir. Guettant le bruit de la porte d’entrée, il attrapa une liasse de factures que Beth avait mises de côté pour qu’ils en discutent dans la soirée, une fois que les enfants seraient couchés. Il attendait avec une impatience aussi immense que ridicule de passer les comptes en revue. Beth ne s’écarterait bien évidemment pas du sujet de la discussion, mais il serait seul avec elle. C’était toujours ça. Il aimait tout autant discuter avec elle que fantasmer sur la couleur du string qu’elle portait.
Jack entendit une porte claquer, suivi d’un crissement de baskets sur le parquet.
— Jack ! retentit la voix de Ben à travers la porte du bureau. Où vous êtes ?
— Ben ?
Jack se leva brusquement de son fauteuil à roulettes et boitilla jusque dans le couloir où il manqua de percuter le garçon. Son cœur se figea en apercevant le sang qui tachait les mains de Ben.
— Qu’est-ce qui s’est passé ?
— C’est maman ! Elle est tombée. Sa tête saigne et elle est évanouie.
La voix du garçon se brisa. Il avait les cheveux dressés sur la tête, rouges et visqueux à force d’y passer ses mains tremblantes. Il essuya celles-ci sur son short.
— Où est Katie ? demanda Jack en suivant Ben à travers la maison, empochant au passage son téléphone portable et ses clés avant de traverser la cuisine en trombe.
La décharge d’adrénaline atténuait la douleur dans son genou. Il s’arrêta juste le temps d’attraper sa trousse de premiers secours dans le cellier et d’empoigner sa canne accrochée derrière la porte.
— Elle voulait rester avec maman.
Ils sautèrent dans la voiturette de golf et Jack mit le pied au plancher. Le véhicule dévala le chemin défoncé avant de s’arrêter en dérapant dans la terre devant l’écurie. Ben bondit au sol et le devança à l’intérieur. Jack suivit tant bien que mal, en maudissant son genou. Il ouvrit son portable. La batterie était morte. Putain.
Henry se tenait près du corps prostré de Beth dans l’allée sombre, pleurant et léchant sa main inerte. Katie était agenouillée à côté de lui dans la terre, le visage pâle et les traits tirés. De grosses larmes coulaient sur son visage sale en laissant des traînées blanches.
Jack laissa tomber sa canne, se baissa sur son genou valide et passa son bras autour des épaules de la fillette pour la tirer en arrière.
— Laisse-moi passer, ma chérie.
Ben l’aida à reculer l’enfant d’un bon mètre.
— Beth ? Vous m’entendez ?
La jeune femme était couchée sur le côté contre le mur. Du sang suintait d’une entaille à son front et d’une autre juste au-dessus de son coude. Son tee-shirt était trempé et rouge. Jack posa deux doigts contre son cou ; sa peau habituellement pâle était presque grise, mais il sentit son pouls battre de manière régulière. Des deux entailles qui avaient visiblement commencé par saigner abondamment ne s’écoulait maintenant plus qu’un filet de sang.
Il ouvrit la trousse de premiers secours et déchira l’enveloppe de plusieurs grands carrés de gaze. Beth entrouvrit faiblement les yeux en entendant le papier se déchirer, et gémit doucement. Ses paupières papillonnèrent avant de s’ouvrir. Il se pencha sur son regard trouble et écarta de son front une mèche trempée de sang, puis appuya fermement sur l’entaille une compresse pliée en deux.
— Qu’est-ce qui s’est passé ? demanda-t-elle en clignant les yeux à plusieurs reprises pour regarder le visage de Jack.
— Vous êtes tombée. Ne bougez pas, dit-il en attrapant une autre compresse de gaze. Vous savez où vous êtes ? Est-ce que vous pouvez me dire où vous avez mal ?
Il enroula la blessure à son bras de gaze et fixa le pansement avec du sparadrap.
— Je vais bien, dit-elle en se tortillant. Laissez-moi me relever.
Jack posa une main ferme sur son épaule.
— Doucement. Il faut vous amener à l’hôpital. Je vais retourner à la maison appeler une ambulance.
— Non, non… pas d’ambulance. Je peux marcher.
Comme elle écartait la couverture et essayait de bouger ses jambes, Jack planta une main sur ses chevilles pour les lui clouer au sol.
