26

Beth plia une paire de jeans et les rangea dans sa valise. Les événements de la matinée lui avaient glacé le sang, et cependant, elle ne pouvait s’empêcher de se les repasser en boucle, encore et encore. Une seule chose ne faisait plus aucun doute : son « accident » de l’autre jour n’en était pas un.

Les hommes de Richard les avaient retrouvés.

Il fallait qu’ils partent. Ce soir même.

Ben et Katie allaient être effondrés. Même s’ils n’avaient pas habité ici très longtemps, la montagne leur avait beaucoup plu. Sans compter qu’ils s’étaient énormément attachés à Jack. Beth sentit sa gorge se serrer à l’idée de le quitter. Dans un sursaut de détermination, elle ouvrit la penderie et commença à en sortir la poignée de vêtements qu’elle contenait. Elle ne pouvait se permettre de penser à Jack. Il fallait qu’elle protège ses enfants.

Elle les laisserait dormir encore un peu, histoire de faire croire à ceux qui la surveillaient qu’elle ne comptait pas partir cette nuit. Puis ils prendraient la route, quelques heures avant l’aube. C’était leur meilleure chance de filer en douce. Leur unique chance, en vérité. S’ils retardaient davantage leur départ, l’homme dans la berline noire se tiendrait quelque part, là dehors, aux aguets.

Ses mains se mirent à trembler si fort qu’elle n’arriva plus à plier ses vêtements. Elle fourra le reste des habits en boule dans la valise.

— Beth ?

Perdue dans ses pensées affolées, elle pivota sur elle-même.

Jack se tenait debout sur le seuil.

— Que faites-vous ?

Elle sentit son cœur se déchirer devant le mélange d’angoisse et de stupéfaction lisible dans ses yeux bruns. Si elle lui révélait la vérité maintenant, elle était sûre que Jack la repousserait. Elle lui avait menti dès le premier jour.

Les mots sortirent tout seuls de ses lèvres.

— Vous ne le voyez pas ? Je prépare nos bagages. Il nous a retrouvés. On doit partir, immédiatement. Je n’arrive pas à croire que je vous ai embarqué dans cette histoire. Vous aussi, il va vous tuer.

Sachant les enfants endormis dans les chambres voisines, Beth contenait sa panique dans un murmure. Incapable d’affronter le tumulte d’émotions qui traversait le visage de Jack, elle se retourna pour fermer sa valise, mais ses mains tremblaient tant qu’elle n’arrivait pas à faire glisser le zip.

— Nous ne sommes plus en sécurité ici. Plus maintenant.

Elle l’entendit entrer dans la pièce et s’approcher à quelques centimètres derrière elle ; ses mains hésitaient au-dessus de ses épaules. Beth aurait voulu se laisser aller contre lui et absorber sa force, mais elle ne pouvait pas. Elle ne voulait pas profiter de lui encore une fois.

— Vous ne pouvez pas partir. Si vous dites vrai, il vous suivra et vous serez entièrement à sa merci. Pensez aux enfants. Ils sont beaucoup plus en sécurité ici. Laissez-moi vous aider, s’il vous plaît.

— Croyez-moi, Jack, il vaut mieux que vous ne vous impliquiez pas davantage dans cette histoire. C’est trop dangereux. Je vous ai menti, j’ai menti depuis le début.

Beth avait l’impression que sa poitrine allait se fendre sous le stress.

— Restez, s’il vous plaît, lui chuchota-t-il à l’oreille. Sean et ses employés seront là dans la matinée, ils vont transformer cette propriété en un véritable Fort Knox. Il deviendra très difficile de s’en prendre à vous ici. Laissez-moi vous aider. Vous ne pouvez pas fuir éternellement. Je ne veux pas que vous partiez, Beth.

Jack ne la touchait pas, mais elle sentait la chaleur de son corps contre son dos, son souffle lui caressant le cou. L’image de son corps fort et robuste accaparait tant son esprit qu’elle réalisa à peine qu’il semblait en savoir plus qu’elle ne lui en avait raconté.

