Jack changea de position sur son siège. Ses larges épaules dépassaient du dossier en plastique dur qui lui rentrait dans le dos, mais il rechignait à se lever. D’un côté, Katie dormait contre son épaule ; de l’autre, Ben était affalé sur sa chaise. Vu la position de sa tête, le garçon se préparait un bon torticolis.
Jack leva à nouveau les yeux vers la pendule grise au mur : bientôt 2 heures… Où était passé Quinn ? Se pouvait-il que les blessures de Beth soient plus graves qu’il ne l’avait cru ? Il n’aurait pas dû l’aider à se relever. Qu’est-ce qui ne tournait pas rond chez lui, bon sang ? C’était pourtant le b.a.-ba. Il aurait dû l’empêcher de bouger et appeler cette fichue ambulance.
Sa flagellation mentale battait son plein quand Quinn apparut à l’entrée de la salle d’attente et lui fit signe de le rejoindre dans le couloir. Extirpant son épaule de sous la tête de Katie, Jack se leva doucement de son siège. Sa canne étant coincée derrière la chaise de la fillette, il boitilla sans elle jusqu’à la porte, sous le regard réprobateur de son cousin.
— Comment va-t-elle ? demanda-t-il à voix basse.
— Elle a eu de la chance. Une dizaine de points de suture à la tête, huit autres au bras et une commotion cérébrale, sans compter de nombreuses ecchymoses et écorchures, mais par miracle, aucune fracture. Ce sera très sensible pendant une semaine ou deux, mais passé ce délai, ça devrait aller mieux. À condition qu’elle se repose. (Quinn retira ses lunettes et se frotta le visage.) J’aimerais la garder pour la nuit, histoire de lui faire un scan demain matin, mais elle insiste pour rentrer. Je ne peux pas l’obliger. Elle a déjà signé une décharge. (Quinn hésita avant d’ajouter :) Que sais-tu exactement sur elle ?
— Pas grand-chose. Pourquoi ?
— Rien. C’est juste que… (Il fronça les sourcils et resta un moment silencieux.) Je ne suis pas censé te communiquer d’informations médicales à son sujet, vu que tu n’es pas un parent, mais je préfère te mettre au courant au cas où je verrais juste. (Il se tut et jeta un coup d’œil des deux côtés du couloir vide.) Elle reste évasive sur l’origine de certaines anciennes blessures. Elle a un mari ou un petit ami ?
— Pas que je sache. Elle dit être veuve. (Jack jeta un coup d’œil par-dessus son épaule pour s’assurer que Ben et Katie dormaient encore dans la salle d’attente.) Ils parlent jamais de leur passé, mais ils ont clairement peur de quelque chose. J’ose pas trop les presser de questions, j’ai comme l’impression qu’ils mettraient les bouts. Ils ont besoin d’aide. (Jack lui résuma le contenu de la lettre de leur oncle.) Donc motus et bouche cousue, d’accord ?
Quinn soupira.
— Entendu, mais tu vas devoir la surveiller pendant les deux jours à venir. Tu as déjà eu une ou deux commotions cérébrales : tu connais le refrain. Appelle-moi demain pour me dire comment elle va.
Jack regagna la salle d’attente et s’assit lentement à la droite de Ben. Katie dormait encore derrière lui, recroquevillée en une petite boule. Son visage était bien plus paisible endormi, débarrassé de l’expression affolée qu’elle affichait le reste du temps.
Jack observa le grand garçon dégingandé écroulé sur le siège près de lui. Il fermait les yeux, mais Jack devina à sa respiration irrégulière qu’il ne dormait pas.
— Est-ce qu’elle va guérir ? demanda-t-il d’une voix tremblante.
— Oui, elle va se remettre, répondit Jack. Elle pourra bientôt rentrer.
— Je peux m’occuper des chevaux et du reste en attendant, proposa le garçon. Je sais comment faire.
— J’en doute pas, Ben. Mais ne t’inquiète pas pour ça. On va tous mettre la main à la pâte ces deux prochaines semaines. (Jack marqua une pause.) Tu sais, Ben… ta mère a tout le temps l’air tendue. Elle est beaucoup trop mince. Il faut qu’elle prenne soin d’elle. Je me fais du souci pour elle. J’aimerais pouvoir vous aider.