— Bougez pas. Vous avez fait une belle chute. Votre colonne vertébrale pourrait en avoir pris un coup. Attendez que les ambulanciers vous déplacent.
— Non ! (Elle finit par réussir à s’asseoir et tourna la tête de gauche à droite.) Mon cou n’est pas cassé. Regardez, je peux tout bouger.
Le sang de Jack ne fit qu’un tour et il haussa le ton :
— Mais bon sang, vous allez arrêter de bouger oui ?
Sans l’écouter, Beth plia les jambes.
— Je crois que je n’ai rien de cassé.
Jetant un regard excédé vers les enfants, Jack inspira et reprit plus bas :
— Ça suffit. C’est d’accord, pas d’ambulance, mais n’essayez pas de vous lever.
Il posa la main sur son épaule pour la maintenir assise.
— Vous deux, vous restez ici avec elle pendant que je vais chercher la voiture, dit-il aux enfants. Je reviens. (Il tapota l’épaule de Katie au passage.) Ben, ne la laisse pas bouger. Je suis sérieux. Assieds-toi sur elle s’il le faut.
Tout en disant cela, il pointait son doigt sur Beth.
Quelques minutes plus tard, Jack entra avec son 4x4 dans l’écurie en s’arrêtant aussi près que possible de la jeune femme.
— Prenez votre temps. Appuyez-vous sur moi.
S’il avait eu deux bonnes jambes, il l’aurait soulevée dans ses bras et portée jusqu’à la voiture, mais il dut se contenter de passer un bras autour de sa taille pour l’aider à marcher.
Il n’avait pas exactement l’étoffe du chevalier en armure.
Par chance, le trajet jusqu’à l’hôpital n’était pas long, et le nombre de stations de ski dans la région lui valait un service d’urgences d’excellente qualité. En dépit de sa petite taille, l’hôpital communal de Westbury servait de centre régional de traumatologie.
Jack stationna sous l’auvent à l’entrée des urgences et aida Beth à franchir les portes automatiques. Les enfants suivaient tels des canetons. Ils passèrent devant un homme occupé à remplir des formulaires sur une planchette à pince, le pied enveloppé dans la glace et surélevé sur une chaise en plastique. Une femme endormie et une adolescente absorbée par la rédaction d’un SMS patientaient dans un autre coin ; l’ado ne leva même pas les yeux de son portable à leur passage.
— Vous deux, attendez ici. Je reviens, dit Jack aux enfants en montrant une rangée de sièges vides.
Malgré sa canne, il sentit son genou palpiter tandis qu’il soutenait Beth jusqu’au pupitre de l’accueil. L’infirmière en blouse bleue avisa les pansements imbibés de sang et fit le tour pour aller chercher un fauteuil roulant.
— On va la mettre dans la salle une, dit-elle.
Comme Jack aidait Beth à s’asseoir dans le siège en similicuir, il lut le prénom de l’infirmière sur son badge. Il demanda alors une fois qu’ils furent devant la table d’examen :
— Le Dr Wilson est-il de garde ce soir, Jane ?
— Oui. Il devrait arriver dans un instant.
Une seconde infirmière entra dans la pièce, ses chaussures blanches grinçant sur le lino.
— Vous allez devoir me suivre pour remplir quelques papiers, dit la première infirmière en tapant sur l’épaule de Jack. Betty va s’occuper de votre amie. Tenez, voilà le Dr Wilson.
Jack sortit dans le couloir pour saluer son cousin, Quinn, qui le prit chaleureusement dans ses bras.
— Qu’est-ce qui ne va pas ?
— Salut Quinn, content de te voir, répondit Jack, avant de lui décrire l’accident dont avait été victime Beth.
Quinn entra aussitôt dans la salle d’examen, tandis que Jack passait chercher une liasse de formulaires à l’accueil. Dès qu’il posa les fesses sur le siège en plastique, Katie vint se blottir contre lui. À sa gauche, Ben se rongeait les ongles, ou du moins ce qu’il en restait. Jack répondit aux questions auxquelles il pouvait répondre. Sans surprise, Ben lui déclara ne pas connaître la date de naissance de sa mère.
— Tu sais si vous disposez d’une assurance médicale, Ben ?
Le garçon secoua la tête.
— Est-ce qu’ils vont la renvoyer ? On n’a pas d’argent.