Mais il disait vrai : la solution ne se trouvait pas dans la fuite. Seulement le fait de savoir le tueur à gages de Richard si près d’eux la plongeait dans une terreur ahurissante. Elle frissonna, puis prit une profonde inspiration et se retourna vers Jack.

Il avait le visage blême et les lèvres serrées ; et son regard contenait bien plus que de l’inquiétude. La perspective de se livrer une fois de plus, corps et âme, à un homme l’effrayait presque tout autant que Richard lui-même. À deux reprises, son cœur s’était brisé ; il ne survivrait pas à une troisième.

— Vous pouvez avoir confiance en moi, dit-il en lisant avec justesse l’indécision sur ses traits. Ne faites pas ça, s’il vous plaît. Ne partez pas.

— Il y a des choses que vous ignorez à mon sujet. (Elle chercha un signe de colère ou de dépit sur son visage.) Je vous ai menti. Tout ce que je vous ai raconté sur moi est faux.

— Rien de ce que vous me direz ne m’empêchera de vous aider, répondit-il en prenant ses mains dans les siennes. Je sais que vous m’avez menti depuis le début. J’aurais fait un bien piètre flic si je ne m’en étais pas rendu compte. Mais ça ne change rien à ce que je ressens.

Il n’y avait aucune trace de doute dans les yeux de Jack. C’est maintenant que tout bascule, songea-t-elle. Il n’y aurait plus moyen de revenir en arrière. Cependant, si Jack décidait de la soutenir, de l’aider, de risquer sa vie pour elle, il avait au moins le droit de connaître la vérité. Toute l’horrible vérité. Dans les moindres détails.

— Je m’appelle Elizabeth Baker et je suis mariée à Richard Baker, le député Richard Baker. Et je ne sais plus quoi faire. Vous avez raison. Je ne peux pas fuir éternellement. (Pour une fois, son regard chercha celui de Jack.) J’ai besoin d’aide.

À sa grande surprise, elle ne lut aucune trace de stupeur ni de condamnation dans ses yeux. Juste une délivrance. Il lui serra doucement les mains.

— Il faut que vous me disiez tout.

Beth acquiesça, étourdie par le soulagement, et il tourna la tête vers le couloir.

— Allons en bas pour parler.

* * *

Il la conduisit dans le bureau, seule pièce que l’on pouvait fermer, et se tint à l’écart du secrétaire, ne voulant rien qui puisse mettre une distance entre eux.

Beth arpentait nerveusement la petite pièce.

Jack marcha jusqu’à la crédence et lui versa un fond de scotch, puis l’emmena s’asseoir sur la causeuse près du mur et lui mit le verre dans la main.

— Premièrement, je savais déjà qui vous étiez, dit-il. Sean a découvert votre véritable identité.

Un éclair de surprise et de suspicion s’alluma dans le regard de Beth.

— Depuis combien de temps le saviez-vous ?

— À peu près une demi-heure.

— Oh, fit-elle, les traits tout de suite apaisés.

Ses doigts se resserrèrent autour du verre, mais elle ne but pas.

Comme Jack repensait à l’épais dossier dans son coffre-fort, un pincement de culpabilité le saisit, qu’il chassa aussitôt : il avait seulement fait ce qu’il croyait être le mieux. Il était trop tard pour faire marche arrière.

— J’ai lu le récit officiel de votre disparition, reprit-il, mais maintenant, je veux que vous me disiez ce qui s’est vraiment passé.

Beth déplaça son regard vers la fenêtre, comme si elle envisageait de sauter au travers, et soupira. Tout son corps se relâcha et elle baissa les yeux vers le sol.

— Cette nuit-là, la nuit où nous sommes partis, Richard était enfermé dans son bureau, quand un paquet est arrivé par livraison spéciale. Je me suis dit que ça devait être important et qu’il voudrait sans doute l’avoir tout de suite. Je ne voulais pas le contrarier.