Ben contemplait en silence les semelles usées de ses baskets. Le sentant sur le point de craquer, Jack insista, non sans une pointe de culpabilité. La tension des événements de la soirée, ajoutée au stress déjà présent, avait eu raison de ses nerfs.
— Tu sais, Ben, j’ai longtemps été policier, mais je ne peux pas vous aider si je ne sais pas ce qui vous arrive. Vous ne pouvez pas fuir éternellement vos problèmes. Ils finissent immanquablement par vous rattraper. Ça n’est pas une vie. Laissez-moi vous aider.
— Il la frappait, dit-il. (Une larme roula de ses yeux clos.) À l’époque où ils sortaient ensemble, il était toujours super poli. Maman disait que c’était le parfait gentleman. Après, elle est restée parce qu’il disait qu’il se vengerait sur nous si elle faisait pas ce qu’il lui disait. Un soir, ils ont eu une très grosse bagarre. Maman est venue nous chercher dans nos lits. Elle a rien voulu dire, mais elle saignait et lui, il était couché par terre sans bouger. On est partis direct. Depuis, il nous cherche. On s’est cachés quelque temps chez oncle James, mais au bout d’un moment, il a fallu qu’on s’en aille parce que c’était devenu trop dangereux chez lui.
Ben se passa la main sur le visage en reniflant. Il se redressa un peu, comme si ses épaules venaient d’être déchargées d’un fardeau.
— Vous allez lui dire que je vous ai raconté ça ? Parce qu’elle nous a interdit d’en parler. Mais je crois qu’elle se doutait pas qu’elle aurait un accident. Je me plais bien au domaine. Et on n’a pas d’autre endroit où aller. (Ben agrippa le bras de Jack dans un accès de panique.) Faut pas que vous le laissiez nous retrouver.
— N’aie pas peur, Ben. Vous n’êtes plus seuls. Je suis content que vous habitiez avec moi.
Il passa son bras autour des épaules de l’enfant. À sa grande surprise, au lieu de se dégager comme il s’y attendait, le garçon se pencha contre lui. Il sentit le corps de Ben se relâcher, et l’espace d’une minute, il eut un nœud dans la gorge.
Ça non. Cet enfoiré ne leur ferait plus de mal.
— Est-ce qu’il s’en est déjà pris à toi ou à Katie ? demanda doucement Jack.
Il devait poser la question mais n’était pas sûr de vouloir entendre la réponse.
— Non. Mais je crois qu’il aime pas beaucoup les enfants.
Dieu merci. C’était déjà ça…
— Tu peux me donner son nom ?
Il doutait que Ben réponde, mais ça valait la peine d’essayer.
— Non, dit le garçon en secouant la tête. J’avais déjà promis de pas en parler. C’est quelqu’un de très important, expliqua-t-il au bord des larmes, les mâchoires crispées et les poings serrés. J’aurais dû la protéger. J’aurais dû faire quelque chose.
— Ben, tout ce que tu aurais pu faire n’aurait probablement fait qu’aggraver les choses. Mieux valait laisser ta maman gérer ça.
Le garçon le regarda.
— S’il vous plaît… lui dites pas que je vous ai raconté. Elle va trop s’inquiéter. Si ça se trouve, elle nous obligera à partir. J’aurais rien dû dire.
— Au contraire, Ben, tu as bien fait, répondit Jack en serrant le garçon contre lui : il ne voulait pas le brusquer. Quand ta maman ira mieux, je lui parlerai. Peut-être que je réussirai à gagner sa confiance à elle aussi.
* * *
Ils trouvèrent la maison calme à leur retour. Craignant que Beth tente de se lever seule pendant la nuit, Jack dénicha un oreiller et une couverture et s’assit dans un coin de sa chambre. De toute manière, Quinn avait dit de la réveiller plusieurs fois dans la nuit. Et puis Jack avait passé plus d’une nuit en planque, à l’avant d’une voiture banalisée… Comme Beth dormait à poings fermés, il s’assoupit dès que sa tête retomba sur le dossier du siège.
Le bruissement des draps le tira de son demi-sommeil. Jack ouvrit les yeux et son regard balaya la pièce plongée dans la pénombre pour s’arrêter sur le lit. Beth s’agitait sous les couvertures en gémissant. Il avisa la pendulette près du lit et vit que plusieurs heures s’étaient écoulées : il était temps de la réveiller.