— T’inquiète pas. Ils vont s’occuper de ta maman. Ils soignent tout le monde, même les gens qui ne peuvent pas payer. Les médecins sont gentils. Et puis d’ailleurs, c’est mon écurie, donc c’est à moi de régler les frais.
Comme Ben continuait de se ronger les ongles, Jack posa sa main sur le genou du garçon.
— Rassure-toi, Ben, je m’occupe de tout. Le Dr Wilson est mon cousin. C’est un très bon médecin et quelqu’un de très gentil. Je te promets qu’il prendra bien soin de ta maman.
Jack nota mentalement de se renseigner pour souscrire une assurance médicale pour ses employés.
Une fois qu’il eut complété au mieux les formulaires, Jack s’adossa contre le mur et se repassa l’accident de Beth dans sa tête.
Bon Dieu. Tout était de sa faute.
Beth avait oublié de lui signaler qu’il y avait des choses à réparer à l’écurie, mais c’était désormais à lui de s’occuper de la propriété. Il aurait dû s’assurer de la solidité de la structure. Le toit de la maison avait déjà besoin d’être remplacé : on pouvait raisonnablement supposer que la charpente de l’écurie avait elle aussi des défauts.
Il frotta son genou dans son orthèse, douloureux après les efforts de la soirée. Impossible pour lui de monter là-haut voir si le grenier présentait d’autres risques importants. Dès demain, il appellerait un charpentier. Plus d’excuse. Il était temps qu’il s’occupe de ses affaires — y compris de ses nouveaux employés — au lieu de se lamenter sur son genou et de pinailler sur le coût des réparations. Cet héritage commençait à se transformer en travail à plein temps : mieux valait en accepter la charge avant qu’il n’y ait plus de dégâts.
* * *
Beth fut prise d’une nausée sous l’odeur âcre des antiseptiques et du désinfectant. Elle déglutit et inspira par la bouche.
Le visage du médecin lui était familier, mais elle ne pouvait dire où elle l’avait vu. Approchant la cinquantaine, il avait des cheveux sable grisonnants et portait un jean, un polo et des baskets sur son corps dégingandé. Soulevant le tas de compresses rougies de sang du front de Beth, il examina l’entaille.
— Pas trop mal… Je suis le docteur Wilson, dit-il, mais vous pouvez m’appeler Quinn, vu que je suis le cousin de Jack. Si je n’avais pas été en train de dormir, on se serait vus le jour de votre arrivée chez mon oncle.
Oh, c’est vrai. Quinn était écroulé dans le canapé du salon ce jour-là. Pas étonnant que son visage lui ait dit quelque chose.
— Des vertiges ? Des nausées ? demanda-t-il.
— Non, ça va.
Comme le médecin explorait l’entaille de ses doigts gantés, Beth tressaillit.
— Désolé, dit-il en lui inspectant les yeux à l’aide d’une lampe-stylo. Jack a dit que vous étiez restée sans connaissance pendant au moins cinq à dix minutes. Avez-vous reçu des coups à la tête au cours des dernières années ?
— Oui. À deux reprises.
— À deux reprises ? C’était il y a longtemps ? demanda-t-il sans laisser trahir aucune expression, en continuant de l’examiner.
— Environ un an et demi. J’ai eu un accident de voiture.
Beth eut un mouvement d’embarras sur la table. Mentir réclamait beaucoup plus d’énergie qu’elle n’en avait sur le moment.
— Et la seconde fois ?
— Je suis tombée dans les escaliers l’an passé.
Quinn déplaça ses mains vers le bas de son ventre et souleva sa chemise de quelques centimètres. Alors qu’il appuyait doucement sur un hématome sombre le long de ses côtes, son regard s’arrêta sur une épaisse cicatrice en travers de sa cage thoracique.
— Comment vous êtes-vous fait ça ?
— Dans l’accident.
Quinn haussa brusquement les sourcils, mais cessa cependant de poser des questions. Heureusement, car elle était bien trop fatiguée pour inventer une histoire crédible. Elle avala la boule dans sa gorge et détourna le regard de Quinn, comptant les carreaux sur le plafond de la salle d’examen.
— OK. On va d’abord faire une radio, ensuite on recoudra. Et on reparlera de ça après.
Beth ouvrit la bouche pour protester, mais il avait disparu.