Elle s’arrêta et but une légère gorgée de scotch tandis que Jack digérait cette petite phrase révélatrice. Traduction : elle avait fait tout son possible pour s’éviter une raclée. Il sentit une colère monter en lui et bourdonner à ses oreilles. Prenant sur lui, il se força à l’écouter.

— J’ai frappé à la porte, et comme elle n’était pas close, elle s’est ouverte. Richard était en train de regarder un film sur son écran plat. Il était tellement absorbé qu’il ne m’a pas entendue entrer. Et là, je suis restée figée. Je n’arrivais pas à croire ce que je voyais sur l’écran. Il y avait… deux hommes, deux hommes nus, et ils… euh… (Beth secoua la tête et descendit une lampée de scotch avant d’esquisser un geste de la main.) Vous savez…

La vache.

— Baker s’était pourtant fait élire sur un programme familial, non ? Il n’avait pas promis de soutenir un amendement fédéral interdisant le mariage homosexuel ?

Beth acquiesça.

— Toute sa campagne reposait là-dessus et la plupart des dons qu’il avait reçus y étaient conditionnés. Mais il y a autre chose. (Elle prit une inspiration frémissante et vida son verre sans tousser ni broncher.) Il ne s’agissait pas d’un film professionnel, mais plutôt d’une vidéo amateur. Au début, je ne voyais pas le visage de l’homme, mais quand il s’est retourné, je l’ai reconnu. Il s’agissait de Richard. C’était lui sur le DVD, avec un homme beaucoup plus jeune que je ne connaissais pas.

Tout ça puait le chantage, se dit Jack. Il doutait fort que le député ait filmé lui-même ses ébats transgressifs.

— À ce moment-là, j’ai dû faire un bruit, parce que Richard a tourné la tête et m’a aperçue à la porte. À sa façon de me fixer, j’ai su qu’il comptait me tuer. Il ne pouvait pas me laisser en vie après ce que j’avais vu. Sur le coup, je me rappelle m’être dit que ça expliquait beaucoup de choses dans son comportement, comme le fait qu’il puisse pas… euh… avoir de rapports… avec moi.

Cette information était la meilleure nouvelle que Jack entendait depuis des semaines.

Incapable de rester assise plus longtemps, Beth se leva d’un bond et se remit à faire les cent pas.

— J’ai couru dans le couloir et il s’est lancé à ma poursuite. Avec le coupe-papier qu’il tenait à la main, il a réussi à m’entailler sur le côté.

Jack frémit au rappel de l’épaisse cicatrice qui lézardait les côtes de Beth. À cinq centimètres près, elle ne se serait pas trouvée là ce soir à discuter avec lui… elle serait morte. Jack prit le temps d’assimiler ce nouvel élément : son mari l’avait agressée à l’aide d’un couteau. Baker n’avait pas tabassé sa femme dans un accès de rage ni cherché à la punir physiquement pour une faute quelconque. Il avait bel et bien eu l’intention de la tuer.

Et il ne reculerait devant rien pour la réduire à jamais au silence. Avec ses vastes moyens, il pourrait consacrer le temps qu’il faudrait à la retrouver.

Une vision s’imposa à Jack : lui le flic médaillé, partisan du droit et défenseur du système judiciaire, voulut tout à coup tuer Baker. Et non seulement le tuer, mais le punir. Il s’imagina, maniant le couteau tel un chef sushi japonais, tailladant et découpant le député : une entaille pour chaque fois qu’il aurait levé la main sur Beth. L’homme des cavernes en Jack criait vengeance.

Évacuant la vision de son esprit, il ramena son regard sur Beth comme elle continuait son récit et se concentra sur ce qu’elle disait. Les détails étaient importants.

