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Jack ouvrit la porte alors que Wes s’apprêtait à sonner. Henry lui avait annoncé l’arrivée de son ex-coéquipier dès qu’il avait entendu la Ford Crown Victoria banalisée remonter le virage.

— Comment ça va, Henry ? dit le policier en entrant. (Il tapota le flanc du chien alors que celui-ci s’enroulait autour de ses jambes, comme un gigantesque matou.) Salut, Jack. Désolé de ne pas avoir pu venir plus tôt.

— T’excuse pas, je t’ai appelé il y a à peine quelques jours, répliqua Jack en entraînant son ami dans le couloir.

— Je sais mais tu disais que c’était important. (Wes lui emboîta le pas en évitant les pattes du berger allemand.) Il a pas changé.

Jack entra dans le bureau et ferma la porte derrière eux.

— Merci d’avoir fait le chemin jusqu’ici, Wes. Je voulais pas te donner rendez-vous près du commissariat. Mis à part toi, je vois pas à qui me fier. (Trop nerveux pour s’asseoir, Jack s’appuya contre le secrétaire.) J’ai des informations à te communiquer, mais il faut que tu me promettes de garder l’identité de la source confidentielle.

— Pas de souci, répondit Wes sans hésiter.

— Bon. Que sais-tu à propos de Richard Baker ?

Wes se gratta le menton.

— Le député Richard Baker ? (Comme Jack acquiesçait, il poursuivit :) On dit qu’il se destine aux plus hautes fonctions. Il a fait la une des journaux l’automne dernier quand sa femme a disparu. Elle avait un problème psychiatrique. On ne l’a toujours pas retrouvée. Je me suis penché sur le dossier il y a quelques mois de ça. On avait une inconnue à la morgue qui correspondait à sa description ; Baker est venu voir le corps, mais c’était pas elle. Pourquoi ? Tu sais quelque chose à son sujet ?

Jack ne répondit pas immédiatement.

— Je sais où elle est.

Wes se redressa dans son fauteuil.

— J’ai parlé avec elle, continua Jack avant de lui livrer le récit que Beth lui avait fait de sa vie conjugale.

— Putain, s’exclama Wes, bouche bée. Tu parles d’une histoire. Par contre, ça va être difficile de prouver quoi que ce soit. Elle a une copie du DVD ?

— Non.

— Dommage. Ç’aurait fait un très bon moyen de pression, répondit Wes en se grattant le menton. Est-ce qu’elle a une preuve que Baker a menti sur sa tentative de suicide ?

— Non plus.

Wes se laissa retomber au fond du fauteuil, ses petits yeux noirs perspicaces fixés sur Jack.

— Jack, même si je croyais chaque mot que tu viens de me dire, je peux pas enquêter sur un membre du Congrès sans preuve tangible. C’est la parole de Baker contre la sienne. Le gars a des amis influents. C’est l’enfant prodige du parti républicain, certains le voient déjà à la Maison Blanche. Ça va pas leur plaire si je commence à fourrer mon nez dans sa vie privée. Je vais me retrouver dans une voiture de patrouille, ou à faire la circulation pendant les quinze prochains défilés de Thanksgiving. Tu sais que j’ai horreur de rester debout dans le froid, Jack. Son vieux joue au golf avec le gouverneur, bordel.

— Il est pas net, Wes.

Wes balaya la remarque d’un revers de main.

— C’est un politicien. Y’en a aucun de net.

— Tu deviens franchement cynique.

— Déformation professionnelle.

— Je veux que tu la rencontres, insista Jack.

— Elle est ici ? demanda Wes, incrédule. Elizabeth Baker est ici ?

— Oui. C’est elle, ma nouvelle intendante.

Jack marcha jusqu’à la fenêtre et tourna le dos à son ami. Il savait que son visage dévoilerait trop de renseignements ; Wes lisait en lui comme dans un livre. Il respira plusieurs fois à fond.

— Laisse-moi deviner… Beth Ann Markham ?

Quand Jack hocha la tête, Wes se cala dans le siège de bureau, tapotant son crayon sur le secrétaire devant lui.

— On a tenté de lui faire quitter la route dans un ravin, expliqua Jack. Après cet incident, et cette femme qui a disparu dans la région, je préfère qu’ils restent à la maison.

Jack contemplait l’étendue de pelouse derrière la vitre.