Il se leva et tituba jusqu’au bord du matelas. La lumière de la lune éclairait le visage de Beth, colorant sa peau d’un blanc fantomatique. Il vit des larmes couler de ses yeux.
— Beth. C’est Jack. Réveillez-vous. Vous êtes en train de rêver, dit-il en posant doucement sa main sur son avant-bras.
Elle ouvrit tout à coup les yeux et se redressa brusquement, comme sous l’effet d’un électrochoc. Recroquevillée contre la tête du lit, tel un animal sauvage blessé, elle respirait fort. Il voyait sa poitrine haleter sous le mince tee-shirt taché de sang séché.
Merde.
Il voulut reculer pour la laisser émerger de son cauchemar. Au lieu de cela, Jack resta assis sur le bord du lit, en haleine. C’était le moment de vérité. Dans quelques secondes, soit elle accepterait sa main tendue, soit elle la refuserait. La crainte qu’elle le repousse lui enserrait la poitrine.
— Tout va bien, Beth. Vous faisiez juste un mauvais rêve.
Elle cligna des yeux affolés. Son regard parcourut alors la chambre et s’arrêta sur lui. Il y lut un soulagement, comme elle le reconnaissait, puis aussitôt après, une pointe d’humiliation. Elle se pencha mollement en avant et ramena ses genoux contre sa poitrine en collant sa joue contre ses jambes. Puis elle ferma les yeux, comme incapable de soutenir son regard pénétrant.
Jack comprenait la réaction de Beth. Personne n’a envie de craquer en public. Tandis qu’elle tâchait de reprendre contenance, Jack effaça toute trace de sympathie de son visage. Ce ne fut pas facile.
Beth ne bougeait pas, mais la douleur assombrissait ses traits. Sans doute était-elle trop épuisée pour la dissimuler plus longtemps. À voir les cernes sous ses yeux, aussi noirs que des coquarts, on aurait dit qu’elle n’avait pas dormi depuis un an. C’était peut-être le cas… Rien de surprenant si elle faisait régulièrement de tels cauchemars.
Il l’entendit prendre une respiration hésitante, et regretta de n’avoir pu la convaincre de passer la nuit à l’hôpital. Il aurait été franchement rassuré si elle avait passé ce scanner.
Ses épaules se mirent à trembler et un instinct protecteur s’éveilla en Jack.
Une envie irrépressible de la tenir dans ses bras monta en lui — rien de sexuel… Allons bon, de qui se fichait-il, bien sûr qu’il y avait une dimension sexuelle, mais pas seulement. Ses bras le démangeaient d’aller consoler la petite forme esseulée blottie contre la tête de lit.
Il fallait qu’il la rassure.
Le cœur battant, comme s’il marchait sur un étang gelé prêt à se briser sous ses pieds d’un moment à l’autre, il se retourna et se rapprocha de Beth.
— C’était sûrement un cauchemar. On perd parfois un peu le nord après un coup à la tête. J’en sais quelque chose.
Beth se figea en le voyant se rapprocher. Leurs hanches étaient à un cheveu de se toucher quand il s’arrêta. Allongeant les jambes devant lui sur le lit, il s’adossa aux oreillers et attendit une réaction de Beth. Comme elle ne bougeait pas, il glissa doucement son bras derrière ses épaules et l’attira sur son torse. Elle se raidit machinalement l’espace d’un instant. Quelques secondes plus tard, elle se laissait aller contre lui en soupirant. Une chaleur irradia la poitrine de Jack. Ses cheveux au parfum de fruits rouges sentaient aujourd’hui l’antiseptique mais il huma néanmoins leur odeur. Et derrière l’antiseptique, il reconnut son parfum. Il le respira à pleins poumons pour se convaincre qu’elle était bien là, en sécurité, entre ses bras.
Son souffle ralentit à nouveau tandis qu’elle se détendait et se rendormait, vaincue par l’épuisement. Un frisson la traversa. Jack lui ramena la couverture sur les épaules en veillant à ne pas défaire le bandage à son bras, puis ferma les yeux. L’adrénaline qui l’avait maintenu alerte et actif au moment crucial s’était dissipée, en sapant toute son énergie.