— J’ai réussi à courir jusque dans la cuisine. Là j’ai attrapé la grosse torche électrique en métal accrochée au mur et quand il s’est jeté sur moi, je l’ai frappé à la tête… et pas qu’une fois, j’ai frappé à plusieurs reprises pour être certaine qu’il soit vraiment K.-O. Ensuite je l’ai attaché avec du ruban adhésif pour l’empêcher de me suivre. Je me suis dit qu’avec un peu de chance, il resterait ligoté jusqu’à l’arrivée du personnel dans la matinée, j’ai vidé son portefeuille, pris tous mes bijoux, quelques vêtements de rechange pour moi et les enfants et en quinze minutes on était sortis — appeler la police n’aurait servi à rien : comme toujours, ils auraient cru la version de Richard. (Elle avait débité tout cela d’une traite et levait son verre vide.) Je peux en ravoir un peu ?

Il lui versa une demi-dose de whisky. Pour quelqu’un de sa corpulence, qui en outre ne buvait jamais, le single malt était un peu costaud. Beth prit le verre à deux mains et le descendit cul sec, comme un marin.

Jack lui prit le verre vide et le posa sur le bureau puis, sans réfléchir, il attira Beth contre lui et l’enlaça. Elle se blottit dans ses bras, respirant par à-coups. Plusieurs minutes s’écoulèrent avant que son tremblement cesse.

— As-tu vraiment essayé de te tuer ?

— Jamais de la vie ! dit-elle en se reculant, un éclair de colère dans les yeux. Peu de temps après notre mariage, je lui ai annoncé que je le quittais. Il a répondu que si je faisais ça, je ne reverrais plus mes enfants. Il a alors dû glisser quelque chose dans ma nourriture ou dans mon thé, car tout ce dont je me souviens, c’est de m’être réveillée à l’hôpital, attachée à un lit dans le service psychiatrique. Quand j’ai expliqué au médecin que je n’avais rien pris, il a prétendu que je délirais et a augmenté les doses de médicaments. Dès l’instant où l’on m’avait déclarée suicidaire, Richard et son père n’auraient eu aucun mal à me retirer les enfants.

» Une fois partis, continua-t-elle contre son torse, nous sommes allés directement chez mon oncle, en Virginie. (Un profond soupir la fit trembler.) James s’est occupé de tout : il s’est débarrassé de ma voiture, nous a procuré de nouvelles identités, nous a cachés chez lui. Pendant un moment, j’ai cru qu’on allait me rechercher pour agression ou tentative de meurtre, ou autre chose, mais non.

— Baker était probablement trop soucieux de son image pour admettre que sa petite femme l’avait mis au tapis, dit Jack en se reculant pour lui prendre le menton. (Lentement, il l’attira vers lui jusqu’à ce que leurs lèvres s’effleurent, et lui déposa un baiser sur la tempe.) Je ne le laisserai pas vous refaire de mal, lui susurra-t-il dans les cheveux.

— Je sais.

Beth glissa ses mains autour de son cou tandis qu’il revenait vers sa bouche. Quand il sentit ses lèvres s’entrouvrir, tout reste de retenue céda et il serra vigoureusement son corps souple contre le sien. Une vision de Baker la malmenant lui traversa soudain l’esprit et il la lâcha.

— Je suis désolé.

Elle ouvrit tout à coup les yeux, la poitrine haletante, et cligna des paupières, perplexe.

— De quoi ?

— Je ne veux pas te brusquer. Pas après ce que Baker…

La gorge de Jack se noua comme il fouillait le regard de Beth, en quête d’une marque de peur ou de dégoût, ou de tout autre signe de réticence. Mais il n’y vit que du désir.

— Je n’ai jamais eu peur de toi, Jack. J’avais seulement peur qu’en essayant de découvrir qui j’étais, tu alertes Richard sans le vouloir. (Comme elle s’approchait, pressant son corps contre le sien, il sentit ses seins souples palpiter.) J’ai besoin de toi.

À ces mots qu’il attendait depuis si longtemps, il enfouit son visage au creux de son cou. Beth était douce et chaude et sentait la fraise.

— Il n’y a qu’un seul problème, dit-elle. Je suis toujours mariée.

— Plus pour longtemps, répondit-il.

Leurs bouches se rencontrèrent, et les lèvres douces de Beth s’ouvrirent aussitôt sous les siennes tandis qu’il y glissait sa langue.