— J’ai entendu parler de la disparition de cette serveuse par chez vous. Elle correspond au profil des victimes du tueur.

— Ouais. Les fédéraux n’ont pas rendu leurs conclusions publiques, mais c’est aussi leur avis. J’avais ce pressentiment qui me lâchait pas quand je me suis rendu sur les lieux.

Ils restèrent tous deux silencieux une minute : Wes avait toujours fait confiance à l’instinct de son coéquipier.

— Quoi qu’il en soit, revenons-en à Beth. Je tiens vraiment à ce que tu la rencontres, dit Jack en invitant son ami, stupéfait, à sortir du bureau.

Beth et les enfants étaient assis à la table de la cuisine, autour d’un vieux jeu de scrabble trouvé dans un placard.

Wes resta muet de stupeur en apercevant Beth.

Elle soutint sans ciller son regard inquisiteur. Comme s’il sentait la tension qui venait de s’installer dans la pièce, Ben se rapprocha de sa mère. Katie recula derrière la table et ses petites mains se mirent à trembler. Le cœur serré, Jack s’approcha d’elle et la prit dans ses bras.

— Voilà mon ami Wes. Il va nous aider, dit-il.

La fillette se calma en se blottissant contre Jack. Seule sa lèvre inférieure tremblait encore un peu.

Lorsqu’il vit son ami prendre une chaise et s’asseoir, Jack sut qu’ils l’avaient rallié à leur cause : tout comme lui, Wes était incapable de résister à des gamins apeurés.

D’un coup de coude, Jack incita Ben à emmener sa sœur dans le salon. Le garçon s’exécuta à contrecœur.

— OK, Wes, que voulais-tu lui demander ? dit Jack en s’asseyant à son tour pour poser sa main sur celle de Beth.

Wes regarda leurs mains jointes une seconde, puis laissa échapper le soupir qu’il retenait.

— C’est d’accord, dit-il.

— Merci, répondit Beth.

Wes piqua un fard.

— Vous emballez pas, dit-il. Ça prendra un certain temps. Je ne sais pas à qui je peux faire confiance. À personne sans doute. Il s’agit de gens très puissants. Je vous appellerai si je trouve quoi que ce soit.

Ayant tout dit, Wes prit congé.

— Il faut que je chope ce type, Wes, dit Jack tandis qu’il raccompagnait son ami jusqu’à sa voiture. Je ne laisserai pas ce type lui refaire du mal. (Les mâchoires crispées de frustration, il ajouta :) Je crois bien que je suis amoureux d’elle.

— Sans blague. J’avais compris ça tout seul. Je vais fouiner un peu, voir si le député a un peu de crasse sous ses ongles manucurés. Mais n’y compte pas trop. S’il y avait un dossier croustillant quelque part, un de ses concurrents politiques aurait sûrement mis la main dessus depuis le temps.

Wes partit en lui faisant un signe.

Un remords saisit Jack et il se demanda s’il ne venait pas de mettre également en danger la vie de son ami. Mais il se défit de son inquiétude et regagna la maison : Wes était flic, c’était son boulot de mettre les sales types hors d’état de nuire.

À son retour dans la cuisine, Jack trouva Beth assise à la table, le regard fixé sur la surface criblée de petits trous, la mine sombre ; ses épaules semblaient affaissées sous le poids des souvenirs. S’il ne pouvait la débarrasser de son fardeau, il pourrait au moins en partager la charge.

— Hé ! dit-il en s’accroupissant devant elle pour lui soulever le menton et regarder dans ses yeux tristes. Wes est un gars réglo. Il va nous aider.

Elle hocha simplement la tête, comme si parler lui demandait trop d’effort et qu’elle ne s’en sentît pas la force.

— Je voudrais te demander autre chose. Il faudrait aussi que tu mettes au courant le chef O’Connell. Après ton accident et la disparition de Mary Ann, Mike va vérifier les antécédents de tous les gens du coin. Ce n’est qu’une question de temps avant qu’il découvre que tu ne t’appelles pas réellement Markham. Il n’est pas bête. On a plus de chances d’obtenir sa coopération si on lui livre l’information de nous-mêmes.

— J’y réfléchirai.

— Ne tarde pas trop. Tu es une nouvelle venue à Westbury. Si tu étais un homme, je suis certain qu’il t’aurait déjà interrogée.