À mesure que Beth s’enfonçait dans un sommeil plus profond, elle se rapprocha de lui, comme si son corps endormi réclamait le contact que son cerveau lui refusait au réveil. Jack sentait les battements de son cœur contre sa poitrine.
Allongé dans l’obscurité, savourant la sensation de son corps souple accroché au sien, il attendit que le sommeil vienne le chercher.
* * *
Jack cligna des yeux sous les lumières de l’aurore filtrant à travers les persiennes. Il sentit le corps de Beth chaud et détendu contre le sien. Sa tête était posée sur sa poitrine et ses seins se pressaient contre ses côtes. Ma foi, il s’habituerait facilement à de tels réveils. Mais comment Beth réagirait-elle à la vulnérabilité qu’elle avait dévoilée la nuit dernière ? Ou à cette nuit passée dans ses bras ? Vu son aversion pour le contact physique, il doutait qu’elle soit à l’aise avec la situation.
Lentement, et avec un certain regret, il lui souleva la tête et l’allongea doucement sur le matelas. La lumière tombait sur son visage, faisant ressortir les ecchymoses sur sa peau blême. Il sentit son cœur se fendre. On aurait dit une femme battue. Il se leva et sortit silencieusement de la pièce sans la réveiller.
Après avoir pris une douche rapide au rez-de-chaussée, Jack se rendit dans la cuisine, où Ben se trouvait déjà.
— Je vais aller nourrir les chevaux, déclara le garçon de but en blanc.
Jack repensa à l’accident de Beth. Hors de question qu’il laisse quoi que ce soit arriver au gamin.
— Attends-moi. Je t’accompagne.
Dix minutes plus tard, alors que le soleil dépassait à peine la cime des arbres, Jack, debout dans l’allée de l’écurie, inspectait les débris de l’échelle. Des fragments de différentes tailles jonchaient le sol à trois mètres à la ronde. Il appellerait un menuisier dans la matinée, mais d’ici là, il ne pouvait pas laisser un tel chantier dans l’allée. Appuyé sur sa canne, il se pencha et commença à jeter les morceaux de bois dans une brouette.
Ben fit coulisser la porte de la dernière stalle, poussa le loquet et rapporta la mesure dans la mangeoire. Dans les box derrière lui, on entendait les seaux cogner contre le bois comme les chevaux mangeaient.
— Je leur ai donné leurs céréales, par contre je sais pas comment je vais aller chercher le foin au grenier.
— Je débarrasse ça et puis on ira chercher l’échelle télescopique dans le garage, répondit Jack en ramassant une planchette ; des clous tordus et rouillés dépassaient d’un côté.
— Je peux vous aider ?
— Essaie de me trouver un râteau.
Il ne pouvait pas laisser cette saloperie près de Ben. Dieu seul savait quand les enfants avaient eu leur dernier rappel antitétanique. Et ils avaient passé assez de temps comme ça aux urgences la nuit dernière.
Tandis que Ben partait à petites foulées vers le fond de l’écurie, Jack ramassa un barreau de l’échelle. Alors qu’il s’apprêtait à le jeter avec le reste, une marque sur le bord attira son attention.
Qu’est-ce que c’est que ça ?
L’étroite entaille était nette et semblait récente. Elle ne suivait pas les rainures du bois, qui donnait l’impression d’avoir été scié plutôt que rompu par l’usure. Sans doute une coïncidence. Le bois était vieux et usé. Sans doute avait-il simplement cédé. La seule autre explication aurait été qu’on l’ait saboté intentionnellement pour s’en prendre à Beth. Jack eut un pincement au cœur en revoyant le corps meurtri de Beth. Il pouvait encore la sentir blottie contre lui dans le noir, douce et vulnérable.
Il leva les yeux vers le grenier, près de quatre mètres plus haut, puis examina à nouveau le débris entre ses mains. Beth aurait pu se briser le cou en tombant, mais saboter une échelle n’était pas le moyen le plus efficace de tuer quelqu’un. Les probabilités d’une chute fatale étaient trop faibles.
Non, c’était forcément un accident.
Mais tandis que Jack rassemblait le reste des débris dans la brouette et les transportait jusqu’au garage, sa nuque commença à le picoter.
Suspect ou pas, un accident était un excellent moyen d’obliger quelqu’un à sortir de sa cachette.